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Etats-Unis / Crise / subprime / Désindustrialisation

Témoignages : « Il n’existe pas de tradition sociale démocratique aux Etats-Unis » ; « Le mur de la honte et du silence »

vendredi 17 juin 2011

Ce texte est paru dans Echanges n° 135 (hiver 2010-2011).

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Le groupe allemand Wildcat a envoyé à des militants des Etats-Unis un questionnaire sur la crise dans ce pays. Curtis Price, de Baltimore, nous a communiqué la réponse d’un camarade de Californie et la sienne, dont voici les traductions.

« Il n’existe pas de tradition sociale démocratique aux Etats-Unis »

Je crains que ma réponse ne vous déçoive, mais il nous faut la vérité avant de pouvoir amorcer le changement. Les Etats-Unis sont totalement prisonniers des fantasmes et des divertissements que leur inventent les médias de masse. Les chômeurs restent chez eux et regardent « American Idol » [cette adaptation de l’émission britannique « Pop Idol », diffusée en France sous le titre de « Nouvelle Star », est l’une des émissions phares de Fox Network, propriété de Rupert Murdoch, qui relaie, entre autres, l’idéologie du Tea Party] à la télévision, même s’ils ont de moins en moins accès à une alimentation de qualité. Leur régime peut bien passer des spaghetti bolognaise au riz accompagné de haricots secs, ils n’en continuent pas moins à dire « Ça va bien, mon pote ! » au lieu de « J’en ai plus que marre, ça ne peut plus durer ». On aimerait pouvoir imaginer qu’il existe un lien tant soit peu actif entre la « gauche », les chômeurs, les SDF et les désespérés, mais je ne pense pas que ce soit le cas. En fait, il n’y a guère de communication au sein de la soi-disant « gauche » non plus. A Los Angeles, où je vis, on trouve quelques groupuscules d’« anarchistes » autoproclamés. Ils sont jeunes et n’ont pas encore livré de combats importants.

Cela est dû en grande partie à la désindustrialisation des États-Unis. La classe ouvrière industrielle est devenue l’ombre d’elle-même et les syndicats en organisent une minorité (7 ou 8 %). Il y a environ 25 millions de chômeurs et beaucoup de gens ne travaillent qu’à temps partiel. Je rencontre quotidiennement des jeunes des principales minorités ethniques et, parce que je parle espagnol et possède une longue expérience des luttes afro-américaines, j’ai de nombreux amis dans ces groupes. Localement, il existe des amitiés, des équipes et des groupes de Noirs et de Latinos qui s’entendent bien, mais dans la ville en général, des gangs armés de Noirs et de Latinos s’affrontent. La classe ouvrière blanche se tient à l’écart mais elle est aussi impliquée dans la production et la distribution de la drogue.

Evidemment, il n’existe pas de tradition sociale démocratique aux Etats-Unis. Elle a été presque entièrement anéantie par le déferlement de propagande lors de la Guerre froide qui a duré pendant presque toute ma jeunesse. S’il y a quelque espoir de politique radicale, on le trouverait peut-être dans certains groupes de soldats qui reviennent [de l’étranger]. Il n’est pas non plus impossible que des comités de voisinage (non sectaires) qui s’organisent puissent fédérer certains éléments de la classe ouvrière américaine. Mais dans l’immédiat, la situation est peu encourageante.

Quel est l’impact social de la crise dans ta région ?

Le taux de chômage est élevé en Californie, mais il est difficile ou impossible d’en déterminer l’impact.

Qu’arrive-t-il aux personnes qui sont affectées « individuellement » ?

Elles perdent leur travail, dépensent leurs indemnités de chômage, puis deviennent SDF, mendiants ou simplement pauvres, survivant grâce à leurs conjoints ou à leurs familles.

Y a-t-il un débat public sur la crise ? En quoi consiste-t-il ?

Pas que je sache. Le débat public a lieu sur Fox TV et principalement par le biais des crétins du Tea Party qui s’opposent à l’immigration et aux dépenses étatiques. Je suis persuadé que cette soi-disant « télé-réalité » a accentué cette tendance déplorable. On voit maintenant des individus portant des costumes du XVIIIe siècle, prêts à rejouer une « révolution » contre Washington. On ne peut pas trouver plus stupide que ce spectacle désolant.

Que se passe-t-il au sein des mobilisations contre la crise ?

Il n’existe pas de mobilisation, du moins pas encore, et donc pas non plus de ruptures dans les groupes lésés par la crise.

Y a-t-il des luttes allant au-delà des personnes affectées, par exemple au-delà de secteurs particuliers ? Existe-t-il une solidarité au-delà de la « solidarité politique » ?

Les deux syndicats puissants qui existent encore dans les branches traditionnelles (les dockers et les camionneurs) s’occupent des problèmes qui les concernent. Les camionneurs ne franchissent pas les piquets de grève, mais la solidarité de classe ne va pas plus loin.

« Le mur de la honte et du silence »

Comme les Etats des Etats-Unis peuvent se comparer à différents pays avec leurs propres frontières, une partie de ce que je vais dire est valable au niveau fédéral, mais d’autres points sont spécifiques à ma région, le corridor de Baltimore à Washington DC.

Quel est l’impact social de la crise dans ta région ?

Baltimore reste une des villes les plus affectées par la crise hypothécaire des « subprimes » ; en fait, un documentaire sur la crise, American Casino, a été réalisé à Baltimore, jugée exemplaire de la dévastation causée par l’effondrement de la bulle hypothécaire. La municipalité poursuit en justice une des plus importantes banques nationales, Wells Fargo, accusée d’avoir intentionnellement ciblé les minorités du voisinage pour placer des prêts hypothécaires. Dans certains quartiers où vit la classe ouvrière noire, près de 40 % des logements sont saisis à cause de la défaillance des emprunteurs.

La crise du crédit hypothécaire est venue en deux vagues. D’abord ce furent les défaillances dues à des pratiques malhonnêtes, dénuées de scrupules, visant à placer des prêts immobiliers à des taux d’intérêt élevés : « flipping », une opération qui consiste pour un investisseur à acheter une maison et à la revendre à un prix gonflé ; « ARM » (« adjustable-rate mortgage », taux hypothécaire variable), dans lequel on appâte le client avec un taux d’intérêt très bas les premières années, avant qu’il commence à grimper jusqu’à ce que les mensualités atteignent des montants auxquels les emprunteurs ne peuvent plus faire face. Cette vague a atteint son point culminant, mais ces emprunts ont été émis à de telles quantités que nombre de défaillances sont encore aujourd’hui dues à ce système.

La seconde vague de défaillances qui se développe actuellement, sans qu’on puisse en voir la fin, vient du chômage longue durée.

Pour aussi mauvaises que soient les choses, le corridor Baltimore-Washington est mieux protégé que le reste du pays, en raison de la présence du gouvernement fédéral. Il connaît une économie diversifiée et regroupe quelques-unes des plus riches banlieues du pays, particulièrement autour de Washington. Cette richesse pourtant masque la pauvreté dans des villes comme Baltimore et Washington elle-même, qui ont des taux de pauvreté et de mortalité proches de ceux de pays du tiers monde.

Qu’arrive-t-il aux gens qui sont affectés « individuellement » ?

Les Américains traitent les défaillances et le chômage comme une honte personnelle, qui doit être cachée autant que possible et résolue individuellement avec l’aide de la famille, des prières, etc.

Au printemps, je suis allé à une conférence locale organisée par une ONG et d’autres organisations s’occupant des problèmes de surendettement hypothécaire. Toutes ces organisations pouvaient dire à quel point elles étaient stupéfaites de voir que personne n’avait recours à leurs services, qui impliquaient des négociations avec les banques et les prêteurs, alors même qu’elles avaient fait du porte-à-porte dans les quartiers les plus dévastés par ces défaillances.

Quelques-unes avaient alors pris contact avec les églises Noires pour parler directement aux congrégations de fidèles lors de la messe du dimanche. De nouveau le mur de la honte et du silence. Une assistante sociale racontait avec émotion qu’un prédicateur lui avait discrètement confié qu’il était défaillant, mais qu’il ne voulait absolument pas que ça se sache. Elle mentionna un couple d’âge moyen, continuant à venir à l’église chaque dimanche, bien habillé et versant son obole sur le plateau de la quête, mais qui vivait dans sa voiture, essayant de sauver les apparences.

Des gens ayant vécu vingt ans dans un quartier déménagent de nuit pour éviter l’expulsion mais n’en disent rien à leurs voisins. Une tristesse au-delà des mots.

Y a-t-il un débat public au sujet de la crise ? En quoi consiste-t-il ?

Le débat national, en tant que tel, a porté sur des développements politiques abstraits : la relance a-t-elle réussi ? le pays peut-il survivre avec de lourds déficits ? Des réponses de cette sorte, techniques et bureaucratiques restent bien loin des problèmes quotidiens. Peu de l’immense souffrance générée par ces problèmes est traitée quotidiennement en termes humains.

La fin de l’indemnisation du chômage, pour des millions de chômeurs, est un test : déclenchera-t-elle des protestations ? Rien n’apparaît en ce sens – quoique, pour être honnête, bien des gens puissent avoir vu la prolongation comme une sorte d’acquis qui n’était pas réellement mis en doute. Pourtant, quand les indemnités de chômage avaient été rétablies après quelques semaines, les chômeurs longue durée en avaient été exclus, leur indemnité hebdomadaire réduite de 25 dollars, et la prolongation raccourcie d’un mois. Que se passe-t-il au sein des mobilisations contre la crise ? Y a-t-il des luttes allant au-delà des personnes affectées, par exemple au-delà de secteurs particuliers ? Existe-t-il une solidarité au-delà de la « solidarité politique » ? Malheureusement, ces deux questions peuvent être aisément combinées et la réponse est facile. Franchement, il n’y a aucune mobilisation contre la crise, pas même un soupçon sur la forme que pourrait prendre une résistance future. Naturellement il y a des manifestations locales appelées par les syndicats et des coalitions de gauche, qui attirent bien peu de participants et qui n’ont guère d’effet à long terme. Le syndicat des mécaniciens soutient un syndicat national des chômeurs, qui dispose d’un site Internet mais pas « d’organisation » réelle, et même cela n’a attiré que quelque deux mille politiciens de la Toile arborant des autocollants « Embauchez des Américains des Etats-Unis » : une campagne protectionniste à peine déguisée, dans la ligne des priorités syndicales d’aujourd’hui. Loin de voir un afflux de soutiens dans une crise économique qui est la pire depuis les années trente, j’ai l’impression que la gauche continue à décliner.

Même de petites actions, comme les protestations devant les banques et des occupations – à petite échelle – de logements auxquelles on pouvait assister en 2009 ont disparu, comme si ce climat sinistre était devenu la « nouvelle normalité ». La récession, qui en fait est réellement une dépression, a déjà engendré une insécurité profonde et générale. Cette insécurité peut durer des décennies, diluant tout, disciplinant et déjà maîtrisant les bas niveaux de lutte. Cela ne sera pas aisé à surmonter, particulièrement parce que personne ne prédit un retour à la prospérité et la croissance comme dans les récessions précédentes. Celles-ci avaient engendré de nouveaux cycles de résistance, aux moments où l’insécurité déclinait et où la confiance des travailleurs renaissait.

Dans un futur proche, le plus vraisemblable est la persistance des meurtres de masse, des suicides et autres indicateurs psycho-sociaux de stress et de désespoir qui vont croître de manière exponentielle, et de colères qui peuvent être détournées contre des groupes inférieurs dans l’échelle sociale, comme les immigrés.

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