Ce texte est paru dans Echanges n°81 (janvier-juin 1996) , en réponse à La valeur sans le travail.
« Je réponds ici à un article paru dans Echanges de juillet-décembre 1995 sur la valeur sans le travail et la revue Temps critiques (TC dans le texte). » D’abord, je m’étonne un peu du ton et de la méthode employés : l’article incriminé est signé de mon nom et non de TC. Nous ne sommes pas plus un groupe politique que ne l’est Echanges, une simple lecture attentive de la revue le montre bien.
» De même le ton polémique particulier rappelle Révolution internationale dans sa lutte perpétuelle contre les faux conseillistes ou les vrais bordiguistes. Enfin, dans la forme, il y a tellement de citations pour appuyer les accusations ou l’argumentation qu’il n’y a plus guère de texte proprement dit.
» A part cela :
» 1 — L’article dégage ce qu’il pense être des tendances, et par exemple, il ne dit jamais qu’il n’existe plus d’exploitation. Il ne dit pas non plus que le prolétariat a disparu, mais que le prolétariat en tant que classe antagoniste a disparu. De même la lutte de classes au sens de Marx. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de luttes ou de conflictualité, comme le montre bien le mouvement de décembre 1995 (cf. aussi la brochure que nous avons publiée). Ces tendances continueront d’ailleurs à être explorées dans la suite que je donne à cet article et qui paraîtra dans le n° 9 de TC, au printemps 1996.
» 2 — Toute la critique que vous faites de mon article est établie sur le fétichisme d’une loi de la valeur, dernier garde-fou d’une orthodoxie de l’économie classique. Si cette loi tombe, tout tombe.
» Un exemple de ce fétichisme est bien donné par la référence à la fameuse, trop fameuse, baisse tendancielle du taux de profit : jusqu’à quand va- t-il baisser, jusqu’où, jusqu’à quand va-t-il être contrecarré ? On ne le saura jamais, car ce n’est pas du domaine de l’argumentation.
» De même, parler de loi de la valeur ne peut se comprendre que si on se réfère au travail productif. Or la distinction n’est pas faite, comme le montre l’exemple des retraites qui est cité. L’allongement de la durée de travail dans le temps ne concerne que les fonctionnaires et assimilés, en grande majorité non productifs. Pour les autres travailleurs du privé, il s’agit d’un allongement de la durée de cotisation et non pas de la durée du travail (on les vire dès cinquante ou cinquante-cinq ans !), ce n’est donc sûrement pas pour en retirer de la plus-value absolue qu’est prise la mesure.
» C’est justement un problème de faux-frais lié au coût général de la reproduction (2).
» 3— La distinction entre création de richesse et accumulation de plus-value me paraît sans objet pour ce qui nous préoccupe. Le but n’est d’ailleurs pas d’accumuler de la plus-value, mais du capital, et ce capital, sous quelque forme qu’il se présente, c’est bien de la richesse.
» A partir du moment où cette richesse ne dépend que de moins en moins de la quantité de travail, il est inutile de tout ramener à la plus-value marxiste.
» Pourquoi cet acharnement à vouloir sauver des bouts d’économies de Marx en en laissant tomber d’autres, subrepticement, alors qu’ils forment un tout (loi d’airain des salaires, paupérisation absolue). Page 44, 2e colonne, il est fait référence, sans rire, aux “tables de la loi du marxisme”.
» 4 — La productivité n’est pas en baisse, mais en hausse, et ce malgré le coût du capital fixe en augmentation, et il me semble qu’il y a un contresens sur ce que j’ai dit en parlant d’intensité d’utilisation du capital fixe : cela produit bel et bien du travail de nuit... mais pas sous la forme de “l’esclavage” du XIXe siècle.
Plus les gens travailleront la nuit, moins ils feront d’heures ! comme c’est déjà un peu le cas partout (3).
» Je ne supporterais pas l’idée de l’accroissement de l’exploitation parce que je ferais disparaître le travail vivant. Je fais pourtant remarquer que le travail salarié est bien plutôt généralisé que supprimé, mais je dis aussi qu’il y a inessentialisation de la force de travail et cela ne produit pas une contradiction de la société du capital au sens où elle ne produirait plus de plus-value, mais parce qu’elle détruit la valeur (sans jeu de mot) qui est au centre de son développement : le travail (sous-entendu : le travail qui transforme le monde et non pas le travail en soi : quand on ne fait plus travailler les flics, comme c’est le cas maintenant, leur situation se dégrade, c’est bien connu, on n’accroît pas l’exploitation ! Pourquoi maintient-on les nombreuses caissières de super-marchés, alors que les moyens de les supprimer existent : pour maintenir l’exploitation, pour extraire la plus-value ? Non, c’est pour le moment une volonté de l’Etat, des dirigeants, afin de sauvegarder les rapports sociaux (4).
» 5 — Que le capitalisme ne réalise pas le communisme, c’est sûr, mais qu’il n’ait pas réalisé toute une partie des tâches dévolues à la transition, c’est beaucoup moins sûr.
» 6 — Je ne suis pas rancunier et je pense toujours qu’Echanges est une bonne revue, très utile, mais dont l’utilité n’est pas identique à celle de TC. Je pense plutôt qu’elles sont complémentaires. Cela ne n’empêchera pas toutefois de formuler une dernière remarque, à nouveau sur la méthode. La critique de G. B. m’a au moins permis de me rendre compte de la complexité de ces questions et surtout de la difficulté qu’il y a à en débattre, des manques de la théorie critique. Elle m’a aussi permis de préciser un peu ma position (qui n’est d’ailleurs pas définitive : je n’ai pas Ricardo et Marx derrière moi pour être sûr de mon coup !).
» Mais qu’a-t-elle permis à G.B. ? de répéter les tables de la loi marxiste, comme il le dit sans humour ? de les agrémenter d’exemples actuels pour rendre plus digérable l’invariance de la théorie ?
» Réellement, je ne crois pas que ce soit la bonne méthode pour y voir plus clair et faire qu’on saisisse mieux ce qui se passe.
J. W.
30 janvier 1996
NOTES
(1) L’auteur de la critique publiée dans Echanges n° 80 a fait une brève réponse. Il y souligne qu’il y a des divergences telles entre les positions ainsi précisées que la poursuite du débat semble sans issue. Il pense que sa propre réponse ne vaut pas la peine d’une publication.
Signalons que Temps Critiques a publié une plaquette sur les mouvements de novembre-décembre 1995, qui peut être obtenue à Temps Critiques contre 10 F (chèque ou timbres).
(2) C’est pour cela aussi que le problème de la valorisation en dehors du travail ou sans le travail se pose au niveau du capital global et de la reproduction d’ensemble de la société du capital, et non au niveau des capitaux particuliers. Ceux-ci subissent les exigences de la reproduction, les taux d’intérêt, les lois du marché et il leur devient plus simple de placer que de produire.
(3) Il n’y a pratiquement que les néo-classiques (... et quelques marxistes) pour utiliser les notions de productivité du capital et du travail comme deux choses distinctes. Là-dessus cf. les travaux de Zarifian et ma remarque à ce propos dans le n° 6-7 de TC.
(4) De même, une simulation américaine estime à près de 40 % du total les licenciements possibles dans l’industrie américaine, sans incidence notable sur la productivité d’ensemble.
» Pourquoi alors ne le font-ils pas ?