Sainte nitouche : Personne hypocrite qui prend des airs innocents et prudes.
Après un long silence, le Collectif Lieux communs vient de répondre au texte « Bye bye Castoriadis » paru en mai 2011 sur le site mondialisme.org http://mondialisme.org/spip.php?art... (cf. la réponse de Lieux communs dans les deux articles suivants « La confusion occidentale » 1 et 2 : http://www.magmaweb.fr/spip/spip.ph... et http://www.magmaweb.fr/spip/spip.ph...).
Malheureusement, ces « castoriadiens » (concept encore plus douteux que celui de « marxistes » !) répondent totalement à côté.
Ils manient joyeusement l’insulte (je serai, selon eux, « simplet, juge, stalinien, commissaire, McCarthy, Torquemada, procureur, grand inquisiteur, commissaire politique, cuistre, garde rouge, délirant, farfelu », et un individu qu’il serait difficile de « guérir ») tout en dénonçant vertueusement les méthodes qu’ils utilisent eux-mêmes, attitude qui n’est paradoxale qu’en apparence tant elle est courante dans les milieux gauchistes et paragauchistes auxquels ils appartiennent, qu’ils fréquentent et dont ils quêtent les louanges.
Ils m’imputent
des positions fantaisistes que je n’ai jamais défendues (pro-islamisme, antifascisme bourgeois ou philostalien et antiracisme libéral, défense du "consumérisme", apologie de la "dissolution des liens sociaux" !) ;
des accusations que je n’ai jamais soutenues (où et quand les ai-je traités de « fascistes » ou « d’extrême droite ? ») ;
ou des proximités idéologiques comiques avec l’islamisme ( !!).
Enfin, ils cachent à leurs lecteurs que la discussion entre nous a commencé bien AVANT la parution de mon texte sur leur Gourou adoré, Cornelius Castoriadis.
Ce maître à penser qui pratiquait fort peu l’« autonomie » dans le groupe qu’il a dirigé (Socialisme ou barbarie). Groupe dans lequel il existait un véritable fossé entre les ouvriers et les employés d’un côté, les chefs intellectuels de l’autre. Gourou qui était un pauvre smicard et vivait dans un HLM de Garges-les-Gonesse, comme tous les penseurs qu’affectionne ce collectif qui se prétend éloigné des « salons militants parisiens » tout en usant de leur langage et de leurs méthodes.
Je publie ci-dessous une lettre écrite en décembre 2010 ou janvier 2011 (je n’ai pas retrouvé la date exacte), plusieurs mois avant le début de la polémique publique entre nous. Cette lettre éclaire l’origine et l’étendue de nos désaccords et les raisons pour lesquelles ce collectif peine à cacher sa misère théorique derrière une avalanche de citations ou de références livresques. Ces références n’impressionneront que les gogos.
Quant à leurs considérations pseudo « anthropologiques » sur les « Blancs », les « Blacks », les « Rebeus », les « juifs », leur banalité et leur vulgarité correspondent bien au titre de leur site : « Lieux communs ». Tout comme leur haine de l’antiracisme, leur antimarxisme primaire fort peu argumenté (il existe, heureusement, des antimarxistes intelligents même si on n’en voit pas beaucoup dans les luttes de classe...), et leur verbiage intellectualisant.
PS. : je place aussi en annexe une autre lettre sur la définition du terme de racisme et le rôle des religions qui éclairera peut-être ma position, du moins aux yeux des lectrices et lecteurs de bonne foi.
Sur la laïcité, les religions, l’islam, l’islamisme, le stalinisme, le trotskysme, l’islamogauchisme, le conflit des civilisations, etc., la revue a publié au moins une centaine d’articles qu’il est impossible de citer ici. Sans compter deux compilations (n° 2 sur l’islam et 5 sur religion et politique) et un recueil de l’Encyclopédie anarchiste sur les religions. Tout lecteur honnête ne pourra que constater la fausseté des accusations absurdes de Lieux communs.
Y.C., Ni patrie ni frontières, 20 décembre 2011
Lettre à Lieux communs (janvier 2011)
Chers amis, plus que d’un questionnaire, je voudrais pointer ici mes impressions générales à la fois sur notre première discussion, sur les textes que X. propose de discuter et sur quelques textes consultés sur votre site. Vous me direz si cela vous intéresse ou pas de discuter de certains points, et ce qui mérite d’être enregistré et reproduit publiquement ou pas. On n’est pas obligés de tout publier si on ne se sent pas très sûrs de ce que l’on a dit, s’il s’agit d’anecdotes trop personnelles, si l’on veut continuer à réfléchir, etc. Mon idée de départ était de discuter de la question de l’identité à partir de vos expériences individuelles et de votre vie dans un lieu géographique (une banlieue populaire) censé être plus sensible aux questions identitaires de populations dites « minoritaires ». Mais on peut déborder de ce cadre…
Lors de notre première rencontre nous avons un peu débroussaillé vos itinéraires individuels et notamment votre perception du racisme par rapport à vos origines variées. Dans les discussions hors micro nous avons abordé beaucoup de sujets à propos desquels j’ignore si vous avez adopté une position commune ou pas. Donc j’utiliserai le plus souvent le vous…
Je trouve que ce serait bien que, dans la discussion, vous continuiez à faire référence à vos expériences militantes pratiques et concrètes, en banlieue ou ailleurs. Je crois que pour un lecteur, c’est le va-et-vient entre des considérations pratiques-personnelles, des expériences collectives et des réflexions ou analyses théoriques et politiques qui est le plus enrichissant. Cela donne une possibilité d’identification ou d’empathie (ou de répulsion !) plus facile que si l’on reste dans le ciel des idées ou des confrontations purement idéologiques détachées de toute pratique.
1) Ce qui m’a frappé c’est à quel point vous utilisez sans problèmes tous les pseudo-concepts de « Black », « Blanc », « Beur » forgés par SOS Racisme et la gauche antiraciste.
S’agit-il seulement d’une question de génération, ou alors d’une facilité de langage (c’est vrai que « Franco-Algérien » fait plus snob que « Rebeu » et est plus long) ou d’une divergence politique importante entre nous ? Si j’en crois d’autres aspects de la discussion je pencherais plutôt pour la seconde hypothèse.
2) Je vois une contradiction entre votre position universaliste de principe et l’emploi systématique de ces pseudo-concepts qui ont conduit à racialiser la population française, initiative prise paradoxalement par les antiracistes des années 80, voire peut-être un peu avant – je l’ignore. Voyez-vous une contradiction entre votre position universaliste et votre vocabulaire racialisant ?
3) J’ai été surpris par vos considérations générales sur les « Arabes », les « Français », les « Blancs », pour ne pas parler des réflexions de X. sur les « Juifs » (ou les juifs ?) peuple raciste puisque peuple élu et parce que la religion juive serait fondée sur la mère. Ce type d’affirmation me semble reposer sur une ignorance de la complexité de la diversité du judaïsme, d’une part, et de la multiplicité des définitions du mot juif (religion) ou Juif (peuple). Sans compter qu’il s’agit d’un des lieux communs de l’antisémitisme… D’autre part, si cette « conception » du racisme vient uniquement de la lecture de l’article de Castoriadis reproduit sur votre site, ce n’est pas sérieux (cf. mon point 7 ci-dessous).
Plus largement il me semble que parler des « Arabes », des « Français », des « Blancs », etc., c’est tourner le dos au vocabulaire de classe. Est-ce délibéré de votre part ? Rejetez-vous l’existence des classes sociales et de la lutte de classe ? On ne va peut-être pas s’engager dans un débat sur la validité ou pas du marxisme, d’autant plus que je ne crois pas en sa scientificité ni à un sens de l’Histoire particulier, donc je ne serais pas un avocat très convaincu du marxisme. Je dirai simplement que j’ai appris très tôt à « parler marxiste », donc que c’est plus facile pour moi de regarder la réalité avec des lunettes marxistes, et que surtout l’opposition fondamentale entre prolétaires et gestionnaires capitalistes ou bourgeois me semble fondamentale (opposition d’ailleurs découverte par les historiens bourgeois de la Révolution française, comme l’explique Engels). Je pense aussi que les différences d’intérêts sociaux et de position dans les rapports de production entre les ouvriers, d’un côté et la petite-bourgeoisie salariée ou nouvelle petite bourgeoise, de l’autre – nouvelle par rapport à l’ancienne (artisans, commerçants) sont fondamentaux pour l’analyse politique des mouvements sociaux et des organisations politiques.
Donc pour revenir à mon interrogation, il me semble que vous privilégiez l’appartenance ethnique ou religieuse ou nationale par rapport à l’appartenance à des classes sociales aux intérêts antagonistes. Me trompe-je ?
4) En lisant les textes parus sur le site Lieux communs je vois que vous n’hésitez pas à utiliser des notions réactionnaires comme celle de « peuple » ou de « nation ». Il me semble qu’il y a une continuité entre votre racialisation « spontanée » de la population française (l’usage de termes comme « Blacks », « Blancs », « Beurs »), votre croyance en l’existence de « peuples » et de « nations », et vos références à une certaine conception de l’anthropologie. Tout cela vous conduit à essentialiser les peuples, les nations, les catégories ethniques ou raciales ou religieuses. Dans ce cadre intellectuel-là, traditionnellement réactionnaire, vos références à l’autonomie ou à la démocratie directe me semblent arriver comme un cheveu sur la soupe. Ou comme un mélange dangereux entre des conceptions réactionnaires et une vieille idée du mouvement ouvrier traditionnel.
5) Vos références principales sur votre site sont Castoriadis et Fargette. Commençons par Fargette, dont j’ai lu tous les écrits depuis les années 80. Guy est (ou a été ? je ne sais pas bien) un ami (Depuis, Guy Fargette a rédigé plusieurs articles calomnieux et remplis d’inexactitudes et d’affabulations à mon égard, Y.C., décembre 2011). Nous avons discuté politique pendant plus de 10 ans et c’est grâce à nos discussions que j’ai repris goût à la réflexion politique. Je lui dois donc beaucoup sur le plan moral et politique. Nos discussions ont commencé en 1991 et ont dû se poursuivre jusqu’en 2004/2006. Au départ, nous nous réunissions pour échanger des idées, des lectures, et casser du sucre sur le dos des gauchistes. Bref, pour moi, évacuer mes déceptions et mon ressentiment contre LO, mes camarades de Combat communiste qui m’avaient déçu et démoralisé (j’étais dans une posture de victime, bien propre au ressentiment), etc. Bref une fonction quasiment thérapeutique. Mon impression est que nous partagions un certain pessimisme sur l’homme et la nature humaine et sur l’impossibilité d’une transformation révolutionnaire immédiate ou rapide. Lors de nos dernières conversations il avait plutôt tendance à considérer qu’il faudrait au moins un siècle pour qu’on commence à y voir plus clair.
Ce qui m’a frappé, mais je ne m’en suis pas rendu compte clairement même si cela perçait un peu dans mon interview de lui en 2004 à propos de Huntington (http://www.mondialisme.org/spip.php...), c’est qu’il essentialisait beaucoup les civilisations et les peuples. J’ai l’impression que progressivement il s’est orienté vers des jugements de plus en plus négatifs envers les personnes « de culture arabo-musulmane », jugements négatifs qui se sont exprimés à la fois dans ses considérations géopolitiques de plus en plus catastrophistes sur l’islam politique, voire l’islam tout court , et dans son analyse des émeutes de 2005 et dans son opinion sur l’immigration en France. Je ne pense pas qu’il soit devenu raciste, au sens militant du terme, mais je crains que son hypersensibilité par rapport aux actes d’incivilité, aux petits chocs culturels ou tout simplement aux chocs de classe entre petits bourgeois, prolétaires et sous-prolétaires dans les quartiers populaires, l’ait conduit à généraliser de façon abusive à partir de faits divers, d’anecdotes, de façon à renforcer encore son pessimisme historique et à analyser certains événements qui ont touché son entourage immédiat. (Comme je vous l’ai dit, à partir de la même démarche construite sur 3 incidents survenus avec entre mon fils et ses copains, d’un côté, des jeunes Africains ou Franco-Africains en une dizaine d’années, de l’autre mon fils et moi pourrions facilement construire des réflexions « anthropologiques » sur l’incapacité des « Noirs » à vivre en bonne entente avec les « Blancs » dans le 14e arrondissement de Paris).
J’ignore quels sont vos points d’accord et de désaccord avec lui, et ce type de démarche peu rigoureuse, mais je remarque que vous avez cité pas mal d’anecdotes personnelles mais jamais fait allusion aux innombrables études sur les discriminations en France.
6) Pour ce qui concerne votre autre référence, à ma connaissance, Castoriadis d’un point de vue politique, quand il s’est dégagé de Socialisme ou barbarie, n’a rien fait d’autre que donner une caution intellectuelle de gauche à la bureaucratie de la CFDT. En bon disciple de Marx, j’ai tendance à juger les gens plus par ce qu’ils font que par ce qu’ils disent ou écrivent. D’où ma très grande méfiance vis-à-vis du rôle des intellectuels professionnels dans les luttes politiques et sociales. J’avoue ne pas déceler l’intérêt des analyses de Castoriadis pour la lutte politique quotidienne. La lutte pour les droits démocratiques, pour l’autonomie des mouvements face à la bureaucratie, ce ne sont pas vraiment des idées inventées par Casto. Ce sont des questions que j’avais déjà posées à Guy qui m’avait conseillé de lire l’un des Carrefours du labyrinthe (le 4 ? Je ne me souviens plus). En le refermant, c’est un peu comme avec les bouquins de Foucault, j’ai eu l’impression que l’on pouvait en tirer bien des conclusions politiques différentes voire opposées. Mais je n’ai perçu aucune indication radicalement nouvelle pour le combat contre la domination capitaliste, à l’intérieur ou à l’extérieur des lieux de travail, principal objet de mes préoccupations, puisque je ne suis pas un auteur de théories originales mais un militant qui veut agir ici et maintenant.
Castoriadis à ma connaissance ne s’intéressait pas à l’histoire du mouvement ouvrier concret dans la seconde moitié du 20e siècle (à part sa collaboration catastrophique avec Mothé à la revue de la CFDT) et je ne vois pas bien ce qu’il peut nous apporter pour lutter différemment aujourd’hui. À vous de me le préciser.
7) Castoriadis et le racisme. Son texte (http://www.magmaweb.fr/spip/spip.ph...) est consternant : on retrouve bien son côté arrogant (tout le monde sauf moi n’a rien compris au racisme) décrit par ceux qui l’ont côtoyé dans SOB, le tout pour nous servir une analyse totalement ahistorique du racisme. Quand il parle de la religion juive il cite l’Ancien Testament (source historique très fiable comme chacun sait !) et quand il nous parle du conflit entre la Grèce et la Turquie pendant la Première Guerre mondiale il « oublie » qu’un million de Turcs et un million de Grecs ont été expulsés de chacun de ces deux pays, et que au moins 350 000 Grecs ont été liquidés physiquement soit par le travail forcé, soit par des marches forcées, soit de façon classique. Il est difficile de raconter plus de contre-vérités en quelques lignes – et ce de façon délibérée car ces massacres sont encore l’objet de tensions entre les deux pays (je rappelle que la Turquie a massé aujourd’hui des centaines de milliers d’hommes le long de ses côtes et que la Grèce fait pareil dans les îles qui sont proches de la Turquie) et qu’il lui était impossible de l’ignorer quand il a écrit ce texte.
Sur le « fond », sa définition du racisme comme haine de l’autre, il s’agit d’une définition d’ordre purement psychologique, elle gomme la différence entre racisme, nationalisme et xénophobie, ce qui est déjà incroyablement léger (mais pas étonnant pour un psy qui croit que sa discipline peut tout expliquer, de l’intime au social). Pire, elle annonce la mode catastrophique de l’expression « racisme » dans toutes les situations : racisme anti homo, anti gros, anti nains, anti aveugles, anti sourds, etc.
Il existe de nombreux historiens sérieux de l’évolution du racisme, des théories racistes, des pratiques racistes, etc. Quand Castoriadis dit qu’il n’a rien à ajouter à ce qu’ils ont écrit, ce n’est pas le cas : il raye d’un trait de plume le travail de tous ces historiens, pour y substituer sa propre confusion et sa propre ignorance.
8) J’ai constaté, lors de notre discussion, un certain antigauchisme que je qualifierai de caricatural ou d’élitiste. Rassurez-vous, j’ai la même impression en discutant avec Jacques Wajnstezjn (de Temps critiques) qui est un très bon ami. Ou avec les copains d’Echanges et mouvements avec lesquels j’ai beaucoup de points communs.
Dans l’appréciation de l’extrême gauche je vois plusieurs attitudes possibles :
Celle de Fargette. On va vers une quatrième guerre mondiale, le mouvement ouvrier est mort, il faudra peut-être un siècle pour que quelque chose apparaisse. Les gauchistes sont nuisibles (encore plus nuisibles que les staliniens et les sociaux démocrates) car ils empêchent toute réflexion critique et perpétuent des pratiques crypto-staliniennes dans les luttes. Il faut les dénoncer ou mieux les ignorer.
Celle d’Echanges. Les gauchistes en tant qu’individus peuvent être des gens militants, qui font pleinement partie des combats de classe, etc. Donc pas d’exclusive ni de sectarisme vis-à-vis des individus. Mais aucun intérêt pour les groupes incapables de se réformer de leurs tares congénitales. De toute façon la classe ouvrière fera le tri et le ménage dans tout cela, inutile de se prendre la tête avec les organisations et leurs analyses, voire leurs actions. Tout ce qui compte c’est les luttes sociales et les grèves.
Celle de Temps critiques. Les classes sociales sont en voie de disparition. Ce sont les individus les plus révoltés qui feront la révolution de demain. Sur leur chemin ils rencontreront les organisations gauchistes (comme adversaires). Tout ce qu’il y a d’intéressant dans les mouvements sociaux se déroule en dehors et contre les gauchistes.
La mienne, enfin plutôt, mes démarches pratiques : susciter le débat avec tous ceux qui ont envie de débattre, gauchistes ou anarchistes. Tenter de donner à travers la revue des repères historiques et théoriques qui dépassent les frontières organisationnelles. Observer ce qui se passe dans les groupes, lire leur presse, rencontrer leurs militants, organiser des débats. Vérifier l’existence dans d’autres pays d’organisations politiques nouvelles qui tentent de résoudre les questions que nous n’avons pas su résoudre ici en France. The Commune en Angleterre, Doorbrak en Hollande, Wildcat en Allemagne, etc. Prendre contact avec des individus dans d’autres pays pour tisser des liens et observer ce qui se passe dans les luttes de classe mais aussi dans les organisations politiques anarchistes ou d’extrême gauche sans exclusive. Il me semble totalement impossible d’avancer dans un cadre théorique et politique purement franco-français, comme j’ai l’impression que vous le faites. Il faut non seulement sortir des frontières organisationnelles, ou des frontières entre les courants de pensée au sein de l’Hexagone, mais aussi sortir des frontières nationales pour penser à la fois le monde et la réalité locale dans laquelle nous vivons.
9) La question du ressentiment. Il me semble que souvent l’engagement politique est lié à une révolte, mêlée de ressentiment, contre une injustice personnellement vécue ou vécue par des gens très proches. Pour ma part, la question du racisme, subi directement en France à l’école, à l’armée ou dans la vie sociale plus tard, et de mon identification aux souffrances des Noirs Américains ; et ma révolte, partagée avec mes copains de lycée, tous juifs ou Juifs, contre l’antisémitisme historique, révolte et indignation qui s’est transformée en un impératif éthique absolu, à la limite plus important que la frontière de classe – et pour cause, puisque je ne suis pas un prolétaire, ni issu d’un milieu de prolétaires.
Dans nos discussions enregistrées ou pas j’ai eu l’impression que les sentiments et les ressentiments des uns et des autres ont joué un rôle dans votre évolution politique. Celui qui s’est le plus exprimé X., est évidemment aussi celui qui s’est le plus exposé à la critique, que ce soit par ses réflexions sur les « juifs racistes », les « musulmans intolérants », les « Arabes racistes », etc. On ne va pas se psychanalyser mutuellement, ou faire un groupe de parole (quoique…) mais ce serait intéressant de mettre sur la table ces va-et-vient entre vécu personnel et théorisation, comme motivation de votre engagement ensemble.
Pour l’un d’entre vous, par exemple ses expériences négatives avec des musulmans de sa famille ou avec des « Arabes » de sa cité en raison de ses liens avec un Franco-Français.
Pour un autre d’entre vous, son malaise face au racisme anti-gaulois, ou en tout cas à des formes de réaction idiotes contre le racisme anti-Arabes (crachats, racket interrompu pour cause d’appartenance à la bonne « ethnie », etc.).
Je ne sais pas comment on pourrait exposer toutes ces questions sans tomber dans le pathos, mais je pense qu’il faudrait discuter de nos ressentis et ressentiments respectifs.
10) Vous n’avez pas expliqué jusqu’ici si vous formez un groupe et dans ce cas quel genre de groupe. Etes-vous juste des copains qui s’aiment bien et ont des points communs ou avez-vous un objectif politique commun défini ?
11) Sur la hiérarchie entre les cultures et les civilisations. Je crois (avec l’aide des écrits de Jean-Louis Amselle, anthropologue) que cette question est biaisée. Et que vous (tu ?) êtes tombés dans le piège en vous posant des questions du type : où a été posée la question de la critique de l’esclavage ? de la critique des religions ? de la laïcité ?
D’une part, il faudrait avoir une solide culture historique pour bien situer la première fois où telle ou telle question philosophique, sociologique ou économique s’est posée. Et si l’on se livrait à cet exercice nécessitant des connaissances encyclopédiques et la maîtrise de plusieurs langues (je me souviens d’un prof d’histoire à la fac nous expliquant que la production historique de la Chine sur elle-même avant 1949 dépassait en volume tout ce que l’Occident avait produit sur lui-même depuis ses origines…), je ne suis pas convaincu que le résultat de ces recherches titanesques aurait beaucoup d’intérêt… ou qu’il ne serait pas remis en cause, chaque fois que les connaissances progresseraient.
D’autre part, cette démarche aboutit toujours à considérer qu’une question est posée en dehors de toute influence extérieure, étrangère, dans un seul lieu à la fois, et non dans plusieurs (on sait pourtant que pour ce qui concerne les découvertes scientifiques, elles sont très souvent effectuées dans plusieurs pays différents au cours d’un intervalle de temps rapproché. Pourquoi en serait-il différemment en matière philosophique ou politique ?). Donc on définit une culture pure, vierge de toute influence externe, par exemple la culture grecque et on décrète sa prétendue supériorité sur toutes les autres.
Ou alors on décrète comme critère de civilisation l’existence de l’écriture et alors forcément les Africains sont des êtres d’une culture inférieure, etc.
Ce qu’il y a d’amusant c’est qu’avec ce type de critères on pourrait en déduire l’infériorité irrémédiable des femmes dans la contribution à la pensée philosophique, économique, sociologique, scientifique voire à la littérature. Elles n’ont rien produit de significatif dans l’histoire de la pensée avant le 20e siècle, donc elles sont mentalement inférieures. Et quelques statistiques sur les différences de réussite entre filles et garçons dans les matières scientifiques actuelles ne nuiraient pas du tout à une telle démonstration….
Il vaut mieux donc concevoir les cultures et les civilisations (si l’on tient absolument à raisonner en ces termes, ce qui ne m’intéresse guère aujourd’hui) non pas comme des blocs monolithiques, ou comme des phénomènes ayant nécessairement dû apparaître à tel endroit et à telle époque en raison de leur supériorité, mais comme les produits de toute une série d’interactions internes et externes. Et quand on dresse la liste de ces interactions (par exemple, pour la civilisation musulmane du 9e au 11e siècle en Irak), on se rend compte qu’il n’y a aucune civilisation pure ou supérieure aux autres.
12) Sur la notion de nation en France. Comme l’explique Amselle, la notion de nation a toujours eu une base raciologique depuis la Révolution française. Qu’il s’agisse du mélange des « races » gauloise (populaire) et franque (aristocratique), des juifs et des catholiques (pour diluer la « race » juive, etc.), des mélanges entre Polonais et Français, Italiens et Français, etc.
Où l’on revient à ma première question sur l’usage répété et à mon avis abusif de termes comme « Renois », « Rebeus », « Arabes », « Français », etc.
En fait, à chaque étape de l’histoire de France il y a toujours eu des « races » jugées assimilables et d’autres inassimilables. À chaque étape de l’histoire de la plupart des pays d’ailleurs (à l’exception de quelques îles coupées de tout), il y a eu des réactions de rejet des envahisseurs, des migrants, des étrangers. Progressivement le brassage s’est fait, et à chaque fois l’identité des peuples puis des nations a été redéfinie de façon absolument arbitraire et idéalisée. Raison de plus pour se méfier et des catégories racialisantes actuelles et des vaines tentatives de définir une identité nationale, de gauche ou de droite, peu importe. De toute façon, ce travail est fait par les classes dominantes et les intellos à leur service. Nous avons d’autres choses plus importantes à faire, il me semble, qu’à nous intéresser à l’âme des peuples ou des nations, comme le font les réacs de tout bord depuis 200 ans. Il me semble prioritaire de sortir de nos barrières mentales et politiques nationales, de découvrir d’autres réalités nationales, d’atteindre à l’universel, pour ensuite mieux comprendre la dimension locale dans laquelle nous vivons.
13) Le modèle républicain laïque français pseudo universaliste est un modèle fondamentalement catholique. Dans son hostilité actuelle à l’islam et aux musulmans qui vivent sur son sol, il y a le refus de reconnaître que ce modèle laïque privilégie de fait une religion au détriment des autres. Il y a aussi le refus de reconnaître qu’il s’est imposé par la force militaire au sein de ses frontières, en Europe et hors d’Europe. Il suffit de voir les analyses marxistes sur le rôle positif de Bonaparte, voire de Napoléon, par exemple… La laïcité présente des avantages pour nous athées, mais il me semble important d’en connaître les limites, et surtout de nous rendre compte qu’elle n’a aucun équivalent ailleurs.
14) L’antiracisme comme ennemi principal. Comme c’est surtout X. qui s’est exprimé à ce sujet, je vais donc passer du vous au tu. Tu as reconnu toi-même que tu étais tombé dans le chaudron antiraciste très tôt et que tu as été très déçu du décalage entre le discours et la réalité (les faits purs n’existent pas vraiment, nous les construisons avec nos instruments d’analyse, nos sentiments, nos sens, etc. ; les mêmes mésaventures qui te sont arrivées ne produisent pas automatiquement chez tous les individus les mêmes conceptions ou réactions). Malheureusement, tu raisonnes comme Taguieff ou Finkielkraut (deux personnes qui ont tendance comme Fargette à penser qu’il faut prendre une posture opposée à toutes les modes de gauche ou gauchistes pour s’approcher de la vérité) si tu penses que le discours antiraciste serait l’ennemi principal à abattre. Dans ton histoire personnelle peut-être mais ce n’est à mon avis qu’une conséquence et non une cause de la difficulté à penser un changement révolutionnaire.
Ce ne sont pas les catégories morales ou racialisantes des antiracistes qui bloquent la lutte de classe, ou la lutte pour un changement social radical. C’est plutôt parce que la lutte de classe s’est bloquée durant les années 70, que la crise se maintient et se développe depuis plus de 30 ans sans que l’on en voie la fin, que la classe ouvrière est de plus en plus fragmentée, et que d’un autre côté le monde est de plus en plus globalisé, que ces théories identitaires ont du succès dans un pays comme la France aux traditions jusqu’ici très différentes (républicaines-assimilationnistes-et négationnistes des différences entre les individus, entre les groupes sociaux ou ethniques).
Les 5,5 millions de gens qui votent FN ou les 20 millions qui votent Sarkozy, les dizaines de groupes fascistes ou fascisants qui existent en France, les partis nationaux-populistes qui croissent dans toute l’Europe m’inquiètent beaucoup plus que les intellos multiculturalistes ou SOS Racisme…. Ce sont eux qui m’ont déjà poussé à partir de France une fois tant je sentais l’atmosphère devenir irrespirable en 1983-84. Pas les antiracistes bêlants et décérébrés.
Y.C., décembre 2010 ou janvier 2011
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Quelques précisions à propos du racisme et du rôle des religions
(Cette lettre tentait de répondre à des lecteurs qui traçaient un trait d’égalité entre racisme et religion.)
Ce sont des questions compliquées mais il me semble qu’il faut différencier
a) le racisme fondé sur une hiérarchie pseudo-scientifique. Ce racisme-là est différent de la xénophobie (la difficulté à accepter un étranger, l’étranger pouvant parfois être très semblable physiquement à soi, voire même religieusement). Le racisme contre les Africains et les Antillais relève de la première catégorie. Celui contre les Espagnols et les Italiens de la seconde, donc de la xénophobie.
b) le "racisme ordinaire" : les conneries qu’on entend tous les jours au boulot, dans le métro, par des gens que l’on ne connaît pas ou des amis. Seule une bonne connaissance des gens qui profèrent ces âneries permet de décider de la bonne tactique à adopter. Est-ce que ce sont juste des remarques isolées, par ailleurs totalement contradictoires avec leur comportement personnel (mariage ou cohabitation avec quelqu’un que ces gens devraient en théorie détester, solidarité pratique sans oeillères raciales ou racistes, etc.), si c’est le reflet de leur ignorance, de leur stupidité, ou s’ils sont des militants qui pratiquent la ségrégation au boulot, au café, etc. (par exemple s’ils changent de place dans le métro, ou s’ils font un scandale dans un café ou un restau ou à la cantine), et enfin s’ils appartiennent ou pas à un parti xénophobe, raciste ou fasciste.
c) le racisme idéologique et politique : celui qui est théorisé de façon tout ce qu’il y a de plus claire par des gens qui ont un projet politique. Si l’on ne se livre pas à cette différenciation alors effectivement tout le monde est « raciste », ou presque, à un moment ou un autre.
Ou alors le racisme n’est qu’une étiquette que l’on colle pour discréditer l’autre, sans approfondir ses motivations, les ressorts de son idéologie, les possibilités de le faire évoluer. Et à ce moment-là on peut encore élargir la définition : on parle alors de racisme anti-gros, anti-blondes, anti-homos, etc. Une fois ces distinctions faites, il faut admettre que la différence entre la xénophobie, le racisme ordinaire et le racisme scientifique qui sous-tend une activité politique tient parfois à une feuille de papier à cigarette.
On a tous autour de nous des gens qui tiennent des réflexions xénophobes. Premier test : quand on réagit face à une réflexion « raciste », que se passe-t-il ? A la fois chez la personne visée et chez ceux qui sont autour ? C’est un bon moyen parfois de mesurer la nature et l’ampleur du mal. Quand le mec ou la nana s’enfonce dans des raisonnements de plus en plus glauques, on a moins de doutes que lorsque le personne se rend compte qu’elle a dit une connerie ou n’avait pas réfléchi à ce qu’elle a dit ou écrit. Autre test : quand une personne que l’on pense ou croit raciste ou xénophobe se trouve face à un acte flagrant de discrimination devant ses yeux, que fait-elle ?
C’est pourquoi je propose de restreindre l’usage du mot racisme et de ne pas le banaliser..... Certains prétendent que le racisme se réduirait à la haine de l’autre, et emportés par cette explication psychologisante, prétendent que la Bible serait le premier « document raciste ».
Pour ce qui concerne les haines religieuses, il y a, il me semble, une grande différence entre la haine, ou dans un registre mineur le mépris ou la discrimination vis-à-vis de gens d’une autre religion. L’opprimé peut toujours se convertir. Et l’oppresseur aussi d’ailleurs (cf. ce qui s’est passé avec les conquêtes arabes). Cela fait quand même une sacrée différence : celle d’un choix (certes fait sous la pression) entre la conversion et la non-conversion (dans ce cas, il y a aussi des sous-choix : entrer dans la clandestinité comme les chrétiens à une époque, faire semblant de se convertir comme les marranes, adopter avec enthousiasme la foi de l’envahisseur, accepter des discriminations comme celles du statut de dhimmi, etc.).
Le problème du racisme est qu’il ne laisse aucune chance de rédemption à la victime. Il doit intérioriser son infériorité physique, mentale, culturelle, etc. Et il n’y a pas de choix possible. Un "Noir" ne peut pas devenir "Blanc" (même si les Indigènes de la République parlent de « bounties »), un "Arabe" ou un "Asiatique" ne peut pas devenir un "Gaulois", etc.
Il y a bien sûr des moments où les Eglises constituées mènent ou accompagnent des guerres, des conquêtes meurtrières et des massacres (donc au niveau de ceux qui meurent cela ne fait pas une grande différence !) mais ce n’est pas le fonctionnement quotidien ou normal des religions. D’ailleurs la conquête des Amériques s’est faite au nom de la conversion pas de l’extermination.... Dans la réalité évidemment cela était plus compliqué, mais il n’y avait de volonté exterminatrice théorisée, plutôt un long chemin de croix vers la rédemption des indigènes, que les Eglises chrétiennes continuent d’ailleurs fort brillamment à mener en Afrique et en Amérique latine en intégrant désormais des gens de toutes les « couleurs » au sein de leurs hiérarchies.
De plus toutes les religions reposent une conception de l’égalité des hommes (pas des êtres humains, donc elles sont plutôt mysogines ; elles excluent la moitié de l’humanité, mais là aussi elles ont évolué), ce qui n’est pas le cas des théories raciales. A partir d’une pratique religieuse, ou d’une idéologie religieuse, il est plus facile d’aller vers un certain égalitarisme (ce n’est pas un hasard si les marxistes et même les situs se sont intéressés aux hérésies religieuses), qu’à partir d’une théorie raciale et raciste.
Je ne connais pas d’exemple de mouvement raciste qui ait débouché sur un mouvement social égalitaire ou égalitariste. Par contre, au sein des religions il y a toujours eu des tendances égalitaires ou égalitaristes qui débouchaient sur des pratiques. La plus récente étant les communautés ecclésiales de base au Brésil qui ont joué un rôle fondamental sous la dictature dans la renaissance du mouvement ouvrier.
Les théories xénophobes ou racistes ne donnent aucun choix à celui qui est désigné comme "étranger", "de couleur", etc. Je persiste à penser que ce que l’on appelle en termes sophistiqués "l’essentialisation" est un des fondements du racisme et de la xénophobie, pas des idéologies religieuses qui ont une vocation inclusive et non exclusive.
Dans la pratique, bien sûr, c’est différent : les gens se massacrent "au nom" d’idées religieuses, mais c’est en fait d’autres intérêts qu’ils servent que ceux de leur "Eglise" : ceux d’un clan, d’une tribu, d’un Etat, d’une classe dominante, d’un Empire, les idées religieuses se mélangent alors avec des préjugés racistes ou xénophobes (cf. les luttes dites tribales en Afrique où des éleveurs chrétiens de l’ethnie X s’affrontent avec des paysans musulmans de l’ethnie Y).
Ce qui caractérise l’humanité au moins jusqu’au 18e siècle c’est la confusion entre religion et politique. Mais du moins dans les pays européens, cette confusion tend à s’estomper depuis deux siècles, même s’il y a toujours des retours en arrière. C’est une des difficultés avec l’islam politique au sens large (qui continue à confondre politique et religion) mais je pense que c’est le dernier sursaut d’un adversaire moribond et que la laïcisation, ou la sécularisation, du monde va se poursuivre, y compris au Proche et au Moyen Orient
Je ne pense pas que la religion soit la principale source d’amour de l’humanité (comme le pensent les religieux), pas plus qu’elle n’est la principale source des guerres, si tant est qu’il y ait une seule cause aux conflits entre Etats, tribus, nations, etc.
Les religions sont des idéologies qui servent généralement les pouvoirs établis, mais elles abritent toujours des courants contestataires, plus ou moins importants, qui, au nom justement de « l’amour » de l’humanité, prétendent canaliser la « haine » des exploités contre les exploiteurs pour arriver à une société plus juste, plus harmonieuse, fondée sur des compromis sages et non sanglants.
Y.C., 2010 (?)