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L’extrême gauche saura-t-elle réfléchir après les meurtres antisémites de Toulouse ?

lundi 26 mars 2012

(Ce texte constitue une version, modifiée et augmentée, d’un article écrit pour des militants britanniques et néerlandais. Il se concentre seulement sur les meurtres antisémites de Toulouse et n’aborde pas les autres motivations politiques ou éventuellement religieuses de Mohamed Merah car il est bien trop tôt pour le faire sérieusement. Les notes ajoutées au texte initial tiennent compte de critiques reçues avant sa parution en français et nuancent donc certaines affirmations du texte publié en anglais ou répondent à certaines critiques exprimées par des camarades. Un grand merci donc à toutes celles et tous ceux qui ont relu cet article, et m’ont exprimé leurs désaccords, ont repéré des erreurs factuelles ou suggéré des modifications. Y.C.)

Une longue histoire

L’antijudaïsme et l’antisémitisme ont une longue histoire en France. Des pogroms furent organisés autour de la première croisade de 1095 ; les Juifs furent plusieurs fois expulsés du royaume de France au Moyen Age (entre 633 et 1394) ; pendant une période, les Juifs furent obligés par l’Église de porter une « rouelle », un bout de tissu jaune qui a précédé l’étoile jaune imposée par les nazis. A la fin du XIXe siècle, après la défaite de la France contre la Prusse en 1870, les Juifs devinrent une cible privilégiée de l’extrême droite, des catholiques de droite antirépublicains, et aussi d’une partie du mouvement ouvrier, notamment lors de scandales financiers. A chaque crise sociale importante, entre les deux guerres mondiales, des groupes d’extrême droite ou nationalistes-xénophobes qui pouvaient organiser des centaines de milliers de personnes ciblèrent les Juifs, par exemple pendant le Front populaire dirigé par le Premier ministre socialiste Léon Blum. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, non seulement le gouvernement Pétain collabora avec les nazis, mais sa définition « juridique » (raciale et raciste) de la judéité était plus stricte en France qu’en Allemagne, grâce aux efforts des juristes et politiciens gaulois ! La plupart des métiers furent interdits aux Juifs (justice, enseignement, fonction publique, presse, armée, police) et aussi les professions libérales (avocats, médecins, etc.). Leurs biens furent expropriés, qu’il s’agisse de petites boutiques, d’appartements, d’actions ou de capitaux dans de grandes entreprises. Dans les lycées et les universités, les Juifs ne devaient pas représenter plus de 3% des élèves. Le mot « Juif » fut inclus sur les cartes nationales d’identité. Le gouvernement français créa, dès septembre 1940, un fichier détaillé des Juifs qui permit ensuite aux nazis, assistés de policiers français, d’arrêter 80 000 Juifs (sur 300 000), dont 77 320 moururent en déportation. Et le gouvernement français accorda aux nazis la possibilité de déporter 11 000 enfants, alors que les fascistes voulaient au départ déporter « seulement » les Juifs ayant plus de 16 ans...

Nul ne peut oublier ce passé très lourd, dans l’histoire de la France, y compris républicaine, quand il doit prendre position à propos d’actes antisémites (1) .

Juifs et musulmans en France

Aujourd’hui, la France possède la plus grande population juive ainsi que la plus grande population « musulmane » en Europe. Évidemment, le fait que le tueur de Toulouse se réclame de l’islam (même s’il était apparemment peu pratiquant) ne va pas aider les juifs (et les Juifs) français à se rapprocher des musulmans vivant dans ce pays. Une manifestation commune avait été planifiée à Paris par les dirigeants des deux « communautés » religieuses, mais elle a été annulée lorsque le meurtrier a été identifié et tué. Néanmoins plusieurs manifestations locales intercommunautaires ont eu lieu, ou vont avoir lieu, en banlieue et en province.

Au cours de la semaine suivant le 19 mars 2012, les autorités religieuses juives et musulmanes ont déployé tous leurs efforts pour expliquer que la religion musulmane n’était pas en jeu dans cet assassinat et condamner la « folie » supposée de Mohamed Merah et son interprétation « folle » du Coran. Ils ont travaillé main dans la main avec la police et le gouvernement de Sarkozy (le même gouvernement qui, depuis des années, stigmatise les femmes musulmanes qui veulent porter le hijab à l’école, dans les administrations publiques voire dans l’espace public, et dénonce l’abattage rituel des animaux – position qui avait d’ailleurs aussi braqué la communauté juive) pour éviter toute manipulation religieuse ou politique de l’attentat de Toulouse.

Néanmoins, dès que l’identité du tueur a été dévoilée, les radios communautaires juives ont commencé une violente campagne contre l’islam, confondant allégrement cette religion avec ses courants politiques les plus extrémistes, comme le djihadisme internationaliste, tout en répétant hypocritement qu’il ne fallait « surtout pas faire d’amalgame » ! Il est vrai que les radios juives parisiennes (RCJ, Radio J, Radio Judaïques, Radio Shalom, etc.) qui émettent toutes sur la même fréquence, à tour de rôle, sont de droite et qu’elles ont l’habitude d’inviter à l’antenne les membres les plus conservateurs de la « communauté », mais leurs commentaires, dès que l’on a su l’identité du tueur, étaient plutôt inquiétants, même en tenant compte de l’émotion compréhensible. On peut seulement espérer que ces radios dites « communautaires » ne reflètent pas l’état d’esprit général des Juifs vivant en France.

Les arguments ridicules de la gauche et de l’extrême gauche

Les réactions des militants de la gauche réformiste ou radicale sur le Net n’étaient pas moins inquiétantes. Aucun de ces militants n’a remarqué que l’attentat de Toulouse est le troisième attentat depuis 30 ans qui tue des Juifs sur le sol français et que la gauche attribue précipitamment à l’extrême droite (2) . La même attitude a prévalu lorsque 4 personnes ont été tuées par une bombe placée en face de la synagogue Copernic à Paris, le 3 octobre 1980 (c’est un miracle que « seulement » 4 personnes furent tuées ce jour-là, étant donné l’affluence le vendredi soir dans ce lieu de culte, de surcroît un jour de fête juive) et quand 6 personnes furent tuées et 22 blessées dans Paris, le 9 août 1982. Cette fois-ci, un commando terroriste (dont on n’a jamais retrouvé les auteurs, les hypothèses se partageant entre le Fatah-Commandement révolutionnaire et des néonazis allemands entraînés en Palestine) attaquèrent à la grenade et au pistolet-mitrailleur le restaurant Goldenberg dans la rue des Rosiers (ancien quartier juif, et à proximité d’une synagogue). La troisième fois, à Toulouse, le 19 mars 2012, trois enfants juifs (de 7, 5 et 4 ans) et un adulte ont été tués, et un adolescent grièvement blessé (il se trouve toujours dans un service de soins intensifs). Pour la première fois dans l’histoire de la France moderne, quelqu’un animé de motivations politiques est venu tuer délibérément des enfants dans une école (3) .

L’attentat a été immédiatement imputé à l’extrême droite (comme l’illustre un article paru en anglais http://www.workersliberty.org/story..., ce qui est plutôt surprenant car l’Alliance for Workers Liberty, AWL, est l’une des rares organisations trotskystes dans le monde qui critique depuis des années l’antisémitisme de gauche). Dans ce texte, écrit le 22 mars, l’auteur privilégie l’hypothèse de la piste d’extrême droite.

Il rappelle que l’OAS (Organisation Armée Secrète) au cours de la guerre d’Algérie a tenté de renverser le régime du général de Gaulle et d’empêcher l’indépendance de l’Algérie en organisant un coup d’État sous la direction d’un « quarteron de généraux en retraite » (De Gaulle dixit) et en mobilisant les colons français en Algérie. Il mentionne l’influence actuelle des fascistes au sein de l’armée, en citant l’exemple récent de trois militaires néo-nazis de Montauban qui ont finalement démissionné. Mais il ignore que l’extrême droite pro-colonialiste n’a jamais tué les soldats vietnamiens, algériens ou africains qui se battaient sous ses ordres au sein de l’armée française. En effet, dans les nombreux livres écrits par des officiers supérieurs des armées coloniales, les auteurs prennent toujours le soin de saluer le courage et les qualités de leurs soldats africains, arabes ou asiatiques. En fait, dans l’Empire français, l’armée prônait l’utilisation de forces coloniales contre les mouvements de libération (technique ensuite copiée par les Américains au Vietnam et ailleurs, avec le succès que l’on sait...). L’armée recrutait des supplétifs parmi les peuples colonisés et formait des soldats africains et asiatiques qui furent ensuite utilisés pour torturer et tuer des militants et guérilleros indépendantistes. Une partie significative des 66 000 « harkis » (ces Algériens, que certains évaluent à 90 000, avaient choisi de coopérer, sous différentes formes, avec l’armée française pendant la guerre d’Algérie ; ils ont donc fui avec leurs familles après l’indépendance pour éviter d’être massacrés par le FLN) et de leurs descendants vote pour le Front national aujourd’hui (les « harkis de la première et de la deuxième génération » – sic – représentaient, en 1997, 154 000 personnes ; entre 24 et 28 % d’entre eux ont l’intention de voter pour Marine Le Pen en 2012, contre 26 % pour Sarkozy et 26% pour Hollande selon une étude récente du CEVIPOF).

Le meurtre d’enfants juifs par Mohamed Merah n’a donc rien à voir avec la tradition d’extrême droite dans l’armée française. Pas plus, d’ailleurs, qu’avec la présence de fascistes ou la prégnance du racisme chez les flics.

À ce propos, l’article de l’AWL mentionne le meurtre de près de 200 Algériens le 17 octobre 1961 par les flics parisiens et souligne l’existence de traditions fascistes et d’extrême droite dans la police (le Front national a essayé de créer un syndicat de flics, mais il fut finalement été interdit). Ces informations sont exactes, mais il faut souligner aussi que la police française recrute aujourd’hui de plus en plus des personnes ayant des parents arabes, berbères ou africains. Le racisme des flics franco-gaulois est dirigé beaucoup plus contre les citoyens ordinaires arabes ou africains (les travailleurs étrangers munis ou pas de « papiers », les Français d’origine africaine, arabe, ou berbère) que contre leurs collègues d’origine africaine ou arabe à l’intérieur des forces de police (bien sûr, le racisme existe aussi l’intérieur de la police française, mais il s’exerce de façon beaucoup plus violente contre les citoyens « normaux »).

Ceux qui croient en les vertus d’une République démocratique peuvent donc reprocher à Sarkozy et à son gouvernement de ne pas lutter contre les attitudes racistes des policiers envers les citoyens qui ne sont pas franco-gaulois. Ils peuvent leur reprocher d’encourager les préjugés et les discriminations racistes contre les Roms, contre les Africains (accusés de pratiquer la polygamie, d’avoir de nombreux enfants et de vivre des allocations familiales), contre les Maghrébins (stigmatisés parce qu’ils pratiqueraient une religion « dangereuse et archaïque »). Mais ils ne peuvent rendre Sarkozy et ses ministres responsables de nourrir l’antisémitisme en France (4). Un tel argument est absurde et n’explique nullement les meurtres de Mohamed Merah dans l’école juive de Toulouse !

Comme nous l’avons dit, ce n’est pas la première fois que la gauche française accuse l’extrême droite quand des Palestiniens ou de prétendus sympathisants de la cause palestinienne tuent des Juifs en France.

Une fois de plus, cette semaine, beaucoup de militants de gauche, d’extrême gauche ou libertaires ont été paralysés ou aveuglés, et ce avant même de connaître l’identité de l’assassin. Ils n’ont pas osé clairement condamner ces meurtres comme un attentat antisémite.

Par conséquent, il est peut-être utile, même si c’est une tâche fastidieuse, de rappeler quels étaient les arguments qui circulaient sur Internet avant que l’identité du tueur ne soit connue et même après les flics eurent découvert qu’il s’agissait d’un Français, musulman peu pratiquant, influencé par une idéologie terroriste-nihiliste comme celle d’Al-Qaïda. Nous avons repéré au moins huit arguments censés expliquer pourquoi cet attentat n’était pas antisémite :

1. Les Arabes et les Juifs sont des « Sémites ». Cette idée baroque est utilisée de façon récurrente dans toutes sortes de cercles de gauche ou d’extrême gauche quand ils discutent du Moyen-Orient, du Maghreb, ou de l’islam. Il faut donc rappeler que ce concept a été utilisé au XIXe siècle pour explorer les proximités entre l’arabe, l’hébreu, le couchitique, le berbère, le tchadien, l’akkadien, le phénicien, l’araméen et les langues éthiopiennes. Tous les historiens rejettent aujourd’hui l’existence d’une race sémitique ou d’un peuple sémite. Seuls certains gauchistes ou libertaires croient encore à ces bizarreries ...

2. Le meurtrier était fou et aurait dû être traité par un psychiatre. Cet argument a été utilisé à la fois par les différentes tendances de la gauche (du Parti socialiste aux trotskystes de Lutte ouvrière), mais aussi par de nombreux intellectuels, rabbins, imams et journalistes (5) . Exactement comme dans le cas de l’attentat d’Anders Behring Breivik en Norvège, le 22 juillet 2011 (voir à ce sujet l’article des Luftmenschen « Aux sources de la conspiration » http://luftmenschen.over-blog.com/a...), les médias essaient de nous dépeindre Mohamed Merah comme un « loup solitaire » et non comme le porteur d’une idéologie fasciste, plus précisément d’une forme particulièrement extrémiste du djihadisme internationaliste, qui de solides points communs avec le fascisme.

3. Mohamed Merah est le produit d’une société capitaliste barbare qui ne respecte pas la vie humaine. Cet argument a été utilisé sur des forums anarchistes par des militants qui voulaient « élever » le débat (je dirais plutôt le dissoudre) à un niveau très abstrait et général, soi-disant dans le but d’éviter toute manipulation par l’État, les médias ou les partis. Il est intéressant de noter que certains anarchistes ont eu une réaction bien plus saine : comme ils vivaient à Toulouse et étaient plus proches de la population locale, ils ont su mieux exprimer leur condamnation explicite et radicale de l’antisémitisme et n’ont pas essayé d’éluder la question en dénonçant une « barbarie » abstraite qui peut servir à « expliquer » tout et n’importe quoi.

4. Mohamed Merah était simplement un criminel particulièrement ignoble et sanguinaire. Cet argument a également été utilisé en janvier 2006 lorsque Ilan Halimi fut kidnappé, séquestré, torturé et finalement tué par Youssouf Fofana et un groupe d’une vingtaine de ses potes africains, arabes, portugais et français vivant à Bagneux. Les médias et l’extrême gauche ont essayé de minimiser ou dissimuler la dimension antisémite de cet assassinat, le réduisant à un acte purement criminel, malgré le fait que Ilan Halimi (simple employé dans une boutique de téléphonie mobile) avait été enlevé parce que ses ravisseurs pensaient que « les Juifs ont de l’argent » et auraient certainement payé une rançon pour libérer un membre de leur « communauté ».

5. « Le racisme nourrit le terrorisme. Cette tragédie est le fruit amer de la politique intérieure et étrangère française. Merah a affirmé qu’il a commis ses meurtres pour venger la mort d’enfants palestiniens (6), et contre l’interdiction du port du foulard dans les écoles, ainsi que contre le rôle de la France dans l’occupation de l’Afghanistan » (Socialist Worker, le journal du SWP britannique, 24 mars 2012). Bien que les enfants français juifs assassinés par Mohamed Merah n’aient aucune responsabilité dans les crimes ou les décisions politiques cités ci-dessus, ces trotskystes britanniques réalisent le sinistre exploit, dans ces deux phrases, d’illustrer de façon abjecte l’incapacité de nombreux groupes d’extrême gauche ou anarchistes de faire face à l’antisémitisme aujourd’hui. Et ces « révolutionnaires » ne réalisent même pas que le lien « logique » qu’ils établissent entre les enfants juifs de Toulouse et la Palestine est exactement le même que celui établi par les « sionistes » qu’ils dénoncent sans arrêt. Les politiciens israéliens déclarent que tous les enfants juifs pourraient être protégés s’ils vivaient en Israël, et les « antisionistes » (comme ceux du SWP) expliquent que les enfants juifs peuvent être « logiquement » tenus pour responsable des actes de l’État israélien (7). Quelle est la différence entre ces deux positions ?

En outre, quand un groupe « révolutionnaire » prend au sérieux les explications « politiques » d’un meurtrier fasciste, on doit se poser des questions sur son sens critique et son degré d’intelligence ... Il est difficile d’aller plus loin dans la déshumanisation des victimes juives et dans la négation de l’antisémitisme.

6. Cet attentat sert les intérêts d’Israël, un État criminel qui se présente comme une victime. Autre variante : « Cet attentat sert les intérêts de Sarkozy pendant sa campagne présidentielle ». (La première réaction de Philippe Poutou, le candidat du Nouveau Parti Anticapitaliste qui a adopté ensuite une meilleure position, fut la suivante : « Ça a l’air d’être un fou, mais ce n’est peut-être pas un hasard si ça arrive en pleine campagne. Il y a peut-être un calcul politique derrière pour faire diversion par rapport à la crise. ») Oui, bien sûr, des politiciens cyniques peuvent dénoncer l’antisémitisme pour servir leur propres intérêts. Mais en aucun cas leur attitude ne devrait nous pousser à rester silencieux ou passifs lorsque des Juifs sont assassinés au nom de la « solidarité avec les Palestiniens » !

7. Partout dans le monde, des enfants sont tués dans les guerres ethniques et religieuses, les interventions impérialistes, etc. Pourquoi faire tant de bruit à propos des victimes de Toulouse (8) ? Il s’agit ici d’une autre version de l’argument qui invoque la « barbarie ». Une façon d’éluder les caractéristiques spécifiques (antisémites) de l’attentat de Toulouse afin de parler d’autre chose. Il est vrai que des enfants sont tués partout sur cette planète, en Palestine ou en Tchétchénie, en Colombie et au Rwanda, et que ces meurtres ne suscitent pas une émotion aussi forte en France ou à l’échelle mondiale. Il est évident que nous devrions réagir beaucoup plus vigoureusement contre les crimes commis dans d’autres pays. Mais il est aussi évident que notre protestation est la plus efficace là où nous vivons et travaillons, pour notre cas, donc, en France.

Notons, enfin, que le thème des Israéliens (donc des Juifs) tueurs d’enfants, très diffusé dans les milieux antisionistes depuis la mort du petit Mohamed al-Dhoura, le 30 septembre 2000, n’a pu qu’alimenter la haine contre tous les Juifs, qu’ils vivent ou non en Israël, qu’ils soient d’accord ou pas avec les gouvernements de ce pays. Cela a donc aussi alimenté la haine contre les enfants juifs, où qu’ils se trouvent. Une donnée élémentaire que beaucoup de militants de gauche et d’extrême gauche, ou anarchistes, refusent d’intégrer dans leurs « raisonnements », ignorant ainsi un des plus vieux mythes antisémites en Occident (9).

8. Si vous qualifiez d’antisémite l’attentat de Mohamed Merah à Toulouse contre une école juive, comment caractérisez-vous alors les autres meurtres qu’il a commis contre des soldats français ? Cet argument est censé coincer ceux qui critiquent l’antisémitisme et les pousser à soutenir... l’armée française, et soutenir ses crimes en Afghanistan et ailleurs. Néanmoins, on peut s’opposer clairement à l’intervention des forces militaires françaises à l’étranger ou en France, sans vouloir tuer un par un tous ses membres ni vouloir soutenir non plus les talibans ... De même qu’on peut critiquer le fonctionnement des forces de police à l’intérieur de la société capitaliste, sans vouloir pour autant que les flics aujourd’hui, sous la domination de la bourgeoisie, cessent d’arrêter les meurtriers et les violeurs...

Ceux qui utilisent cet argument douteux n’ont eux-mêmes aucune solution à proposer sur ce qui doit être fait aujourd’hui, et aucune solution non plus sur la façon dont une future société révolutionnaire devrait réprimer les meurtriers, les agresseurs d’enfants, les violeurs, et les ennemis de classe ou les opposants politiques contre-révolutionnaires qui utilisent la violence.

Cet article commence par une question. Je crains que la réponse soit NON, vu les faibles capacités d’autocritique dans les cercles d’extrême gauche.

Y.C., Ni patrie ni frontières, 26 mars 2012

(Cet article a été précédé de deux courts textes écrits les 19 et 20 mars alors que nous ignorions l’identité du tueur : http://www.mondialisme.org/spip.php... sous le titre « La tuerie de Toulouse est un acte antisémite, n’ergotons pas ! »)

NOTES

1. Comme l’écrit Pierre-André Taguieff (Le Point, 22 mars 2012), « Les antijuifs convaincus voient les juifs comme une espèce de franc-maçonnerie ethnique, pratiquant le népotisme à tous les niveaux, dans tous les domaines. "Ils sont partout", "ils ont le pouvoir", "ils nous manipulent" : thèmes d’accusations fantasmagoriques exprimant une paranoïa socialement banalisée. (...) Le vieil antisémitisme religieux à la française survit dans les classes moyennes et supérieures (pour aller vite), qui prennent soin cependant d’euphémiser leur discours (d’où le peu de visibilité de la judéophobie des élites dans l’espace public). L’antisionisme radical, postulant que tout juif est un sioniste (serait-il caché ou honteux) et visant la destruction de l’État juif, est observable dans tous les milieux sociaux, mais il s’exprime surtout dans certaines mouvances de l’extrême droite et de l’extrême gauche » (jusque-là nous sommes d’accord avec Taguieff ; par contre la suite de son raisonnement dérape, « et bien sûr dans certaines populations issues de l’immigration et spatialement ségréguées, particulièrement soumises à l’endoctrinement et à la propagande islamistes » (le flou et l’imprécision de la formule "certaines populations issues de l’immigration et spatialement ségréguées" permet tous les amalgames islam/banlieue/terrorisme, particulièrement dangereux et néfastes après la tuerie de Toulouse).

2. Sarkozy et son gouvernement ont habilement adopté la même démarche que la gauche, mais, eux, de façon très consciente, d’autant plus qu’ils disposaient des informations fournies par la police et les services de renseignements : il ne faut pas oublier que nous sommes en période de campagne électorale et que tout coup porté contre Le Pen est utile à l’UMP.

3. A l’occasion de la tuerie de Toulouse, on a appris qu’en 1996 une bombe artisanale avait « explosé devant une école juive de Villeurbanne, dix minutes avant la sortie des enfants », ne faisant heureusement aucune victime (Le Monde, 25/26 mars 2012)

4. Un article du site « Mémorial 98 » (http://memorial98.over-blog.com/art...) recense les dérapages de Sarkozy et de membres de l’UMP à propos des Juifs. Le contenu de cette collection de citations ne correspond pas à l’accusation de « négationnisme » que contient le titre du texte. Le négationnisme est en effet une idéologie qui nie la réalité du judéocide et blanchit le nazisme de ses crimes au nom de la lutte contre le totalitarisme stalinien ; elle diffuse un antisémitisme militant qui dénonce un mythique « complot juif » à l’œuvre depuis des siècles et l’État d’Israël comme le fer de lance de cette tentative imaginaire de domination mondiale par l’ « oligarchie américano-sioniste ». Ce que pointe Mémorial98 ce sont plutôt des dérapages qui frôlent l’antisémitisme social.

Par contre, on peut affirmer sans risque d’exagération que Sarkozy, en fustigeant en mars 2007 (http://memorial98.over-blog.com/art... et) « les adeptes de la repentance qui veulent ressusciter les haines du passé en exigeant des fils qu’ils expient les fautes supposées de leur père et de leurs aïeux » et en déclarant que la France n’avait « pas à rougir de son histoire » et, dans un discours au CRIF, que lorsque « Vichy édictait l’immonde statut des Juifs, vous saviez que la République n’était pas dans ce crime et que la France éternelle était plus grande que sa faute du moment », Sarkozy donc en revenant sur les propos de Jacques Chirac (qui, au Vélodrome d’Hiver, en 1995, avait dénoncé le révisionnisme (le négationnisme), l’extrême droite actuelle et « la folie criminelle [qui] a été secondée par des Français, secondée par l’État français ») a contribué à dissimuler les responsabilités de l’État français dans la déportation et le judéocide, ce qui ne peut que favoriser les dérapages antisémites dans l’UMP et dans la société française. Un calcul politicien minable (tendre la main aux électeurs du FN) peut donc avoir des conséquences graves à long terme, quelles que soient les belles intentions affichées aux dîners du CRIF.

On peut aussi, comme le fait Memorial98, souligner que Sarkozy ne comprend rien au nazisme (cf. http://memorial98.over-blog.com/art...) – nous ajouterions volontiers qu’il ne comprend rien non plus au racisme, à la colonisation, à l’esclavage, à l’histoire des civilisations, etc. – et voudrait donc qu’il reste un phénomène incompréhensible. Mais il faut reconnaître que l’on entend ou que l’on lit fréquemment ce genre de propos non seulement chez toutes sortes d’intellectuels de gauche, mais aussi dans la bouche de rabbins ou de responsables de la communauté juive. C’est ainsi que Gilles Bernheim, grand rabbin de France, a déclaré dans une interview à Libération le 23 mars 2011 : « Un meurtre ne s’explique pas. Expliquer un meurtre c’est déjà le légitimer. » Ce qui correspond étrangement à ce qu’avait déclaré Sarkozy la veille à Strasbourg : « Chercher une explication au geste de ce fanatique (...) serait une faute morale impardonnable. »

5. Un « psychopathe » (Nouvel Observateur du 22 mars) ; un « fou d’Allah français » (Le Point du 22 mars) ; un individu qui fait partie des « sadiques pathologiques » (J.P. Reetsma, philosophe et sociologue) ; un « paranoïaque de caractère » (Michel Dubec, psychiatre et psychanalyste auprès des tribunaux) ; « il y a toujours des déséquilibrés mentaux, des jeunes dont l’attitude ne peut s’expliquer que par la psychiatrie » (Tareq Oubrou, grand imam de Bordeaux) ; « quelque chose en dehors de toute compréhension humaine », (Philippe Faucon, réalisateur du film La Désintégration) ; « Je ne vois là rien qui participe de la raison. On bascule dans l’irrationnel » (Ali Magoudi, psychanalyste) ; « la haine démoniaque (...) échappe à la logique de l’utilitarisme. Elle ne sert à rien, elle est même, le plus souvent, contre-productive » (Luc Ferry, philosophe et ex-ministre), etc.

6. Le SWP, tout comme Merah, a une mémoire et une culture politique très sélectives : ainsi il « oublie » les enfants de la famille Fogel assassinés par deux Palestiniens le 11 mars 2011 dans la colonie israélienne d’Itamar (ils avaient respectivement 11 ans, 4 ans et 3 mois, et le Hamas eut le culot de déclarer que leur assassinat pouvait être le fait de colons juifs !). De même quand il évoque Samir Kuntar (http://www.socialistworker. co.uk/article.php ?article_id=9501) il « oublie » de mentionner le meurtre d’une petite fille de 4 ans Einat Haran par ce militant du FLP, accueilli en héros au Liban lors de sa libération, après 28 ans de prison.

7. On retrouve le même raisonnement dans le communiqué des Indigènes de la République (PIR) qui, eux, ont au moins la décence de commencer par exprimer leur solidarité aux familles des victimes, mais qui poursuit dans la même voie que le SWP : « La terrible violence qu’il [Merah] vient de manifester s’est nourrie depuis des années de la raison froide des guerres meurtrières menées par les grandes puissances en Afghanistan, en Irak et ailleurs, avec le soutien de l’État d’Israël. Comment pouvait-on ne pas prévoir qu’un jour tout cela mènerait à des actions violentes dont les Français juifs, constamment identifiés par la propagande israélienne au sionisme, seraient la cible ? »

La question, purement rhétorique que pose le PIR, est une façon contournée de dire que les Juifs de Toulouse l’ont bien cherché, ils n’avaient qu’à ne pas étudier la Torah ni vouloir aller en Israël ou y retourner. Une question particulièrement crapuleuse de la part de gens qui voient la main des « sionistes » (traduire des Juifs) partout, jusque dans les médias français, exactement comme l’extrême droite, et qui exigent en plus que les Juifs se « libèrent » (de quelle façon et avec quelles conséquences ils ne le précisent pas) de leurs liens avec Israël, comme si ces liens étaient uniquement le produit de la « propagande sioniste ».

La conclusion de leur communiqué ne fait que noyer le poisson (technique n°3) : « Anders Behring Breivik et Mohamed Merah ne sont pas des accidents en terre d’Europe. Ils sont l’expression de l’incroyable désordre généré par le système impérialiste et raciste. Ils en sont à la fois des conséquences et des symptômes. En ce sens, Breivik et Merah sont bien des produits de l’Europe. »

Si l’on donne au mot d’« impérialisme » son sens premier et plutôt rudimentaire (volonté d’un État de s’emparer par la violence de nouveaux territoires, limitrophes ou pas), ce phénomène est loin de se limiter à l’Europe. Ou alors, c’est que le PIR n’a jamais entendu parler des conflits territoriaux meurtriers entre la Turquie et la Grèce, l’Iran et l’Irak, l’Irak et le Koweït, l’Inde et le Pakistan, la Chine et la Russie, le Japon et la Chine, etc.

Quant au « racisme » (on remarquera que le mot « antisémitisme » n’est pas utilisé une seule fois dans ce communiqué du PIR, et que par contre il est fait mention de l’« islamophobie » comme si le meurtrier de Montauban et de Toulouse avait eu des motivations islamophobes – encore une fois la technique n°3 !) il n’est pas une spécialité européenne...

Le rapprochement effectué entre Breivik et Merah aurait pu être intéressant si le PIR avait voulu s’interroger sur les différentes formes d’idéologie fasciste ou fascisante aujourd’hui, du néonazisme au djihadisme internationaliste. Mais ici, ce rapprochement n’a qu’une seule fonction, renforcer, contre toute évidence, la thèse de l’islamophobie. En effet, le PIR est incapable de concevoir, donc d’expliquer, comment un « non-Blanc » (pour reprendre son vocabulaire racialiste) peut en arriver à tuer des « Arabes » ou d’autres « non-Blancs », ou comment un musulman peut tuer d’autres musulmans, puisque pour le PIR ceux qui tuent des « Arabes », des « non-Blancs » ou des musulmans sont forcément des « Blancs » catholiques ou protestants...

8. Cet « argument spécieux » rejoint une brève calamiteuse de Lutte ouvrière sur son site national : « À Toulouse et à Montauban, des militaires et des enfants sont tombés sous les balles d’un fou. Cela a fait, et on le comprend, la une de l’actualité durant plusieurs jours. Mais loin d’ici, en Afghanistan, combien de civils, combien d’enfants, ont-ils été tués depuis des années par l’armée française ? Cela n’excuse pas les actes du psychopathe toulousain. Rien ne peut excuser, en effet, le meurtre d’enfants et d’hommes, au nom d’on ne sait quelle vengeance. Mais on ne fait pas autant de battage sur les mitraillages de civils commandés par les chefs des grandes puissances contre des peuples, au nom – osent-ils dire – de la défense de la démocratie. » Le titre « Où est la différence ? » montre bien la volonté de noyer le poisson si répandue à l’extrême gauche. Car, que l’on sache, Lutte ouvrière ne fait guère de « battage » pour empêcher les soldats français d’aller se battre en Afghanistan, pour réclamer le départ des troupes françaises, ni pour dénoncer les « bavures » ou les crimes des armées occidentales dans ce pays lointain.

9. Ils n’ont pas compris la gravité du climat antisémite que leur antisionisme (fondé sur un soutien acritique au nationalisme palestinien et non sur l’unité entre prolétaires juifs et arabes) a contribué à créer, volontairement ou involontairement, en France et à l’échelle mondiale. Comme l’écrit justement (pour une fois) Pierre-André Taguieff : « Être en permanence accusé de connivence ou de complicité avec les "sionistes", assimilés à des "racistes" vivant dans un État pratiquant l’ "apartheid" et se comportant "comme des nazis" à l’égard des Palestiniens, présentés comme de pures "victimes" par des discours de propagande complaisamment diffusés par les médias, cela donne aux enfants juifs de la diaspora le sentiment d’être des cibles potentielles. La honteuse campagne de boycottage multidimensionnel d’Israël va dans le même sens : chaque enfant juif peut se sentir lui-même socialement boycottable ou susceptible d’être désigné comme suspect par tel ou tel commando d’ "indignés" violents, dotés d’une bonne conscience en béton armé. D’où une anxiété liée à la conviction d’être exposé à la stigmatisation ou à l’agression physique. » (Le Point, 22 mars 2012.)

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