II. Deux grandes tendances opposées
Il existe une grande différence entre les pays où le Parti communiste (stalinien) était un parti ouvrier de masse, souvent aussi (ou plus) important que le Parti social-démocrate local (France, Italie, Espagne, Grèce, Portugal), et les pays où le PC se réduisait à un petit parti ou un gros groupuscule (Grande-Bretagne, Etats-Unis, Scandinavie).
Pendant plus d’un demi-siècle, le « trotskysme » s’est construit en opposition politique et même physique (en raison de la police soviétique et de la diffusion de ses méthodes un peu partout dans le monde) au stalinisme. Très schématiquement, les organisations trotskystes ont pris deux directions radicalement opposées face aux partis staliniens de masse :
1. Une partie des trotskystes ont considéré que le PC local et le stalinisme en général à l’échelle mondiale étaient le principal ennemi de la classe ouvrière.
En France, c’est concrètement cette ligne qui a conduit l’OCI-PT-POI à dénoncer sans complexe la répression et les dictatures staliniennes dans le bloc soviétique, à défendre activement les dissidents en URSS et en Europe orientale et même à essayer de créer des groupes trotskystes dans les démocraties populaires avant la chute du mur de Berlin. Le violent anti-stalinisme de cette première catégorie de trotskystes a eu des conséquences positives (par exemple, ils ont soutenu la révolution hongroise de 1956, et en ont compris la portée politique ; ils ont soutenu Solidarnosc sans états d’âme ; ils ont compris le rôle stratégique, favorable à toutes les puissances impérialistes, de la division du prolétariat allemand en deux Etats hostiles), mais sur le long terme, cette attitude les a poussés de plus en plus dans la direction de la droite social-démocrate, de la bureaucratie anticommuniste de FO et de l’adaptation la plus plate à la démocratie bourgeoise.
On pourrait constater une évolution similaire d’ailleurs dans le mouvement anarchiste, puisque la guerre froide a poussé certains anarchistes vers un antitotalitarisme de droite dont ils ne sont jamais vraiment sortis (1).
Le fort sentiment antistalinien de ces groupes trotskystes avait certes un aspect positif (ils n’avaient pas d’illusions sur les sociétés d’exploitation constituées par le bloc soviétique ; ils n’ont pas été fascinés par la révolution culturelle chinoise, la révolution cubaine ou les guérillas d’Amérique latine), mais cela ne les a pas prémunis contre une évolution de plus en plus droitière comme en témoigne le parcours l’OCI-PT-POI (2).
Il faut souligner un autre aspect de ces courants trotskystes principalement antistaliniens : ils étaient tous très critiques à l’égard des mouvements de libération nationale quand tout le monde à gauche en faisait l’apologie dans les années 1960. Hélas, cela ne les a absolument pas conduits à proposer une politique révolutionnaire alternative pour les travailleurs immigrés en France ou pour les « peuples coloniaux » dans les colonies françaises.
2. Une autre partie du mouvement trotskyste a fait un choix radicalement différent qui a amené ces militants à adopter des positions opposées aux premières.
Ils ont décidé d’entrer clandestinement dans les PC (la majorité de la Quatrième Internationale à laquelle appartient aujourd’hui la LCR pratiqua l’entrisme dans les partis staliniens, entrisme qui dura environ de 1952 à 1968, soit une très longue période, avec des variantes selon les pays) ou de s’y opposer ouvertement (l’Union communiste, qui donnera plus tard naissance à Voix ouvrière puis Lutte ouvrière (3)) tout en considérant les ouvriers staliniens comme des camarades dans l’erreur. Mais les uns et les autres (la LCR et LO) ont toujours considéré les Etats staliniens comme des Etats ouvriers déformés (LCR) ou des Etats qui ont eu un rôle positif contre l’impérialisme américain (LO).
Pour LO comme pour la LCR, il n’y avait qu’une seule puissance impérialiste importante sur la planète : les Etats-Unis. Par conséquent, ces groupes se sont montrés beaucoup plus critiques envers la social-démocratie que leurs camarades de l’OCI-PT-POI ; ils ont généralement été beaucoup plus « anti-américains » pendant la guerre froide. Ils ont critiqué la formation de l’Union européenne comme un complot américain (4) destiné à lutter contre le bloc soviétique, et ils ont appuyé sans réserve les mouvements de libération nationale (Lutte ouvrière étant une exception sur ce dernier point mais sans en avoir vraiment tiré des leçons et en restant totalement aveugle à l’apparition et au rôle de puissances comme la Chine, le Pakistan, le Brésil, etc., tant elle était persuadée que le tiers monde resterait toujours une zone sous-développée soumise à l’impérialisme américain).
Aujourd’hui, cette forme plus molle d’antistalinisme trotskyste les conduit à s’allier avec les néo-staliniens dans les syndicats (les militants de LO exclus dans les années 60 et 70 de la CGT y sont parfois revenus et aident ce syndicat à se reconstruire ou à survivre ; ceux de la LCR ont conquis des postes dans l’appareil de syndicats autrefois contrôlés par le PCF) voire à militer dans les mêmes partis (en Allemagne, en Italie au moins, c’est le cas pour les organisations sœurs de la LCR) et à être beaucoup plus anti-« soc-dem » que anti-PC. Ces tendances (LO et LCR) regrettent ouvertement l’influence « positive » de l’URSS dans la politique internationale et elles ont (LCR) des illusions sur Cuba, Chavez, le Hamas, etc.
Cette option fondamentale (qui est notre principal ennemi au sein du mouvement ouvrier : la social-démocratie ou le stalinisme ?) peut nous aider à expliquer la cause fondamentale de nombreuses scissions et divergences à l’intérieur du mouvement trotskyste, sans devoir entrer dans les méandres de débats groupusculaires et abscons.
Dans les pays où le PC n’était pas un parti de masse, ou n’était pas la force hégémonique au sein du mouvement ouvrier, les trotskystes se sont trouvés face à un sérieux problème identitaire : ils n’ont pas eu besoin d’affronter directement le même ennemi monstrueux (le stalinisme) que leurs camarades.
Mais peut-être, dans ce second cas de figure (les pays où les PC étaient faibles) pouvons-nous appliquer la même ligne de séparation entre :
1. ceux qui ont décidé d’être, dès le départ, de féroces anti-staliniens et de s’allier avec la social-démocratie, le Labour Party ou toute autre force « modérée » anti-communiste. Je pense ici au Workers Party de Schachtman, à la Socialist Labour League puis au Workers Revolutionary Party de Gerry Healy (qui eut à une époque un quotidien en Grande-Bretagne), aux lambertistes au Portugal, et à quelques autres groupes.
– ceux qui ont décidé de se montrer plus ou moins souples vis-à-vis du camp russe. Les Spartacists et le SWP américains nous offrent un bon exemple de cet anti-stalinisme mou dans le monde anglo-saxon où les PC n’ont jamais représenté une force importante. Et cet anti-stalinisme mou s’est progressivement transformé en une force philostalinienne aujourd’hui, du moins dans le domaine de la politique internationale.
En ce qui concerne le SWP britannique (qui s’est d’abord appelé les International Socialists), ce courant a grandi à l’intérieur du Parti travailliste comme un groupe anti-stalinien et luxemburgiste, mais curieusement, quand il a quitté le Parti travailliste, qu’il s’est développé de façon autonome et a pris un virage 100% « léniniste », les aspects positifs de son antistalinisme ont progressivement disparu : il a commencé à soutenir un parti guévaro-tiers-mondiste au Portugal en 1974/1975 (le PRP), puis ils ont découvert les aspects « radicaux » de l’islam politique et aujourd’hui, leurs positions ressemblent à celles de n’importe quel groupe maoïste confus des années 1960 : tiers-mondiste, anti-ouvriers (soutien à la Résistance irakienne, qui tue des travailleurs tous les jours), partisan de la Coalition Respect avec le MAB, un groupe lié aux Frères musulmans, tendance ultra-réactionnaire et anti-communiste. En politique internationale, le SWP et son International Socialist Tendency défendent le même « anti-impérialisme » pseudo « progressiste » que l’URSS, les PC staliniens ou les maoïstes défendaient dans les années 1960 et 1970.
En ce qui concerne les groupes maoïstes leur hostilité à l’Etat russe (et non au stalinisme auquel ils n’avaient rien compris) les ont poussés
– vers la social-démocratie : aux Pays-Bas, aujourd’hui, le SP ex-maoïste appuie les lois anti-immigration, et c’est sur cette base politique qu’il a obtenu des députés (signalons que ceux-ci participent à la commission sur la défense nationale, commission dont ils n’ont pas le droit de divulguer les informations, et qu’ils ne sont désormais plus opposés à l’OTAN – et c’est ce parti que la LCR a invité en France au moment de la campagne contre le TCE de 2005 !!!) ; en France, les ex-maoïstes qui ne voulaient pas arrêter de militer sont allés gonfler les rangs de la CFDT, du PS et aussi plus tard d’ATTAC, mouvement qui regroupe des sociaux-démocrates, des fractions du PC et des chrétiens de gauche ; en Italie, un certain nombre de cadres de Lotta continua ont rejoint le Parti socialiste italien, les Verts et le Parti radical.
– à rejoindre les vestiges du PC (le Partito della Rifondazione comunista pour une minorité de cadres de Lotta continua) qui a attiré des travailleurs et des petits-bourgeois philostaliniens, ou la coalition du Bloque de Esquerda au Portugal (qui comprend des trotskystes, des néostaliniens du PCP et d’anciens maoïstes de l’UDP) ou Die Linke en Allemagne.
Évidemment, cette façon schématique de dégager deux grandes tendances dans le mouvement trotskyste international (ou dans les courants maoïstes ou anarchistes) passe à côté de nombreuses exceptions nationales. Mais une telle démarche peut nous aider à rester moins focalisés sur l’héritage idéologique officiel des groupes « révolutionnaires ». Il est peut-être plus utile d’interpréter leur évolution en partant de leur attitude face aux grandes forces actuelles du « mouvement ouvrier » (social- démocratie et (néo)stalinisme) et face aux puissances et aux Etats (aujourd’hui, par exemple face à la Russie, l’Iran et le Venezuela) en concurrence avec les puissances américaine et européenne, que de continuer à prendre au sérieux les héritages revendiqués par ces groupes.
Y.C., mars 2007 (révisé en octobre 2012)
Notes
1. Il suffit d’écouter l’émission délirante « L’Idée anarchiste », diffusée le 22 mai 2012 sur Radio libertaire qui a fait l’apologie d’un livre des néoconservateurs Daniel Pipes et Guy Millière pendant plus d’une heure. Nous publierons très bientôt un article à ce sujet.
2. Cf. l’article de Karim Landais : « Le Parti des travailleurs, l’Europe et le référendum » (http://www.mondialisme.org/spip.php...).
3. L’Union communiste joua un rôle important, aux côtés de militants anarchistes et d’autres tendances, dans le déclenchement de la grève Renault en 1947 qui poussa notamment le PCF à quitter le gouvernement et abandonner sa politique ouvertement favorable aux patrons et à l’unité nationale ; après 1956, les militants de Voix ouvrière commencèrent à distribuer des bulletins d’usine dans et devant les entreprises, ce qui provoqua de nombreux affrontements violents avec les staliniens.
4. On lira à ce propos avec intérêt les discussions sur la guerre froide et la signification de Yalta dans "Lotta comunista, histoire du groupe d’origine (1943-1952)" de Guido La Barbera, paru aux Editions Science Marxiste en 2012. Ce livre montre qu’en Italie aussi les milieux anarchistes et trotskystes surestimèrent la puissance américaine et sous-estimèrent la puissance russe, ce qui amena certains groupes à voir dans la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) puis dans le Marché commun, la CEE et l’UE un complot américain.
Cette première analyse du Marché commun comme « complot américain » explique pourquoi, 40 ans après la création de la CECA (l’ancêtre de l’UE), les staliniens et la deuxième catégorie de trotskystes défendent encore à peu près le même point de vue : pour eux, le retour à des barrières nationales est plus progressiste et favorable à la classe ouvrière que la disparition progressive des barrières nationales. On constate une incapacité commune à analyser la situation nouvelle ouverte par les tentatives visant à créer un Etat européen, une armée européenne, etc. Que ce projet puisse échouer ou non, ou qu’il vise à créer une puissance européenne tout aussi néfaste que les autres, sont une autre question.
Inversement, un groupe comme l’AWL britannique, qui appartient davantage à la première catégorie des « trotskystes » ci-dessus décrite, défend une analyse plus fine de l’UE. On peut d’ailleurs se demander si cette position ne serait pas en partie liée à leur point de vue plus conciliant vis-à-vis du Labour Party (qu’ils considèrent toujours comme un parti ouvrier), mais cela leur permet d’adopter une position plus internationaliste que les autres groupes trotskystes ou néotrotskystes.
Troisième et dernière partie