Le problème global de la fonction syndicale dans la relation capital-travail et de son évolution avec les formes d’exploitation de la force de travail a fait l’objet d’un précédent article, Heurs et malheurs de la représentation syndicale. Cette évolution, découlant d’une part de la globalisation du capital et des nouvelles techniques de production, et d’autre part des impératifs généraux du capitalisme liés à la baisse du taux de profit, nécessitait l’adaptation de règles fixées (pour la France) il y a plus de soixante ans.
Cette adaptation n’était pas chose facile car cela bousculait pas mal d’intérêts. D’autant plus qu’en France la pratique du paritarisme dans nombre d’institutions annexes aux relations de travail avait au fil des ans installé des positions de pouvoir et de financement que précisément la réforme se promettait de simplifier sinon d’éliminer.
Nous avions tenté de montrer que la loi du 20 août 2008, émanant directement d’un accord conclu entre le principal syndicat patronal (le Medef, émanation des plus grosses entreprises) et les deux principaux syndicaux de salariés, CGT et CFDT (dont l’étroite collaboration pouvait faire présumer une fusion à long terme) modifiait totalement les règles antérieures de la « représentativité syndicale » (1).
On est passé d’une représentativité légale permanente, définie une fois pour toutes par l’Etat, à une représentativité temporaire pouvant être remise en cause à tout moment à chaque niveau (entreprise, groupe, branche – locale, régionale ou nationale), l’Etat ne faisant que garantir l’application de règles définies paritairement par les quelques syndicats susmentionnés. De toute évidence, le but de l’ensemble est de simplifier une situation rendue confuse, inefficace et coûteuse pour un bon fonctionnement du système dans les conditions présentes. Ce qui signifie l’élimination de toutes les marginalités syndicales et des possibilités de nuisance des dissidences.
Outre la prééminence ainsi donnée à la cellule de base de l’entreprise, ce qui correspondait à une évolution amorcée depuis plus de vingt ans, la loi de 2008 contient des dispositions qui, dans un raffinement de détails, ont muselé en fait toute expression indépendante à ce niveau. Le fait que l’évaluation des votes ne tient compte (même en cas d’abstention massive) que du premier tour des élections aux comités d’entreprise (ou, à défaut, de délégués du personnel) a conduit ainsi à éliminer toute autre forme d’expression légale de la volonté de la majorité des travailleurs de l’entreprise.
Nous ne reviendrons pas sur la complexité des questions de seuils dans les pourcentages évoqués pour définir à la fois la représentativité mais aussi la validité des contrats collectifs. Disons seulement que tout cela s’est enfoncé dans un maquis juridique inévitable pour ce qui était le produit d’un compromis laborieusement élaboré.
Après plus de deux années de « pratique », on peut commencer à faire le point sur les premiers résultats de la mise en vigueur de cette loi mais aussi sur certaines conséquences imprévues.
Tout d’abord, il est apparu qu’il est parfois bien difficile d’additionner les voix recueillies dans les entreprises pour déterminer les quotas généraux, souvent en raison de l’imprécision des appartenances syndicales (2). Dans les grandes entreprises, ces votes (décomptés d’août 2008 à octobre 2010) ont eu l’effet escompté par l’élimination des « petits » syndicats : le nombre de syndicats représentatifs, qui était de sept à huit,a été réduit en moyenne à quatre (3), amenant un renforcement des deux principaux CGT et CFDT, ce qui était finalement le premier but de la manœuvre. Par contre dans les entreprises petites et moyennes, pratiquement peu de choses ont changé, car souvent on n’y trouvait déjà qu’un ou deux syndicats représentés. Les commentaires insistent sur le fait que les syndicats survivants vont être contraints d’assurer une formation sérieuse des « représentants » syndicaux d’entreprise, nantis ainsi de pouvoirs de négociation étendus. Mais aussi qu’il en résultera une compétition beaucoup plus intense dont la finalité sera, dans quelques années, la disparition à ce niveau du pluralisme syndical, ce qui est le but recherché.
Dans les entreprises importantes, l’élimination des représentants syndicaux en place depuis longtemps et souvent devenus des sortes de bureaucrates inamovibles, détachés de tout travail, pose des problèmes de reclassement résolus individuellement par des solutions bâtardes mais qui seront également transitoires. Plus importants sont les remous provoqués par les « petits » syndicats éliminés de la représentativité. Nous avons signalé ces tentatives de regroupement de « petits » syndicats qui ont tenté en s’unissant d’échapper au couperet du pourcentage fatidique garantissant la représentativité : d’où des mariages de circonstances qui ont pu soulever des protestations de militants de base. Un des épisodes tragi-comiques de ces fusions intéressées a touché la CFTC cheminots. Le 17 novembre 2010, une cinquantaine d’adhérents du syndicat ont envahis l’immeuble confédéral pour protester bruyamment contre un accord conclu avec FO et la CGC afin de présenter des listes communes aux élections de mars 2011.
Il est difficile de savoir pourquoi le gouvernement a poussé au vote d’une loi créant des formes de représentativité syndicale pour ce que l’on a appelé les TPE (Très Petites Entreprises), celles ayant moins de 11 salariés et qui échappaient depuis toujours à toute obligation électorale de représentants syndicaux. Il est évident que la loi du 15 octobre 2010 instituant une représentativité dans ces TPE a été imposée contre l’hostilité de cette catégorie patronale et qu’elle semble avoir été le résultat d’un maquignonnage gouvernement-syndicats (débats et vote poursuivis en plein dans le mouvement pour les retraites). On ne sait trop ce que seront les décrets d’application de cette loi qui prévoit une représentativité dans un cadre local couvrant les entreprises d’un secteur géographique pour le ou les syndicats ayant recueilli au moins 8 % des votes pour des candidats membres d’un syndicat mais pas forcément d’une des entreprises considérées. Lors des débats parlementaires, les patrons des TPE avaient réussi à faire écarter le projet de création de commissions paritaires territoriales qui aurait eu contrôle et gestion de la force de travail des TPE. En l’état actuel, ce que l’on peut conclure sur ce point est que s’est ouvert, vu l’importance relative de ces TPE, un nouveau champ d’activité pour les bureaucraties syndicales (4).
Un autre facteur peut influer sur cette question de représentativité. Il découle de la forme qu’a prise le mouvement de lutte contre la réforme du système de retraite du second semestre 2010 . Un premier effet semble avoir été, pour les élections d’entreprise qui se sont déroulées récemment, certains déplacements d’audience en fonction des attitudes des centrales dans ce mouvement. Mais ce qui est plus important, quant à la finalité de toute cette réforme de la représentativité, c’est la tentative de prolonger l’existence de l’intersyndicale constituée dans ce mouvement, à la fois pour exprimer une pression de base et pour la contrôler. C’est en ce sens que la CFDT propose que l’intersyndicale devienne « un espace de propositions » (Chérèque, leader de la CFDT) ou que la CGT envisage d’en faire un « rassemblement plus durable des forces syndicales (…) pour construire et renforcer un syndicalisme rénové de transformation sociale » (appel CGT-FSU du 16 décembre 2010). Va-t-on vers une sorte de cartel syndical qui rendrait presque obsolète toute l’usine à gaz de la représentativité ?
H. S.
NOTES
(1) Sans doute pour donner l’impression que l’idéologique déterminait les choix, la loi de 2008 définissait pas moins de sept critères de représentativité, certains purement formels (respect des valeurs républicaines, indépendance politique, religieuse, vis-à-vis de l’étranger et des patrons), d’autres plus matériels mais aisément manipulables (transparence financière, durée d’activité, influence et effectifs) pour ne se centrer en fait que sur un seul : l’audience exprimée dans les élections d’en- treprise. Pourtant un jugement portant sur les critères idéologiques a décidé que le fait pour un syndicat de prôner l’abolition de l’Etat et l’action directe n’était nullement un obstacle à la représentativité et restait compatible avec le « respect des valeurs républicaines ».
(2) Plus de 70 % des procès verbaux collectés lors des élections d’entreprise comporteraient des erreurs.
(3) Au niveau national, seuls quatre syndicats seraient représentatifs (CGT, CFDT, FO, CGC) mais il en resterait sept aux niveaux régional et local.
(4) Des décrets sont à l’étude pour fixer les critères de représentativité pour les fonctionnaires et agents territoriaux qui échappent à la réglementation de la loi de 2008. Ils découlent de la loi sur la « rénovation du dialogue social » du 6 juillet 2010 dont la finalité est la même que celle de la loi de 2008 pour les entreprises : rationaliser le système de représentation syndicale.