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Espagne / Manifestations

Indignes et indignés

jeudi 25 août 2011

L’appel du campement barcelonais à bloquer l’accès des politiciens professionnels au Parlement de Catalogne a présenté deux visages bien distincts entre la matinée et l’après-midi du mercredi 15 juin, et ceci pourrait bien indiquer le début de l’extinction du mouvement commencé un mois plus tôt.

Le 15 juin se présentait comme une journée de protestation car ce jour-là le Parlement catalan se proposait de voter certains budgets comportant des réductions radicales dans la santé, l’enseignement, etc., et la mise en marche de mécanismes de privatisation et de transfert de fonds publics à des compagnies privées (compagnies d’assurance, cliniques privées…) dont les effets ont commencé à se faire sentir ces derniers mois, entre autres dans la suppression de services et l’allongement des listes d’attente dans les hôpitaux.

En prévision, le 14 dans l’après-midi, les assemblées de quartier avaient organisé des colonnes de manifestants qui convergèrent au parc de la Ciutadella. Un campement s’installa pour la nuit autour de la grille qui entoure le parc où se trouve le Parlement et le matin du 15, à partir de 7 heures, arrivèrent des gens à toutes les portes du parc. Cependant, aussi bien la veille que le 15 même, l’affluence ne connut pas l’ampleur du vendredi 27 mai. Serait-ce que les moyens télématiques « alternatifs » divinisés n’ont pas fonctionné ? ou serait-ce que ceux-là mêmes qui lancèrent l’appel eurent peur du fait que la perturbation de l’activité parlementaire est un délit sanctionné par des peines de prison de plusieurs années ? Malgré tout, les manifestants furent assez nombreux (3 000 ?) pour obliger les parlementaires à entrer dans le parc sous les insultes, pelotonnés derrière les policiers, pendant que le président de la Generalitat, le ministre de l’Intérieur et une trentaine d’autres parlementaires durent arriver en hélicoptère grâce à un pont aérien improvisé.

C’est logiquement que les indignés s’indignèrent. Ceux qui ont l’habitude de faire un usage personnel du bien public et un usage instrumental de la démocratie quand il s’agit de défendre leurs intérêts de caste n’ont pas pu digérer cette humiliation. Ce qui explique qu’il y eut l’unanimité entre fascistes, xénophobes, pro-castillans, nationalistes catalans de différentes sensibilités, gauchistes, écologistes, arrivistes de tout poil faisant partie du Parlement. Le communiqué consensuel fut une preuve explicite de l’usage de la démocratie comme alibi pour tous ceux qui sont des complices conscients du processus de dégénération cleptocratique de l’administration de la vie publique. Les parlementaires montrèrent de nouveau le même consensus qui scella leur honteuse passivité lorsque l’insultante présence de Félix Millet, escroc de fonds publics de prestigieuse renommée, bienfaiteur généreux de l’élite politique et culturelle catalane réduisit à un silence hautain et à un sourire méprisant sa comparution devant le Parlement.

Les moyens d’intoxication de masse mirent alors fin au paternalisme condescendant avec lequel ils abordaient le mouvement du 15 mai jusqu’à ce jour et commencèrent leur travail d’hésitation et de criminalisation. A partir de la mi-journée de ce mercredi, ils tentèrent d’introduire la division chez les manifestants en ayant recours au même conte de toujours : en faisant la distinction entre violents et pacifiques, en divulgant des messages de Twitter contre les violents, etc. dans l’objectif de dévier – et dénaturer – vers le sujet rebattu de la violence. Le ministre de l’Intérieur lui-même, dans une démonstration supplémentaire de son ineptie et de sa grossière mauvaise foi, qualifia la concentration devant le parc de guérilla urbaine.

Il est pourtant certain que la matinée du mercredi menaçait de définir une ligne rouge comme le dit, indigné, le président de la Generalitat. La ligne rouge qui marquait la séparation entre les représentants du système cleptocratique protégés par des sbires avec des contrats de travail privilégiés et ceux qui sont littéralement jetés à la rue, privés de logement, avec des droits réduits (santé, éducation, travail, retraite) et sans autre recours dans la revendication que de jeter leur corps dans la bataille contre la violence armée de l’État. Une ligne rouge qui mettait en évidence l’isolement d’une caste politique chaque fois un peu plus retranchée dans sa propre inanité.

Défection des « urbanistes »

Bien que la matinée se fût passée sans autres incidents que ceux programmés par le ministère de l’Intérieur et l’appareil médiatique d’intimidation, les menaces proférées par le président Mas à la mi-journée du mercredi annonçant l’intervention de ses gardes contre les manifestants ont apparemment eu un effet sur les auto-proclamés « pacifistes ». L’appel de l’après-midi auquel des syndicats, des organismes de voisins (déjà présents le matin mais sans grand enthousiasme) et d’autres associations de la dite « société civile » qui avaient promis leur participation a été très peu suivi. Mais où était donc le personel de santé, si actif quelques semaines auparavant lors de la manifestation contre les réductions budgétaires ? Où étaient les syndicats « combatifs » après que, la semaine précédente, le Gouvernement central eut approuvé de nouvelles dispositions qui sapent profondément le cadre des relations de travail ? Il est difficile de ne pas penser que les « indignados » ont joué à la politique et une fois de plus ont laissé tomber ceux qui exprimaient réellement leur indignation devant le Parlement. Nul besoin de la paranoïa de la conspiration pour soupçonner un contre-appel « à voix basse » afin d’isoler les supposés « violents » des pacifiques. Effectivement, bien que l’appel devant le Parlement ait été lancé pour la journée entière, les auto-proclamés « pacifistes » convoquèrent à une assemblée à la mi-journée qui, avec une assistance très minoritaire, annulait l’appel de l’après-midi devant le Parlement et, dans une claire manœuvre de diversion, appelèrent dès le début de l’après-midi les manifestants de la Ciutadella à se diriger vers la Plaça Sant Jaume. Serait-ce une incongruité du mouvement spontané ou une manœuvre du « citoyennisme » encastré dans le mouvement même, visant à le faire avorter au moment où le mouvement du 15 mai accumulait chaque fois plus d’indignation ? C’est certainement une faiblesse face au chantage de criminalisation faite par l’appareil médiatico-gouvernemental.

Ce n’est pas s’aventurer que d’en conclure que la principale composante du mouvement du 15 mai est, comme je l’ai suggéré ci-dessus, un symptôme du processus de prolétarisation de la classe moyenne (voir p. 11) et la juste expression de sa dimention politique et de sa capacité limitée de réplique. Cela aura été une preuve de l’inconsistance politique d’un mouvement social basé sur un pacifisme équivoque qui s’est désactivé avec le piège médiatico-spectaculaire de la dichotomie violence/pacifisme et dont le non moins ambigu régénérationisme démocratique aura été récupéré par les instances de représentation qu’il paraissait, en principe, dénoncer. En conséquence de quoi, les indignes auront gagné la partie sur les indignés.

Le mouvement du 15 mai aura donc été un épisode de plus du processus de décomposition sociale dont la participation massive dans la rue a soulevé l’inquiétude des administrateurs de l’ordre socio-économique chaque fois un peu plus fragile. Pour cette raison, il est plus important de regarder ce qui se passe dans la rue que sur les écrans (les mouvements de solidarité des voisins dont l’objectif est de contrer les expulsions et les résistances de la base de la société en sont des exemples).

Le vécu tout au long de ce mois incite à penser que l’expérience du conflit politique de ceux qui ont déclenché la mobilisation du 15 mai est à dominance intellectuelle, académique, éthique, idéologique propre à une génération qui a vécu le mirage de l’expansion économique accompagnée de l’hégémonie du capital financier des deux dernières décennies et qui assiste perplexe à sa chute. Une génération qui a bénéficié d’une certaine accumulation de moyens familiaux et de subsides publics (paix sociale subventionnée : bourses, plans de travail et formations, ONG, etc.) parallèlement au renforcement d’une démocratie négociée suite au décès du dictateur, et dont l’expérience sociale et politique n’a pas été formée dans la confrontation. Ce qui expliquerait pourquoi, en tout cas à son début, le mouvement du 15 mai n’a pas envisagé la rupture avec le « système » mais plutôt son assainissement.

Et le « système » perdure… La semaine précédant la mobilisation du Parlement, le Gouvernement central, devant le désaccord entre patronat et syndicat, avait promulgué de nouvelles dispositions légales qui sont un pas de plus dans le dépouillement du cadre des relations de travail, au moment où il relançait une nouvelle émission de dettes (dont l’intérêt est le double de celle de l’Allemagne). Bien entendu, le front de l’ordre capitaliste a réussi à criminaliser sans grande difficulté le mouvement du 15 mai, mais pourra-t-il criminaliser une réalité imparable ?

Corsino Vela

Barcelone le 21 juin 2011

P. S. : le dimanche 19 juin, une grande marée humaine remplit les rues de Barcelone (plus de 100 000 personnes, tous ceux qui avaient manqué le mercredi étaient là) à caractère ludico-festif, et révélatrice de ce que les appareils politiques de l’opposition institutionnelle cherchent à attirer dans ses filets. Attendons de voir ce que cela donnera. Tout cela aura au moins servi à vérifier les limites de la mobilisation de masse à caractère « citoyenniste » cherchant la régénération des institutions dans un contexte de dégradation rampante des conditions matérielles de vie et de totalitarisme démocratique.

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