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« Occupy Wall Street », une impasse populiste de gauche ?

mercredi 14 décembre 2011

Nous publions ci-dessous (dans Echanges n° 138) une lettre adressée à un camarade français par W. B., un camarade américain, qui entre le début de son écrit, rédigé début octobre, et son post-scriptum, a légèrement modifié son jugement.

Je suis un peu surpris par ta première réaction (sceptique) face au mouvement Occupy Wall Street. Mais tes questions tombent à pic : j’ai ouvert ton courriel environ dix minutes après une conversation téléphonique avec mon camarade et ami G. H. (1). Nous avions discuté entre autres de ce mouvement.

Je me propose moi-même comme une source (tu pourras juger par toi-même d’après ce que j’écris si je suis en effet qualifié comme source). Je traiterai tes questions en trois parties. (Je ferai ainsi, d’abord parce que je suis fermement convaincu de l’importance de ce type d’échanges ; deuxièmement, par courtoisie entre camarades ; enfin parce qu’une telle démarche m’aide à éclaircir mes idées.)

Dans la première partie, je poserai simplement notre jugement sur Occupy Wall Street et les raisons pour lesquelles nous l’avons.

(Je dis « nous », pour Gifford et moi, pour les raisons qui apparaîtront plus loin). Dans la deuxième partie, je tenterai d’expliquer ces raisons dans une rapide analyse de la classe ouvrière aux Etats-Unis et de (certains aspects de) la société américaine. Dans la troisième partie, je parlerai du tract de PI, et de ce que nous en pensons. Ce qui m’obligera à dire quelques mots sur la gauche révolutionnaire et communiste aux Etats-Unis, telle qu’elle est. Peut-être pourrai-je fournir dans ces remarques quelques aperçus sur les Etats-Unis que tu ne trouveras pas ailleurs.

Pour le moment, mon jugement sur le mouvement Occupy Wall Street est plutôt positif.

Nous pensons :

a) que c’est la première expression généralisée de la colère, pour une grande part de la classe ouvrière, contre l’ampleur de la crise aux Etats-Unis ;

b) alors même qu’il est non-programmatique, sans revendications et sans leaders, il démontre qu’il n’y a pas d’organisations avec programme… celui de la gauche, celui de la droite (aux Etats-Unis, dans cette conjoncture, une telle considération est importante), et, par-dessus tout, les partis politiques établis du capital… qui peuvent satisfaire les besoins, les aspirations et les désirs que ce mouvement a concrétisés ; et

c) il dévoile tous les faux-fuyants, les obstructions et les mystifications qui nient, cachent ou minimisent la profondeur de la crise et qui sont sans cesse et sans fin mises en avant dans les médias.

Point a)

Nous utilisons le terme « crise » dans un sens large, se référant à toute la série d’événements survenus dans le monde capitaliste depuis la fin 2007 mais dont l’acmé fut l’effondrement de Lehman Brothers en septembre 2008. Ces développements ont commencé par la fermeture de sites de production partout dans le monde, des ruptures d’échanges commerciaux, et la rapide diminution des volumes globalement échangés (septembre 2008-février 2009). De plus amples développements incluent le renflouement de nombreuses institutions financières par le transfert de leur dette vers le budget des Etats (« secteur public ») ; des « mesures de relance » de la part d’Etats petits ou grands dans le monde ; des « reprises économiques » temporaires ; « reprise » qui cale ; l’énorme accroissement de la « dette souveraine » et l’absence de toute solution à ce problème pour la bourgeoisie ; les attaques massives contre les travailleurs sous le nom d’austérité ; et maintenant, avec la poursuite de ces attaques, l’échec de toutes ces réponses capitalistes et le retour imminent à la crise ouverte.

Dans l’esprit très classique de l’économie politique et de la pensée bourgeoise, nous pourrions appeler cette situation une dépression. Dans notre sens large, c’est une crise du capital (et du prolétariat comme composante du capitalisme) dont l’étendue est mondiale, qui n’a pas pour l’instant complètement synchronisé les différentes pièces du système mondial, et qui ne peut pas être résolue sans une formidable dépréciation des valeurs existantes. Cela ne peut trouver sa fin que dans une nouvelle guerre mondiale impérialiste. Et, selon nous, il n’est pas du tout évident, avec la crise actuelle de la nature, dont nous faisons partie (changement climatique, extinction en masse d’espèces, pillage de la nature), qu’une telle issue créerait les conditions pour une relance de l’accumulation et du capitalisme comme système de relations sociales.

Ici, aux Etats-Unis, cette crise est structurée dans le temps par la grève de Republic Windows (décembre 2008 [2]) et la grève des fonctionnaires (notamment les enseignants) de l’Etat du Wisconsin (février-mars 2011 [3]). Depuis le printemps 2010, la classe ouvrière a répliqué de plus en plus fort, la plupart du temps dans des actions trop petites pour être racontées. (Les événements du port de Longview, sur la côte ouest [Etat de Washington], bien que significatifs selon nous, pour différentes raisons, ne sont qu’indirectement reliés à la crise du capital).

Mais le mouvement Occupy Wall Street est différent : il n’est pas fondé sur des grèves dirigées contre les employeurs, ni sur une organisation liée au lieu de travail ni sur une opposition liée au lieu de travail (par exemple contre une structure syndicale). Il n’est pas fondé du tout sur le travail. La raison en est évidemment simple : jusqu’à très récemment, la plupart des participants, et en particulier le noyau dur des participants, était en très grande majorité précaires ou chômeurs. Il est de portée nationale, aussi est-il généralisé, comme je l’ai déjà dit (Gifford a trouvé un article selon lequel les villes concernées seraient au nombre de 120, au samedi 8 octobre ; j’en ai trouvé un, difficile à croire , mais c’est une source crédible, qui affirme que 761 villes connaissent des actions « Occupy »). Spontané dans le sens léniniste (c’est-à-dire non organisé par un parti soi-disant révolutionnaire), ce mouvement, bien qu’évidemment distinct, est historiquement comparable au mouvement des chômeurs des années 1930. La différence n’est pas dans l’absence de revendications claires, ni dans le « niveau de conscience » atteint, qui manque au contraire, mais dans la présence chez certains participants (identifiés par leurs pancartes) d’une idée tacite d’un au-delà du capitalisme.

Point b)

Nous pensons que l’absence de programme, de leaders et de revendications organisées est une force du mouvement et non une faiblesse… Si actuellement il avait des revendications claires, elles auraient toutes pour but des changements et ajustements du système politique existant, elles seraient des revendications complètement internes au capitalisme… L’absence d’orientation programmatique rend le mouvement Occupy Wall Street plus difficile à saisir, à récupérer, aussi bien par le spectacle (j’y reviendrai brièvement) que par les organisations existantes de gauche ou de droite.

Ces derniers jours, les organisations de gauche, les syndicats et l’aile libérale du Parti démocrate, ont « ajouté leurs voix » au mouvement, lui apportant des partisans et des revendications claires. Leurs buts, cependant, sont plutôt différents des objectifs de ceux qui ont lancé le mouvement : ces nouvelles forces semblent chercher à faire pression sur le pouvoir exécutif fédéral, ­Barack Obama, pour l’empêcher de négocier plus avant avec son partenaire le Parti républicain. Mais depuis l’apparition du « système du troisième parti aux Etats-Unis » (vers 1932), c’est toujours la route que suit un président démocrate qui est confronté à une crise (par « crise » j’entends ici impasse politique dans une situation de dette massive, intenable) : ils se soutiennent mutuellement avec les membres de l’autre parti du capital et accomplissent les tâches… y ­compris, toujours, la répression de la classe ouvrière ou l’aménagement des conditions nécessaires au renforcement de l’exploitation des travailleurs, ou les deux… que l’autre parti du capital ne peut accomplir ouvertement.

Cependant, les « occupants » ne sont pas submergés par cette nouvelle présence, ils n’ont pas été récupérés. Peut-être parce que les efforts pour canaliser les revendications mal définies donnent à celles-ci une expression trop étroite : peut-être parce que nombre de membres de ce noyau dur ont des aspirations… tacites, inarticulées, préconscientes… à une vie au-delà du capitalisme ; ou peut-être s’agit-il simplement du sentiment désagréable ou de la certitude viscérale que la « revendication » d’un travail et d’un salaire pour vivre, d’une sortie de l’énorme dette, d’un avenir qui ne soit pas sans cesse détruit par la lutte personnelle pour « mener sa vie », ne peut plus être satisfaite au sein du capitalisme… Dans cette perspective, si tu ne l’as déjà fait, tu peux te rendre sur le site web www.wearethe99percent.tumblr.com, et lire notamment les derniers ­messages.

En tout cas, l’intrusion de membre de syndicats et du Parti démocrate a « colorié » ce qui pouvait à un certain point être décrit comme un mouvement trop « blanc » et « anglo- », et d’après ce que j’ai vu aujourd’hui le mouvement prétendu blanc est en train de devenir, et vite, non-blanc, « non Anglo ».

Point c)

Ce point nécessite des explications plus détaillées.

Nous utilisons le terme de « spectacle » dans le sens de Debord (4). En fait, pour nous, La Société du spectacle est un texte fondateur. D’après ce que j’ai compris, Debord a été en France à un certain moment tellement récupéré que très peu d’authentiques révolutionnaires y font aujourd’hui référence ou utilisent ses concepts dans leurs analyses.

Je vous rappelle ma correspondance avec Yves Coleman d’il y a quelques années (2007), dans laquelle je suggérais, pour que cette discussion ait quelque sens, de reconnaître qu’il existait certaines différences entre les Etats-Unis et la France.

En France, il existe plus ou moins une classe ouvrière cohérente, des partis de la classe ouvrière, et vous avez des traditions militantes et une mémoire de ces traditions. En fait, vous avez des traditions révolutionnaires. Rien de cela n’existe aux Etats-Unis. Un très grand nombre d’ouvriers aux Etats-Unis se considèrent comme « classe moyenne » (une désignation déterminée en gros par le salaire et le niveau de consommation). Les ouvriers syndiqués, les bureaucrates, les politiciens populistes, et même le journal de l’union locale à laquelle j’appartiens, tous se considèrent comme des salariés « classe moyenne » !

Les capitalistes, et en particulier les petits propriétaires, sont les « producteurs », les travailleurs, bon, les travailleurs ramassent un chèque pour leur paie, que nous ne méritons vraiment pas. C’est une institution bienveillante (on élit le personnel qui occupe ces bureaux) travaillant en votre faveur. Les flics vous protègent… et jusqu’à récemment trop de travailleurs croyaient ingénument en cette merde.

Presque tout aux Etats-Unis est à l’envers. Ici, nous vivons vraiment dans die verkherte der Kapital (sic) (dans la fausseté du capital).

Je pourrais citer sans fin des exemples tirés de la vie quotidienne illustrant essentiellement ce caractère à l’envers, mais ce qu’il faut comprendre c’est que pour ces révolutionnaires qui ne sont pas orientés vers la prise du pouvoir d’Etat et la libération des forces productives des chaînes du capitalisme, ce caractère inversé est si intuitivement évident qu’il est au-delà de toute discussion. Maintenant, au cœur de cette inversion se trouve l’image de la réalité qui supplante le réel. Simplement posé, c’est omniprésent. On ne peut pas écouter la radio, regarder la télévision, voir un film, aller sur Internet, lire un journal ou un magazine, marcher dans la rue, entrer dans une école, un bâtiment de la municipalité, une bibliothèque, une station d’essence, on ne peut pas pénétrer à pied dans une copropriété résidentielle, un immeuble de bureaux ou un lieu de travail, etc., sans être submergé d’images, la plupart publicitaires. Ce n’est pas de la propagande, c’est par-dessus tout l’immédiateté incarnant la répression des désirs et des envies (qui sont réprimés au nom de l’harmonie sociale, du travail, de la nation) tout cela dans le but de réaliser la valeur d’échange des marchandises, tout simplement de vendre des biens.

Il est tout aussi important de voir qu’aux Etats-Unis (au contraire de la France), il n’existe pas de tradition intellectuelle de critique sociale : la culture des intellectuels, presque tous attachés au capital comme « professionnels » ou « techniciens » au sein des grandes sociétés capitalistes, ou comme universitaires liés à l’Etat par leur salaire, leurs concessions ou les institutions, est pragmatique, utilitaire et technique depuis au moins cent soixante ans. Aussi le concept de spectacle de Debord a-t-il été, jusqu’à présent, l’un des rares concepts critiques et révolutionnaires qui aient illuminé et apporté quelque intelligibilité théorique à l’expérience de cette fabrication de la vie quotidienne. S’il est certes vrai qu’aux Etats-Unis, on est libre de faire de l’argent (de la manière qu’on souhaite, même retorse et illicite), la vie sociale a été enrégimentée depuis si longtemps qu’il serait impossible à un tel concept de devenir à la mode, de devenir la fureur de faux intellectuels crétins. (Et, face à de tels soi-disant intellectuels, il n’y a eu qu’un groupe dans l’histoire des Etats-Unis exprimant un intérêt explicite et qui alla au-delà d’une pratique réformiste, toujours pragmatique et utilitaire, avec une motivation libératrice et une compréhension consciente de la nécessité d’une transformation révolutionnaire. C’est le seul groupe authentique d’intellectuels organiques de la classe ouvrière que les Etats-Unis aient produits, et c’étaient les Wobblies).

Ce qui est important pour Occupy Wall Street à cet égard est ceci : il n’a pas été récupéré par la machine de propagande étatique (bien que le chef de l’exécutif lui-même ait essayé de l’enrôler en renfort pour son « programme d’emplois »), ou par les appendices médiatiques spectaculaires de cette machine. C’est en partie parce que les membres de la classe ouvrière qui sont le plus impliqués dans les « occupations » ­passent complètement sous le radar des acteurs du spectacle médiatique – laquais du capital, personnages des départements de marketing, promoteurs, enquêteurs, agents, publicistes, scénaristes, présentateurs, personnalités de la télévision. Ces groupes n’ont aucune indication de ce qui peut se passer au ras du sol là où la crise a eu son plus sérieux impact.

Non seulement les « occupations » dans leur ensemble n’ont pas été récupérées (du moins jusqu’à présent), mais elles démontrent en pratique qu’il n’y a pas de « reprise », que les options des deux partis du capital – soit un dégraissage fondé sur l’austérité et d’importantes réductions des dépenses du secteur public, soit une débauche de dépenses keynésiennes – n’incarnent pas une alternative et ont peu d’effets, voire aucun, sur la masse des « occupants ». Enfin, la présence de ces « occupants » a aussi coupé l’herbe sous les pieds du Tea Party, le représentant de la pureté idéologique des petites entreprises, qui jusqu’à maintenant a été présenté dans le spectacle médiatique comme la seule « alternative » aux politiques capitalistes conventionnelles.

Aussi, dans un sens, nous pensons que le mouvement Occupy Wall Street a démystifié une grande part des certitudes bourgeoises, qui imprégnaient tellement autrefois la vie quotidienne.

Nous reconnaissons que ce mouvement est transitoire, et que certaines de ses composantes sont susceptibles d’être récupérées par le spectacle du capital ou d’être démoralisées. Mais nous pensons que son sens réside dans son caractère généralisé, dans la reconnaissance croissante de la classe ouvrière qu’il n’y a pas de sortie de crise dans les termes capitalistes, et, c’est important, dans une tacite conscience à l’intérieur du mouvement que la situation des prolétaires, notamment des plus éduqués, n’est pas ici différente de celle des travailleurs qui ont été expulsés de la production n’importe où ailleurs dans le monde.

Le tract de PI

Trois pôles constituent la gauche communiste aujourd’hui aux Etats-Unis. (...)

Il y a Loren Goldner à Brooklyn, et une poignée d’individus regroupés de façon informelle autour de lui à New York (avec quelques isolés à Los Angeles, Londres, et peut-être Ulsan [5]). Malgré sa lecture « marcusienne » (de Lyn Marcus, Dialectical Economics [6]) et, à travers Marcus, luxembourgiste, du Capital, Goldner a tout l’air d’être assez orthodoxe.

Il y a Perspective internationaliste (PI) [dont les] perspectives sont fondées sur la critique de la forme valeur, du capital et du travail abstrait (et suivent largement les efforts [d’un des leurs] pour reconstruire un marxisme basé sur les manuscrits de 1861-1864 [7]) ainsi que sur l’élaboration d’une théorie de la valeur à partir du ­Capital.

Et il y a un pôle centré autour de G. H. et moi-même. Gifford vit à San Francisco, il est (selon les normes américaines) au centre d’un milieu révolutionnaire bien plus large et diffus. Je vis à Saint-Paul dans l’est des plaines d’Amérique du Nord (le nord des Etats-Unis). Je crois être plus proche d’un syndicalisme international des travailleurs qualifiés de la santé. Gifford et moi sommes vaguement attachés aux traditions des communistes de gauche, et rejetons la plupart de ces traditions, et par-dessus tout la notion de décadence que partagent Goldner et PI. Notre engagement marxiste n’est pas aveugle, et est même critique. En particulier, nous appuyant sur une certaine ressemblance historique entre la période 1905-1919 et aujourd’hui, nous pensons que plusieurs traditions des Wobblies requièrent notre attention et ont beaucoup à nous ­apprendre.

Aux Etats-Unis, dans les milieux révolutionnaires, les communistes de gauche sont d’abord et avant tout opposés aux trotskystes.

Généralement la différence principale réside dans la confiance dans la créativité et l’auto-activité des travailleurs comme la seule « voie » vers une émancipation humaine basée sur l’abolition du capital et l’auto-dissolution du prolétariat comme possibilités historiques imminentes, autant que dans l’opposition au parti comme « variable » essentielle dans une transformation révolutionnaire qui serait programmatiquement orientée vers la prise du pouvoir étatique et une période de transition dans laquelle les forces productives seraient violemment arrachées au capital.

Goldner, comme je l’ai dit, est le plus orthodoxe des communistes de gauche dans sa compréhension de cette différence, même si sa pratique personnelle est en grand désaccord avec sa théorisation. (Je me suis une fois trouvé plutôt proche de Loren, mais aujourd’hui ses camarades sont trotskystes, et pour beaucoup de simples réformistes ; il s’est rendu actuellement à Seattle, où il essaie de réunir deux groupes disparates sous son aile, un groupe d’étude de jeunes qui a découvert les mérites de Que faire ? et un groupe tiers-mondiste avec un fond de nationalisme bourgeois radicalisé.) (8.)

(...) Dans un sens pratique, les communistes de gauche sont trop axés sur les autres révolutionnaires au sein des milieux révolutionnaires ; nous , le pôle que Gifford et moi-même incarnons, sommes axés sur les travailleurs actifs, les groupes ouvriers, les couches et les strates internes à la classe. Ainsi sommes-nous largement, mais pas seulement, orientés vers ce qui pourrait émerger d’original et remarquable dans un mouvement syndical traditionnel en lutte contre les derniers développements de réduction d’effectifs, de contraction et de précarisation.

Aussi l’intervention de PI nous est-elle agréable à bien des égards, et pas seulement à New York (depuis que le tract a été distribué à Seattle, Chicago et Springfield [Missouri]) ; parce qu’elle représente un effort réel, pour une grande part couronnée de succès, de briser leur isolement souvent sectaire ; et, parce que le tract explique effectivement la crise du capital (et celle du prolétariat comme classe du capital) à ses lecteurs – et nous pensons qu’ils seront nombreux. Il y a peut-être quelques mots en trop sur les perspectives du capital, mais l’un dans l’autre nous pensons que le tract a le ton et l’humeur justes par rapport aux éléments précarisés et chômeurs (et pas seulement eux) du mouvement Occupy Wall Street. Et, ce qui est vraiment ironique et remarquablement adapté, exprimant bien notre internationalisme, c’est que ce tract a été préparé par un Européen travaillant à New York, et non par un Américain.

W. B.

18 octobre 2011

P. S. Rappelle-toi s’il te plait que cette évaluation était celle d’une situation qui se déployait au moment où j’écrivais (ce qui est bien exprimé par les mots « aujourd’hui », « actuellement », qui apparaissent dans le texte). J’y reviens brièvement…

Ta première préoccupation semble l’absence d’un contenu spécifiquement prolétarien ou, pour dire les choses différemment, tu crains qu’il y ait un aspect « classe moyenne » du mouvement. Je reviendrai aussi là-dessus… J’écrivais le week-end des 7-8 octobre, il y a maintenant plus d’une semaine. Depuis lors, il y a eu deux développements bien visibles.

Le premier a été l’infiltration du mouvement par les syndicats, le Parti démocrate et des organisations gauchistes (au niveau national Socialist Workers Party [SWP], Socialist Equality Party [SEP], International Socialist Organization [ISO], Industrial Workers of the World [IWW], mais aussi de petits groupes locaux). Il est manifeste, du moins pour moi (je n’ai pas parlé à Gifford récemment) que ces groupes ont eu une influence notable sur le sens du mouvement. Ils ont d’abord canalisé avec succès l’opposition, en l’absence de revendications spécifiques, dans un cul-de-sac populiste de gauche ; en l’occurrence les critiques qui sont formulées

a) sont de plus en plus tournées contre « les riches », le prétendu un-pour-cent (1 %) identifié comme grands financiers, banquiers, et

b) contre les inégalités sociales entraînées par la concentration des richesses. Aucune de ces critiques ne prend pour cible le système de relations sociales établi dans la production, le capitalisme lui-même. Elles ne consistent qu’à affirmer la politique et le programme de ces groupes, depuis la reconquête du pouvoir législatif au sein de l’Etat et la mise sous pression de l’exécutif, jusqu’à surfer sur une révolte populaire basée sur la classe ouvrière et « s’emparer » du pouvoir d’Etat, nationaliser les banques, les entreprises, etc.

Le second développement a été une clarification dans leur propre compréhension pour un grand nombre des participants eux-mêmes. Cette clarification peut être due en fait au flot de personnes que les syndicats et le Parti démocrate ont apporté aux « occupations » ; ou peut-être exprime-t-elle l’affirmation d’un des termes d’une contradiction vécue et expérimentée par la masse de ceux qui ne sont affiliés à aucune organisation. Cette clarification peut être exprimée ainsi : « Je suis ici parce que j’ai été trompé par le “système”, par une distribution des richesses inégalitaire, par une incapacité à trouver du travail (ce qui n’est pas ma faute). »

Il s’agit là de griefs qui donnent lieu à des critiques à l’intérieur du capitalisme et qui, au fur et à mesure que le mouvement se développe , ne vont pas au-delà, ne visent pas à son dépassement.

Je suis aujourd’hui moins optimiste que je l’étais il y a huit jours ; et bien qu’à ses débuts le mouvement ait eu un grand potentiel, le cours des événements fait apparaître ton scepticisme plus justifié que mon (notre, avec Gifford) première évaluation. Cela dit, je ne pense pas que cela fasse du mouvement Occupy un mouvement de classe moyenne. Au contraire, je pense qu’en général les travailleurs (du moins ici) ont encore besoin d’être obligés de reconnaître qu’il n’y a pas de « solution » au sein du capitalisme.

W. B.

NOTES

(1) Voir [-1468].

(2) Voir Republic Windows and Doors : une hirondelle (grève à Chicago) ne fait pas le printemps, Echanges n° 127 (hiver 2008-2009).

(3) Voir Que s’est-il passé dans l’Etat du Wisconsin ? et Une visite à Madison, Echanges n° 136 (printemps 2011).

(4) « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (La Société du spectacle, éd. Champ libre, 1983, p. 10).

(5) Ulsan en Corée du Sud, où Loren Goldner s’est rendu pendant plusieurs année. Voir Echanges n° 120 (printemps 2007), « Sur la grève de 2006-2007 de Hyundai Motor Company (HMC) à Ulsan » et n° 130 (automne 2009), 1382].

(6) Lyndon Hermyle LaRouche, Jr. (né en 1922), politicien américain plutôt douteux ayant participé à la création de nombreux réseaux ou partis, dont un US Labor Party accusé de défendre des thèses d’extrême droite et d’être antisémite, il a publié, parmi de nombreux ouvrages, Dialectical Economics : An Introduction to Marxist Political Economy, sous le pseudonyme de Lyn Marcus.

(7) Les 23 cahiers que Marx remplit à partir d’août 1861 à 1864 sont la suite directe de l’ouvrage publié deux ans auparavant, Critique de l’économie politique. Les textes sur les « Théories sur la plus-value », publiés en trois volumes aux Editions Sociales (en 1974, 1975 et 1976), sont extraits de ces cahiers.

(8) Loren Goldner a réagi à la lecture de paragraphe en ces termes :

« Avec tout ce qui se passe dans le monde aujourd’hui, loin de moi de vouloir déclencher une tempête dans un verre d’eau, mais la lettre de W.B. que vous avez publiée dernièrement (Occupy Wall Street : une impasse populiste de gauche ?, Echanges 138) contient des affirmations à mon égard qui sont carrément fausses. B. dit que que ma “pratique personelle est en grand désaccord avec (ma) théorisation” car “aujourd’hui ses camarades sont trotskystes, et pour beaucoup de simple réformistes”.

Ma pratique à New York, depuis mon retour ici après quatre ans en Corée du Sud (où j’ai collaboré avec deux courants communiste de gauche) consiste à publier la revue (en ligne) Insurgent Notes et, avec les 10-12 camarades engagés dans ce projet, à intervenir comme on peut dans les mouvements ici.

Il n’y a dans l’équipe de Insurgent Notes aucun trotskyste, pour ne pas dire réformiste, et dans les quatre numéros parus depuis l’été 2010 il n’y a aucun article reflétant ces points de vue. W. B. se réfère sans doute à quelques trotskystes new-yorkais parmi mes connaissances personnelles, pour leur majorité d’ailleurs inorganisés, avec lesquels je prends un café 2 ou 3 fois par an pour m’informer sur tel ou tel aspect du monde ouvrier à New York, qu’ils connaissent d’ailleurs bien mieux que quelques “communistes de gauche” avec lesquels je me sens formellement en accord. (...) Fraternellement

L. G.

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