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Le monde comme il va (1999–2010) Analyses, coups de gueule et méchancetés

vendredi 29 octobre 2010

Présentation du livre suivie d’une interview de l’auteur

Ce livre rassemble onze ans de chroniques hebdomadaires de Patsy sur Alternantes FM, dans le cadre de l’émission « Le monde comme il va ». On peut retrouver ses chroniques sur le blog

http://patsy.blog.free.fr/index.php ?

Légèrement retouchés sur le plan du style, mais pas sur le fond pour refléter honnêtement l’évolution des réflexions de l’auteur, ces textes nous offrent l’occasion de revisiter la décennie qui vient de passer, en France comme dans le monde.

L’auteur tient à faire œuvre « d’éducation populaire », comme il l’explique dans sa préface : il nous livre donc des faits, des chiffres, s’appuie sur des sources fiables, sans avoir recours à la langue de bois militante, juste le strict nécessaire pour que son texte n’ait pas un ton académique et garde sa fraîcheur libertaire.

L’ouvrage est divisé en plusieurs grandes rubriques aux titres explicites : « Le travail tue, l’exploitation rapporte ! », « L’altermondialisme en question », « Le syndicalisme d’aujourd’hui », « Leurs urnes, nos funérailles ». Sans oublier de nombreuses et riches chroniques internationales : « Afrique et Françafrique », « L’Empire du Bien », « Du côté de l’ex-Empire du Mal », « Le Kosovo en guerre », « Amérique latine : espoir de la gauche ? », « Maghreb : la schlague et le Coran », « Irak, Iran, Pakistan » et « Le conflit israélo-palestinien ». (378 pages, 12€)

Pour toute commande écrire à Yves Coleman 10 rue Jean-Dolent 75014 Paris et joindre un chèque de 12 euros.

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D’un commun accord, Yves et moi-même avons décidé de vous proposer cette interview destinée à éclairer certains points abordés dans l’anthologie, en lieu et place du traditionnel avant-propos de l’éditeur.

Yves Dans ton avant-propos, tu expliques un peu ton parcours et ce qui t’a amené à faire depuis dix ans « Le Monde comme il va ». J’aimerais que tu m’en dises un peu plus. Par exemple : comment t’organises-tu pour préparer tes émissions ? As-tu des retours sur ce que tu dis, sur les livres que tu recommandes ? Les auditeurs appellent-ils ou envoient-ils des emails ou des lettres pour se plaindre, te féliciter, te filer des tuyaux, te conseiller des livres ? Est-ce un travail d’équipe ou bosses-tu tout seul ?

Patsy Je travaille malheureusement et heureusement tout seul. Malheu-reusement, parce qu’il n’est jamais bon de « penser tout seul » et que les espaces au sein desquels une réflexion collective peut être élaborée sont indispensables. Heureusement, car je suis pris par tellement de trucs que je serais bien incapable de dégager du temps pour une réunion hebdomadaire de préparation. Pour compenser cela, durant peut-être une ou deux saisons, j’animais une autre émission, La parole des autres, durant laquelle je donnais lecture de tracts et textes d’analyse glanés çà et là. J’ai abandonné ce projet, qui me prenait beaucoup de temps, avec d’autant plus de facilité qu’après mes émissions, il y a sur Alternantes FM, « Le Magazine libertaire », qui faisait régulièrement la même chose.

Concrètement, je saisis tous les moments libres pour bosser. Le matin, je lis avant d’aller au boulot ; le midi, à la pause déjeuner, je lis et écris (je suis un lecteur compulsif !) ; le vendredi après-midi, je m’y recolle ainsi que le week-end quand cela m’est possible, et un soir en semaine quand je ne suis pas en vadrouille. C’est un rythme intense, et d’ailleurs, les émissions s’en ressentent, car je « rame » beaucoup au printemps : je cumule alors manque d’idées et manque d’énergie ; en clair, je suis sur les rotules !

Les retours ? Ils sont assez rares. Certains m’écoutent et me le signifient, d’autres ont la possibilité de me lire puisque j’envoie les textes de mes émissions à une petite centaine de personnes à travers la France. Me lisent-elles vraiment ? Va savoir ! Sur le blog, certains laissent des commentaires, mais c’est tout. J’avoue que, moi-même, je ne suis pas un adepte du « commentaire en ligne ». Ce n’est pas encore entré dans mes mœurs ! Quant aux conseils et autres tuyaux apportés par les auditeurs, il y a un certain… Yves qui m’avait apporté quelques éclaircissements sur une grève à la Fiat (Sicile) dont j’avais parlé. En dix ans, cela fait peu !

Yves Je voudrais maintenant te poser des questions sur quatre points à propos desquels j’ai peut-être (ou certainement ?) des désaccords avec toi : les syndicats, la guerre du Kosovo, la nature du mouvement altermondialiste et la position des Juifs d’Israël, en clair des Israéliens, vis-à-vis des Palestiniens.

Concernant le premier point, une des choses que j’ai appréciées dans tes chroniques est qu’elles sont bien documentées. Tu t’appuies sur des citations, des raisonnements construits, pas sur une simple dénon-ciation incantatoire des bureaucraties syndicales. En même temps, cette pédagogie dans la critique, cette prudence, donnent parfois l’impression que tu crois encore à un retour à un « âge d’or » du syndicalisme, pour schématiser, celui des Bourses du travail et de la CGT d’avant 1914. Peux-tu me préciser un peu ta position ou tes hypothèses sur le devenir du syndicalisme en France ?

Patsy A Nantes, certain(e)s de mes camarades me disent que je n’aime pas les conflits. Ce à quoi je réponds que moi, je ne vis pas par le conflit. En d’autres termes, je considère que si « nous » avons raison, « nous » devons le démontrer en argumentant. Je ne crois pas que les « gens » évoluent dans leurs convictions politiques et sociales quand on leur assène « nos » vérités, mais quand on leur titille la cogiteuse. La polémique pour la polémique ne m’intéresse pas, de même que les envolées verbales au vitriol (je m’y adonne, je crois, rarement !), et je suis trop vieux pour les combats théoriques entre coqs égocentriques. Je n’ai pas l’esprit d’un pamphlétaire. Dans le débat politique et social, il ne faut pas donner d’armes à son contradicteur ; il ne faut pas qu’il puisse se saisir d’une « outrance » pour rejeter d’un revers de main toute l’argumentation qui l’a précédée. C’est aussi une façon de respecter celui qui pense différemment.

Sur le syndicalisme, j’admets être franchement ou un tantinet marqué par l’âge d’or du syndicalisme hexagonal, même si, entre les idées développées par Pelloutier, et la réalité des bourses du travail, il y avait souvent un monde. En étant amené, dans le cadre professionnel, à intervenir ponctuellement sur l’histoire du mouvement ouvrier, je me suis rendu compte à quel point cette histoire, sociale et syndicale, était inconnue. « On » sait bien qu’il y a des conquêtes sociales en 1936, qu’à la Libération, il y a eu « des choses » qui ont été obtenues, mais cela ne va guère plus loin. C’est pourquoi je m’efforce d’être pédago-gique, de donner de la « profondeur historique » à mes analyses. Mon attachement à la « vieille CGT » d’avant 1910 tient surtout au goût d’une frange non négligeable de ses animateurs pour la « culture de soi-même », ce que l’on retrouvera ensuite dans les écrits d’un Marcel Martinet et dans un très beau texte de Pierre Monatte sur la faillite de la CGT en 1914.

J’ai toujours été surpris et déçu du peu d’intérêt que portaient les militants que j’ai côtoyés à la formation politique. C’est peut-être pourquoi les réunions politiques sont souvent plus proches du café du commerce que d’un véritable espace de débats et controverses. Et c’est pourquoi les dossiers thématiques de Ni patrie ni frontières sont importants par la pluralité des points de vue qui s’y expriment.

Sur le syndicalisme en France, je suis si pessimiste que j’en suis devenu extrêmement pragmatique. Je n’ai évidemment aucune sympathie pour les bureaucraties syndicales, mais j’ai en revanche beaucoup d’empa-thie pour celles et ceux qui, sur le terrain, se battent et résistent, avec leurs armes, leurs mots, leur culture (au sens large), dans un contexte extrêmement défavorable à toute expression collective, de classe. Ces militant(e)s sont la preuve que le monde du travail salarié, fragmenté (multiplication des types de contrats de travail) et déculturé (éclate-ment des collectifs de travail, érosion des bases militantes, absence de transition des savoir-faire organisationnels), n’est pas encore tota-lement dominé par le processus d’individuation en cours. On peut cracher sur les syndicats (« réformards », « traîtres »…), il n’empêche qu’en ces temps de recul social, de faible engagement et de dépoli-tisation, ils demeurent des outils de défense des travailleurs. En étant lapidaire, je dirais que le monde du travail a le syndicalisme qu’il mérite. Tant que les travailleurs n’auront pas repris confiance dans leur capacité à inverser le cours des choses, il ne faut pas attendre des syndicats autre chose qui ce qu’ils nous proposent aujourd’hui.

Yves Dans ta nécrologie à propos de Hébert tu n’évoques pas du tout son rôle au moment de la grève de 1953 qui est restée en travers de la gorge de nombreux militants de base CGT. Hébert s’est-il vraiment opposé à la direction de FO à l’époque et si c’est le cas comment se fait-il qu’il n’ait pas été exclu ? Je te joins un extrait d’un article de Combat communiste sur la grève d’août 1953 : « La reprise du travail a commencé à se faire à partir du 21 août sur de vagues promesses : FO et la CFTC bien sûr donnent l’ordre de reprise du travail et acceptent de signer un accord avec le gouvernement à la SNCF. Puis la CGT donne à son tour la consigne de reprendre le travail. Ainsi Bothereau de FO déclare : “Devions-nous généraliser le conflit ? La grève générale, c’était ouvrir la porte aux possibilités de manœuvres communistes qui vont par tradition contre le régime. Or le Bureau confédéral n’est pas fait pour jouer la vie de Force ouvrière à quitte ou double.” » Hébert s’est-il vraiment démarqué à l’époque de FO, comment et en quels termes ?

Patsy Dans ma nécro, j’évoque « son soutien aux grèves de 1953 initiées par les anarcho-syndicalistes bordelais contre l’avis de la confédération, plus prompte à signer un compromis qu’à combattre ». De mémoire, le Hébert de 1953 était favorable à la grève générale et aux comités de grève élus contre l’appareil confédéral FO tenu par la SFIO. C’est pourquoi il a toujours préféré ce mouvement social à celui de 1955, très puissant à Nantes, mais sur lequel les directions syndicales avaient la main, via un comité intersyndical de grève. Pourquoi n’a-t-il pas été viré de la confédération ? Parce qu’il était sans doute difficile de jeter dehors le secrétaire d’une UD qui était puissante (elle était alors, en Loire-Atlantique, au coude à coude avec la CFTC) et qui menait la vie dure aux staliniens. Mais localement, Hébert a eu plusieurs fois la tête sur le billot. Les « réformistes » de FO, qui tenaient les unions locales de Nantes et Saint-Nazaire, condamnaient autant ses diatribes anarcho-syndicalistes que sa politique d’unité d’action. Car, comme je l’écris, « alors que l’appareil confédéral refuse de s’allier aux “ staliniens ”, lui, l’antistalinien et anticlérical forcené engage pleinement son UD dans les luttes sociales, aux côtés de la CGT et de la CFTC. Il faudra attendre les grèves de 1955 pour que les réformistes se fassent une raison et ne tentent plus d’écarter Hébert de la direction de l’UD. » Après 1955, ils ont trouvé un modus vivendi, et Hébert a gardé l’UD jusqu’en 1988, date à laquelle il a transmis le témoin à son fils, Patrick.

Yves A propos de la guerre du Kosovo, ta position semble évoluer au fil du temps. Tu n’as pas réécrit tes chroniques et c’est tout à ton honneur. Il me semble que la question du « que peut-on faire », et du qui est ce fameux « on », face à tel ou tel massacre se pose en permanence, pas simplement au Kosovo. Or les petites minorités radicales « se la jouent » quand elles croient pouvoir exercer un rôle décisif dans un conflit armé sur n’importe quel point de la planète. Au mieux elles peuvent organiser le soutien matériel aux déserteurs, dénoncer les horreurs d’une guerre, ses soubassements économiques ou géopo-litiques, pousser les médias à contrer la propagande belliciste, mais elles ne peuvent stopper les guerres à elles seules, en l’absence de grève générale et d’opposition franche des travailleurs à une guerre. Et quand ces forces « radicales » s’allient avec les grands partis de gauche ou les grands syndicats, elles soutiennent généralement un des camps militaires en présence, ou l’une des fractions d’un des camps militaires en présence. En clair, elles n’ont aucune autonomie et servent de porte-voix à des politiciens qui les utilisent (il est clair par exemple que les manifestations françaises contre la guerre en Irak ont fait le jeu du gouvernement Chirac). De plus, il est très difficile, en situation de guerre, de trouver des organisations « révolutionnaires » dans un pays lointain avec lesquelles on puisse travailler étroitement et dans une totale confiance et une totale connaissance des enjeux sur le terrain.

Patsy Lors du conflit du Kosovo, nous avons ressuscité à Nantes un collectif que l’on avait monté lors de la guerre du Golfe : le Groupe de résistance et d’opposition à la guerre (GROG), auquel nous avions ajouté « et à la xénophobie » (d’où GROG-X), façon pour nous de pointer du doigt à la fois les nationalismes grand-serbe et albanais. Je me souviens que les libertaires nantais se partageaient entre ceux qui défendaient une position anti-impérialiste classique et ceux qui voulaient qu’on prenne fait et cause pour l’UCK. J’ai en fait peu de souvenirs précis de cette période, hormis le fait que bien peu se sont bougé sur cette question, qu’ils soutiennent ou pas l’intervention internationale. On faisait des manifs à 20 personnes, dans l’indifférence générale ! J’ai sans doute fait partie un temps, pour reprendre les mots de Claude Guillon, de « ces milliers d’imbéciles tétanisés par l’obligation fantasmée de faire quelque chose » (Dommages de guerre – Paris Pristina Belgrade 1999, L’Insomniaque, 2000), tout en animant le GROG dont le même Guillon écrit qu’il fut l’un des rares à incarner l’« honneur de notre parti » [anticapitaliste et libertaire].

Je suis d’accord avec ce que tu exprimes sur les capacités fort limitées des révolutionnaires à inverser le cours des choses dans les relations internationales. Cela ressort en creux lorsque j’écris : « On peut choisir le “moindre mal” et décréter qu’il s’est installé à la Maison Blanche ou à l’Élysée, on peut applaudir aux bombardements, en appeler à une intervention terrestre et se persuader que c’était la seule solution, que sans eux, les troupes de Milosevic auraient commis un “génocide”. On peut aussi brûler un cierge ou invoquer le “contrôle citoyen”. Mais, de grâce, ne le faites pas au nom au droit international, de la Justice et de la Morale. » Sans doute, à l’époque, devais-je être irrité par la froideur et l’absence d’empathie de certains de mes camarades pour les civils d’origine albanaise.

Je suis beaucoup moins convaincu lorsque tu dis que « les manifes-tations françaises contre la guerre en Irak ont fait le jeu du gou-vernement Chirac ». Quoi que tu fasses, tu cours le risque d’être instrumentalisé. Fallait-il ne rien faire ce qui, concrètement, équivalait à faire le jeu de l’Oncle Sam ? Non, il fallait agir contre cette guerre et vouer aux gémonies tous les protagonistes. C’est ce que nous avons fait avec le GROG, en dépassant la simple proclamation morale et pacifiste (« la guerre, c’est pas bien ») et en stigmatisant l’Etat français et sa fausse vertu.

Concernant les relations que l’on peut nouer ici avec des organisations révolutionnaires étrangères, quelques commentaires lapidaires. Les organisations ne sont jamais ce qu’elles prétendent être, la controverse Kaustky/Bernstein en étant l’illustration la plus connue. Ensuite, les organisations politiques, même internationalistes, sont nationales, c’est-à-dire qu’elles se sont construites et qu’elles vivent dans un univers particulier (composition de classe du pays, homogénéité ou hétérogénéité culturelle, etc.), et que cet « univers » a des consé-quences sur leurs choix tactiques (alliances politiques, alliances de classe, mots d’ordre à avancer, etc.). C’est pourquoi Bakounine défendait contre Marx l’autonomie des sections de la Première Internationale. C’est pourquoi le Komintern et la bolchevisation furent un échec. C’est pourquoi Gramsci a parlé de « guerre de position » à propos de la stratégie des partis communistes en Europe de l’Ouest. C’est pourquoi les anarchistes français d’origine yougoslave se sont déchirés au moment de l’éclatement de leur pays. De ceci découle qu’il est vain de rechercher « son double » à l’étranger.

Yves Sur le mouvement altermondialiste, il me semble noter dans tes chroniques la même évolution que sur le Kosovo. Au début tu es moins critique et puis le développement du mouvement t’amène à penser (ou en tout cas à dire publiquement) que ce sont toujours les mêmes vieux crabes staliniens, néostaliniens, sociaux-démocrates voire nationalistes qui s’engouffrent dans ces mouvements de masse et leur fixent leur « agenda ». Est-ce une prudence tactique liée au média qu’est la radio ou as-tu vraiment cru que le mouvement anti puis altermondialiste allait déboucher sur quelque chose de vraiment différent ? Et si oui quels en étaient les indices et pourquoi cela n’a-t-il pas marché ?

Patsy Il ne s’agit nullement de « prudence tactique ». J’ai été très longtemps administrateur de la radio et si Alternantes FM a une qualité, c’est bien celle de ne jamais intervenir sur le contenu d’une émission.

Quand le mouvement altermondialiste a émergé, nous sortions de plusieurs années de marasme : peu de militants, peu d’envies d’agir, peu de réflexions communes. Le mouvement altermondialiste a remis dans le circuit des personnes qui ne militaient plus, et des jeunes qui « découvraient » la politique grâce à Monsanto, à la mal-bouffe ou aux paradis fiscaux. Tous semblaient trouver au sein d’ATTAC des premières années un espace de débats et de confrontations sans doute plus « fécond » que dans leurs syndicats ou boutiques respectives. Et certains ont pris goût à la critique sociale et à certaines pratiques d’action directe tombées en désuétude (les faucheurs, etc.) C’est cette dynamique qui était intéressante parce qu’elle prouvait que des « travailleurs », des « étudiants », des « citoyens » étaient en recher-che d’une « alternative » au capitalisme néolibéral qui s’affirmait avec toute sa brutalité depuis trois décennies, et que cette alternative, ils n’allaient pas la chercher dans les partis de gauche. Que cette alter-native prenne majoritairement la forme d’un appel à une régulation de l’économie par l’Etat n’est guère surprenant puisque l’idée même d’une rupture avec le capitalisme a disparu des esprits depuis des lustres, et que la statolâtrie est profondément ancré dans la culture de la gauche française.

Yves Mes questions sur Israël me semblent être des divergences plus importantes que les trois premières. Tu utilises plusieurs fois le terme d’apartheid. Penses-tu qu’il soit judicieux d’utiliser le terme d’apartheid à propos d’Israël et ne crois-tu pas que ce genre de comparaison empêche de comprendre les spécificités de la société israélienne, y compris de l’oppression coloniale ?

Patsy Tout d’abord, une précision. Le mot « apartheid » apparaît deux fois dans cette anthologie, et une fois relativement à Israël. Ce ne sont pas mes mots mais une citation d’Edward Said tiré d’un texte intitulé « Pour un Etat binational », repris dans Israël, Palestine, l’égalité ou rien (La Fabrique, 1999). Mon texte, « La voix d’Edward Said » est en fait une note de lecture de cet ouvrage. Said utilise ce terme pour dénoncer trois choses : la situation économique sociale catastrophique de terri-toires palestiniens (« sordides bantoustans ») soumis au bon vouloir de l’administration israélienne (ouverture et fermeture des frontières) ; le « statut d’infériorité » dans lequel vivent les citoyens arabes israéliens ; les discours de certaines forces politiques israéliennes prônant l’expulsion des citoyens arabes israéliens pour faire d’Israël un Etat « ethniquement pur ». Compare-t-il les deux systèmes comme le ferait un juriste ou un historien dans le but de nous convaincre de leur parfaite similitude ? Non, et il a bien raison ! Car il n’y a pas d’apartheid au sens strict (juridique) en Israël. Cependant, le droit israélien fait une distinction entre citoyenneté et nationalité (juive, druze et arabe), cette dernière donnant accès à des droits spécifiques. Les Palestiniens israéliens sont donc des citoyens de nationalité arabe et, à ce titre, ils subissent des politiques discriminatoires (accès à la terre, accès à la citoyenneté pour les conjoints non juifs, etc.). C’est toute l’ambiguïté de l’Etat d’Israël qui s’est pensé comme Etat juif (la judéité de l’Etat d’Israël étant inscrite dans un ensemble de dispositions relatives au mariage, à l’éducation, aux fêtes « nationales », à la définition juridique du « Juif ») et démocratique, mais qui a dû composer dès sa création avec la présence de populations qui n’étaient pas juives.

Yves Les « meurtres ciblés » de militants du Hamas (accompagnés d’inévi-tables meurtres de civils), les interventions militaires de l’armée israélienne au Liban et en Palestine peuvent-ils être mis sur le même plan que les massacres et le génocide des Juifs commis par l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale ?

Patsy Comme l’écrit Maxime Rodinson, « le fait d’être victime de pratiques vraiment ignobles et criminelles n’a jamais prémuni personne contre un engagement dans des actions tout à fait analogues. »

Ceci étant dit, je suis entièrement d’accord avec toi pour refuser et combattre les parallèles stupides autant que nauséeux que certains établissent entre nazisme et sionisme, Sharon et Hitler, Gaza et le ghetto de Varsovie, etc. Que des antisémites aiment ce type de parallèles, c’est normal. Mais que des militants qui ne le sont pas s’en servent pour « alerter l’opinion » ou « frapper les esprits » est inac-ceptable et dangereux. A Nantes, lors des manifestations « pro-palestiniennes », il n’y a pas eu à ma connaissance de « débor-dements » de cet ordre.

Yves Quand tu dis que la communauté internationale a été « généreuse » envers Israël, le terme est-il vraiment approprié ? Un, la « communauté internationale » a laissé massacrer 6 millions de Juifs sans bouger le petit doigt. Deux, c’est l’URSS qui a armé les Juifs quand ils ont été attaqués en 1948, pas « la communauté internationale ».

Patsy Plus précisément, j’ai écrit que « le partage de la Palestine élaboré à la fin de la Seconde Guerre mondiale ne pouvait pas faire que des heureux puisqu’il s’avérait particulièrement généreux envers la communauté juive ». Dans mon esprit, « généreux » équivalait à « avantageux ». Je n’y mettais pas la connotation morale que tu m’attribues. Concernant la communauté internationale, la sainte alliance russo-américaine qui a soutenu la création de l’Etat d’Israël doit plus à des considérations d’ordre géopolitique (relations avec les Etats arabes pétroliers, affaiblir l’impérialisme britannique) qu’à une volonté de « compensation ».

Enfin, si l’URSS de Staline, via la Tchécoslovaquie (et un pont aérien), a en effet fourni des stocks importants d’armes à la Hagana (l’ancêtre de Tsahal), on sait également que d’autres armes sont arrivées par bateaux, en provenance de pays n’appartenant pas au bloc de l’Est, comme la France ou les Etats-Unis et ce, malgré l’embargo. Amis et en même temps rivaux de la Grande-Bretagne, ces deux Etats ont donc fermé les yeux, car il leur aurait été très facile d’empêcher ces transactions commerciales.

Yves Quand tu dis que la création d’Israël a suscité une « émotion » dans les pays arabes, n’es-tu pas très en deçà de la réalité ? De nombreux pays (à commencer par l’Egypte et l’Irak ont adopté des lois antijuives, les Juifs qui vivaient dans les pays arabo-musulmans ont été physiquement menacés, il y a eu des émeutes antijuives, etc.). On est loin d’une simple « émotion ». Crois-tu que les Juifs du Proche et du Moyen-Orient seraient partis si les Etats où ils habitaient depuis des siècles n’avaient pas tout fait pour qu’ils partent ?

Patsy Tu as raison car je n’ai pas été clair. J’ai écrit ce texte il y a dix ans, alors il m’est difficile d’expliquer pourquoi j’ai choisi ce terme plutôt qu’un autre. Mais comme je suis historien de formation, le mot « émotion » renvoie à ce qu’on appelait jadis les « émotions populaires », c’est-à-dire à des irruptions de colère des gens de peu, envahissant l’espace public. Est-ce en pensant à cela que j’ai employé ce mot plutôt qu’un autre, plus explicite ? J’aime, par pédantisme, à le penser...

Concernant les Juifs de la diaspora dans les pays arabo-musulmans, leur situation était très variable d’un pays à l’autre, même si je me doute que la présence sioniste en Palestine puis la naissance de l’Etat d’Israël ont eu des répercussions sur leur vie quotidienne. Par exemple, les Juifs marocains n’ont pas eu à subir les violences dont furent victimes les Juifs égyptiens et irakiens dès les années 1940, voire ceux de la Tunisie et de l’Algérie indépendantes. C’est peut-être pour cela que la communauté juive marocaine fut longtemps la plus contestataire, dénonçant la façon dont l’Etat d’Israël l’avait accueillie.

Les raisons qui ont poussé ces Juifs à gagner Israël sont également multiples. Il y a évidemment les violences subies, mais également les facteurs religieux (la « Terre promise » enfin libérée) et la précarité sociale (ce sont les plus pauvres qui migrent dès 1948 ; la bourgeoisie juive reste sur place ou choisit un exil moins risqué : Europe ou Etats-Unis). Il y a aussi les politiques volontaristes menées par l’Etat d’Israël pour faire venir la main d’œuvre nécessaire à la construction nationale.

Yves Quand tu dis que les « sionistes » sont au pouvoir en Israël, c’est un peu comme si tu disais que les partisans de l’Etat français sont au gouvernement en France. Quand tu répètes plusieurs fois qu’Israël s’est construit par la guerre, je ne connais pas beaucoup d’Etats de la région ou d’Europe qui se sont construits autrement... Ce n’est donc nullement une particularité « sioniste ». Il me semble que tu es beaucoup plus sévère vis-à-vis de l’Etat d’Israël que des Etats environnants, du moins dans les chroniques que tu publies. Ce qui est d’ailleurs une des caractéristiques de la plupart des antisionistes.

Patsy Si j’écris que les sionistes sont au pouvoir en Israël, c’est parce qu’ils le sont, tout simplement. Tu sembles réduire le sionisme à un étatisme/nationalisme, soit la volonté d’établir un foyer national pour les Juifs du monde entier. Or Israël, fruit du projet sioniste, est plus que cela. C’est, pour reprendre les mots d’Alain Dieckhoff, « un Etat national, lié à une nation (juive), définie sur une base ethno-culturelle » (pour les religieux, il y a dans le judaïsme un lien indissoluble entre nation et religion). C’est pourquoi il y a eu et il y a encore tant de débats et controverses sur la définition juridique du « Juif », question sur laquelle le judaïsme orthodoxe a la main puisque, depuis 1970, est Juif toute personne « née de mère juive ou convertie au judaïsme et n’appartenant pas à une autre religion ». Si j’écris « sionistes », c’est parce que les structures sionistes historiques (Fonds national juif, Agence juive, Keren Hayesod) n’ont pas disparu avec la création de l’Etat d’Israël, mais se sont transformées en institutions para-étatiques. Si j’écris « sionistes », c’est parce que le droit israélien établit une distinction entre nationalité et citoyenneté afin de garantir la judéité de l’Etat d’Israël. Quand cette distinction sera abolie, quand Israël sera composé de citoyens israéliens (parce que nés là – droit du sol, ou enfants d’Israéliens – droit du sang) égaux en droits et devoirs, quand le judaïsme religieux sera désinstitutionnalisé, alors je ne qualifierai plus les dirigeants israéliens de « sionistes ».

Ensuite je ne dis pas seulement qu’Israël s’est construit par la guerre (ce qui, en effet, est le cas d’une bonne part des Etats-nations de cette foutue planète), je dis que l’Etat israélien « s’est maintenu par la guerre » et que celle-ci « assure malheureusement la cohésion de la société israélienne ». Je considère qu’Israël « a besoin de la guerre pour continuer à exister en tant que nation », et que « l’état de guerre est aux yeux des décideurs israéliens absolument indispensable pour souder une communauté nationale fragmentée et revitaliser l’idéologie sioniste ». Cela se reflète notamment par la place occupée par Tsahal dans l’imaginaire collectif israélien et par des militaires sur la scène politique nationale. Et en écrivant cela, je ne sous-entends pas, évidemment, que l’Etat d’Israël est par nature belliqueux, querelleur et grégaire.

Enfin, je ne crois pas être plus sévère avec Israël qu’avec les autres. Mes chroniques sur l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, le Liban, l’Autorité palestinienne l’attestent. Israël est une démocratie imparfaite, mais certainement moins que celle de ses voisins. Je crois enfin que le règlement du conflit israélo-palestinien passera par une réforme profonde du système politique israélien, permettant au parti majoritaire de ne plus avoir à passer d’alliances pour pouvoir gouverner. Pour prendre une image qui a des résonances avec notre propre histoire politique et l’épisode de 1958 : en finir avec la « dictature des partis ».

Yves Qu’est-ce qu’un antisioniste pour toi ? Quelqu’un qui est seulement contre le nationalisme juif et / ou israélien ou quelqu’un qui est contre tous les nationalismes ?

Patsy Si on lit les travaux passionnants de Laqueur sur le sionisme, on remarquera à quel point son histoire est complexe. On devrait d’ailleurs parler de sionismes pour distinguer le sionisme porté par Herzl de celui des socialistes et de certains religieux. Et si le sionisme est pluriel, l’antisionisme l’est tout autant.

Du fait de ma culture anarchiste, je n’ai aucune sympathie pour le nationalisme, et le sionisme en est une des expressions. Je peux donc dire que je suis antisioniste, au même titre que le furent les bundistes et de nombreux révolutionnaires juifs au XIXe siècle, sans oublier pour autant que le sionisme, comme doctrine, est un produit de l’Histoire, une conséquence de l’antisémitisme.

Yves N’est-il pas dangereux de critiquer Israël dans les mêmes termes à l’intérieur et à l’extérieur des frontières ? Quelles précautions doivent prendre les antisionistes quand ils critiquent la politique de l’Etat d’Israël ?

Patsy Je ne le pense pas. Je ne vois pas au nom de quoi on devrait s’auto-censurer. Parce que c’est Israël ? Parce que cela évoque inévitablement l’Holocauste ? Parce que cela favoriserait l’antisémitisme ?

Il nous faut dire ce que l’on pense d’autant plus librement que, quoi que l’on dise ou fasse, les défenseurs intransigeants de la politique de l’Etat d’Israël nous tombent dessus pour nous accuser d’antisémitisme conscient ou inconscient, sans parler de la « haine de soi », cette arme fatale contre laquelle viennent buter nombre de Juifs critiques.

Les précautions ? Refuser les amalgames nauséeux, condamner l’antisémitisme et appuyer celles et ceux qui, là-bas, se battent contre la colonisation, les discriminations, pour la paix et l’égalité.

Yves L’antisémitisme a-t-il disparu à gauche, à l’extrême gauche et dans le mouvement libertaire, en France et ailleurs dans le monde ? Comment le combattre ?

Patsy Vaste question à laquelle il m’est honnêtement difficile de répondre. Tout d’abord, je n’ai pas suffisamment de temps libre pour lire la presse des uns et des autres ou m’éreinter les yeux sur le web. Je n’ai donc pas une connaissance suffisante de ce qui se dit et écrit, en tout cas bien moins que toi, pour me prononcer. Et puis je suis à Nantes, en province, loin de Paris, le Centre du monde. Ici, le milieu militant y est plus réduit et, à ma connaissance, la colère provoquée par la politique israélienne n’a jamais fait surgir dans la « sphère » un quelconque antisémitisme lors des manifestations de protestation. J’ai été membre de la FA pendant près de quinze ans, et nous avons été confrontés deux fois à des militants ayant eu des propos antisémites ou révisionnistes au début des années 1990. Cela s’est soldé par deux exclusions.

Yves Merci d’avoir pris le temps d’apporter ces précisions, même si notre discussion pourrait certainement se poursuivre encore longtemps !

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