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Quelques réflexions à partir de deux textes de Mathieu Amiech et Julien Mattern

mardi 25 octobre 2011

I. Que la crise s’aggrave ?1

Ce texte reste à mi-chemin entre un énoncé de type marxiste sur la crise (crise de sur­pro­duc­tion dans « l’écono­mie réelle ») et des références impli­ci­tes à des cou­rants ou per­son­nes qui ont aban­donné ce type de référence comme l’Encyclopédie des Nuisances qui développe une vision catas­tro­phiste de la crise de la « société indus­trielle », mais sans parler de crise de civi­li­sa­tion ou comme Guy Fargette pour qui la dégénéres­cence de ce qui fut appelé fina­le­ment à tort « le système capi­ta­liste » condui­rait à une « crise de civi­li­sa­tion ».

Bref, il me paraît dif­fi­cile de dis­cu­ter sur le fond, si ce n’est sur le titre lui-même : « Que la crise s’aggrave », ce qui sup­po­se­rait une ana­lyse de « la crise ». On ne peut pas dire qu’elle apparaît clai­re­ment dans ce texte puis­que les auteurs super­po­sent crise de civi­li­sa­tion et crise écono­mi­que de sur­pro­duc­tion sans qu’on sache bien le lien qui les relie toutes deux. Tout juste nous disent-ils qu’il n’y a pas d’inci­dence de la seconde sur la première ce qui por­te­rait plutôt à penser qu’il n’y a pas vrai­ment de crise au sens écono­mi­que du terme ou alors (ce que l’auteur ne dit pas non plus) que la crise n’est que le mode actuel normal de fonc­tion­ne­ment dans le cadre du « cours chao­ti­que du capi­tal » pour repren­dre une for­mule que j’emploie dans un arti­cle du no 15 de Temps cri­ti­ques (cf. temps­cri­ti­ques.free.fr/spip.php ?arti­cle208).

Si on conti­nue à dis­tin­guer crise de civi­li­sa­tion et crise écono­mi­que on ne com­prend pas non plus le ques­tion­ne­ment de départ des auteurs de ce texte qui sem­blent réclamer une réponse vala­ble pour les deux dimen­sions. Pourquoi alors citer Castoriadis qui était quand même parmi les fon­da­teurs d’un groupe posant dans son appel­la­tion même (« Socialisme ou Barbarie »), un lien indis­so­cia­ble entre ces deux dimen­sions ?

Mais reve­nons à ce qui fait le titre de l’arti­cle.

Amiech et Mattern par­tent de la cri­ti­que de François Partant, le précur­seur des théories de la décrois­sance, pour y voir une contes­ta­tion de l’ordre établi dans l’esprit de Mai 1968. Cela me paraît très rapide pour ne pas dire contes­ta­ble. Tout d’abord la notion « d’esprit de 68 » est de celles qui font des rava­ges et il vaut mieux en reve­nir aux écrits et aux faits, à la lettre plutôt qu’à l’esprit. De la même façon que les mou­ve­ments de ces années expri­ment encore l’ancien (le fil rouge des luttes prolétarien­nes) et déjà le nou­veau (la nécessité d’une révolu­tion à titre humain), les posi­tions du mou­ve­ment sur la tech­no­lo­gie et le progrès sont encore très variées à l’époque. Marcuse épouse l’idéologie de la crois­sance des forces pro­duc­ti­ves dans une pers­pec­tive de générali­sa­tion de l’auto­ma­tion2 et l’Internationale situa­tion­niste n’est pas en reste (vive l’abon­dance, l’auto­ma­tion, l’appro­pria­tion des riches­ses) comme le montre bien J.-M. Mandosio3. À l’inverse, le mou­ve­ment hippy affirme une volonté de retour en arrière, de lutte contre le gas­pillage et le confort inu­tile. Une cri­ti­que sur laquelle peut venir se gref­fer un dis­cours sur la pénurie et la néces­saire austérité qui sera repris plus lar­ge­ment à partir de la crise du pétrole de 1973-74. La théorie opéraïste née en Italie au début des années 60 est aussi très cri­ti­que de la neu­tra­lité de la tech­ni­que à tra­vers les arti­cles de Panzieri.

Cette ambiguïté de la cri­ti­que vis-à-vis de la tech­ni­que, à l’époque du der­nier assaut révolu­tion­naire du xxe siècle se retrouve par­fois au sein d’un même théori­cien, par exem­ple Bordiga qui se livre d’un côté à des prévisions catas­tro­phis­tes et pré-écolo­gi­ques puisqu’écrites dès les années 50 et de l’autre à l’apo­lo­gie d’inven­tions tech­ni­ques gran­dio­ses pro­dui­tes par le capi­ta­lisme4.

Je crois que Partant était plutôt, de par sa for­ma­tion et sa fonc­tion sociale5, dans la conti­nuité des posi­tions d’experts com­mi­ses par le Club de Rome sur la « Croissance zéro » en 1970. Une posi­tion qui cher­chait à mettre au centre des préoccu­pa­tions la sau­ve­garde de la planète dans une pers­pec­tive tech­no­cra­ti­que plutôt que pro­duc­ti­viste et indus­tria­liste. Toutefois, à la différence de ces tech­no­cra­tes éclairés, il exprime une solide cri­ti­que du capi­tal et du « progrès » qui lui est attaché dans l’ima­gi­naire col­lec­tif, mais il ne va pas jusqu’à cri­ti­quer la notion de besoin et il conti­nue à oppo­ser de « vrais » et de « faux » besoins. Il connaît mal les mou­ve­ments révolu­tion­nai­res des années 60 et plutôt mieux les mou­ve­ments alter­na­tifs des années 70. Toutefois, il ne croit pas à leur réussite en dehors d’une situa­tion où la crise écono­mi­que s’aggra­ve­rait et for­ce­rait donc la masse des indi­vi­dus à réagir.

La crise pétrolière qui par cer­tains côtés aurait dû confor­ter des posi­tions telles que celle du club de Rome en posant concrètement la ques­tion de la rareté rela­tive des res­sour­ces natu­rel­les, va au contraire la ren­voyer dans les car­tons. En effet, toute la sortie de crise va être centrée sur une restruc­tu­ra­tion met­tant en avant la res­tau­ra­tion des pro­fits des entre­pri­ses à court terme et un retour rapide à des taux de crois­sance à la hau­teur de ceux de la période précédente de façon à main­te­nir un niveau d’emploi menacé par une aug­men­ta­tion de la pro­duc­ti­vité basée prin­ci­pa­le­ment sur la sub­sti­tu­tion capi­tal/tra­vail. Par ailleurs, la crise et la restruc­tu­ra­tion vont lar­ge­ment par­ti­ci­per à la défaite du der­nier assaut révolu­tion­naire des années 60-70 en remplaçant la cri­ti­que en acte du tra­vail par les prolétaires et étudiants en une reven­di­ca­tion pour le droit au tra­vail et la lutte contre le chômage. On ne peut mieux dire la rup­ture qui s’opère là. Ce n’est qu’une fois enterré cet espoir révolu­tion­naire que les mou­ve­ments envi­ron­ne­men­ta­lis­tes et écolo­gis­tes vont se dévelop­per, mais rare­ment en écho aux mou­ve­ments de la période précédente (sauf en Allemagne et en France jusqu’à Malville).

La cri­ti­que du progrès, l’anti-indus­tria­lisme son­nent avant tout comme le fruit d’une défaite avant d’être une prise de cons­cience même s’il est dif­fi­cile de dis­tin­guer les deux moments6. Là encore, il y a rup­ture alors que les mou­ve­ments des années 60-70 sont encore dans l’entre-deux ou dans une dis­conti­nuité rela­tive. Encore reliés au fil his­to­ri­que des luttes de clas­ses, ils ne s’ins­cri­vent pas dans la cri­ti­que du progrès et de la crois­sance. C’est par­ti­culièrement net pour l’Internationale situa­tion­niste comme l’indi­que J.-M. Mandosio7 pour qui l’is est résolu­ment pro-tech­no­lo­gie, à preuve sa pers­pec­tive anti-tra­vail fondée sur la pos­si­bi­lité objec­tive d’une auto­ma­tion complète. De même, les marxis­tes et les com­mu­nis­tes radi­caux n’ont pas une posi­tion très différente comme on peut le voir avec le livre de C. Bitot8 dans lequel il s’atta­che à faire le lien entre toutes les théories révolu­tion­nai­res élaborées à partir du milieu du xixe siècle et le mythe abon­dan­ciste qui repose sur l’exal­ta­tion du Progrès à tra­vers les machi­nes, la tech­no­lo­gie et une pers­pec­tive de domi­na­tion sur la nature.

Pour schémati­ser, on pour­rait dire que les mou­ve­ments écolo­gis­tes (et féminis­tes) sont bien dans la suite de 1968 mais ils ont besoin de la défaite de 1968 et de ses références encore essen­tiel­le­ment prolétarien­nes, pour se dévelop­per réelle­ment sur leurs pro­pres bases.

Quant à la cri­ti­que de la société de consom­ma­tion, quand elle est affirmée en 1968, elle ne l’est pas encore de façon morale et puri­taine comme aujourd’hui9. Le gas­pillage n’est pas perçu comme tel mais plutôt au sens de la « dépense » de Bataille.

L’ambiguïté de la période est bien rendue par Baudrillard dans son livre La société de consom­ma­tion publié, jus­te­ment, en 1968. Une cri­ti­que féroce de cette société y côtoie une fas­ci­na­tion évidente devant elle (le capi­ta­lisme de la séduc­tion et la séduc­tion par le capi­ta­lisme). Amiech et Mattern voient bien le bas­cu­le­ment d’époque pro­duit par les années 70, mais ils ne le voient que dans l’avènement de la tech­no­lo­gie au sein d’une écono­mie qui aurait triomphé de l’homme. Cependant n’était-ce pas déjà le cas au moment des deux révolu­tions indus­triel­les ? C’est une ambiguïté qu’on trou­vait déjà dans l’EdN ; la data­tion est à géométrie varia­ble car il « faut » tout « expli­quer » par des rup­tu­res tech­no­lo­gi­ques, réelles ou supposées. C’est l’image inversée de la concep­tion marxiste qui tend à voir dans l’évolu­tion des forces pro­duc­ti­ves la source quasi exclu­sive de toutes les évolu­tions et révolu­tions10.

Il y a bien eu un chan­ge­ment qua­li­ta­tif avec l’intégra­tion de la techno-science au procès de pro­duc­tion mais ce pro­ces­sus, comme je l’ai dit plus haut, n’a pas été subi. Il est le pro­duit de la dépen­dance entre deux clas­ses du capi­ta­lisme qui défen­daient cer­tai­nes valeurs en commun et cette dépen­dance s’est monnayée. Cette intégra­tion de la techno-science a été rendue pos­si­ble par des haus­ses de pro­duc­ti­vité acceptées par les tra­vailleurs, à tra­vers les reven­di­ca­tions syn­di­ca­les dites quan­ti­ta­ti­ves, contre les bien­faits de la consom­ma­tion et du confort. Et les luttes des années 60-70 (par­ti­culièrement en Italie) pour rompre la pro­por­tion­na­lité entre ces aug­men­ta­tions de pro­duc­ti­vité et le niveau des salai­res ont été bat­tues... mais la consom­ma­tion conti­nue !

On a par­fois l’impres­sion, à lire Amiech et Mattern, que la situa­tion s’est dégradée aujourd’hui et que tout est régres­sion. Mais alors pour­quoi les indi­vi­dus ne se révol­tent-ils pas ? Parce qu’ils sont soumis répon­dent Amiech et Mattern qui voient dans les reven­di­ca­tions exprimées dans les grèves natio­na­les un côté popu­liste et disons, récri­mi­na­toire, qui ne peut débou­cher sur la révolte11. D’après eux, les indi­vi­dus ne com­pren­nent pas un système devenu trop com­plexe donc ils lui obéissent. Il y a alors les indi­vi­dus atomisés et face à eux un « système ». Ils ne sai­sis­sent pas que ce « système12 » est en fait un rap­port social que les indi­vi­dus repro­dui­sent « en cons­cience », mais avec une cons­cience qui n’est pas la cons­cience de classe et encore moins une cons­cience cri­ti­que. La vieille ques­tion léniniste - mais pas seu­le­ment léniniste - de savoir si la cons­cience est interne ou doit être apportée de l’extérieur n’a donc plus aucun sens aujourd’hui.

Le catas­tro­phisme dont font preuve beau­coup de thèses avancées aujourd’hui sous une forme qui se veut poli­ti­que est pour­tant le pro­duit d’un aban­don de l’inter­ven­tion poli­ti­que parce qu’il y a une sorte de cons­cience de la perte du sujet révolu­tion­naire et une impres­sion que le « système » a englobé ses ancien­nes contra­dic­tions inter­nes. C’est d’ailleurs en partie vrai puis­que la contra­dic­tion capi­tal/tra­vail n’est plus anta­go­ni­que même si elle est encore source de conflits et qu’elle tend à muter vers d’autres contra­dic­tions dans le cadre de la crise du tra­vail. À force de cher­cher en vain les prémisses de ces limi­tes inter­nes (sou­vent décelées sur le modèle ancien de la pos­si­ble for­ma­tion d’un mou­ve­ment social), beau­coup s’y per­dent et ils se recen­trent alors sur la recher­che de prémisses exter­nes à la crise. L’ancien mes­sia­nisme révolu­tion­naire se trans­forme alors en un millénarisme atten­tiste (atten­dons la catas­tro­phe pour qu’il en sorte quel­que chose, comme aupa­ra­vant les marxis­tes atten­daient la crise finale). D’autres lan­cent des appels à la res­pon­sa­bi­li­sa­tion citoyenne peut être sous l’influence de Günther Anders.

Par ailleurs, les exem­ples donnés à la fin du texte (luttes du Chiapas et d’Oaxaca et plus générale­ment d’une partie de l’Amérique cen­trale et latine) sont peu pro­bants sur­tout dans la pers­pec­tive de l’auto­no­mie [qui n’est de toute façon pas la mienne]. Ce sont des pays où il existe encore ce qu’on pour­rait appe­ler une « base arrière » qui lais­sent sup­po­ser la pos­si­bi­lité d’une « agri­culture pay­sanne » moins dépen­dante13 des condi­tions générales de repro­duc­tion du vivant par le capi­tal. C’est d’ailleurs à partir de cette rela­tive indépen­dance qu’un dis­cours anti-capi­ta­liste s’exprime. Toute pro­por­tion gardée, les alter­na­tifs de Via cam­pe­sina aujourd’hui rap­pel­lent le der­nier projet de ce type dans un pays de grande tra­di­tion agri­cole comme la France, à savoir celui menés par les pay­sans du Larzac, mais il y a com­bien de temps ?

Aujourd’hui, la pro­duc­tion n’est plus régie par le para­digme du pro­duc­teur. Depuis que le capi­tal tend à uni­fier son procès en intégrant la sphère pro­duc­tive et l’ancienne acti­vité dite impro­duc­tive, pro­duc­tion agri­cole et consom­ma­tion ali­men­taire sont deve­nues indis­so­cia­bles. Concrètement dépen­dant des matériaux, y com­pris transgéniques, que lui four­nis­sent les firmes inter­na­tio­na­les, le petit pro­duc­teur a perdu le contrôle du pro­duit même s’il reste offi­ciel­le­ment propriétaire. Comme dans l’indus­trie, le capi­tal se débar­rasse de la ques­tion de la propriété et de ses formes (Monsanto et com­pa­gnie peu­vent s’accom­mo­der de n’importe quel type d’agri­culture, de n’importe quelle taille d’exploi­ta­tion).

Dans les pays riches, lar­ge­ment dépossédés d’une connais­sance séculaire des « lois de la nature », le pro­duc­teur est soumis aux aléas des procédures sécuri­tai­res européennes (prin­cipe de précau­tion, traçabilité du pro­duit, normes de dis­tri­bu­tion) et aux chan­ge­ments des normes de pro­duc­tion (sub­ven­tions, quotas). Sur ces bases il paraît dif­fi­cile de « faire séces­sion ». La séces­sion mêle forcément des condi­tions objec­ti­ves (le chômage, l’ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail, la for­ma­tion d’une nou­velle catégorie qui reste pour le moment en bor­dure ou qui est rejetée à la marge du rap­port social) et des éléments sub­jec­tifs qui vien­nent cris­tal­li­ser un refus (contre-culture, révolte). La séces­sion ne pro­vient donc pas essen­tiel­le­ment d’un sen­ti­ment d’insa­tis­fac­tion car celui-ci est dif­fi­ci­le­ment pal­pa­ble au niveau col­lec­tif et mène plutôt à la recher­che de satis­fac­tions indi­vi­duel­les ou au repli14. Il me semble que le der­nier moment his­to­ri­que de séces­sion (par­tielle) que nous ayons connu est celui qu’a réalisé une part impor­tante de la jeu­nesse des pays capi­ta­lis­tes domi­nants à la fin des années 60. On en connaît les prémisses objec­ti­ves que cons­tituèrent le baby boom de l’après-guerre (clas­ses d’âge plus nom­breu­ses), l’allon­ge­ment général de la durée de la sco­la­rité et la for­ma­tion d’une nou­velle catégorie qui n’est pas une classe, tout au plus une classe d’âge (période de latence entre enfance et entrée dans le monde du tra­vail). Ce phénomène sera par­ti­culièrement bien mis en valeur par des revues ou grou­pes comme SoB, l’Internationale Lettriste puis l’Internationale Situationniste en France. Des beat­niks de la fin des années 50 en pas­sant par les hip­pies des années 60 et l’under­ground us jusqu’aux indiens métro­po­li­tains de Rome et Bologne en 1977 on va assis­ter à un vérita­ble soulèvement de la jeu­nesse, mais un soulèvement qui ne reste pas dans les nuages : déser­tion de l’armée américaine, lutte contre toutes les armées, atta­ques contre toutes les ins­ti­tu­tions et média­tions, refus même super­fi­ciel par­fois, d’une société bour­geoise à bout de souf­fle et qui devait s’effa­cer devant autre chose, la société du capi­tal, une société où seraient levés bien des tabous, bien des obs­ta­cles à une nou­velle dyna­mi­que.

Rien de tel à l’hori­zon, aujourd’hui. J’ai sou­vent répété, par exem­ple dans le livre Mai 68 et le Mai ram­pant ita­lien, que Mai 1968 était un événement au sens fort et qu’il ne pou­vait être anti­cipé vérita­ble­ment au niveau théorique. Il n’empêche que des prémisses étaient bien présentes même s’il n’y avait aucune auto­ma­ti­cité de la révolte à en atten­dre.

Aujourd’hui où seraient ces prémisses ? Une partie de la jeu­nesse est bien laissée en marge, mais elle ne développe pas de contre culture et de valeurs pro­pres parce que la société capi­ta­lisée ne connaît pas de zone d’under­ground (d’un côté, le hip-hop et le rap issus des ban­lieues ont été immédia­te­ment intégrés à la nou­velle culture-jeune, de l’autre l’Internet, Facebook and Co. for­ment la culture domi­nante) et elle adhère grosso modo aux mêmes valeurs de l’argent et de pou­voir que le reste de la société. On pou­vait être à la marge de la société bour­geoise, il est beau­coup plus dif­fi­cile de l’être de la société du capi­tal. D’un côté, les nou­vel­les « clas­ses dan­ge­reu­ses » ne sont pas dan­ge­reu­ses au sens où la classe domi­nante l’enten­dait à la fin du xixe siècle-début xxe - la Première Guerre mon­diale allait d’ailleurs régler cette ques­tion de manière bru­tale mais légale - car elles sont imprégnées des valeurs domi­nan­tes. Le dis­cours n’a plus à se faire poli­ti­que mais seu­le­ment sécuri­taire alors même que la crise de la repro­duc­tion des rap­ports sociaux ren­force les replis com­mu­nau­tai­res. Même dans un pays comme la France qui résiste mieux à cela qu’ailleurs le débat actuel sur l’iden­tité natio­nale en fait foi15. Et d’un autre côté, les étudiants et diplômés sont des enfants des nou­vel­les tech­no­lo­gies qui mani­fes­tent plus d’indi­gna­tion ou au maxi­mum de résis­tance que de révolte, d’esprit d’insur­rec­tion ou de séces­sion16.

 

Jacques Wajnsztejn
février 2010 repris et actua­lisé en octo­bre 2011

 


 

II. Remarques laborieuses sur la société du travail mort-vivant17

1) Société du travail mort-vivant ou société capitalisée ?

Pour Amiech et Mattern, un simple diag­nos­tic comme quoi aujourd’hui le tra­vail mort domi­ne­rait le tra­vail vivant est premièrement insuf­fi­sant et deuxièmement présente le danger d’entre­tenir l’idée que la pers­pec­tive qui en découle est celle de la fin du tra­vail.

Je suis bien d’accord pour dire que le diag­nos­tic est insuf­fi­sant, mais ce n’est pas pour la même raison. L’insuf­fi­sance ne pro­vient pas d’une oppo­si­tion entre tra­vail vivant et tra­vail mort qui serait deve­nue sim­pliste du fait de la mécani­sa­tion/auto­ma­ti­sa­tion, mais bien de la concep­tion qu’ont les deux auteurs du tra­vail lui-même. En effet, dans leur pers­pec­tive (et celle plus générale de Notes et mor­ceaux choi­sis), le tra­vail reste un opérateur cen­tral de la défini­tion du « système » de domi­na­tion comme si le tra­vail était encore réduc­ti­ble à la pro­duc­tion au sens matériel du terme ou au « tra­vail pro­duc­tif » au sens de l’écono­mie clas­si­que et de Marx. C’est assez logi­que avec le point de vue d’ensem­ble qui, malgré son côté cri­ti­que, conti­nue à conce­voir le tra­vail vivant sur le mode du tra­vail manuel, de la fabri­ca­tion et du tra­vail bien fait. C’est une vision assez proud­ho­nienne qui conduit à faire d’un mode de pro­duire (la pro­duc­tion indus­trielle) l’ennemi prin­ci­pal. À cette aune on peut se deman­der s’il n’y aurait pas pos­si­bi­lité d’uti­li­ser un « bon » capi­tal » comme Proudhon vou­lait uti­li­ser une « bonne » banque !

En fait, la notion de tra­vail mort-vivant garan­tit, malgré toutes les trans­for­ma­tions du procès de pro­duc­tion, une cer­taine majesté au tra­vail vivant comme si celui-ci, par nature, conte­nait déjà en lui de l’acti­vité libre18. D’une contra­dic­tion on fait une essence. Ainsi Amiech et Mattern s’oppo­sent aux théories de la fin du tra­vail (Méda, Rifkin, Krisis) sous prétexte qu’il faudra tou­jours de la « par­ti­ci­pa­tion humaine » (p. 43) au procès de pro­duc­tion (sur­veiller, régler, réparer et gérer les nui­san­ces). Mais le dévelop­pe­ment de ce type de tra­vail veut seu­le­ment dire qu’aujourd’hui tout le tra­vail est utile au capi­tal mais parce qu’il est inter­chan­gea­ble et ines­sen­tiel, simple emploi qui ne crée aucune valeur en lui-même. C’est d’ailleurs ce que vous reconnais­sez (page 43 tou­jours) quand vous dîtes qu’il y a « désœuvre­ment généralisé » et que vous oppo­sez à ce désœuvre­ment encensé de façon cyni­que par Corinne Maier dans Bonjour paresse19, le Droit à la paresse de Paul Lafargue.

Tout le dévelop­pe­ment sur la domi­na­tion du tra­vail abs­trait sur le tra­vail concret est à rela­ti­vi­ser ou du moins à repla­cer dans son his­toire. Cette ten­dance est à l’œuvre dès que c’est le temps de tra­vail qui vient mesu­rer les tra­vaux concrets représentés par les pro­duits, mais le caractère concret ne dis­paraît pas sinon on ne pour­rait dis­tin­guer tra­vail pro­duc­tif et tra­vail impro­duc­tif, tra­vail simple et tra­vail com­plexe. Ce n’est que lors­que le capi­tal domine vrai­ment tout le procès de pro­duc­tion, y com­pris ses formes pré-capi­ta­lis­tes (dans l’agri­culture par exem­ple) comme ses formes post-capi­ta­lis­tes (à tra­vers le dévelop­pe­ment du gene­ral intel­lect), qu’il détruit toutes les formes de métier au sens fort puis de pro­fes­sion­na­lité, qu’il trans­forme les qua­li­fi­ca­tions ouvrières et tech­ni­cien­nes en compétences et employa­bi­lité pour le capi­tal, qu’il réduit les différents types de tra­vail en emplois indifférenciés se rap­pro­chant tou­jours plus d’une variété de tra­vail simple, qu’on peut dire qu’il y a domi­na­tion du tra­vail abs­trait. Le tra­vail abs­trait n’est donc pas une spécifi­cité du capi­ta­lisme en général. Il est un pro­duit de la domi­na­tion réelle du capi­tal20.

Vouloir sauver la part d’œuvre contenu dans le tra­vail vivant s’avère par­ti­culièrement arti­fi­ciel quand le pro­ces­sus que je viens de décrire brouille jus­te­ment les frontières, ce que nous indi­quent d’ailleurs les polémiques autour des sta­tis­ti­ques sur la répar­ti­tion de la popu­la­tion active entre sec­teurs secondaire et ter­tiaire21.

Il me semble peu per­ti­nent de définir l’œuvre comme rup­ture avec les cycles natu­rels et pro­duc­tion de sub­jec­ti­vité humaine quand le dévelop­pe­ment du flui­disme, la fic­ti­vi­sa­tion et la vir­tua­li­sa­tion des pro­duc­tions représen­tent jus­te­ment des quin­tes­sen­ces de cette rup­ture d’avec les cycles natu­rels. Du fait que les pro­ces­sus de sub­jec­ti­vi­sa­tion qui en décou­lent nous appa­rais­sent plus « pau­vres » qu’aupa­ra­vant, peut-on en inférer qu’ils n’exis­tent pas ?

Par ailleurs, et là on retrouve une limite du concept même de « tra­vail mort-vivant », le tra­vail vivant n’a pas devant lui que du tra­vail mort car le capi­tal ne se réduit pas à du tra­vail vivant objec­tivé et cris­tal­lisé même si ce tra­vail mort accu­mulé forme du capi­tal (en l’occur­rence, du capi­tal fixe). Ainsi, dans la société capi­ta­lisée le capi­tal capi­ta­lise le tra­vail vivant quand le salarié se considère lui-même comme un capi­tal à faire fruc­ti­fier, comme une res­source humaine, « sa » propre res­source humaine. C’est une situa­tion très fréquente dans le sec­teur ter­tiaire et dans celui des nou­vel­les tech­no­lo­gies. C’est une dimen­sion qui me semble inva­li­der la notion de tra­vail mort-vivant. Le dévelop­pe­ment du General intel­lect et de types de tra­vaux qu’on appelle aujourd’hui « cog­ni­tifs » ou « immatériels », mais dont le point commun est d’être liés aux nou­vel­les tech­no­lo­gies de l’infor­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion (ntic) rend dif­fi­cile une concep­tua­li­sa­tion qui décri­vait mieux la phase précédente, celle des années 60-70. Il me semble que la révolu­tion du capi­tal22 et aussi la révolu­tion anthro­po­lo­gi­que qui lui est liée permet aujourd’hui de parler de « société capi­ta­lisée » parce que jus­te­ment elle n’est plus centrée sur le tra­vail même si son orga­ni­sa­tion sociale reste fondée sur le sala­riat. Ce concept rend mieux compte de la glo­ba­lité et de l’unité du pro­ces­sus... et aussi d’une cer­taine irréver­si­bi­lité (ni retour, ni page blan­che).

Si cela fait déjà bien au moins un siècle que les rap­ports sociaux n’expri­ment plus des rela­tions socia­les direc­tes parce qu’elles sont glo­ba­le­ment médiatisées par un monde des objets que l’indus­tria­li­sa­tion a indis­cu­ta­ble­ment accélérée, la société capi­ta­lisée tente aujourd’hui de déréaliser cette média­tion. En effet, de nom­breux objets ont de moins en moins d’objec­ti­vité car ils ne sont que des signes ou des prothèses d’autre chose. À ce propos, on peut dire aussi que la glo­ba­li­sa­tion cons­ti­tue un nou­veau stade de la tota­li­sa­tion d’un capi­tal qui cher­che à accéder à un uni­ver­sel (celui de la consom­ma­tion signi­fiante et des nou­vel­les tech­no­lo­gies) sans les média­tions tra­di­tion­nel­les d’ordre cultu­rel ou poli­ti­que. Ce serait cet accès direct à l’uni­ver­sel qui ferait de l’indi­vidu de la société capi­ta­lisée (l’indi­vidu de la révolu­tion anthro­po­lo­gi­que aussi) non pas le résultat d’un pro­ces­sus (comme dans la vision huma­niste des Lumières), mais une prémisse même de son exis­tence.

2) Le rapport au travail

Cette révolu­tion du capi­tal rend aussi plus com­plexe les formes de conflic­tua­lité et le rap­port au tra­vail. En effet, de la même façon que derrière votre concept de tra­vail mort-vivant affleure une cer­taine nos­tal­gie pour le tra­vail vivant de l’époque arti­sa­nale, chez les thuriféraires du tra­vail cog­ni­tif et de « l’entre­pre­neu­riat poli­ti­que » à la Negri affleure une cer­taine com­plai­sance pour les nou­vel­les formes de tra­vail qui met­traient en œuvre de l’acti­vité et non plus seu­le­ment du tra­vail « aux ordres ». Complexe aussi le rap­port entre tra­vail-pro­duc­tion et tra­vail-dis­ci­pline.

S’il y a pu avoir, his­to­ri­que­ment, une coexis­tence entre une posi­tion contre l’oisi­veté et une posi­tion contre le tra­vail au sein du prolétariat, c’est comme vous le signa­lez vous-mêmes, dans une phase his­to­ri­que par­ti­culière pen­dant lequel le mou­ve­ment ouvrier (une fois enfermé dans les « for­te­res­ses ouvrières ») fait de nécessité loi en uti­li­sant sa condi­tion d’exploité de façon à en tirer une posi­ti­vité contra­dic­toire qui échappe ou au moins déborde de toute part le fameux « tra­vail du négatif » dégagé par la théorie révolu­tion­naire marxiste.

C’est ce qui saute à partir du der­nier assaut prolétarien des années 60-70. Celui-ci, au moins en France et en Italie, peut être lu comme la ren­contre manquée entre ce vieux mou­ve­ment ouvrier et celui du jeune prolétariat regrou­pant les os, les étudiants précarisés ou en passe de l’être23. S’il est juste de refu­ser la « cri­ti­que artiste » (Tiqqun, Krisis), il ne faut pas confon­dre une cri­ti­que anti-tra­vail deve­nue idéologie et des luttes réelles qui ren­dent compte de l’insup­por­ta­bi­lité des condi­tions de tra­vail et de vie de prolétaires et salariés.

Le capi­tal comme le tra­vail et aussi la média­tion/représen­ta­tion qu’est la valeur ne peu­vent être rat­tachés, comme vous le faites pour­tant, à la seule dimen­sion écono­mi­que de la pro­duc­tion d’un sur­plus. Les escla­ves en Grèce ou à Rome étaient d’ailleurs de piètres pro­duc­teurs de sur­plus et vou­loir appli­quer à ces sociétés la notion marxiste de sur­tra­vail est bien aven­tu­reuse. Vous le reconnais­sez d’ailleurs à moitié en disant plus loin que l’exis­tence de cet escla­vage est liée à la subor­di­na­tion de la sphère de la repro­duc­tion [je dirais plutôt pro­duc­tion ici] matérielle à l’acti­vité. Plutôt que dans ce sur­tra­vail, la valeur apparaît et pro­gresse dans le dévelop­pe­ment des échan­ges avec l’extérieur et avec l’affir­ma­tion de sou­ve­rai­netés poli­ti­ques. Toutefois l’argu­men­tation reste imprécise car on ne com­prend pas bien com­ment inter­vien­nent les formes poli­ti­ques nou­vel­les à cette époque (démocra­tie athénienne, Républi­que romaine, etc.) et quel est leur rôle dans ce pro­ces­sus. Il me semble qu’il y a là une méses­ti­ma­tion du rôle de l’État en général et de la fonc­tion de puis­sance en par­ti­cu­lier dans l’émer­gence de la valeur.

3) Le capital est puissance

Les deux auteurs se rat­ta­chent de façon éton­nante à la théorie d’un « capi­tal auto­mate » alors que pour­tant ils procèdent à une démons­tra­tion cri­ti­que contre le déter­mi­nisme écono­mi­que. Croient-ils vrai­ment que le pro­ces­sus de glo­ba­li­sa­tion en cours depuis les années 80 soit le pro­duit d’un capi­tal auto­mate ? N’est-ce pas plutôt une façon de chan­ger les rap­ports de force et les rap­ports sociaux afin de pro­duire une nou­velle dyna­mi­que ?

Le capi­tal est une forme sociale. Parler de « capi­tal auto­mate est une illu­sion qui fait pren­dre la chose (par exem­ple la fonc­tion tech­ni­que) pour le rap­port. La chose devient alors puis­sance sociale (c’est l’une des erreurs de Krisis24). L’objet se pose comme sujet.

Le capi­tal auto­mate est la ver­sion struc­tu­ra­liste de la main invi­si­ble des libéraux.

Pour reve­nir à quel­que chose de plus concret, ce n’est pas parce que le tra­vail vivant n’est plus cen­tral dans le procès de valo­ri­sa­tion qu’il est devenu simple idéologie ou simple moyen de contrôle25. La stratégie de puis­sance de ce que nous avons appelé le niveau 1 de la glo­ba­li­sa­tion26 passe bien par la pro­duc­tion dans les niveaux 2 et 3 et par la mise au tra­vail sous toutes ses formes. Le refus d’envi­sa­ger un revenu garanti pour les tra­vailleurs effec­tifs et poten­tiels en est le signe. Une pro­duc­tion dont le sens se trouve de plus en plus élargi par l’exten­sion du tra­vail/emploi à des taches qui rele­vait avant de la sphère privée ou de la sphère d’acti­vité non écono­mi­que (le volon­ta­riat par exem­ple).

Domination du tra­vail mort et fin du plein emploi ne sont syno­ny­mes, ni dans la théorie (cf. Keynes et sa théorie de l’équi­li­bre de sous-emploi et aussi Marx sui­vant la façon dont on l’interprète27) ni dans la réalité si on considère que les deman­deurs d’emplois sont tou­jours en plus grand nombre et qu’en valeur abso­lue le niveau d’emploi conti­nue à aug­men­ter.

Il n’y a pas plus d’auto­ma­ti­cité de la crise du capi­tal que de capi­tal-auto­mate. Tout cela relève d’un millénarisme sécula­risé et inversé.

4) La société capitalisée englobe ce que certains appellent la société industrielle28.

Cette notion de « société indus­trielle » est très cri­ti­qua­ble car premièrement, elle fait d’un moment de la dyna­mi­que du capi­tal, son centre a-his­to­ri­que et a-poli­ti­que. A-his­to­ri­que d’abord car fina­le­ment, la tech­no­lo­gie sous la forme de ses différents types tech­ni­ciens, par­cour­rait l’his­toire de l’homi­ni­sa­tion ce qui abou­tit la plu­part du temps à des polémiques sur le com­men­ce­ment de l’arti­fi­cia­li­sa­tion et la perte du rap­port à la nature (comme s’il n’y avait plus un rap­port spécifi­que de l’homme à la nature !). Tout peut alors être mis au même niveau : la machine à vapeur, la bombe ato­mi­que, les ogm, les nou­vel­les tech­no­lo­gies de l’infor­mation et de la com­mu­ni­ca­tion. Tous ces éléments ne représen­tent qu’une étape ou une variante du même pro­ces­sus, d’un même déter­mi­nisme qui est pour­tant par­fois cri­tiqué par ailleurs. Que ces différentes inno­va­tions soient reliées à des rap­ports sociaux spécifiés ne retient pas l’atten­tion. A-poli­ti­que ensuite puis­que ce serait le niveau tech­no­lo­gi­que qui agi­rait de façon auto­nome comme si l’intégra­tion de la techno-science au procès de pro­duc­tion et au procès de vie était une évidence venue d’on ne sait où. Comme s’il n’y avait ni choix ni décision poli­ti­que derrière tout ça29, comme si les problèmes sociaux n’étaient, pour l’essen­tiel, que des problèmes liés à la toute puis­sance de la tech­no­lo­gie. Avec cette argu­men­ta­tion, à la limite tout ce qui se passe en milieu urbain et même rur­bain n’a plus aucun intérêt. Le domaine des luttes pos­si­bles s’en trouve considérable­ment réduit.

5) Temps critiques et la fin du travail

Même si Amiech et Mattern font une dis­tinc­tion entre d’une part les thèses de la fin du tra­vail (Méda, Rifkin et Krisis) et d’autre part notre cri­ti­que du tra­vail, ils nous y ramènent fina­le­ment. Or de fin du tra­vail on ne peut trou­ver aucune trace dans nos écrits. Nous ne par­lons en effet que d’ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail dans le procès de valo­ri­sa­tion parce que le capi­tal domine main­te­nant la valeur (cf. L’évanes­cence de la valeur, L’Harmattan, 2004) ce qui ren­voie à notre cri­ti­que précédente de la notion de « tra­vail mort-vivant ».

Par contre nous somme tout-à-fait d’accord avec les insuf­fi­san­ces qu’Amiech et Mattern sou­li­gnent en ce qui concerne les termes que nous employons et l’incohérence qu’il peut y avoir à conser­ver cer­tains termes d’un corpus que l’on cri­ti­que par ailleurs ou à ne pas suf­fi­sam­ment les expli­ci­ter. C’est aussi parce que vous n’êtes pas les pre­miers à nous adres­ser cette cri­ti­que que nous avons essayé d’y remédier d’abord dans mon livre Après la révolu­tion du capi­tal (L’Harmattan 2007) et sur­tout dans l’arti­cle « Capital, capi­ta­lisme et société capi­ta­lisée » du no 15 de la revue Temps cri­ti­ques (2010). Toutefois notre interprétation ne tend pas à envi­sa­ger une dis­so­lu­tion du capi­ta­lisme sous d’autres formes émer­gen­tes, mais plutôt à prou­ver qu’il n’est pas un système ce qui n’est pas sans conséquence sur la façon de l’appréhender30. La relec­ture de Braudel ainsi que nos tra­vaux autour du « capi­tal fictif » (cf. J. Guigou et J. Wajnsztejn, Crise financière et capi­tal fictif, L’Harmattan, 2008) nous ont permis de pro­gres­ser en ce sens, mais nous res­tons ouverts à la dis­cus­sion.

 

J. Wajnsztejn, octo­bre 2011

 

Notes

1 - Disponible sur le site du col­lec­tif Lieux Communs à l’adresse sui­vante : www.mag­ma­web.fr/spip/IMG/pdf_que_la_crise_s_aggrave.pdf

2 – Amiech et Mattern le reconnais­sent d’ailleurs dans leur texte sur le tra­vail mort-vivant.

3 – Jean-Marc Mandosio, D’or et de sable, Paris, Encyclopédie des Nuisances, 2008, (p. 43-58).

4 – Cf. A. Bordiga, Espèce humaine et croûte ter­res­tre, Paris, Payot, 1978, 219 p.

5 – Il est d’abord cadre supérieur dans les ins­ti­tu­tions financières natio­na­les et inter­na­tio­na­les, puis conseiller de cer­tains États de pays en voie de dévelop­pe­ment.

6 – La cri­ti­que théorique et pra­ti­que du capi­tal et de l’État n’a pas été poussée assez loin.

7 – Jean-Marc Mandosio, Dans le chau­dron du négatif, éd. de l’EdN, 2003 (p. 57-62) et D’or et de sable, éd de l’EdN, 2008 (p. 43-73).

8 – Claude Bitot, Quel autre monde pos­si­ble ? Retour sur le projet com­mu­niste, Paris, Colibri, 2008, 274 p.

9 – Dans Notes et mor­ceaux choi­sis, le mora­lisme trans­paraît sou­vent, il est fait appel à « notre sens des res­pon­sa­bi­lités » et les références concer­nent par­fois des conser­va­teurs anti-indus­triels comme Christopher Lasch.

10 – Cf. A. Dréan, « La société indus­trielle, mythe ou réalité », Temps cri­ti­ques no 14 : temps­cri­ti­ques.free.fr/spip.php ?arti­cle154

11 – Je crois que la ques­tion est plus com­plexe. Il y a effec­ti­ve­ment des dis­tinc­tions à faire entre des reven­di­ca­tions, certes limitées, mais portées par des oppo­si­tions réelles et des slo­gans vides de sens.

12 – On retrouve cette idée de l’exis­tence d’un « système » dans « iter ou la fabri­que d’Absolu » de Bertrand Louart dans le no 8 (automne 2008) de la revue Notes et mor­ceaux choi­sis à laquelle par­ti­ci­pent Amiech et Mattern. Un capi­tal réduit d’ailleurs à sa dimen­sion mar­chande semble être le nou­veau Moloch qui fait face à des indi­vi­dus soumis comme à l’époque de la ser­vi­tude volon­taire de La Boétie. On retrouve la même idée dans divers textes de René Riesel dont les inter­ven­tions pra­ti­ques sont sou­vent les bien­ve­nues même si elles repro­dui­sent par­fois des pos­tu­res avant-gar­dis­tes.

13 – Il ne s’agit pas, en effet, d’une auto­no­mi­sa­tion puisqu’on a à faire à des pra­ti­ques agri­co­les précapi­ta­lis­tes.

14 – Pour pren­dre un exem­ple, celui qui est insa­tis­fait des pro­gram­mes télés aura davan­tage ten­dance à zapper et fina­le­ment à se passer un DVD plutôt qu’à étein­dre ou a for­tiori casser la télé.

15 – Quelle contra­dic­tion de voir un « État républi­cain laïc » être tenté d’un côté de sacri­fier l’une de ses spécifi­cités qui est le poids de ses ser­vi­ces publics et dans le même temps d’essayer de faire voter des lois qui main­tien­draient ce ser­vice public comme jauge de ce qui est sup­por­ta­ble ou non pour la société dans son ensem­ble, et ceci dans un souci d’éviter toute séces­sion qui s’effec­tue­rait dans des replis com­mu­nau­tai­res ou dans le dévelop­pe­ment de gangs armés !

16 – Cf. « Les indignés : écart ou sur­place. Désobéissance, résis­tance et insu­bor­di­na­tion »  : temps­cri­ti­ques.free.fr/spip.php ?arti­cle283

17 – Cf. Notes et mor­ceaux choi­sis, no 8, automne 2008, p. 17-77 (arti­cle écrit avec Julien Mattern).

18 – Ce qui est intéres­sant chez Arendt, ce n’est pas qu’elle caractérise nos sociétés comme des sociétés du tra­vail, mais comme des sociétés de tra­vailleurs sans tra­vail ! « C’est une société de tra­vailleurs que l’on va délivrer des chaînes du tra­vail, et cette société ne sait plus rien des acti­vités plus hautes et plus enri­chis­san­tes pour les­quel­les il vau­drait la peine de gagner cette liberté [...] Ce que nous avons devant nous, c’est la pers­pec­tive d’une société de tra­vailleurs sans tra­vail c’est-à-dire privés de la seule acti­vité qui leur reste. On ne peut rien ima­gi­ner de pire » (Condition de l’homme moderne, Presses Pocket, p. 37-38).  Le tra­vail n’est plus au centre des rap­ports sociaux et des valeurs qui leur cor­res­pon­dent, il n’est plus qu’un moyen de survie dif­fi­cile à satis­faire.
On pour­rait même rajou­ter qu’avec la société capi­ta­lisée et la révolu­tion anthro­po­lo­gi­que qui lui est liée, il y a aussi perte des acti­vités et des caractères popu­lai­res tra­di­tion­nels comme l’a bien montré Pasolini. Les idéolo­gies popu­lis­tes peu­vent alors venir se gref­fer là-dessus même si elles n’agis­sent plus qu’à la marge, le centre étant occupé par l’indi­vi­dua­lisme démocra­ti­que et citoyen. C’est l’une des gros­ses différences d’avec la période des fas­cis­mes.

19 – Corinne Maier, Bonjour paresse : De l’art et la nécessité d’en faire le moins pos­si­ble en entre­prise, Paris, Éditions Michalon, 2004.

20 – Sur domi­na­tion for­melle et domi­na­tion réelle du capi­tal, cf. Marx, Un cha­pi­tre inédit du Capital, [tra­duc­tion de Roger Dangeville, Paris, uge, coll. « Le monde en 10-18 », 1971, 320 p.] et pour une synthèse rapide : J. Wajnsztejn, Après la révolu­tion du capi­tal, L’Harmattan, 2007, p. 52-55.

21 – Pour les « indus­tria­lis­tes » (sur­tout des écono­mis­tes et des marxis­tes), beau­coup de salariés étiquetés employés du ter­tiaire sont en fait des ouvriers et inver­se­ment pour les post-indus­tria­lis­tes (tenants de la société de consom­ma­tion et des loi­sirs, sur­tout des socio­lo­gues et aussi cer­tai­nes ten­dan­ces cri­ti­ques), beau­coup d’ouvriers du secondaire ne sont en fait plus que des employés presse-bou­tons. Mais dans les deux cas, on rai­sonne dans les termes anciens des années 70-80, c.-à-d. de la première phase de restruc­tu­ra­tion du capi­tal). 

22 – Cf. J. Wajnsztejn, Après la révolu­tion du capi­tal, Paris, L’Harmattan, 2007

23 – Sur ce point on peut consul­ter J. Guigou et J. Wajnsztejn, Mai 68 et le mai ram­pant ita­lien, Paris, L’Harmattan, 2008.

24 – Et c’est sur cette erreur que se fonde leur divi­sion entre un Mars ésotérique et un Marx exotérique.

25 – Positions défen­dues par Naomi Klein dans La stratégie du choc (Actes Sud, 2008) et Riesel-Semprun dans Catastrophisme, admi­nis­tra­tion du désastre et sou­mis­sion dura­ble (Encyclopédie des Nuisances, 2008).

26 – Cf. l’arti­cle édito­rial du no 15 de Temps cri­ti­ques : « Capital, capi­ta­lisme et société capi­ta­lisée » : temps­cri­ti­ques.free.fr/spip.php ?arti­cle206

27 – Je main­tiens que Castoriadis a raison dans son affir­ma­tion de l’intro­duc­tion à La société bureau­cra­ti­que  (Bourgois, 10/18) selon laquelle toutes les prédic­tions écono­mi­ques du vieux Marx étaient faus­ses. Tout juste peut-on lui repro­cher le « toutes » alors qu’on peut en sauver cer­tai­nes comme celles conte­nues dans le « Fragment sur les machi­nes » des Grundrisse. De toute façon, comme Marx, en bon dia­lec­ti­cien, par­lait la plu­part du temps en termes de ten­dan­ces et de contre-ten­dan­ces, on peut lui faire dire à peu près tout et n’importe quoi et c’est d’ailleurs ce qui a permis de fonder le marxisme. Ainsi, sur votre exem­ple de la crise de 1929, on peut tou­jours dire que c’est une crise de sur­pro­duc­tion telle qu’envi­sagée par Marx, mais celui-ci n’avait pas prévu la mise en place pro­gres­sive du mode de régula­tion for­diste à tra­vers l’aug­men­ta­tion mas­sive du pou­voir d’achat, de la consom­ma­tion et de l’inter­ven­tion de l’État-pro­vi­dence qui allait remi­ser aux oubliet­tes et pour long­temps, cette ten­dance à la sur­pro­duc­tion.

28 – Si la cri­ti­que de la notion de « société indus­trielle » me paraît impor­tante il me sem­ble­rait abusif de repro­cher à Amiech et Mattern leurs dif­fi­cultés à expli­ci­ter des catégories comme « capi­tal », « capi­ta­lisme » car qui peut vrai­ment le faire ? À Temps cri­ti­ques, nous venons de passer plu­sieurs mois là-dessus et si nous pen­sons avoir déblayé un peu le ter­rain, nous n’avons quand même pas trouvé la pierre phi­lo­so­phale (cf. temps­cri­ti­ques.free.fr, arti­cle 206)

29 – Cf. A. Dréan : « Contribution à la cri­ti­que du catas­tro­phisme », Temps cri­ti­ques no 14 (p. 75) : temps­cri­ti­ques.free.fr/spip.php ?arti­cle156.

30 – Le mot de « capi­tale » apparaît vers le xii-xiiième siècle (ori­gine latine) et désigne un stock d’argent ou de mar­chan­di­ses puis il va se spécifier sous l’appel­la­tion de capi­tal-argent, mais aussi, en rap­port à la pro­duc­tion, capi­tal pro­duc­tif chez le phy­sio­crate Quesnay, puis encore moyen de pro­duc­tion chez Marx. Pendant la révolu­tion de 1789, le terme de capi­ta­liste est associé à la richesse en soi, à l’argent, à la finance et à la spécula­tion (rien de neuf sous le soleil de ce point de vue là) et pas encore à l’inves­tis­seur ou à l’entre­pre­neur. Capitalisme est donc le terme le plus tardif comme nous le sou­li­gnons dans l’arti­cle de tête du no 15 et le plus idéolo­gi­que. Capitalisme et système capi­ta­liste sont des termes qui n’appa­rais­sent donc que tar­di­ve­ment sous l’effort d’Engels et de la seconde Internationale pour ins­crire le socia­lisme dans un ordre de suc­ces­sion his­to­ri­que et pro­gres­siste de ce qu’ils considèrent comme des modes de pro­duc­tion. Une forme sociale com­plexe, celle du capi­tal (à la fois échange, accu­mu­la­tion, pro­duc­tion et rap­port social) va être réduite à une forme simple, celle du capi­tal indus­triel qui sera effec­ti­ve­ment la plus à même de sta­bi­li­ser un ensem­ble de pou­voir et d’action qui feront « système » : le système capi­ta­liste. De la même façon, la ques­tion de la valeur (c’est-à-dire fina­le­ment de la richesse) sera ramenée pro­gres­si­ve­ment ramenée à celle de la valeur-tra­vail. Comme la richesse n’est perçue par les écono­mis­tes qu’au tra­vers de la valeur, la puis­sance n’est pas reconnue dans la for­ma­tion et le dévelop­pe­ment de la valeur parce qu’elle n’est pas évalua­ble. Elle n’a pas de valeur.
Le capi­ta­lisme est un concept poli­ti­que qu’il a fallu rem­plir de sub­stance alors que le capi­tal est le nom qu’on donne à la richesse. Une richesse qui n’est pas simple accu­mu­la­tion de mar­chan­di­ses, mais puis­sance, échan­ges, com­merce, flux de pro­duc­tion et d’infor­ma­tion, culture.

 

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