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Trotskystes, néotrotskystes et… dinosaures

mardi 16 octobre 2012

Ce texte en 3 parties est la traduction partielle d’une discussion menée sur une liste Internet avec plusieurs camarades anglosaxons dont le marxiste Loren Goldner en 2007, discussion qui portait sur le communisme de gauche et le trotskysme. Je n’ai traduit ci-dessous et légèrement modifié ou précisé et actualisé que mes propos. Les lecteurs intéressés trouveront la version complète de nos échanges en anglais ici : bthp23.com/leftcommunismtrotskysm.pdf

I. Le trotskysme est presque mort. Le néotrotskysme a-t-il un avenir ? (

Je voudrais préciser ce que j’entends par « néo-trotskysme », faute d’une expression plus adéquate.

Pour moi, les néo-trotskystes sont ceux (principalement, la Quatrième Internationale fortement animée depuis des années par la LCR, dont les dirigeants se trouvent désormais au NPA depuis 2009) qui ont abandonné au moins six références fondamentales (mon objectif n’est pas ici de formuler un jugement de valeur sur l’abandon de ces six références identitaires, simplement de signaler une évolution – une involution ? – significative).

1. La perspective de la construction d’UN parti révolutionnaire autour de LEUR programme (qu’il soit transitoire ou non).

Conséquence : la présence à l’intérieur du Parti des travailleurs au Brésil, de Die Linke en Allemagne, du PRC (Partito della Rifondazione Comunista) en Italie, n’est pas présentée comme une manœuvre de coexistence temporaire au sein d’un grand parti ouvrier de gauche ; ni comme une sorte de razzia politique pour piquer quelques dizaines ou – au mieux – quelques centaines de militants (le traditionnel « entrisme » pratiqué depuis les années 30 par les trotskystes dans les partis sociaux-démocrates ou staliniens) avant d’être exclus ; ni comme une manoeuvre pour provoquer une scission de gauche du Parti en question, mais comme une perspective à long terme qui consisterait à construire des partis aux « frontières programmatiques non délimitées ».

Demain si de nouveaux partis socialistes « de gauche » comme le PSU français ou le PSIUP italien des années 60-70 réapparaissaient, gageons que la Quatrième Internationale sauterait sur l’occasion et y resterait pendant une période suffisamment longue pour finir, sans doute, par s’y dissoudre définitivement. C’est en tout cas la seule perspective réaliste et le seul espoir que ses militants peuvent chérir s’ils veulent un jour faire de la « grande » politique...

2. L’idée que la révolution doit prendre la forme d’une insurrection armée.

Un débat public s’est engagé dans le LCR avec des militants qui défendent des positions dites gramsciennes ou d’autres formes de réformisme (mal) dissimulé. (Depuis que ce texte a été écrit, une bonne partie de ces militants sont allés se réfugier dans la coalition du Front de gauche.) La préparation d’une insurrection militaire en Europe (perspective de cette organisation il y a 40 ans, puisqu’elle demandait à certains de ses militants de faire les EOR – Ecole des officiers de réserve – dans le cadre du service militaire) est considérée comme un non-sens à l’intérieur de la LCR aujourd’hui et à l’intérieur de la IVe Internationale, du moins en Europe et en Amérique du Nord.

3. L’opposition à la participation à un gouvernement bourgeois

Miguel Rossetto, membre de la IVe Internationale a été ministre du Développement agricole dans un des gouvernements de Lula de 2003 à 2006 ; Olivier Besancenot en France n’est pas hostile à l’idée de participer à un gouvernement « anticapitaliste » sous certaines conditions – or il sait bien qu’un tel gouvernement serait un gouvernement bourgeois… repeint en rouge.)

4. La référence au trotskysme comme un élément essentiel de leur identité politique.

En France, c’est tout à fait évident et ce phénomène est renforcé par l’alliance et les convergences politiques de la LCR au sein du mouvement altermondialiste, dans des structures éditoriales ou universitaires, avec certains dirigeants et intellectuels du PCF, ainsi qu’avec des dirigeants altermondialistes et des bureaucrates syndicaux. En clair, la LCR est « anticapitaliste », « 100% à gauche », mais n’est plus trotskyste (La création du NPA en janvier 2009 fut donc la suite logique de ce tournant.)

5. Le centralisme démocratique comme moyen de réguler le fonctionnement interne de l’organisation (ce processus est en cours et nous verrons si les néotrotskystes en arriveront à fonctionner un jour comme la Fédération anarchiste, chaque groupe local ayant sa propre politique, mais déjà la LCR a un fonctionnement plus « cool » et « démocratique » que les autres groupes trotskystes et néotrotskystes. Après la synthèse anarchiste, la synthèse néotrotskyste ?

6. La dictature du prolétariat.

Après la chute du mur de Berlin et la disparition de ce qu’ils appelaient des Etats ouvriers dégénérés ou déformés, la LCR et la IVe Internationale ont commencé à défendre la démocratie, position qui les empêche de prôner la dictature de la classe ouvrière.

Donc, je propose d’appeler seulement trotskystes ceux qui dans leur langage public ou (le plus souvent interne), sur le papier, conservent l’essentiel des références marxistes, léninistes et trotskystes constitutives de leurs origines politiques. Ceux qui continuent à se réclamer des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste et du Programme de transition.

En dehors de sectes minuscules de 20 personnes, le seul groupe important en France qui pourrait être assimilé à une forme relativement pure de trotskysme c’est Lutte ouvrière.

LO utilise un vocabulaire qui s’inspire des premières années du PCF ou de la troisième période (2) « gauchiste » de l’Internationale communiste ou des écrits les plus radicaux de Trotsky en exil (par exemple, « Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste »), mais seulement à l’intérieur de l’organisation et çà et là dans des réunions non électorales (les Cercles Léon Trotsky) et des brochures de formation qui ont une diffusion restreinte.

Ce langage, LO ne l’utilise pratiquement jamais à la télévision ou dans les grands médias quand ses porte-paroles sont interviewées (Arlette Laguiller ou Nathalie Arthaud). Le reste du temps, dans ses bulletins d’entreprise, ses affiches électorales et dans son journal sa propagande se résume à une bouillie réformiste de gauche au nom de la « pédagogie ».

Quant à l’OCI-PT-POI, le troisième grand groupe (chacun des trois principaux groupes trotskystes français compte environ un millier de militants), se trouve sur une ligne nationaliste républicaine, qui défend la Nation française, la « démocratie communale », noue des alliances avec des francs-maçons, des sociaux-démocrates de droite et des staliniens de la pire espèce (ceux qui regrettent le « bon vieux temps » de Staline et du bloc soviétique (3)). En ce qui concerne l’OCI-PT-POI le trotskysme est une référence quasi clandestine pour les initiés qui lisent leur revue théorique mais pas pour le grand public.

Loren et moi, nous devons nous habituer à l’idée que les références trotskystes que nous avons découvertes il y a 40 ans sont totalement incompréhensibles aujourd’hui, y compris pour les nouvelles générations de trotskystes et de néo-trotskystes.

Comme le trotskysme a toujours été profondément lié au stalinisme (ces deux ennemis mortels et concurrents revendiquaient le même héritage : la Révolution d’Octobre et la pensée et la pratique de Lénine), il est tout à fait normal que, au fur et à mesure que les staliniens meurent ou changent de peau (on a maintenant pléthore de néostaliniens (4)), les trotskystes suivent le même processus biologique et politique.

La génération de dirigeants trotskystes qui ont connu la Révolution d’Octobre a disparu. La génération qui a milité à l’époque de 1936 en Espagne et en France et durant la Seconde Guerre mondiale va bientôt disparaître elle aussi. Et la génération des baby boomers qui les a suivies n’a connu qu’une longue période de développement pacifique (en tout cas en Europe occidentale) avec évidemment quelques graves crises politiques et sociales dans les années 60 en Italie et en France, et plus tard au Portugal (occupations d’usines et tentatives d’autogestion dans quelques centaines d’entreprises dans ce dernier pays) mais ces événements sont déjà trop éloignés et la composition de la classe ouvrière et les structures de l’industrie ont connu des changements trop importants pour être une référence concrète pour les militants qui sont arrivés dans le milieu « révolutionnaire » dans les années 1980, 1990 et 2000.

En ce qui concerne les petits groupes de la Gauche communiste (5) (qu’il s’agisse des gauches italiennes, allemandes ou néerlandaises), leurs références sont encore plus ésotériques et inconnues aujourd’hui, comme leurs publications (quand elles sont éditées régulièrement) sont presque impossibles à trouver, pour ne pas parler de leurs « militants » ou de leurs réunions quasiment clandestines.

Internet peut certes constituer une bonne source d’information sur ces courants communistes de gauche, mais je doute que des idées qui ne sont pas défendues lors de combats dans le monde réel et de discussions publiques peuvent durer très longtemps, ou en tout cas avoir une influence sur les luttes de classe ...

Cher Loren, j’espère que ces considérations ne te rendront pas plus nostalgique, mais nous sommes déjà des dinosaures ...

Y.C., mars 2007 (révisé en octobre 2012)

Notes

1. Sur le trotskysme, on pourra lire plusieurs articles dans le n° 21-22 de Ni patrie ni frontières, notamment : « Lutte, ouvrière, la LCR et l’OCI face aux élections de 1968 à 1988 » http://www.mondialisme.org/spip.php... et « Faillite du trotskysme » http://www.mondialisme.org/spip.php....   2. L’expression de « troisième période » fait allusion à la critique par Trotsky de la « troisième période d’erreurs de l’Internationale communiste », qui couvre à peu près les années 1928-1936 (et, dans certains cas, une période plus courte). L’Internationale communiste employait un vocabulaire pseudo radical, « ultra-gauche » ; elle soutenait la création de « soviets partout » ; elle caractérisait la social-démocratie de « social-fasciste » et eut ce « brillant » pronostic sur l’Allemagne : « Après Hitler, ce sera nous » (sous-entendu, « nous arriverons au pouvoir »). La « troisième période » a toujours été une référence pour les groupes maoïstes (davantage pour les mao-staliniens que pour les mao-spontanéistes, même si tous ces militants communiaient dans l’hommage à la Résistance nationaliste-bourgeoise) groupes qui voulaient être plus « radicaux » que les PC favorables à "l’impérialisme" russe. Et cette troisième période était aussi une référence pour les groupes terroristes européens d’extrême gauche comme Action directe, les Brigades rouges et la Fraction Armée rouge dont la compréhension de la lutte des classes n’est pas allée plus loin que la dénonciation incessante des « fascistes » et du « fascisme », l’assimilation de toutes les forces politiques et de la démocratie bourgeoise au fascisme, et une vision de l’impérialisme américain comme la principale ou la seule superpuissance, sans tenir le moindre compte de l’existence et de l’apparition d’autres puissances capitalistes… à commencer par la Chine populaire.

3. Dans sa phase de décadence avancée, l’OCI-PT-POI s’allie donc aujourd’hui avec ceux dont elle avait le plus combattu les idées et les idoles dans les années 1950, 1960 et 1970, les staliniens du PRCF (Pole de Renaissance communiste de France), ce qui prouve que son « trotskysme » est désormais secondaire.

4. À ce propos on lira l’article « Le stalinisme existe-t-il encore ? » dans le n° 21-22 de Ni patrie ni frontières, paru en septembre 2007

5. Le terme de « Gauche communiste » ne désigne pas des tendances de gauche (inexistantes) au sein des Partis communistes officiels, mais les oppositions révolutionnaires au stalinisme dans l’Internationale communiste qui sont apparues avant même la naissance du « trotskysme » : Bordiga dans le PC italien qu’il a contribué à fonder, Korsch et le KAPD (une scission du Parti communiste officiel en Allemagne), Pannekoek aux Pays-Bas. Chacune de ces oppositions a été politiquement vaincue et expulsée de l’Internationale communiste et a donné naissance à de petits groupes de « communistes de conseil », de « bordiguistes », généralement appelés « ultragauches » par des journalistes et des historiens paresseux. Militant dans un isolement total, ces groupes (composés dans les années 1920, 30 et 40 d’ouvriers solidement formés politiquement) ont passé beaucoup de temps à tenter de restaurer ou de défendre le marxisme (et/ou le léninisme) contre leurs déformations staliniennes, à dénoncer le capitalisme d’Etat en URSS et dans les Etats staliniens, et parfois même à déceler de nouvelles tendances dans le capitalisme (Paul Mattick) d’après-guerre. Ils ont généralement partagé le point de vue selon lequel une longue période de contre-révolution avait commencé dans les années 20 et aurait duré au moins jusqu’aux années 60. Cette analyse les a rapidement poussés après 1945, et surtout au début de la guerre froide, à devenir souvent des commentateurs de la lutte des classes et à dénoncer tout "activisme", donc toute activité militante.

II. Deux grandes tendances opposées

Il existe une grande différence entre les pays où le Parti communiste (stalinien) était un parti ouvrier de masse, souvent aussi (ou plus) important que le Parti social-démocrate local (France, Italie, Espagne, Grèce, Portugal), et les pays où le PC se réduisait à un petit parti ou un gros groupuscule (Grande-Bretagne, Etats-Unis, Scandinavie).

Pendant plus d’un demi-siècle, le « trotskysme » s’est construit en opposition politique et même physique (en raison de la police soviétique et de la diffusion de ses méthodes un peu partout dans le monde) au stalinisme. Très schématiquement, les organisations trotskystes ont pris deux directions radicalement opposées face aux partis staliniens de masse :

1. Une partie des trotskystes ont considéré que le PC local et le stalinisme en général à l’échelle mondiale étaient le principal ennemi de la classe ouvrière.

En France, c’est concrètement cette ligne qui a conduit l’OCI-PT-POI à dénoncer sans complexe la répression et les dictatures staliniennes dans le bloc soviétique, à défendre activement les dissidents en URSS et en Europe orientale et même à essayer de créer des groupes trotskystes dans les démocraties populaires avant la chute du mur de Berlin. Le violent anti-stalinisme de cette première catégorie de trotskystes a eu des conséquences positives (par exemple, ils ont soutenu la révolution hongroise de 1956, et en ont compris la portée politique ; ils ont soutenu Solidarnosc sans états d’âme ; ils ont compris le rôle stratégique, favorable à toutes les puissances impérialistes, de la division du prolétariat allemand en deux Etats hostiles), mais sur le long terme, cette attitude les a poussés de plus en plus dans la direction de la droite social-démocrate, de la bureaucratie anticommuniste de FO et de l’adaptation la plus plate à la démocratie bourgeoise.

On pourrait constater une évolution similaire d’ailleurs dans le mouvement anarchiste, puisque la guerre froide a poussé certains anarchistes vers un antitotalitarisme de droite dont ils ne sont jamais vraiment sortis (1).

Le fort sentiment antistalinien de ces groupes trotskystes avait certes un aspect positif (ils n’avaient pas d’illusions sur les sociétés d’exploitation constituées par le bloc soviétique ; ils n’ont pas été fascinés par la révolution culturelle chinoise, la révolution cubaine ou les guérillas d’Amérique latine), mais cela ne les a pas prémunis contre une évolution de plus en plus droitière comme en témoigne le parcours l’OCI-PT-POI (2).

Il faut souligner un autre aspect de ces courants trotskystes principalement antistaliniens : ils étaient tous très critiques à l’égard des mouvements de libération nationale quand tout le monde à gauche en faisait l’apologie dans les années 1960. Hélas, cela ne les a absolument pas conduits à proposer une politique révolutionnaire alternative pour les travailleurs immigrés en France ou pour les « peuples coloniaux » dans les colonies françaises.

2. Une autre partie du mouvement trotskyste a fait un choix radicalement différent qui a amené ces militants à adopter des positions opposées aux premières.

Ils ont décidé d’entrer clandestinement dans les PC (la majorité de la Quatrième Internationale à laquelle appartient aujourd’hui la LCR pratiqua l’entrisme dans les partis staliniens, entrisme qui dura environ de 1952 à 1968, soit une très longue période, avec des variantes selon les pays) ou de s’y opposer ouvertement (l’Union communiste, qui donnera plus tard naissance à Voix ouvrière puis Lutte ouvrière (3)) tout en considérant les ouvriers staliniens comme des camarades dans l’erreur. Mais les uns et les autres (la LCR et LO) ont toujours considéré les Etats staliniens comme des Etats ouvriers déformés (LCR) ou des Etats qui ont eu un rôle positif contre l’impérialisme américain (LO).

Pour LO comme pour la LCR, il n’y avait qu’une seule puissance impérialiste importante sur la planète : les Etats-Unis. Par conséquent, ces groupes se sont montrés beaucoup plus critiques envers la social-démocratie que leurs camarades de l’OCI-PT-POI ; ils ont généralement été beaucoup plus « anti-américains » pendant la guerre froide. Ils ont critiqué la formation de l’Union européenne comme un complot américain (4) destiné à lutter contre le bloc soviétique, et ils ont appuyé sans réserve les mouvements de libération nationale (Lutte ouvrière étant une exception sur ce dernier point mais sans en avoir vraiment tiré des leçons et en restant totalement aveugle à l’apparition et au rôle de puissances comme la Chine, le Pakistan, le Brésil, etc., tant elle était persuadée que le tiers monde resterait toujours une zone sous-développée soumise à l’impérialisme américain).

Aujourd’hui, cette forme plus molle d’antistalinisme trotskyste les conduit à s’allier avec les néo-staliniens dans les syndicats (les militants de LO exclus dans les années 60 et 70 de la CGT y sont parfois revenus et aident ce syndicat à se reconstruire ou à survivre ; ceux de la LCR ont conquis des postes dans l’appareil de syndicats autrefois contrôlés par le PCF) voire à militer dans les mêmes partis (en Allemagne, en Italie au moins, c’est le cas pour les organisations sœurs de la LCR) et à être beaucoup plus anti-« soc-dem » que anti-PC. Ces tendances (LO et LCR) regrettent ouvertement l’influence « positive » de l’URSS dans la politique internationale et elles ont (LCR) des illusions sur Cuba, Chavez, le Hamas, etc.

Cette option fondamentale (qui est notre principal ennemi au sein du mouvement ouvrier : la social-démocratie ou le stalinisme ?) peut nous aider à expliquer la cause fondamentale de nombreuses scissions et divergences à l’intérieur du mouvement trotskyste, sans devoir entrer dans les méandres de débats groupusculaires et abscons.

Dans les pays où le PC n’était pas un parti de masse, ou n’était pas la force hégémonique au sein du mouvement ouvrier, les trotskystes se sont trouvés face à un sérieux problème identitaire : ils n’ont pas eu besoin d’affronter directement le même ennemi monstrueux (le stalinisme) que leurs camarades.

Mais peut-être, dans ce second cas de figure (les pays où les PC étaient faibles) pouvons-nous appliquer la même ligne de séparation entre :

1. ceux qui ont décidé d’être, dès le départ, de féroces anti-staliniens et de s’allier avec la social-démocratie, le Labour Party ou toute autre force « modérée » anti-communiste. Je pense ici au Workers Party de Schachtman, à la Socialist Labour League puis au Workers Revolutionary Party de Gerry Healy (qui eut à une époque un quotidien en Grande-Bretagne), aux lambertistes au Portugal, et à quelques autres groupes.

– ceux qui ont décidé de se montrer plus ou moins souples vis-à-vis du camp russe. Les Spartacists et le SWP américains nous offrent un bon exemple de cet anti-stalinisme mou dans le monde anglo-saxon où les PC n’ont jamais représenté une force importante. Et cet anti-stalinisme mou s’est progressivement transformé en une force philostalinienne aujourd’hui, du moins dans le domaine de la politique internationale.

En ce qui concerne le SWP britannique (qui s’est d’abord appelé les International Socialists), ce courant a grandi à l’intérieur du Parti travailliste comme un groupe anti-stalinien et luxemburgiste, mais curieusement, quand il a quitté le Parti travailliste, qu’il s’est développé de façon autonome et a pris un virage 100% « léniniste », les aspects positifs de son antistalinisme ont progressivement disparu : il a commencé à soutenir un parti guévaro-tiers-mondiste au Portugal en 1974/1975 (le PRP), puis ils ont découvert les aspects « radicaux » de l’islam politique et aujourd’hui, leurs positions ressemblent à celles de n’importe quel groupe maoïste confus des années 1960 : tiers-mondiste, anti-ouvriers (soutien à la Résistance irakienne, qui tue des travailleurs tous les jours), partisan de la Coalition Respect avec le MAB, un groupe lié aux Frères musulmans, tendance ultra-réactionnaire et anti-communiste. En politique internationale, le SWP et son International Socialist Tendency défendent le même « anti-impérialisme » pseudo « progressiste » que l’URSS, les PC staliniens ou les maoïstes défendaient dans les années 1960 et 1970.

En ce qui concerne les groupes maoïstes leur hostilité à l’Etat russe (et non au stalinisme auquel ils n’avaient rien compris) les ont poussés

vers la social-démocratie  : aux Pays-Bas, aujourd’hui, le SP ex-maoïste appuie les lois anti-immigration, et c’est sur cette base politique qu’il a obtenu des députés (signalons que ceux-ci participent à la commission sur la défense nationale, commission dont ils n’ont pas le droit de divulguer les informations, et qu’ils ne sont désormais plus opposés à l’OTAN – et c’est ce parti que la LCR a invité en France au moment de la campagne contre le TCE de 2005 !!!) ; en France, les ex-maoïstes qui ne voulaient pas arrêter de militer sont allés gonfler les rangs de la CFDT, du PS et aussi plus tard d’ATTAC, mouvement qui regroupe des sociaux-démocrates, des fractions du PC et des chrétiens de gauche ; en Italie, un certain nombre de cadres de Lotta continua ont rejoint le Parti socialiste italien, les Verts et le Parti radical.

à rejoindre les vestiges du PC (le Partito della Rifondazione comunista pour une minorité de cadres de Lotta continua) qui a attiré des travailleurs et des petits-bourgeois philostaliniens, ou la coalition du Bloque de Esquerda au Portugal (qui comprend des trotskystes, des néostaliniens du PCP et d’anciens maoïstes de l’UDP) ou Die Linke en Allemagne.

Évidemment, cette façon schématique de dégager deux grandes tendances dans le mouvement trotskyste international (ou dans les courants maoïstes ou anarchistes) passe à côté de nombreuses exceptions nationales. Mais une telle démarche peut nous aider à rester moins focalisés sur l’héritage idéologique officiel des groupes « révolutionnaires ». Il est peut-être plus utile d’interpréter leur évolution en partant de leur attitude face aux grandes forces actuelles du « mouvement ouvrier » (social- démocratie et (néo)stalinisme) et face aux puissances et aux Etats (aujourd’hui, par exemple face à la Russie, l’Iran et le Venezuela) en concurrence avec les puissances américaine et européenne, que de continuer à prendre au sérieux les héritages revendiqués par ces groupes.

Y.C., mars 2007 (révisé en octobre 2012)

Notes

1. Il suffit d’écouter l’émission délirante « L’Idée anarchiste », diffusée le 22 mai 2012 sur Radio libertaire qui a fait l’apologie d’un livre des néoconservateurs Daniel Pipes et Guy Millière pendant plus d’une heure. Nous publierons très bientôt un article à ce sujet.

2. Cf. l’article de Karim Landais : « Le Parti des travailleurs, l’Europe et le référendum » (http://www.mondialisme.org/spip.php...).

3. L’Union communiste joua un rôle important, aux côtés de militants anarchistes et d’autres tendances, dans le déclenchement de la grève Renault en 1947 qui poussa notamment le PCF à quitter le gouvernement et abandonner sa politique ouvertement favorable aux patrons et à l’unité nationale ; après 1956, les militants de Voix ouvrière commencèrent à distribuer des bulletins d’usine dans et devant les entreprises, ce qui provoqua de nombreux affrontements violents avec les staliniens.

4. On lira à ce propos avec intérêt les discussions sur la guerre froide et la signification de Yalta dans "Lotta comunista, histoire du groupe d’origine (1943-1952)" de Guido La Barbera, paru aux Editions Science Marxiste en 2012. Ce livre montre qu’en Italie aussi les milieux anarchistes et trotskystes surestimèrent la puissance américaine et sous-estimèrent la puissance russe, ce qui amena certains groupes à voir dans la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) puis dans le Marché commun, la CEE et l’UE un complot américain.

Cette première analyse du Marché commun comme « complot américain » explique pourquoi, 40 ans après la création de la CECA (l’ancêtre de l’UE), les staliniens et la deuxième catégorie de trotskystes défendent encore à peu près le même point de vue : pour eux, le retour à des barrières nationales est plus progressiste et favorable à la classe ouvrière que la disparition progressive des barrières nationales. On constate une incapacité commune à analyser la situation nouvelle ouverte par les tentatives visant à créer un Etat européen, une armée européenne, etc. Que ce projet puisse échouer ou non, ou qu’il vise à créer une puissance européenne tout aussi néfaste que les autres, sont une autre question.

Inversement, un groupe comme l’AWL britannique, qui appartient davantage à la première catégorie des « trotskystes » ci-dessus décrite, défend une analyse plus fine de l’UE. On peut d’ailleurs se demander si cette position ne serait pas en partie liée à leur point de vue plus conciliant vis-à-vis du Labour Party (qu’ils considèrent toujours comme un parti ouvrier), mais cela leur permet d’adopter une position plus internationaliste que les autres groupes trotskystes ou néotrotskystes.

III. Quelques précisions sur les dinosaures que nous sommes… ou risquons de devenir

Pour commencer, il me faut éclaircir un petit malentendu. Nous (Loren et moi, et peut-être d’autres qui voudraient se joindre au club) ne sommes pas des dinosaures parce que nous nous demandons comment changer le monde, mais parce que (ou si) nous pensons que les jeunes militants d’aujourd’hui ont les mêmes références que nous il y a 30 ou 40 ans (et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai critiqué aussi fortement les situationnistes, parce qu’ils représentent à mon avis le pire lien théorique que l’on puisse établir entre les expériences des années 60 et celles d’aujourd’hui ; avec leurs écrits confus à propos de « l’aliénation », de « la société de consommation » et de l’« industrie du spectacle », ils fournissent des justifications intellectuelles à tous ceux qui ne veulent pas se battre contre la société actuelle (1) : puisque les exploités sont aussi stupides et aliénés, que l’idéologie du système est aussi envahissante et subtile, contentons-nous d’une sympathique vie de bohème et soyons fiers de notre radicalité esthétique et de notre isolement élitiste).

1. Loren écrit que les trotskystes veulent pousser les PC et les PS au pouvoir afin de pouvoir ensuite les dénoncer. Une telle appréciation était vraie dans les années 1970 et 1980. Elle ne l’est plus aujourd’hui.

La LCR est aujourd’hui prête à participer à un « gouvernement anticapitaliste » (y compris au gouvernement de Lula au Brésil, qui est considéré par eux comme progressiste). Les camarades italiens de la LCR sont restés à l’intérieur du PRC (Partito delle Rifondazione comunista) quand ce parti était au pouvoir en 2006-2008. Ils n’avaient pas de ministres dans le gouvernement, mais un député et deux sénateurs qui votèrent la confiance au gouvernement Prodi, les crédits militaires, etc. (Finalement les membres de la Sinistra Critica quittèrent le PRC en décembre 2007 et celui-ci perdit tous ses parlementaires, y compris les trotskystes en 2008.).

LO ne veut pousser aucun parti de gauche au pouvoir, ils ont toujours publiquement critiqué les trotskystes qui défendaient cette stratégie dans les années 70 et 80. Et quand ils appellent à voter pour la gauche (ce qu’ils ne font pas à chaque élection comme leurs compères trotskystes), c’est toujours sans illusions (évidemment la situation est plus compliquée, mais jusqu’à présent la gauche et l’extrême gauche considèrent qu’on ne peut intégrer LO dans le jeu politique traditionnel. Le seul fait que les militants de cette organisation refusent de serrer la main aux maires et aux députés PS a fait scandale.)

Seule l’OCI-PT-POI (parfois) et des micro-sectes venant de ce parti exigent encore la formation d’un « gouvernement ouvrier », dont la composition est d’ailleurs de plus en plus floue.

La LCR a rompu avec toute cette rhétorique héritée de la Troisième et et de la Quatrième internationale sur le Front unique et n’utilise plus ce terme. Ses militants crient « Tous ensemble » ou « 100% à gauche », ou ils utilisent la rhétorique altermondialiste (« Un autre monde est possible »), c’est tout.

LO n’utilise jamais le terme de Front unique, du moins dans son hebdomadaire et ses bulletins d’entreprises. Seuls les micro-sectes trotskystes et parfois peut-être l’OCI-PT-POI le font.

Donc, pour des raisons différentes, le « Front Unique », le « gouvernement ouvrier », et même la formule « gouvernement PC-PS sans partis bourgeois » (utilisée avant 1981) ont disparu du lexique trotskyste.

C’est pourquoi nous sommes des dinosaures aujourd’hui si nous discutons du trotskysme actuel, comme s’il n’avait pas radicalement changé.

Le SWP britannique (qui exerce ou en tout cas a exercé une certaine influence dans l’extrême gauche anglosaxonne) n’emploie plus ce type de slogans trotskystes dans sa propagande quotidienne depuis des années, s’il les a jamais utilisés dans son hebdomadaire Socialist Worker ou dans ses tracts.

2. Selon Loren, les « trotskystes pensent que les syndicats sont des organisations ouvrières qui peuvent devenir révolutionnaires pourvu qu’elles aient de bons dirigeants ».

Nous sommes des dinosaures si nous pensons que les trotskystes se préoccupent encore de la révolution socialiste, et qu’ils sont préoccupés par la transformation des syndicats en organisations révolutionnaires.

La LCR occupe des postes dans la bureaucratie syndicale soit dans les vieux syndicats (CGT, FSU) ou dans les nouveaux syndicats SUD (issus de l’ancienne CFDT dans le secteur public et parfois de la CGT, ils se présentent comme plus à gauche que les syndicats plus officiels ; en fait, ils ne sont pas très radicaux, juste un peu plus démocratiques).

D’après ce que je sais, à la Poste, et peut-être dans d’autres secteurs, LO a conclu une sorte de pacte de non officiel ou d’accord tacite avec les bureaucrates de la CGT et de la fausse gauche du PCF que je pourrais résumer ainsi : « Laissez-nous animer le syndicat au niveau de la base et nous vous laisserons faire ce que vous voulez avec l’appareil. Nous n’allons pas lutter pour conquérir la direction du syndicat, nous ne construirons pas une opposition nationale contre vous, aussi longtemps que nous pourrons utiliser les syndicats locaux. »

Cela permet à LO de dénoncer les autres groupes trotskystes (ceux-ci construisent des tendances avec des bureaucrates de gauche pour grimper dans l’appareil) et de maintenir leurs militants ouvriers et leurs sympathisants dans l’illusion qu’ils mènent une politique plus radicale.

(Pour être honnête, d’après mon expérience personnelle et en observant ce que font d’autres groupes « révolutionnaires » en France ou dans d’autres pays aujourd’hui, je n’ai jamais entendu parler d’un groupe de travailleurs qui aient réussi, sur une longue période, à avoir une activité permanente et significative au sein de leur entreprise en dehors des syndicats en Europe. Et cela pose beaucoup de questions sur la critique juste, mais abstraite, des syndicats mise en avant par les communistes de gauche depuis des décennies.)

Le PT est bien installé à l’intérieur de la bureaucratie FO, un syndicat de droite, et ne lutte pas pour une transformation révolutionnaire des syndicats. Il se bat pour défendre la nation française contre l’Europe et l’Amérique !

3. « Détruire et dépasser le capitalisme n’est-il pas toujours le problème principal ? » se demande Loren.

Oui, mais pas dans les termes posés par la Troisième ou la Quatrième internationale ou la Gauche communiste.

Évidemment, la connaissance du passé est importante. La revue « Ni patrie ni Frontières » reproduit et traduit de vieux textes dans presque chaque numéro. Donc, je suis bien sûr d’accord avec Loren pour constater qu’il existe des problèmes, des concepts « transgénérationnels », mais nous avons aussi besoin de produire de nouvelles réponses à de vieilles questions.

Souvent, la Gauche « radicale » est bloquée par de vieilles réponses (quand elle les connaît, ce qui est aujourd’hui de moins en moins le cas). La culture des militants de la gauche radicale, y compris parmi les anarchistes et trotskystes est beaucoup plus influencée par la sociologie à la mode (type Bourdieu) ou la critique fort limitée de l’impérialisme américain produite par Chomsky et la vulgate réformiste répandue par le Monde diplomatique, que par la pensée de Trotsky, Lénine, Marx, Bakounine ou Proudhon.

4. « L’abolition de la production marchande ne demeure-t-elle pas l’objectif ? » se demande Loren.

Pour la masse des jeunes militants altermondialistes (ou aujourd’hui pour les Indignés), pour les jeunes sympathisants trotskystes, la réponse est NON, malheureusement.

Et nous sommes des dinosaures si nous discutons comme si nous avions une culture commune avec eux, même s’ils s’intéressent vaguement à l’histoire de l’extrême gauche.

C’est la grande différence avec les années 60 et 70. Nous avons perdu (et cela n’a pas vraiment été un choix de notre part) un terrain commun de discussion, un ensemble commun de références, avec le reste de la gauche révolutionnaire et même avec la gauche réformiste.

Nous avons conservé et nourri des idées « communistes » très importantes, mais la jeune génération s’en fout totalement.

Et ce n’est pas parce qu’elle serait seulement politisée par la culture (« by cultural politics »), comme l’écrit Loren (le rap, les bandes dessinées ou les films sont une source de politisation non négligeable de la jeunesse), mais parce qu’elle est engagée dans des actions humanitaires, dans la défense des travailleurs sans papiers, dans des actions de solidarité pour la Palestine ou d’autres pays.

Le travail de solidarité internationale dans les années 60 et 70 était 100% politique : il visait à créer des organisations dans d’autres pays sur les mêmes bases programmatiques que les nôtres pas à acheter du café équitable ou envoyer des médicaments dans tel ou tel pays.

Aujourd’hui, il est totalement centré autour de micro-projets humanitaires et les jeunes radicalisés par les horreurs du capitalisme refusent de discuter de questions politiques comme par exemple ; quelles sont les forces politiques en Israël, au Liban et en Palestine, en dehors de celles dont parlent les médias ? Quelles sont les discussions politiques au sein de la gauche et de l’extrême gauche de ces pays ? etc. Ces questions sont tabou.

Si en 2012 nous discutons avec des tiers-mondistes (c’est-à-dire aujourd’hui avec des altermondialistes ou des Indignés) comme nous le faisions il y a 40 ans, alors oui, cher Loren, nous sommes des dinosaures.

Y.C., mars 2007 (révisé en octobre 2012)

Note

1. Cette opinion est sans doute formulée de façon sectaire puisque j’ai rencontré de jeunes camarades d’autres pays qui avaient justement l’impression que les écrits situationnistes décrivaient parfaitement le monde actuel, leur fournissaient des munitions pour le combattre et nourrissaient leur saine révolte. Je crains pourtant que cela ne concerne qu’une minorité des lecteurs actuels de Debord, Vaneghem and Co. Le postmodernisme qui fait tant de ravages à gauche me semble un « digne » héritier du situationnisme.

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