(Cette lettre nous a été envoyée avant que nous modifions le lexique qui précède, afin notamment de tenir compte de certaines critiques qui lui étaient adressées, notamment sur l’introduction et certaines entrées. Nous la publions quand même telle quelle, parce qu’elle pose des questions importantes. NPNF)
Tu nous as demandé notre avis sur l’inventaire de la confusion dressé pour le prochain numéro de la revue. Te donner celui-ci point par point serait très fastidieux et, à la réflexion, ce n’est pas le plus utile. Le problème d’un inventaire dans la situation actuelle, même lorsqu’on précise qu’il n’est pas exhaustif, est que l’on peut toujours s’interroger sur le choix de ses entrées plutôt que d’autres, tout aussi évidentes objectivement.
Par exemple, historiquement, il s’avère que tous les sites que tu cites, quasiment, n’auraient pas l’écho qu’ils ont aujourd’hui sans deux initiatives que tu ne cites pas : Bellaciao et le réseau Indymedia qui ont été, et sont, les deux principaux vecteurs de publicité pour les autres sites à l’intérieur de l’extrême gauche, notamment activiste, et même au-delà dans les périodes de mouvement social.
Pour toute une génération de militants, en gros depuis le début des années 2000, ces sites ont été l’endroit où l’on venait chercher les infos « indépendantes » sur ce qui se passait et aussi celui où l’on lançait ses propres rendez-vous.
Et c’est là aussi que les négationnistes, les antisionistes, les soraliens, les tenants de l’islam politique, les régionalistes plus ou moins ambigus, les protectionnistes nationalistes, les charlatans anti-vaccination ou anti-science, les désobéissants, les complotistes ont trouvé un média de masse pour relayer leur propagande et faire connaître leurs propres médias.
Les citer ne vise pas seulement à dénoncer, même si pour notre part nous assumons parfaitement le fait de pointer des responsabilités, et si, justement, une partie du corpus idéologique passerelle a consisté à parler de « délation », d’« inquisition », de « police de la pensée », de « stalinisme », à propos de tous les camarades qui s’insurgeaient contre la diffusion de toute cette merde sur nos propres médias.
Cela permet aussi de balayer le nouveau concept à la mode pour expliquer la situation à l’extrême gauche : celui d’« infiltration », repris d’ailleurs aussi dans le discours syndical tenu concernant les militants du FN présents dans ces structures. L’idée « d’infiltration » évoque de sombres et sournoises manipulations, faites par des gens qui n’auraient pas avancé à visage découvert, mais pris le masque de vrais révolutionnaires, ou même de vrais progressistes, pour le tomber le jour où ils auraient pris le contrôle de nos structures. Il évoque incidemment aussi la possibilité de stratégies fomentées par l’Etat ou des barbouzes. D’ailleurs, une partie des antisionistes complotistes, aujourd’hui, avance cette théorie concernant leurs frères ennemis ouvertement d’extrême droite : ceux-ci seraient envoyés par les « sionistes » pour discréditer le mouvement.
Or, la réalité des faits, attestée par les archives, montre qu’il n’y a eu aucune infiltration : il y a eu la participation assumée d’une partie de l’extrême gauche à certaines initiatives poreuses dès le départ. Des mouvements anti-guerre menés d’office avec des structures religieuses ou nationalistes, au mouvement altermondialiste franchouillard et à sa défense de notre agriculture et de notre roquefort, de la dénonciation du « plombier polonais », du discours contre la délocalisation et pour le soutien à « nos » emplois et à « nos » entreprises au soutien inconditionnel à la partie du mouvement palestinien incarnée par le Hamas, dénommé « Résistance » par quasiment toute l’extrême gauche.
L’extrême droite n’est pas venue nous chercher, affublée d’un costume de grand-mère bienveillante pour tromper d’innocents petits chaperons rouges : elle s’est simplement installée là où les références et la culture dominantes lui donnaient sa place.
Tu énonces certes un certain nombre de ces références idéologiques : mais elles sont en fait bien plus profondes que cela et toujours vivantes, et surtout portées par ceux-là mêmes qui, depuis deux ans, devant la maison qui brûle, se sont résolus à jeter quelques verres d’eau pour tenter d’éteindre l’incendie.
Ainsi Le Grand Soir, à propos d’un texte publié contre lui par Article 11 a-t-il fait remarquer, que ce dernier publiait du Céline.
Ainsi, les fascistes répondent-ils, sans qu’on puisse les contredire, que Sorel et son œuvre n’appartiennent pas en propre aux libertaires qui s’en revendiquent, de la CNT à Alternative Libertaire, dans la mesure où Sorel, concrètement et activement, a pris part à la constitution de la droite nationale en France.
Ainsi, le Jura Libertaire, site référence de l’ensemble du mouvement anarchiste, « traditionnel » ou plus « sauvage », a-t-il consacré de nombreux articles à Michéa, réactionnaire adulé par les soraliens.
Ainsi, Noam Chomsky est-il encore publié par Indymedia Paris, qui pourtant entend désormais alerter sur l’« infiltration fasciste » à propos de la pétition de P.-E. Blanrue, signée...par Chomsky.
Ainsi, un mouvement aussi consensuel que la CIP-IDF a-t-il jugé pertinent de prendre comme slogan pour la campagne contre son expulsion une référence savante à Heidegger « Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde (69). »
Ainsi, à propos des sans-papiers tunisiens, trouve-t-on très smart de les appeler « harragas », terme qui fait référence à leur statut de clandestins et est employé par la presse capitaliste au Maghreb, quand TOUT le combat depuis Saint-Bernard a consisté de la part des premiers concernés à imposer le mot « sans-papiers » face à la propagande du pouvoir.
Bien sûr, ces quelques remarques et l’analyse pessimiste qu’elles sous-tendent peuvent déclencher la réaction suivante : les Luftmenschen ne sont jamais contents et veulent-ils autre chose que discréditer l’extrême gauche à tout jamais ?
On pourrait en effet s’attendre à ce que nous nous réjouissions d’un certain nombre de choses :
Après tout, l’antifascisme est désormais majoritairement perçu comme une nécessité, quand depuis au moins 2007, il était raillé comme une réaction d’« idiots utiles » face à une réalité soi-disant groupusculaire.
Enfin, nos textes, dénigrés si longtemps par toute l’extrême gauche, hormis NPNF, la CNT-AIT et quelques maoïstes de l’Action Antifasciste sont diffusés largement et mis en note de bas de page dans d’autres textes.
Ecrire le mot « antisémite » n’est plus forcément synonyme de censure et d’anathème.
Malheureusement, cette progression intervient bien tard et dans une extrême gauche qui n’est plus que le fantôme d’elle-même. Désormais, les fascistes n’ont plus besoin de nos médias, les leurs sont bien plus visités. Et il suffit d’aller sur les réseaux sociaux pour prendre conscience de la réalité et du résultat de toutes ces années de confusion ignoble : la nouvelle génération de gens qui se qualifient de « révolutionnaires », d’« indignés », d’« anti-système » diffuse et reprend indifféremment du Bakounine ou du Soral, et pense que dénoncer le capitalisme, c’est aussi bien dénoncer la réforme des retraites que les « vaccins-tueurs » ou les Illuminati, avec une nette préférence pour les deux derniers, plus excitants et sensationnalistes.
De plus en plus souvent, une mésaventure terrible arrive à ceux des militants qui entendent désormais dénoncer l’« infiltration » : ce sont eux qui sont stigmatisés par les gens comme des « infiltrés » venus détruire un mouvement où les idées et les mouvements fascistes ont toute leur place.
Ainsi Fabien Engelmann a-t-il été défendu par toute sa section et ce n’est pas un cas isolé, tout militant CGT de bonne foi ne niera pas la réalité : des sections entières sont contrôlées ici et là par le Front national et la Confédération n’ose pas agir...de peur de perdre la bataille. On apprend incidemment par Riposte Laïque que Pierre Cassen est toujours membre du syndicat du Livre et que seule une partie des dirigeants de ce syndicat se réveillent mollement en jugeant utile, un an après l’apéro saucisson-pinard, de lui demander quelques explications.
Les initiatives contre les Dîners du Siècle ramènent plus de fascistes que de gauchistes, qui ont d’ailleurs renoncé devant l’impossibilité d’y faire quoi que ce soit.
De plus, les « antifascistes » se retrouvent pris au piège de leurs propres arguments : ils n’ont RIEN à répondre aux fascistes qui invoquent la liberté d’expression qu’eux-mêmes ont défendue et défendent comme valeur fondamentale et fondatrice de leurs actions.
Ils n’ont rien à répondre aux militants sincères qui ont commencé leur combat en apprenant que l’« oligarchie » c’est l’ennemi, et qui ne comprennent pas qu’on ostracise des fascistes qui ont EXACTEMENT les mêmes cibles que l’extrême gauche. Et l’« oligarchie » reste toujours la notion principalement utilisée par l’extrême gauche.
Ils n’ont rien à répondre à des fascistes qui leur font remarquer que leur brusque réaction ne s’explique par RIEN de rationnel, dans la mesure où le discours tenu est exactement le même depuis des années, et qu’il n’a jamais posé problème depuis des années.
Certains en sont réduits à des contorsions idéologiques et pratiques absurdes : ainsi dans ton lexique, tu cites Europalestine. Certains Indymedia ont effectivement fait le choix de ne plus publier du Europalestine : mais d’un autre côté, comme ils sont solidaires de la campagne BDS, ils publient les textes de ce regroupement...sauf ceux qui ont trait à sa principale activité actuelle, la défense d’Olivia Zemmor.
Tu poses une partie de ces problèmes dans ton lexique : mais à notre avis, penser pouvoir couper les branches sans s’attaquer à la racine concrètement ne va pas mener bien loin, comme le montre ce dernier exemple.
Et s’attaquer à la racine signifie malheureusement traîner les camarades de force devant un miroir : la chasse aux « infiltrés », c’est là qu’elle commence, chez ceux qui se vivent aujourd’hui comme antifascistes mais refusent de revenir sur ce qui s’est passé et refusent de revenir sur la structure et l’idéologie actuelle du mouvement. Acter la défaite et nos responsabilités énormes dans cette défaite, voilà la priorité.
Pour notre part, si inventaire il devait y avoir, ce serait plutôt celui de ce qui nous reste, de ce qui n’est pas contaminé par la pensée brune. Ce serait bien plus court, malheureusement et cela entraînerait un seul remède : repartir de zéro, de la base, à notre boulot, dans nos quartiers, au lieu de courir après les mouvements « globalisants », les grandes initiatives « anti-système », où de fait nous sommes désormais minoritaires et dans l’incapacité provisoire sans doute de faire face à la vague brune.
Et ce serait aussi sans doute s’interroger de manière plus positive sur ce qui a fait que certaines composantes du mouvement n’aient pas pris les passerelles.
Il y a déjà quelques années que notre petit blog, ta revue mais également la CNT-AIT, mais aussi des groupes maoïstes, des groupes léninistes comme le CCI, et des initiatives plutôt socio-démocrates comme Conspiracy-Watch sont désignées notamment par les nationaux-révolutionnaires présents à l’extrême gauche comme une mouvance unique et organisée, les « antifascistes en peau de lapin », comme ils disent. Selon les versions, la « tête pensante » de tout cela est désignée comme étant la mouvance maoïste ou la composante social-démocrate.
La réalité évidemment est tout autre : issus de composantes très différentes et en affrontement perpétuel avec la gauche et l’extrême gauche, nous n’avons jamais vraiment pris acte d’une réflexion et d’un positionnement pourtant très proches sur la question de l’antifascisme et des passerelles.
Bien au contraire et très logiquement, il répugne à l’anarchiste qui a analysé la dérive comme une excroissance du stalinisme, d’admettre qu’une partie des maos ait pu, à partir de leurs propres outils, forger une critique valable de ce qu’on appelle les rouges-bruns.
A l’inverse, le communiste pense souvent que la dérive est due aux « alliances à tout prix » faites par les anarchistes au nom de la bataille contre le communisme autoritaire et liée à l’insuffisance profonde du mouvement anarchiste sur les questions de classe.
Quant aux analystes plutôt démocrates et socialistes, chez eux, c’est la thèse de l’alliance des extrêmes qui est souvent prônée, et le fait est que toutes les passerelles évoquées ne plaident pas dans le sens inverse, au moins au premier regard.
Tout nous divise de fait et l’inventaire des divisions indépassables a été fait depuis au moins 1917, perpétuellement.
Par contre, a-t-on vraiment réfléchi à ce qui avait bien pu nous amener à résister à la vague, avec des apports culturels et politiques pourtant si différents ?
Il ne s’agit pas de faire du passé table rase et d’appeler naïvement à la vieille rengaine de l’unité, mais tout de même d’oser pointer nos convergences et d’en faire quelque chose.
Luftmenschen, 19 juin 2011
69. Note de NPNF : Note de Ni patrie ni frontières : Nous ne nous lancerons pas dans l’exégèse de Heidegger. Notons seulement que si la réflexion sur l’espace et le temps est importante chez ce philosophe, il n’y a qu’une toute petite différence entre le Raum (l’espace) et le Lebensraum (l’espace vital, cher aux premiers géopoliticiens allemands de la fin du XIXe siècle, puis aux théoriciens nazis). Une proximité qui aurait dû alerter la CIP. Mais la confusion ne s’arrête pas à la CIP. En effet, un « séminaire autogéré » et pluridisciplinaire (rassurez-vous le personnel d’entretien n’était pas invité !) à l’intitulé fort radical (« Propriété et résistances ») a été organisé durant l’année 2011 par les élèves de l’Ecole normale supérieure, ce haut lieu supposé de l’intelligentsia de gauche. L’un des textes introductifs commençait justement par cette citation de Heidegger reprise par la CIP, et reproduisait également des extraits de l’article « Bâtir, habiter construire » dont elle est extraite. Notamment cette phrase immortelle : « Si dur et si pénible que soit le manque d’habitations, écrivit Heidegger en 1951, si sérieux qu’il soit comme entrave et comme menace, la véritable crise de l’habitation ne consiste pas dans le manque de logements ». Nos normaliens (de gauche, car ils citent aussi un livre d’Henri Lefebvre – à moins que ce ne soit une pose post-moderne : un nazi + un marxiste = neutralité « scientifique » garantie) se sentent suffisamment gênés pour reconnaître que cette remarque « apparaît comme déconnectée des urgences sociales de son époque » (qu’en termes délicats ces choses-là sont dites !) car « dans l’Allemagne détruite par la guerre des milliers de gens dorment à la rue ». Tout comme en 2011 en Europe et en Amérique, non ?… Mais nos futurs professeurs ou cadres supérieurs ne se sont pas demandés à quoi diable pouvait servir d’étudier un tel texte si l’on voulait réfléchir sérieusement à « Une politique de l’habiter » (autre formule chic, très Rive Gôche). Les vieux marxistes dogmatiques avaient du bon : ces propos auraient instantanément été qualifiés de « formule creuse idéaliste » par ces ouvriéristes bornés. En effet, « les idées ne sont rien d’autre que les choses matérielles transposées et traduites dans la tête des hommes » (Marx). Et les idées qui sortent du cerveau embrumé d’un nazi (même repenti) ne servent qu’à dissimuler les mesures les plus réactionnaires et les réalités les plus sombres de la société capitaliste en crise. Mais cela, on ne l’apprend apparemment pas à l’ENS !