Il est souvent mortellement ennuyeux et dogmatique d’appuyer un raisonnement actuel sur des citations des Grands Penseurs du Mouvement Ouvrier, surtout s’il s’agit de MABOD (Mâles Blancs Occidentaux Décédés) Mais, une fois n’est pas coutume, cet article commencera par trois citations d’articles de Lénine et Trotsky, écrits en 1914, 1915 et 1917, qui décrivent parfaitement les points fondamentaux de l’idéologie social-patriote diffusée aujourd’hui par le PCF, le Parti de Gauche, le Front de Gauche, ATTAC, Le Monde diplomatique, Politis, et une pléiade d’intellectuels de gauche : Emmanuel Todd, Jacques Généreux, Jacques Nikonoff, Paul Ariès, Pierre-André Taguieff etc.
« Les opportunistes ont préparé de longue date cette faillite, en répudiant la révolution socialiste pour lui substituer le réformisme bourgeois ; en répudiant la lutte des classes et la nécessité de la transformer, le cas échéant, en guerre civile, et en se faisant les apôtres de la collaboration des classes ; en prêchant le chauvinisme bourgeois sous le nom de patriotisme et de défense de la patrie, et en méconnaissant ou en niant cette vérité fondamentale du socialisme, déjà exposée dans le Manifeste du Parti communiste, que les ouvriers n’ont pas de patrie ; en se bornant, dans la lutte contre le militarisme, à un point de vue sentimental petit bourgeois (…) ; en faisant un fétiche de la légalité et du parlementarisme bourgeois (…), et en oubliant qu’aux époques de crise, les formes illégales d’organisation et d’agitation deviennent indispensables. »
Lénine, « La guerre et la social-démocratie russe », 28 septembre 1914
Cette première citation situe clairement les lignes de clivage entre réformistes et révolutionnaires au début du XXe siècle, mais elles sont toujours valables, pour l’essentiel au début du XXIe siècle, même si évidemment les sociétés occidentales ont considérablement changé – et si les “révolutionnaires” sont une espèce en voie de disparition en Occident.
La deuxième citation qui va suivre convient parfaitement pour critiquer les idées véhiculées par n’importe quelle affiche du Front ou du Parti de Gauche, n’importe quel tract d’ATTAC ou n’importe quel article du Monde diplomatique. Elle montre que les sociaux-chauvins français de toutes tendances ont toujours présenté leur pays comme un exemple à suivre, dans l’ignorance totale des mouvements ouvriers des autres pays européens (et bien sûr des questions coloniales).
« Jusqu’à la fin de ses jours, [Édouard] Vaillant considéra que la France était la terre promise de la révolution sociale ; et c’est précisément pour cette raison qu’il voulait la défendre jusqu’au bout. (…) ... Dans l’ensemble, il ne faut pas oublier qu’à côté du réformisme le plus vulgaire, il y a aussi dans le social-patriotisme un messianisme révolutionnaire qui chante les exploits de son Etat national, parce qu’il considère que sa situation industrielle, sa forme " démocratique " ou ses conquêtes révolutionnaires l’appellent précisément à conduire l’humanité au socialisme ou à la "démocratie". »
Léon Trotsky, « Sur le mot d’ordre des Etats-Unis socialistes d’Europe », 1915
La troisième citation s’applique parfaitement à beaucoup d’altermondialistes et d’Indignés actuels, à leurs formules vagues qui se résument en fait à une bonne application des principes de la Charte de l’ONU, à la victoire des 99% de gentils citoyens sur le 1% de méchants spéculateurs….
« Les sociaux-patriotes ont beaucoup travaillé à élaborer des formules percutantes (…) en proposant aux masses des objectifs tels que « défense de la patrie », ou l’ « établissement d’un arbitrage international » (…) le social-patriotisme (…) a inlassablement mobilisé les slogans idéalistes pour les intérêts du capitalisme. »
Léon Trotsky, « Le programme de la paix », mai1917
Aujourd’hui, à part à l’extrême droite, on n’utilise plus du tout l’expression de sociaux-patriotes. Seuls des groupes et des individus fascisants comme Egalité et Réconciliation ou Alain Social se disent avec fierté « sociaux-patriotes » ou « patriotes sociaux ».
À l’origine, cette expression désignait tous les sociaux-démocrates qui à la veille et pendant la Première Guerre mondiale s’étaient rangés du côté de leur bourgeoisie nationale. Et cette étiquette brandie par les petites minorités révolutionnaires pendant la Première Guerre mondiale était considérée comme la marque de la trahison et de l’infâmie.
Un siècle plus tard, le social-patriotisme a de nouveau le vent en poupe. Sous une forme relookée, bien sûr, mais toujours avec une rhétorique de gauche, comme l’illustrent les discours citoyennistes de Jean-Luc Mélenchon et de ses amis.
Sous couvert de défendre « le peuple » voire même de vouloir donner le « pouvoir au peuple » (donc à toutes les classes sociales y compris les patrons !!), sous prétexte de lutter contre la « finance spéculative », les tenants de cette pensée sociale-nationaliste ne font que ressortir les vieux concepts et les vieux slogans de leurs maîtres à penser d’hier, les Millerand, Sembat, Guesde, Cachin, et autres sociaux-chauvins.
Avec l’accroissement du chômage et l’approfondissement de la crise économique mondiale, on voit se renforcer cette rhétorique chauvine et patriotarde, non seulement à droite et à l’extrême droite, mais aussi à gauche.
Peut-on être un défenseur de la Nation, un patriote, et lutter efficacement contre le Front national ? À mon humble avis, non.
Pas plus qu’on ne pouvait intervenir efficacement dans le débat lancé sur l’identité nationale par l’UMP en avançant un patriotisme de gauche, ou en défendant l’idée que la nation serait un cadre civilisationnel indispensable, pour ne pas dire indépassable, comme le font les castoriadiens de « Lieux communs » dans leur article« Post-scriptum sur l’identité nationale », daté du 6 avril 2010.
Ils commencent par affirmer : « cette question de l’identité est une vraie question que l’on aurait tort d’évacuer ». Ils expliquent que les « symboles – folklore, hymne, drapeau » ne sont plus « porteurs de sens » (sans nous préciser si c’est une malédiction ou un progrès), puis dénoncent « l’immigration “culturellement offensive” » (une curieuse et inquiétante expression sous la plume de « radicaux »), mise sur le même plan (dépréciatif) que le « regain du protectionnisme, des nationalismes, des intégrismes ». Ils embrayent alors sur la défense d’une « identité ouverte », « fondée sur un enracinement libre dans une histoire, individuelle ou collective, élaborée à travers une acceptation des différences ». Bref, une bouillie consensuelle que ne renieraient pas les scribouillards de l’ONU, de l’UNESCO, ou de n’importe quelle Ligue des droits de l’homme.
Et ils finissent par se démasquer en revenant, après bien des contorsions, à la notion de l’identité nationale qu’ils avaient semblé vilipender au début de leur texte : « Nous sommes libres de choisir la “certaine idée” de notre identité nationale que nous privilégions (..). lors de la Révolution française, cette idée [de nation] était une idée révolutionnaire par laquelle le peuple proclamait son droit à décider lui-même de son sort ». Bref, ils passent, dans le même texte, du multiculturalisme le plus insipide aux clichés des sociaux-patriotes gaulois Chevènement, Mélenchon et Montebourg (et avant eux une pléthore de sociaux-démocrates et staliniens français).
Les sociaux-patriotes du XXIe siècle, même s’ils font référence à des auteurs branchés, répètent toujours le même discours. Et sous toutes les latitudes.
En ce sens-là, les citations d’auteurs marxistes « ringards » et « antédiluviens » qui commencent cet article n’ont pas pris une ride. Hélas !
Y.C., Ni patrie ni frontières, 15/05/2012