La publication du numéro de février 2003 de la revue « ContreTemps » a créé l’émotion chez quelques libertaires avec un an de décalage. « ContreTemps » a souhaité mettre en regard les thèses et pratiques libertaires et marxistes (pour aller vite) en 2003, ce qui est une démarche intéressante sur le principe, même si le résultat peut être diversement apprécié. La couverture de la revue affichait alors « Changer le monde sans prendre le pouvoir ? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes ». Plusieurs militants de diverses tendances du mouvement anarchiste (Philippe Gottraux de l’OSL suisse, Pierre Contesenne et Patrice Spadoni d’Alternative libertaire, Mimmo Pucciarelli, Gaetano Manfredonia), ont accepté de contribuer à ce numéro de « ContreTemps ». La publication faisait suite à un colloque « Anarchisme et marxisme » à Paris en 2002 qui avait attiré quelques centaines de personnes et permis de confronter des thèses et des pratiques.
La participation d’Alternative libertaire à cet événement n’avait rien d’étonnant puisque AL s’efforce de développer une culture du débat contradictoire, y compris hors du courant libertaire. Ne serait-ce que parce que c’est enrichissant intellectuellement de se confronter avec des courants de pensée différents.
Parmi ces « courants de pensée » marxistes, le plus enclin au débat interne et externe, en France, est assurément représenté par la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), qu’on ne peut plus guère qualifier de léniniste, évoluant désormais dans les eaux d’un marxisme révolutionnaire mâtiné d‚une importante tendance « social-démocrate radicale » (lire l’article d’analyse dans « Alternative libertaire » n° 124, novembre 2004, « 15e congrès de la LCR, navigation à vue »). Les principaux animateurs de la revue « ContreTemps » sont d’ailleurs proches ou membres de la LCR.
Une autre motivation au débat et à la controverse publique, c’est que les militant(e)s de la LCR et de l‚AL sont nombreux et actifs dans les mouvements sociaux et syndicaux, où ils se côtoient continuellement... avec des stratégies et objectifs le plus souvent contradictoires, en particulier depuis le tournant électoraliste de la LCR en 1996 (1). Quelles sont ces divergences et en quoi intéressent-elles la lutte de classe ?
AL développe le concept de « gauche sociale contre gauche gouvernementale ». D’une part la « gauche sociale » ou « gauche de la rue », opposition extra-parlementaire, dont les mouvements sociaux dessinent les contours. D’autre part la « gauche gouvernementale » qui dévoie les mouvements sociaux vers les institutions républicaines. Il s’agit de souligner deux dynamiques différentes, que la LCR - par exemple - voudrait complémentaires, et que AL voudrait antagoniques. A noter que pour sa part la LCR ne parle guère de "gauche sociale", elle développe le concept des "deux gauches" : la gauche libérale d’une part (PS, Verts, une partie du PCF), la gauche antilibérale d’autre part (LCR, LO, une partie du PCF), ces "deux gauches" participant dans tous les cas à la compétition électorale. Le « 100% à gauche » de la LCR est davantage un slogan de campagne ambigu qu’un concept sérieux. La stratégie révolutionnaire d’AL n’a donc rien à voir avec une stratégie « gauche de la gauche », puisque nous avons au contraire toujours mis en garde contre les dangers d’une « néo social-démocratie » véhiculant les mêmes illusions que l’ancienne.
Ce qui n’empêchera pas certain(e)s, naïfs ou malveillants - comme un certain Richard G. -, d‚écrire que « AL se retrouve fréquemment dans combats communs avec la Ligue », ou a participé avec elle au Forum social européen où AL aurait « citoyennement mis la lutte des classes au vestiaire », participé à la « mise en place d’une structure de dialogue social », « dans une perspective "participative" associant les exploités à leurs exploiteurs. » Ce qui en dit long sur l’ineptie de ces calomnies dérisoires, puisque les organisations politiques ne pouvaient pas formellement être partie prenantes du FSE. Les éditions d’AL ont en revanche tenu un stand au FSE, non loin de la librairie Publico (Fédération anarchiste) et Quilombo (autre librairie libertaire parisienne). Il nous semblait effectivement impossible que les libertaires soient invisibles dans cet événement, et que les dizaines de milliers de militant(e)s participant au FSE n’y rencontrent que les Verts, le PCF, la LCR, entre autres. En revanche AL a activement participé à l‚organisation du Forum social libertaire en parallèle du FSE, qui était notre expression politique propre.
Pour revenir sur « ContreTemps », le titre « Changer le monde sans prendre le pouvoir ? », placé en exergue sur la couverture de la revue, était une invitation à la controverse entre anarchistes et marxistes. Une invitation sans doute maladroite puisque certains lecteurs non avertis ou qui n’ont pas lu la revue ont pu penser qu’il s‚agissait d’un concept commun aux libertaires et aux marxistes. En fait ce « Changer le monde sans prendre le pouvoir » est une référence généralement associé au néozapatisme, dans lequel les animateurs de « ContreTemps » semblaient vouloir déceler une nouvelle pratique dépassant les clivages marxisme/anarchisme. « ContreTemps » incluait donc dans son dossier les « Douze thèses sur l’anti-pouvoir » de John Holloway, qui revendique une lecture moderne du zapatisme. A priori, AL n’adhère pas à ses thèses, puisque la transformation révolutionnaire de la société passera nécessairement par une substitution du pouvoir populaire (« conseils ouvriers », etc.) au pouvoir d’État. La LCR de son côté n’adhère pas non plus à ce concept, puisqu’il la dessert ; et dans le même numéro de la revue, Daniel Bensaïd allume des contre-feux et récuse les « douze thèses » de Holloway.
Même si visiblement cela donne de l’urticaire à quelques-uns, débattre des convergences et divergences avec d’autres courants politiques fait partie intégrante de la culture militante d’Alternative libertaire, qui depuis ses origines est hostile à l’enfermement de l’anarchisme dans une tour d’ivoire doctrinaire.
Guillaume Davranche (militant d’Alternative libertaire)
(1) La LCR a toujours, quand elle a pu, participé aux élections bourgeoises. Mais jusqu’en 1996 elle le faisait dans une optique léniniste (élection = tribune). Depuis son congrès de 1996, elle conçoit de plus en plus les élections comme un enjeu stratégique et non plus tactique, ce qui peut changer bien des choses dans son rapport aux mouvements sociaux.