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Les travailleurs migrants en Chine

lundi 28 mars 2011

Les travailleurs migrants ne représentent qu’une fraction du prolétariat chinois, mais c’est celle qui est la plus impliquée dans l’insertion internationale du capitalisme chinois et probablement la plus exploitée.

Données générales

On appelle travailleurs migrants les prolétaires issus de l’exode rural. Le plus souvent, ces ruraux ne disposent pas d’un permis de résidence (hukou) urbain. Malgré plusieurs débuts de réforme, souvent limités localement, le système maoïste des permis de résidence reste essentiellement en vigueur. De façon générale, les hukou ruraux représentent 57 % de la population (selon des chiffres de 2005), contre 43 % pour les hukou urbains. Les tentatives de libéralisation du système du hukou sont plus avancées dans les petites villes que dans les grandes, et dans ces dernières sont le plus souvent limitées aux banlieues. Les conditions de base pour accorder un hukou urbain à un rural sont toujours l’obligation d’avoir un emploi stable et un domicile fixe. La limite de cette libéralisation est pour une bonne part celle du budget de l’aide sociale des villes, car le hukou urbain est assorti de droits, de même que le hukou rural s’accompagne d’un droit à louer une terre agricole (l’octroi d’un hukou urbain fait parfois partie des compensations offertes aux paysans chassés de leurs terres par l’extension des villes).

Dans leur grande masse, les travailleurs migrants n’ont qu’un hukou rural. Ils doivent donc être considérés comme des sans-papiers de l’intérieur, et sont à ce titre exploitables comme les immigrés dans d’autres pays. On estime leur nombre à 150-200 millions. Selon une étude récente du Development Research Center of the State Council, dont a rendu compté l’agence Xinhua le 16 juin 2007, il y aurait 120 millions de migrants dans les grandes villes, et 80 millions dans les petites. Pour donner un ordre de grandeur de l’importance de cette masse, l’OIT (1) a établi des chiffres qui permettent de conclure qu’en 2002 il y avait en tout 350 à 434 millions de prolétaires (urbains et ruraux) en Chine, pour une population active totale de 754 millions.

Contrairement à ce qu’on croit souvent, l’exode rural ne se dirige pas exclusivement vers la côte. Entre 1985 et 2000, les zones rurales du pays ont vu le départ (provisoire et définitif) de 114 millions de gens. 54 millions sont allés dans les villes des provinces intérieures, et 60 millions vers les villes des provinces côtières (2). La répartition des migrants par grands secteurs est la suivante : plus de la moitié vont dans le bâtiment et l’industrie, et le reste dans l’hôtellerie, la restauration, les services. Seuls 20 % du total vont dans les sweatshops (« ateliers de la sueur ») de la côte, ce qui représente quand même 25 à 30 millions de travailleurs (3) (pour comparaison, la population active totale de la France est de 27 millions).

Les chiffres suivants sont anciens, mais ce sont les seuls que j’ai trouvés : en 1993, 22 % des migrants se retrouvaient dans l’industrie, 33 % dans le bâtiment, 10 % dans les transports, 31 % dans le commerce et la restauration, et 4 % dans l’agriculture. Autres chiffres : la population de la ville de Shenzhen, dans le Guangdong, limitrophe de Hong Kong, où a été créée une des premières zones économiques spéciales en 1979, est passée de 310 000 à 4,3 millions d’habitants entre 1980 et 2000. A cette date, seuls 30 % de la population étaient des résidents permanents avec un hukou urbain. Il s’agissait de fonctionnaires, d’entrepreneurs, de techniciens et de travailleurs qualifiés. Le reste était formé de migrants sans permis de résidence.

Conditions de travail

Le China Labour Bulletin (CLB) a publié en 2006 les résultats d’une enquête sur la situation des ouvrières migrantes à Dongguan (préfecture du Guangdong, située au nord de Shenzhen, dans le Delta de la Rivière des Perles) (4). On y trouve les informations suivantes :
- durée hebdomadaire du travail : Le rapport estime que les ouvrières font de façon régulière une semaine de 84 à 98 heures, sept jours sur sept. Il n’y a qu’un jour de repos par mois. Cela suppose évidemment un grand nombre d’heures supplémentaires, largement au-dessus de ce qui est légal ;
- modalités de calcul des salaires pour allonger le temps de travail : les modalités de calcul des salaires sont conçues pour contraindre à l’allongement maximum du temps de travail. Lorsque les salaires sont payés à la pièce, le tarif est si bas que le travailleur doit prolonger sa journée jusqu’à l’extrême limite pour gagner un salaire minimal. Si, par chance, il a un travail relativement facile qui lui permet de faire un bon rendement, on lui baisse le tarif à la pièce. Lorsque le salaire est au temps, le salaire de base est si faible (40 % à 60 % du minimum vital) pour 40 heures qu’il faut faire un maximum d’heures supplémentaires.

Celles-ci ne sont d’ailleurs pas toute payées au tarif des heures supplémentaires, le patron considérant qu’une partie sont des heures volontaires. L’arbitraire est ici de mise, comme dans tant d’autres domaines de la gestion du personnel. Une autre façon de contraindre les salariés à faire beaucoup d’heures supplémentaires est de fixer des quotas de production irréalisables. Pour obtenir la paye promise, on les « autorise » ensuite à faire des « prolongations », qui ne sont bien sûr pas payées en heures supplémentaires puisqu’elles sont « volontaires » ;
- règlement intérieur pour baisser les salaires : domaine typique de l’arbitraire patronal, le système des amendes permet de réduire systématiquement le salaire en fin de mois. L’étude du CLB donne des exemples comme : interdiction de se lever, de regarder autour de soi, d’aller aux toilettes en dehors des pauses, de rentrer tard au dortoir, de laisser tomber un bout de tissu par terre, de croiser les jambes, de s’étirer, de refuser les heures supplémentaires, etc. Chaque infraction donne lieu à une amende, de sorte qu’à la fin du mois, les retenues peuvent atteindre l’équivalent de plus de dix jours de travail. Autre occasion de retenue : le règlement interdit de prendre (sans solde, bien entendu) plus de quatre à six jours de congé dans le mois. Au cas où le salarié en prendrait plus, on lui retient 13 yuan par jour supplémentaire ;
- frais de séjour : certaines entreprises logent « gratuitement » leurs salariées. Mais d’autres font payer le logement et la nourriture, ce qui donne lieu à de nouvelles retenues. Les frais mensuels sont les suivants (pour des salaires de 800 ou 900 yuan par mois en 2004) : nourriture 60-135 yuan, logement 10-80 yuan, frais de gestion 10-15 yuan, ; soit un total de 80-230 yuan.

Cela peut sembler relativement bon marché, surtout dans le bas de la fourchette. Cependant, les services fournis sont notoirement insuffisants. La mauvaise qualité de la nourriture (produits pourris, odeur nauséabonde), l’insalubrité des locaux d’habitation, ont entraîné des grèves. Les ouvrières essaient de se loger ailleurs dès qu’elles le peuvent, malgré la cherté des loyers. Dans la pratique, cette possibilité est réservée aux femmes mariées. En novembre 2007, un conflit a éclaté dans l’usine d’Alco Electronics à Houjie, dans la préfecture de Dongguan (société de Hong Kong, 11 000 salariés). La direction a voulu porter les frais de cantine de 140 à 240 yuan par mois. Cela a déclenché une grève qui a été aussitôt réprimée par la police, mais qui a, semble-t-il, quand même fait reculer la direction (5).

Evolution des salaires

En ce qui concerne l’évolution des salaires, l’étude du CLB observe qu’au cours de la période 1994-2004, en termes réels, « le revenu des travailleurs migrants ne leur a permis que de se maintenir au plus bas niveau de vie ». Cependant, elle observe aussi qu’en raison d’une pénurie de main-d’œuvre apparue dans la région à partir de la fin 2003, les choses sont peut-être en train de changer. Elles le font cependant lentement car, souligne le CLB, la loi de l’offre et de la demande (ici, de travail) est contrecarrée par le comportement illégal des patrons, qui cherchent à limiter la mobilité du travail de plusieurs façons. Face à la forte résistance qu’opposent les patrons aux demandes d’augmentations de salaires ou d’améliorations des conditions de vie et de travail, les travailleurs réagissent en effet par la recherche d’un autre travail dans une autre usine. Mais les patrons contre-attaquent :

– en ne payant les salaires qu’avec un retard considérable. Tout travailleur qui veut vraiment démissionner doit admettre de perdre les salaires en retard. A Shanghaï, les 1 000 travailleurs d’une filature sud-coréenne ont séquestré sept cadres expatriés pour obtenir le paiement des arriérés. Ce serait la première fois que les travailleurs s’attaquent à des cadres étrangers ; – en retenant forfaitairement quinze jours de salaire si le travailleur démissionne en cours de mois, lorsque les salaires sont à jour. Même la pratique courante de loger les travailleurs dans l’enceinte de l’usine est un frein efficace à la mobilité : si le travailleur démissionne en espérant toucher plus tard ses arriérés de salaire, encore faut-il qu’il puisse se loger dans la région. La cherté des loyers l’en dissuade rapidement.

Le CLB déplore ce comportement illégal des patrons et appelle de ses vœux un libre jeu des lois du marché selon le droit écrit (6).

Mais le niveau des salaires augmente malgré tout, car les « forces du marché » s’imposent envers et contre tout. Les travailleurs ont trouvé des façons de quitter l’entreprise avec leur salaire :

– en se faisant vider pour mauvais travail ou mauvais comportement. (Les ouvriers allemands de la période nationale-socialiste ne firent pas autre chose lorsque le gouvernement chercha à bloquer leur mobilité [7]) ; – en achetant par des cadeaux le blanc-seing de leur contremaître (c’est à ce niveau qu’est donnée la véritable autorisation de démissionner).

D’après des statistiques publiées par Le Quotidien du Peuple du 15 juin 2007, les salaires mensuels des migrants ont évolué comme suit :

Yuan/mois variation

2003 781 2004 803 + 2,8 % 2005 855 + 6,5 % 2006 953 +11,5 %

Les chiffres montrent une nette accélération de la hausse en fin de période (8). Dans le même contexte, une nouvelle façon de faire travailler plus les migrants est apparue récemment dans la région de Guangzhou. Sur la base des pénuries de main-d’œuvre apparues dans la région, certains travailleurs ont réinventé l’intérim. Ce sont des travailleurs qui connaissent déjà bien le travail à la chaîne, qui peuvent travailler sur tous les postes et ont une bonne qualification. Au lieu de garder un emploi permanent dans une entreprise, ils louent leurs services sur une base temporaire quand l’entreprise connaît une situation d’urgence.

Par exemple, dans une usine de confection, le salaire normal pour un travail de repassage est de 30-45 yuan par jour avec nourriture et dortoir. Le salaire des travailleurs employés en cas d’urgence varie entre 80 et 120 yuan pour le même emploi. De plus, le salaire est versé chaque jour, ce qui limite les impayés.

Ce système s’est bientôt vu institutionnalisé sous la forme d’équipes toutes constituées qui viennent dans les usines au moment des coups de bourre. Elles sont dirigées par un chef d’équipe, qui est habituellement un travailleur plus âgé, qui connaît bien le métier et a de nombreux contacts dans les usines d’une région. Les enquêteurs (9) citent le cas d’un chef d’équipe qui dispose de centtravailleurs à qui il garantit 15 jours de travail par mois. Il prend 10 % de leur salaire.

Malgré le surcoût, les patrons sont intéressés par ces travailleurs parce qu’ils permettent d’éviter les frais liés aux retards de livraison, et parce qu’ils assurent un travail plus intensif et de meilleure qualité que le personnel permanent. Autrement dit parce qu’ils travaillent encore plus tant qu’ils sont dans l’usine, à un niveau d’exploitation que les patrons ne peuvent pas obtenir des permanents. Mais ces mêmes patrons déclarent aux enquêteurs que le salaire de ces travailleurs est trop élevé, et qu’ils ne peuvent les employer qu’exceptionnellement.

La question de la plus-value absolue

Les éléments ci-dessus indiquent nettement une grande importance de l’extraction de la plus-value sur le mode absolu : longueur de la journée de travail et baisse du travail nécessaire par réduction absolue du salaire (et non par baisse de la valeur des subsistances) (10). La recherche d’un renforcement de l’exploitation du prolétariat mondial sur le mode de la plus-value absolue est l’une des principales raisons que le capital occidental et japonais a de se délocaliser, depuis trente ou quarante ans, dans les pays à bas coût de main-d’œuvre. Cela est encore plus vrai depuis l’explosion du secteur de la logistique et de sa productivité (années 1990).

Le capital international est allé en Chine pour la qualité particulière de sa main-d’œuvre : abondance, discipline, horaires interminables, bas salaires et sous-consommation — ce qu’il ne pouvait pas trouver dans ses bases métropolitaines. Le renforcement de l’extraction de la plus-value sur le mode relatif y était bloqué par la difficulté à augmenter la productivité, tandis que l’injection d’une dose de plus-value absolue y était entravée par la résistance des OS et l’inertie du compromis fordiste. Certes, une fois que les délocalisations se sont généralisées, elles ont agi en retour sur les conditions de l’exploitation dans les métropoles, où certaines formes de l’extraction de la plus-value absolue reviennent en force (longueur, mais surtout densité de la journée de travail et pluri-activité).

Les modalités actuelles de l’exploitation du prolétariat chinois (surtout les migrants) indiquent une forte prédominance de la plus-value absolue. Le très faible niveau des salaires, la longueur de la journée de travail, l’arbitraire patronal des amendes, du non-paiement des salaires, etc. vont dans ce sens. Car tout cela implique une très faible consommation ouvrière. Or, de façon générale, plus le panier des subsistances est restreint, moins la plus-value relative peut jouer. C’est pourquoi il peut être intéressant d’examiner la consommation ouvrière en Chine. L’exercice est cependant un peu hasardeux, vu les chiffres dont on dispose.

Evolution de la consommation

La question qui est ici posée est de savoir dans quelle mesure la consommation des migrants permet au mécanisme de la plus-value relative de jouer dans leur exploitation par le capital.

L’étude du China Labor Bulletin cite le directeur du Bureau des statistiques de Chine, qui affirme qu’en 2005 « le salaire mensuel moyen d’un travailleur migrant est de 600-700 yuan ; un tel revenu n’est suffisant que pour quatre bols de nouilles à la sauce aux haricots frits par jour ». Ce n’est peut-être pas vrai à la lettre, mais ça indique suffisamment à quel point la consommation des migrants est faible.

Moins cette consommation est importante, moins la hausse de la productivité dans la branche industrielle des moyens de consommation aura d’effet en terme de baisse de la valeur des subsistances, et donc de hausse de la plus-value sur le mode relatif (11). Si l’on en croit le directeur du Bureau des statistiques, l’effet est minime (et nul pour le moment à cause d’un cartel). De façon générale, il faudrait avoir des détails sur la consommation des migrants. Au vu de la misère dans laquelle ils vivent, on peut admettre que leur mode de vie est caractérisé par la sous-consommation. Cela restreint d’autant l’espace où peut jouer le mécanisme de la plus-value relative. Ce qui suit illustre cette proposition générale.

- Logement : voulant souligner l’étroitesse du marché chinois des biens de consommation, un consultant observe que chaque ménage urbain n’a pas (encore ?) son logement individuel, et que l’habitat collectif reste important. Cela montre en même temps la pauvreté des salariés et l’étroitesse du marché des biens d’équipement du foyer. A ce sujet, le China Labour Bulletin du 17 octobre 2006 indique que certaines villes construisent des logements (meublés) fortement subventionnés à destination des migrants, mais que ceux-ci ne les occupent presque pas. A 30-50 yuan par mois et par personne (120 à 150 yuan pour une famille), le loyer demandé est pourtant du même niveau que celui d’une place en dortoir (voir plus haut), mais d’autres inconvénients dissuadent les travailleurs de les occuper : absence de cuisine dans ces appartements, transports trop chers et trop longs (la journée de travail est déjà assez longue !), pression de certains patrons pour habiter sur le lieu de travail ou offre de logement « gratuit ». Enfin, les travailleurs du bâtiment préfèrent en général habiter dans des abris sur les chantiers.
- Hausse du niveau de vie et achats de biens durables : de nombreux commentateurs soulignent que le mode de vie « à l’occidentale » se développe rapidement en Chine. On va y revenir, mais est-ce que cela s’applique aux travailleurs migrants, notamment depuis que leurs salaires augmentent ? Il faut d’abord noter qu’une partie d’entre eux est venue dans les villes pour se faire un pécule et envoyer de l’argent au village. Cela restreint d’autant leur consommation. La nécessité où se trouvent la plupart des salariés d’épargner beaucoup pour compenser l’absence de couverture sociale et la fin de la gratuité de l’enseignement la restreignent aussi.

Si l’on consulte les statistiques officielles de consommation, il faut ensuite tenir compte du fait qu’elles distinguent entre ménages urbains et ménages ruraux. Or les migrants, qui vivent en ville, sont comptés dans les ménages ruraux, dont ils représentent le quart. Emettons l’hypothèse que les migrants vivent à peu près au même niveau que les moins favorisés des ménages urbains.

Le tableau ci-dessus donne quelques indications sur l’équipement des ménages urbains : les chiffres montrent l’augmentation de l’équipement moyen des ménages urbains entre 1990 et 2005 (pour 2000 et 2005, le chiffre entre parenthèses correspond aux 10 % de ménages urbains les plus pauvres) ; ils montrent que les ménages urbains pauvres sont nettement moins équipés que la moyenne, et que leur équipement a crû moins vite que celui de la moyenne entre 2000 et 2005. Ce n’est pas une grande découverte.

Si maintenant on regarde l’équipement des ménages ruraux (dernière colonne), on voit qu’en moyenne ils sont beaucoup moins équipés que les ménages urbains (sauf pour les motos). L’information nous intéresse, puisque les migrants sont classés dans les ménages ruraux. Mais elle ne nous suffit pas, puisqu’on ne sait pas comment les familles dont un membre a migré se situent par rapport aux autres. De toute façon, si l’argent des migrants sert à favoriser la consommation des agriculteurs de leur famille, aucune baisse de prix de ces biens ne se convertira en plus-value relative.

Pun Ngai (12) décrit la façon dont les ouvrières avec qui elle a travaillé vont se distraire « quand elles ont le temps » en allant faire du lèche-vitrine. Elles s’achètent éventuellement un peu de pacotille pour se donner un goût de vie cosmopolite. Mais elle ajoute bientôt : « Ne pas pouvoir consommer n’était pas un problème pour elles ; ce qui était important était le pouvoir du désir qui les incitait à rêver. »

- La question de la classe moyenne : pour ce qui est des biens de consommation, les perspectives mirobolantes du marché chinois reposent principalement sur la classe moyenne, qui est constituée par les 10 % de ménages urbains les plus riches. Cela représente environ 50 millions de personnes.

Comme toujours, le multiplicateur chinois est impressionnant. Mais il faut garder à l’esprit que cette masse de consommateurs n’est pas la classe ouvrière, et ne nous intéresse donc pas ici. Cette classe moyenne constitue de loin la plus grande partie des consommateurs « à l’occidentale ». Le marché de la consommation, celui qui fait rêver les capitalistes occidentaux, est en effet très concentré sur une petite partie de la population : ces 10 % des ménages ayant les salaires les plus élevés dépensent 75 % de plus en biens durables que le décile juste en dessous, et 21 fois plus que les 10 % de ménages les plus pauvres. Ces chiffres concernent les seuls ménages urbains (13). Ces quelques données indiquent que la hausse du niveau de vie des travailleurs migrants est probablement limitée et ne peut pas se comparer au développement, pourtant limité lui aussi, de la consommation en Chine. Dans la mesure où cela reste vrai malgré la hausse récente des salaires des migrants, cela signifie que la recherche de la plus-value absolue demeure la modalité principale de l’exploitation des travailleurs migrants en Chine. Et la conséquence en est que la plupart des patrons employant des migrants restent totalement opposés au développement des syndicats dans l’entreprise (14).

La question des syndicats

On dit communément que l’intérêt bien compris d’un patron est non seulement d’admettre, mais même d’encourager les syndicats, qui vont encadrer et discipliner la force de travail, intervenir comme modérateur dans les conflits. En réalité, les choses ne sont pas si simples, et l’avantage que présente un syndicat pour le patron dépend aussi de la façon dont il réalise ses bénéfices. Si, comme c’est le cas en Chine ou ailleurs, la rentabilité de l’entreprise tient aux salaires minimaux, aux horaires interminables et aux multiples exactions et injustices qui permettent de réduire les premiers et d’allonger les seconds, alors ce que le patron recherche est moins la coopération active que la soumission totale des travailleurs. Dans la mesure où le rôle des syndicats est d’échanger un peu de hausse de salaires et d’amélioration des conditions de travail contre une meilleure coopération de la force de travail, les patrons à la chinoise n’ont pas d’intérêt pour une structure syndicale dans l’entreprise (hormis une pure bureaucratie-rackett comme l’ACFTU, le syndicat officiel chinois).

On observe cependant que certaines multinationales admettent, voire favorisent les syndicats dans leurs établissements chinois comme chez leurs sous-traitants. Un directeur des « programmes des droits de l’homme » de Reebok Asie soutient ainsi l’élection de syndicats chez les sous-traitants : « Dans chacune de ces élections [cinq au total], des travailleurs chinois ont profité de l’opportunité pour jouer un rôle dans la résolution des problèmes dans l’atelier et pour faire la preuve qu’ils étaient prêts à apporter leurs problèmes aux représentants du personnel (15). »

D’un côté, de tels propos semblent indiquer des modalités d’exploitation de la force de travail plus avancées que la description qu’en brosse le CLB dans son étude sur les ouvrières de Dongguan. Ici, on peut supposer qu’une technicité plus élevée de la production suscite différents problèmes dans l’atelier, lesquels sont plus simples à résoudre si les travailleurs sont associés à la question. D’un autre côté, on ne peut savoir dans quelle mesure les préoccupations « sociales » de Reebok ne sont pas simplement un affichage à l’attention des consommateurs occidentaux.

Mais le débat est ouvert, entre patrons chinois, sur l’opportunité d’admettre ou non de vrais syndicats dans l’entreprise. Les patrons qui utilisent les méthodes d’exploitation reposant le plus sur la plus-value absolue s’y opposent parce qu’ils n’ont aucune contrepartie à obtenir d’une hausse éventuelle des salaires. Les autres peuvent y être favorables, y compris pour éliminer les entreprises des précédents. L’issue de ce débat au niveau politique sera une indication indirecte mais claire de l’évolution des modalités de l’exploitation du prolétariat chinois. Pour le moment, il y a toujours un blocage très net du gouvernement contre l’instauration de syndicats libres. Mais le débat continue : lors d’un récent colloque, la société Foxconn, premier exportateur de Chine où elle emploie 450 000 salariés (dont 200 000 sur un seul et même site), a présenté ses programmes de formation des travailleurs en vue de leur émancipation (empowerment).

On a dit plus haut que le salaire des migrants avait récemment commencé à augmenter. Si elle se confirme, cette hausse pourrait marquer un changement important dans le développement du capitalisme en Chine. Car elle signifierait que la Chine perd l’un de ses principaux avantages comparatifs sur le marché mondial : une force de travail très bon marché. La faiblesse des salaires représente 40 % environ de l’avantage comparatif de la Chine, le reste venant de la sous-évaluation du taux de change, de subventions à l’exportation, de la contrefaçon, du non-respect de l’environnement, etc.

Pour compenser cette perte et rester compétitif sur le marché mondial, il faudrait que les entreprises montent en technicité et en qualité, et on pourrait alors arriver à une situation où les syndicats seraient à même de faire la preuve de leur utilité, et seraient donc finalement admis dans les entreprises. Cela n’ira pas sans des changements importants, allant de l’élimination des PME les plus archaïques à la remise en cause du PCC comme parti unique. A suivre donc.

Bruno Astarian

décembre 2007

NOTES

(1) Agit K. Ghose : « Employment in China, recent trends and future challenges » (OIT, Employment Strategy Paper 2005/14).

(2) Yunnan Shi et Françoise Hay : La Chine, forces et faiblesses d’une économie en expansion, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 230.

(3) Jean-Louis Rocca : « Quand la Chine redécouvre la question sociale », Le Monde diplomatique, mai 2007.

(4) China Labor Bulletin : « Falling through the floor, Migrant women workers quest for decent work in Dongguan, China », septembre 2006.

(5) CSR Asia, vol 3, n° 49. Il s’agit d’un bulletin des multinationales sur les thèmes de la responsabilité sociale des grandes entreprises (CSR = « Corporate Social Responsability) : environnement, droits de l’homme, santé, corruption... Voir www.csr-asia.com et www.orse.com

(6) Avec la nouvelle loi sur le contrat de travail, entrée en vigueur le 1er janvier, le CLB va pouvoir continuer à rêver... Cette loi comporte beaucoup d’avancées pour les travailleurs, mais on sait que tout dépend des textes d’application… et du bon vouloir des patrons. La majorité des migrants n’ont pas de contrat de travail, ce qui est illégal depuis longtemps. Fin 2007, les autorités de Dongguan ont rédigé un contrat type qui tient prétendument compte de la nouvelle loi. A y regarder de plus près, ce contrat est en infraction sur de nombreux points, faisant disparaître comme par hasard des clauses qui protègent les travailleurs. Voir www. ihlo.org/LRC/WC/071207.html

(7) Voir « L’opposition des travailleurs dans l’Allemagne nazie », in La Classe ouvrière sous le IIIe Reich, de Tim Mason, Echanges et Mouvement, 2005.

(8) La source qui cite le conflit chez Alco mentionné plus haut indique toutefois un salaire de 690 yuan par mois (avant déductions) en novembre 2007.

(9) Jian Yang et Chenyan Liu : « New trend for factory hiring in PRD », CSR Asia, vol.3, n°41.

(10) Rappelons la définition de Marx : « Prolonger la journée de travail au-delà du temps nécessaire à l’ouvrier pour fournir un équivalent de son entretien, et allouer ce surtravail au capital : voilà la production de la plus-value absolue. Elle forme la base générale du système capitaliste et le point de départ de la production de la plus-value relative. Là, la journée est déjà divisée en deux parties, travail nécessaire et surtravail. Afin de prolonger le surtravail, le travail nécessaire est raccourci par des méthodes qui font produire l’équivalent du salaire en moins de temps. La production de la plus-value absolue n’affecte que la durée du travail, la production de la plus-value relative en transforme entièrement les procédés techniques et les combinaisons sociales. Elle se développe donc avec le mode de production capitaliste proprement dit. » (Le Capital, Livre premier, Ve section : « Recherches ultérieures sur la production de la plus-value », chapitre XVI : « Plus-value absolue et plus-value relative »).

(11) Deux remarques incidentes avant de poursuivre : d’une part cette question se pose aussi en Occident, où le retour à la plus-value absolue n’a pas été provoqué par l’étroitesse du panier des subsistances, mais par le ralentissement de la hausse de la productivité (faiblesse de la plus-value supplémentaire dégagée) et la suraccumulation de capital constant (faiblesse de l’effet de la plus-value supplémentaire dégagée sur le taux de profit) ; d’autre part, la question se pose, en Occident comme en Chine, de savoir si les gains de productivité obtenus dans la branche II sont traduits en baisse de prix des subsistances – ce n’est justement pas le cas actuellement dans le secteur des nouilles, où le gouvernement chinois essaie de s’attaquer à un cartel dominé par une société japonaise.

(12) Pun Ngai : « Engendering Chinese Modernity : the sexual politiczs of dagongmei in a dormitory labour regime », Asian Study Review, juin 2004, p. 162. Pun Ngai, professeure à l’Université des sciences et techniques de Hong Kong, a créé The Chinese Working Women Network (CWWN), une organisation de base d’ouvrières migrantes de Shenzhen. Elle a publié en 2005 Made in China : Subject, Power and Resistance of Women Workers in a Global Workplace (Duke University Press, Etats-Unis).

(13) Robert Ash : The Brakes on China Consumption.

(14) De façon analogue à ce qui se passe au Bangladesh, voir « Bangladesh, une révolte ouvrière », Echanges n°118 (automne 2006), et « Quelle suite aux émeutes de l’été 2006 ? », Echanges n° 119 (hiver 20056-2007).

(15) CSR Asia, vol. 3, n°40.

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