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Positions et parcours d’un internationaliste : G. Munis, 1912-1989

dimanche 24 juin 2012

Cet article vise à montrer que G. Munis a apporté une importante contribution à la caractérisation du système capitaliste mondial, et enrichi la perspective d’une authentique lutte de classes révolutionnaire. Rappelons toutefois, comme il le faisait lui-même, que les idées ne proviennent pas uniquement et exclusivement du cerveau de celui qui les transcrit sur une feuille blanche ; elles sont avant tout l’expression de la lutte de classes et des nombreux débats entre cama-rades ayant le même but.

G. Munis est né peu avant la Première Guerre mondiale. Il a fait partie du mouvement trotskyste : ce courant international s’est opposé à la dégénérescence de la révolution russe (révolution conçue comme les prémices de la révolution mondiale) et s’est opposé à sa transformation en contre-révolution stalinienne. Munis participa pleinement à ce courant, en tant que dirigeant, durant et après le mouvement révolutionnaire en Es-pagne en 1936. Grâce à ce mouvement et grâce à ses acquis théoriques au sein de cette tendance politique, il en vint à critiquer les principaux postulats du trotskysme, en remettant en cause la plupart des derniers écrits de Léon Trotsky.

Mais sa rupture définitive avec la Quatrième Internationale ne fut pas principalement motivée par son absence de dogmatisme, même s’il lui sembla toujours normal de rompre avec des conceptions dépassées, qu’elles proviennent de Marx, de Lénine ou de Trotsky. Elle fut provoquée par la trahison de l’internationalisme prolétarien dont fut responsable la Quatrième Internationale au cours de la Seconde Guerre mondiale. Pour Munis, l’internationalisme prolétarien définissait une frontière de classe infranchissable, dans la lutte pour la révolution communiste mondiale contre le capitalisme international.

Après la défaite de la révolution en Espagne et durant la Seconde Guerre mondiale, Munis eut recours à l’arme de la critique – ce que Trotsky lui-même conseillait de faire surtout si, durant ou immédiatement après la seconde boucherie mondiale, le prolétariat international ne se constituait pas en classe révolutionnaire insurgée, disposée à détruire l’État capitaliste. Il y eut recours sans remettre en cause la lutte de classes comme moteur de l’histoire, en réaffirmant son rôle dans de nouvelles conditions.

La question de l’État : Russie 1917, Espagne 1936 Un mouvement prolétarien de grande envergure a toujours été, pour les vrais communistes, le moment rêvé de l’apprentissage de la révolution. Un tel mouvement vaut mille textes théoriques, aussi géniaux fussent-ils, parce qu’il met en lumière ce qu’ils peuvent contenir de totalement dépassé. Une expérience pratique et vécue fait exploser les barrières et les limites que les périodes de recul révolutionnaire, de stagnation et de paix sociale imposent obligatoirement, même aux révolutionnaires les plus brillants. Ce sont des moments où la théorie révolutionnaire se soumet à la vérification pratique, et où cette dernière a des répercussions positives sur la théorie.

Munis n’échappe évidemment pas à la règle. Son expérience en Es-pagne en 1936 lui a permis d’arriver à des conclusions d’une importance capitale. D’autant plus qu’il la compara à la grande révolution russe qu’il avait étudiée avec la même passion que nombre de jeunes militants de sa génération. Son analyse critique de la révolution et de la contre-révolution en Russie (exposée dans Parti-État, Stalinisme, Révolution, publié aux éditions Spartacus), n’aurait probablement pas été aussi tranchée s’il n’avait pas vécu et connu le souffle du mouvement révolutionnaire en Espagne en 1936-1937. Marx et Engels, après l’expérience de la Commune de Paris, revinrent sur leur position à propos de l’État. Il ne s’agissait plus pour eux de conquérir la vieille machine étatique, mais de la détruire.

Munis aboutit à de nouvelles conclusions à partir des expériences russe et espagnole. Une fois l’État capitaliste détruit en tant qu’organisation policière et militaire défendant les intérêts de la classe dominante, le pouvoir centralisé du prolétariat (qu’on le nomme État ouvrier ou semi-État) ne peut être l’organisateur du communisme. D’autant moins si le prolétariat ne s’attaque pas, dès les premiers jours de la révolution, au travail salarié et à la loi de la valeur. Son rôle doit se limiter à la centralisation nécessaire du mouvement révolutionnaire. En aucun cas, il ne doit s’ériger en propriétaire des moyens de production et en administrateur exclusif de l’économie. Car, en cas de stagnation ou de difficultés de la révolution, l’État ouvrier ou semi-État, quelles que soient l’honnêteté et la valeur de ses représentants, accaparerait l’ancienne plus-value, et se transformerait en organisateur de la contre-révolution. L’État, au lieu de dépérir en donnant lieu à la disparition réelle des classes sociales, se renforcerait comme agent capitaliste en se nourrissant de la loi de la valeur, pas encore totalement supprimée. Au lieu d’être attaquée de front et défaite par les ennemis visibles et reconnus du prolétariat, la révolution serait vaincue, comme ce fut le cas en Russie, et aussi en Espagne, de l’intérieur même de la révolution. Ainsi, en Espagne, si Franco a vaincu militairement la République, c’est parce que cette dernière, grâce à la politique contre-révolutionnaire du stalinisme, et à la collaboration éhon-tée des dirigeants anarchistes et poumistes, avait préalablement vaincu l’élan révolutionnaire de la classe exploitée.

Certes, pour Munis, la révolution en Russie, au début, fut beaucoup plus radicale que la révolution espagnole sur le terrain politique ; mais il pensait aussi que la révolution espagnole était allée beaucoup plus loin sur le terrain des réalisations sociales ; en effet, la classe ouvrière était beau-coup plus consciente de ses objectifs, même si elle ne les atteignit pas et se laissa fourvoyer par les organisations qu’elle considérait siennes. Ce qui fit défaut en Espagne, ce fut la destruction formelle de l’État capitaliste (réduit à un simple squelette à la fin de juillet 1936), et la centralisation du pouvoir prolétarien pour organiser la nouvelle économie à l’échelle du territoire – malheureusement, ce pouvoir fut atomisé. Produire selon les besoins sociaux et les besoins de la révolution requérait la construction d’un État ouvrier ou semi-État, n’en déplaise à l’incohérence chronique de l’anarchisme dont les dirigeants les plus importants collaborèrent à la reconstruction de l’État capitaliste en échange de postes ministériels. Mais cela n’empêche pas que les paysans aient collectivisé les terres, agissant à des années-lumière de la revendication bourgeoise de « la terre aux paysans », comme ce fut le cas en Russie. Et qu’ils se fondirent dans le mouvement ouvrier qui avait exproprié les usines.

Stalinisme : fer de lance de la contre-révolution mondiale De l’expérience russe et espagnole, G. Munis tire une autre leçon très importante. Le stalinisme a montré très clairement son caractère capitaliste. Par conséquent, il ne peut plus être considéré comme une force politique « centriste », appartenant au mouvement ouvrier, mais comme une force antiprolétarienne à l’avant-garde de la contre-révolution mondiale, malgré la multitude d’ouvriers militant dans les partis « communistes » du monde entier. Contrairement à la social-démocratie, le caractère capitaliste du stalinisme ne provient pas de son engouement à collaborer avec la bourgeoisie au détriment du mouvement ouvrier ; il découle de sa propre nature poli-tique, c’est-à-dire de la nature capitaliste de l’État en Russie. Elle est due à la transformation d’une révolution politique prolétarienne en contre-révolution, politique elle aussi. En effet, pour Munis, l’économie russe était capitaliste avant Octobre 1917. Elle a continué d’être capitaliste au cours de la révolution, parce qu’elle n’est pas passée, sans solution de continuité, de la phase démocratique à la phase communiste, d’autant plus que les bolcheviks faisaient dépendre ce passage de l’extension de la révolution prolétarienne en Allemagne et en Europe.

La saignée de la guerre civile et le recul de la révolution mondiale favorisèrent le pouvoir chaque fois plus dictatorial de la bureaucratie. Le parti bolchevik, révolutionnaire au début, se transforma en administrateur de la plus-value accaparée par la nouvelle caste dirigeante. D’« État bourgeois sans bourgeoisie » (définition de Lénine lui-même), la Russie devint un pays dont l’économie était la propriété quasi exclusive de l’État ; la caste qui le dirigeait élimina physiquement la vieille garde bolchevik, restée fidèle à l’internationalisme et à la révolution mondiale. À partir de là, les partis communistes, aux ordres de Moscou, empêchèrent la révolution partout, à la grande joie de la bourgeoisie mondiale.

Les partis « communistes » défendirent un objectif très clair, le capitalisme d’État, représentation ultime et barbare de ce système capitaliste totalement anachronique et obsolète du point de vue de l’histoire de l’humanité et de ses civilisations. Leurs alliances avec la petite-bourgeoisie, avec la social-démocratie et même avec le nazisme n’étaient, selon Munis, que de simples tactiques pour éviter la révolution prolétarienne et pour atteindre leur véritable objectif : administrer et jouir de la plus-value en détenant le pouvoir d’État. Alors que tout le monde décrivait la prétendue social-démocratisation du stalinisme, Munis, lui, dénonçait la stalinisation de la social-démocratie. Le capitalisme d’État représentait pour lui l’expression la plus avancée de la décadence de toute la civilisation capitaliste. C’est pour cela qu’il s’est opposé de toutes ses forces, pratiquement et théoriquement, aux nationalisations, considérées par nombre de pseudo-révolutionnaires comme un pas positif vers le socialisme. Il liait, en bon matérialiste, les mesures immédiates aux mesures historiques. Pour lui, l’État, aussi ouvrier qu’il fût, ne devait pas se rendre maître de l’économie en pleine révolution ; le prolétariat n’avait donc aucun intérêt à ce que l’État capitaliste s’empare de secteurs industriels entiers, d’autant plus que tel était l’objectif principal de ceux qui se présentaient mensongèrement comme les défenseurs de la classe prolétarienne : les partis staliniens et leurs laquais trotskystes – ou autres.

Une fois de plus, sur ce thème, comme sur d’autres, il se fonda sur l’expérience vécue. En Espagne, le parti stalinien réussit à vaincre, les armes à la main, les collectivités, qui étaient la propriété collective atomisée du prolétariat en les substituant par les nationalisations, qui sont la propriété collective capitaliste, preuve s’il en est de la nature réactionnaire de semblable escroquerie. Les nationalisations n’étaient que des mesures économiques liées aux besoins intrinsèques de l’accumulation du capital, et non aux besoins immédiats et historiques du prolétariat, qui entraînent nécessairement l’arrêt de cette accumulation en vue de la destruction du capital et de son État.

Ces considérations conduisirent Munis et ses camarades à critiquer radicalement le Programme de transition de la Quatrième Internationale, document rédigé par le « Vieux » et qui prétendait fondre en un seul, pro-gramme minimum et programme maximum. Ils entreprirent cette critique alors qu’ils étaient encore des militants trotskystes. En effet, toutes les mesures transitoires qui apparaissaient dans ce texte dépendaient de la nationalisation – et non de la socialisation que la future révolution devait impulser. Pour Munis et ses camarades, les mesures et les revendications immédiates devaient dépendre non des possibilités du Capital, mais des possibilités de la société débarrassée du Capital. Dans cette optique, ils rédigèrent plus tard, lorsqu’ils constituèrent le Fomento Obrero Revolu-cionario, un livre intitulé Pour un Second Manifeste communiste qui contient un chapitre intitulé « Les tâches de notre époque ». Y apparaissent des mots d’ordre et des revendications destinés à combattre le capitalisme à tous les niveaux : politique, organisationnel et économique. Pour Munis, l’école de guerre du communisme est bel et bien la lutte de classe quotidienne. Par conséquent, les révolutionnaires qui doivent y participer ont l’obligation, s’ils ne veulent pas se transformer en simples idéologues, de formuler des mots d’ordre clairs de lutte pour favoriser l’union croissante des prolétaires et l’affaiblissement des forces capitalistes, en s’attaquant à l’accumulation du capital.

Les syndicats contre la révolution Pour ce faire, et c’est une autre position fondamentale de Munis, le prolétariat doit lutter contre le syndicalisme, représentant effronté, à partir d’un certain niveau de développement capitaliste, du monde marchand au détriment du mouvement prolétarien qu’il prétend représenter. Les syndicats, même s’ils sont issus de la classe ouvrière et de sa lutte, n’ont jamais été des organisations révolutionnaires. Leur fonction consistait à intervenir dans les conflits inévitables du « monde du travail », pour obtenir de meilleures conditions générales. D’intermédiaires dans l’achat et la vente de la force de travail, ils se consolidèrent en devenant des rouages indispensables du système capitaliste ; ils réussirent même à être directement copropriétaires du Capital dans les pays où celui-ci était concentré aux mains de l’État. Et là où ils maintiennent leur rôle traditionnel, ils reçoivent des subventions importantes de l’État (qui proviennent, bien entendu, de l’exploitation de la classe ouvrière), et sont régis comme n’importe quelle entreprise capitaliste. Lorsqu’il le faut, ils licencient leurs employés pour maintenir un taux d’exploitation convenable et une bonne rentabilité.

L’incompatibilité absolue des syndicats avec la révolution n’est pas due, pour Munis, à l’impossibilité contingente d’obtenir certains avantages au sein du capitalisme. Même s’ils pouvaient être obtenus, le caractère réactionnaire de ces organisations subsisterait.

Ce qui engendre ce caractère est essentiel, et non accidentel ; intrinsèque et non extrinsèque aux syndicats ; cela provient de leur propre fonction revendicative. Les syndicats sont les premiers intéressés à ce qu’il y ait quelque chose à revendiquer, ce qui n’est possible que si le prolétariat continue indéfiniment à demeurer le prolétariat, c’est-à-dire la force de travail, la principale incarnation du salariat. Les syndicats représentent la pérennité de la condition prolétarienne, l’achat et la vente de la force de travail est la condition de leur existence. Représenter la pérennité de la condition prolétarienne équivaut à accepter et à représenter aussi la pérennité du Capital. Les deux facteurs antithétiques du système doivent se maintenir pour que le syndicalisme accomplisse sa fonction. En dé-coule sa nature profondément réactionnaire, indépendamment des péripéties pouvant modifier, avantageusement ou non, l’achat et la vente de la main-d’œuvre. C’est là que réside son caractère contre-révolutionnaire, d’autant plus marqué au moment où la seule issue positive pour l’humanité est la société sans classes, sans État, sans frontières, sans esclavage salarié. Humanité qui ne sera atteinte qu’au travers de la constitution du prolétariat en classe révolutionnaire. C’est ce qu’empêchent précisément, de façon active et organisée, des forces telles que le syndicalisme.

C’est pourquoi Munis a tant insisté sur le besoin d’auto-organisation des prolétaires, sans tomber dans une idéalisation extrême de celle-ci, comme ce fut le cas du courant historique « conseilliste », qui, en sacralisant les conseils ouvriers et la « démocratie ouvrière », excluait de cette auto-organisation les révolutionnaires organisés en parti, contredisant ainsi le postulat qui était le sien et que ce courant encensait tant.

Classe et Parti Pour Munis, l’organisation des révolutionnaires en parti était indispensable pour la victoire de la révolution mondiale. Cependant, une fois de plus, il a recouru à l’arme de la critique. Il s’opposa donc dans plusieurs textes, et en pratique, à la conception bolchevique du parti fondée sur le centralisme démocratique, tout en critiquant très crûment les courants hostiles à la notion de parti, ces prêtres d’une spontanéité ouvrière mystique. Pour lui, la distinction entre la classe historiquement révolutionnaire et les révolutionnaires est imposée par le capitalisme, par sa propre existence. Et cette distinction est d’autant plus apparente dans les périodes de calme social. Nier cette distinction, c’est nier la possibilité même de la révolution sociale. Si l’on fait dépendre l’avenir de mécanismes économiques et sociaux automatiques, on tombe dans l’évolutionnisme.

C’est pourquoi Munis a abordé, à la lumière de l’expérience historique, le problème de la connexion entre la classe et les révolutionnaires, entre la révolution et l’organisation, entre le parti et la dictature du prolétariat, non point de façon abstraite, en imaginant des conditions idéales, mais de manière concrète, à partir de la situation existante et de l’expérience qui ne dépendent d’aucun vouloir.

Au simplisme de l’affirmation de Lénine dans Que faire ? , où la pensée révolutionnaire se résume à assimiler les enseignements des sciences et de la philosophie, puis à les diffuser dans le mouvement ouvrier, Munis oppose la réflexion de Rosa Luxembourg ; selon elle, Marx n’a pas attendu d’écrire Le Capital pour devenir communiste, et, s’il a pu l’écrire, c’est parce qu’il était communiste.

En effet, l’existence des luttes ouvrières et, en leur sein, l’existence de révolutionnaires sont la condition primordiale de l’utilisation des acquis des sciences et de la philosophie pour élaborer la théorie révolutionnaire. Au simplisme de la conception de Lénine s’ajoute une idée tactique né-faste : répondre à la discipline et à la centralisation imposées à la classe ouvrière dans les usines par une centralisation et une discipline parallèles, mais de signe opposé. Lénine passait sous silence le fait que l’action révolutionnaire de la classe vise à abattre toutes les formes d’organisation et d’obéissance inséparables du système.

D’autre part, le travail politique illégal à l’époque de la Russie tsariste excluait, dans la majorité des cas, les discussions et les décisions démocratiques. La direction du parti était en pratique investie de pouvoirs encore plus larges que ceux octroyés par le centralisme démocratique. Les pouvoirs consentis à la direction centrale, ne serait-ce qu’entre deux congrès, se révéleront de plus en plus despotiques et l’une des armes les plus tranchantes de la contre-révolution en Russie.

Néanmoins, Munis a toujours insisté sur le fait que le centralisme démocratique n’a fait que favoriser le processus contre-révolutionnaire en Russie – il n’en a jamais été directement la cause. Comment expliquer sinon les « dix jours qui ébranlèrent le monde », moment où le Parti bolchevik joua le rôle principal comme parti révolutionnaire ? Si la révolution a échoué en Russie, c’est avant tout parce qu’elle ne s’est pas étendue au niveau européen et mondial, et aussi parce que la révolution permanente en Russie, dirigée par le prolétariat comme classe révolutionnaire, en est essentiellement restée à une phase politique et démocratique et n’est pas passée, sans solution de continuité, à la transformation communiste de la société. C’est pourquoi pour Munis, tant que la loi de la valeur persistera, aucune combinaison organique (centralisme, fédéralisme, verticalisme, conseillisme, autonomisme ou partitisme) ni la grande honnêteté des hommes les plus aptes ne réussiront à repousser le danger contre-révolutionnaire.

Munis ne croit pas au Parti unique, il l’exècre, d’autant qu’il est une pure invention stalinienne. Pour lui, le parti historique du prolétariat ne peut être que le prolétariat lui-même en pleine action révolutionnaire. Aucune organisation ne pourra lui ravir cette fonction sans aller contre la révolution, car le mouvement révolutionnaire d’une classe, son devenir, n’admettent aucune camisole de force ni impositions partitistes, aussi savantes et raffinées qu’elles soient. Il incarne le mouvement de la liberté face à la nécessité : on ne peut donc penser la dictature du prolétariat, transition vers la liberté de tous les êtres humains, qu’en respectant et en approfondissant la liberté du prolétariat.

Décadence du système de civilisation capitaliste Pour Munis, la révolution sociale communiste est non seulement possible, mais urgente pour l’humanité. En effet, selon lui, le capitalisme est un système de civilisation décadent. Utiliser cette expression n’a rien d’original. Ce qui l’est, c’est la manière de la définir et de la comprendre. Les théoriciens de ce concept de décadence, qui se sont inspirés des écrits de Marx et d’Engels, et qui étaient tous des révolutionnaires impliqués pratiquement dans les principaux événements du début du XXe siècle, entrevirent la fin de la phase ascendante du capitalisme en constatant son incapacité, en tant que système, à faire croître les forces productives. Leur affirmation (peu importe qu’ils aient diagnostiqué une crise de surproduction définitive et insurmontable, la saturation des marchés ou la baisse définitive du taux de profit) correspondait plus ou moins à ce qu’ils pouvaient concrètement constater entre les deux guerres capitalistes mondiales. Mais continuer à défendre une thèse semblable après la Seconde Guerre mondiale, comme le firent et le font encore leurs épigones actuels, dénote une conception amatérialiste et adialectique de l’histoire. Selon Munis, un communiste ne doit jamais tenter de faire coller sa théorie à la réalité. Sa vision critique de la réalité n’est pas le fruit de son invention, elle l’oblige à remettre en question ses propres conceptions. La théorie révolutionnaire acquiert ainsi beaucoup plus de force et cela lui permet de contribuer de façon décisive à la praxis de la transformation sociale.

Pour Munis, ce n’est pas l’absence de croissance économique et industrielle mais la croissance même, à partir d’un certain stade de développement social, qui prouve la caducité de la civilisation capitaliste. La décadence se manifeste clairement au travers de la contradiction évidente entre, d’un côté, les limites économiques et sociales du Capital, qui s’achemine à grands pas vers sa mort et celle de l’humanité, et, de l’autre les possibilités matérielles concrètes que pourrait avoir la société libérée du Capital et de ses limitations mercantiles. Ce n’est pas la crise économique irréversible (surproduction, baisse définitive du taux de profit, etc.), mais la persistance de l’industrialisme capitaliste et de la croissance des forces productives qui réclament à grands cris la suppression du système capitaliste ; en effet, les instruments de production (dont beaucoup devront être supprimés) nous permettent amplement de nous libérer de leur mesquinerie marchande. C’est le Capital en pleine croissance économique qui afflige le genre humain encore plus durement que pendant toutes les crises cycliques qui se sont produites jusqu’à son plein apogée au XIXe siècle.

Deux guerres mondiales et le mouvement ouvrier lui-même ont amplement prouvé que ce système est totalement obsolète du point de vue du devenir humain. Pour Munis, le capitalisme est en décadence parce qu’il a déjà accompli sa mission historique : la mondialisation de ses rapports de production. Il a créé un prolétariat mondial, la classe des esclaves salariés modernes, qui a amplement la possibilité, si elle se le propose au cours de sa lutte inévitable, de détruire les rapports capitalistes de production, seule façon d’en finir avec les classes sociales elles-mêmes.

Par ailleurs, les « décadentistes », qui se passionnent pour les courbes de la productivité et de la croissance, l’exaspéraient au plus haut point parce qu’ils attendent, de façon quasi béate, une espèce de « Sésame ouvre-toi » du devenir humain, la fameuse crise économique, qui, d’après eux, confirmerait la décadence du système, et aurait la vertu de réveiller les masses somnolentes. Masses dont la torpeur proviendrait de leur intégration dans la prétendue « société de consommation » – comme si, même sans l’existence des crises économiques, nous n’avions pas de multiples motifs de nous révolter contre ce vieux monde inique ! Il faudrait donc que s’installe une misère plus grande, plus absolue ? Il faudrait que toutes les grandes entreprises capitalistes s’effondrent ? Il faudrait que les marchandises-hommes jetées massivement dans les poubelles du chômage soient mille fois plus importantes ? Les hordes affamées comprendraient-elles alors la nécessité de la révolution sociale ?

Munis ne le pensait pas. Il était convaincu que, dans les conditions actuelles, une crise économique réelle ne ferait que compliquer la résolution positive du problème social. Une telle situation ne manquerait pas d’ajouter un surcroît de misère au marasme existant ; faute de références authentiquement communistes pour combattre ce monde, l’instinct de survie risquerait alors de prendre le pas sur la nécessité et la possibilité d’émancipation sociale ; et les travailleurs errants seraient prêts à suivre quiconque leur proposerait du bon vieux travail salarié pour pouvoir survivre. À ce propos, il rappelait souvent ce qu’écrivit Marx à Engels le 19 août 1852 : « Le comble du malheur, c’est lorsque les révolutionnaires doivent se soucier du pain des ouvriers. »

Le prolétariat n’a pas de patrie Pour Munis, le prolétariat doit agir en tant que sujet historique, et non comme un objet malléable à souhait. Et comme sujet, il ne peut imposer aujourd’hui qu’une issue positive à l’humanité, le communisme, société sans esclavage, sans classes, sans État et sans loi de la valeur. Tactique et stratégie doivent se plier à cet objectif, et à lui seul. Les théories et les pratiques qui ont montré dans les faits, à partir d’un moment donné, leur nocivité réactionnaire par rapport à l’émancipation du genre humain doivent être dénoncées et combattues.

C’est le cas, outre le parlementarisme et le syndicalisme, des mouvements dits de libération nationale ; ces mouvements ont été défendus par tous les pseudo-révolutionnaires qui ont fait (volontairement ou pas) le jeu de l’impérialisme russe lorsque celui-ci était mensongèrement présenté comme l’incarnation du communisme mondial. Tous avaient certainement oublié la célèbre phrase de celui qui leur était pourtant présenté comme un dieu et qui, en collaboration avec Engels, avait rédigé le célèbre manifeste : « le prolétariat n’a pas de patrie, on ne peut lui ravir ce qu’il ne possède pas ». Lénine ne l’avait certes pas oublié, mais Munis constate que Rosa Luxembourg avait raison contre lui en affirmant l’impossibilité du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » sous le capitalisme. Comme il l’affirme si bien lui-même dans Pour un second manifeste communiste : « L’asservissement des pays sous-développés restera toujours proportionnel à l’aide que les grandes puissances leur apporteront, sans que le retard économique des premiers par rapport aux seconds cesse de croître. Et l’indépendance nationale accélère ce mouvement par l’association volontaire des exploiteurs locaux qui, tout en mettant à profit les immondes duperies traditionnelles du patriotisme, deviennent les fourriers du grand capital impérialiste. La puissance de celui-ci à l’heure actuelle n’a guère à craindre, pas même de la nationalisation de ses propriétés par les pays “souverains”. “L’expropriation des impérialistes” fait revenir à la fin leur dû aux impérialistes, par le jeu du commerce et des investissements dans toutes les branches de la production mondiale, tout en continuant à resserrer l’enchaînement des faibles aux forts. Il n’est pas impossible qu’un pays passe d’une férule impérialiste à l’autre, mais la loi d’airain de l’économie capitaliste ne peut être brisée que par la suppression de la marchandise, à commencer par son origine, le travail salarié, qui fait de l’homme, partout dans le monde, un être amoindri, en proie aux démagogues nationaux et internationaux. » Il est donc évident pour Munis, « qu’il n’est plus l’heure de développer le capitalisme nulle part, mais de l’abattre partout ».

Les conditions matérielles, objectives existent amplement pour l’avènement du communisme. Nul besoin de contribuer, de quelque manière que ce soit, à les créer en appuyant des initiatives capitalistes. Certes, au XIXe siècle, pour des raisons tactiques, justifiées ou pas, d’authentiques communistes ont appuyé ces initiatives dans certains cas –mais sans jamais oublier, ni cacher, le véritable objectif de la lutte de classes. Ils ne se sont alliés aux fractions les plus radicales de la bourgeoisie, quand subsistaient encore des vestiges de sociétés passées, que pour mieux pouvoir les détruire avec le reste de la classe bourgeoise, le moment venu. Aujourd’hui, pensait Munis, c’est cette classe capitaliste mondiale qu’il faut détruire dans sa totalité – avant qu’elle ne mène l’humanité à la barbarie la plus abominable.

Comme il le dit si bien dans « Coups d’éclair sur l’État (1) » : « Les potentats du XXe siècle, qu’ils soient des bourgeois ou de hauts bureaucrates sont enterrés tout seuls, mais avant ils ont sucé, sous forme de plus-value, la santé et la vie des êtres humains au niveau mondial, et provoqué la mort, dans des guerres, de millions et de millions de personnes. Et s’ils ne mangent plus de chair humaine, ils la dévorent sous forme de travail salarié, ils vomissent les investissements comme leurs semblables vomissaient leurs repas dans les banquets romains ; ils dévorent à nouveau de la chair et de la moelle sous forme de bénéfices, de croissance industrielle et de pouvoir. Les formes et les proportions ont beaucoup changé ; non le contenu. En ce sens, l’État se “perfectionne” encore, mais il semble impossible de s’imaginer qu’il arrive à une phase encore plus oppressive. Cependant, une chose me semble évidente : si on le laisse atteindre la “perfection”, l’humanité ne relèvera plus la tête pendant des siècles. »

Le Comité d’édition des Œuvres Complètes de G. Munis

1. Ce petit texte résume un livre inédit de G. Munis sur l’origine de l’État et le besoin impérieux de sa destruction ; il n’a malheureusement pas encore été retrouvé.

(Texte publié pour la première fois dans le nº 4 de la revue Controverses – http://www.leftcommunism.org/ – et le nº 2 de la revue Controversias à partir de l’Introduction au tome I des Œuvres complètes de Munis en espagnol.)

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Celles et ceux que le tome 1 des Oeuvres choisies de Munis intéresse peuvent écrire à yvescoleman@wanadoo.fr. L’ouvrage coûte 12 euros, frais de port compris.

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