Cet article fait partie d’une série d’articles consacrés à l’histoire du mouvement ouvrier en France.
1. La lutte pour la diminution du temps de travail (Combat Communiste) voir article 1561
2. La CGT, de la Charte d’Amiens à Mai 68 (Combat Communiste) voir article 1562
3. La CFDT de la création (1964) à 1976 (Combat Communiste) - voir article 1563
4. L’union sacrée en 1914-18 (Combat Communiste) voir article 1566
5. Juin 36 (Combat Communiste et Pierre Monatte )- voir article 1567
6. Luttes ouvrières 1944-47 (Combat Communiste, Pierre Bois, Courant Alternatif, Communistes révolutionnaires )- voir article 1569
7. 1950-1955 (Combat Communiste) 1571
8. 1961-1963 : Les mineurs en lutte (Combat Communiste) 1574
9. Luttes de classe en France 1964-1967 (Combat Communiste) 1575
10. Mai-Juin 68 une occasion manquée pour l’autonomie ouvrière 1577(Mouvement communiste)
11. Mai 68. Dix ans après (Combat Communiste)
La bureaucratie syndicale
face à la guerre :
L’Union sacrée en 1914-1918
L’Union sacrée conclue pendant la guerre de 1914-1918 entre la bourgeoisie française et les dirigeants du mouvement ouvrier (de la CGT et du Parti socialiste) constitue une des premières démonstrations caractéristiques du rôle de la bureaucratie « ouvrière » comme force d’encadrement du prolétariat pour assurer la production de guerre et envoyer les travailleurs à la boucherie. Elle eut son équivalent dans l’autre camp impérialiste, l’Allemagne. C’est ce passage de la bureaucratie du mouvement ouvrier avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie qui ouvrit d’ailleurs les yeux de Lénine qui avait jusqu’alors placé toute sa confiance dans la sociale-démocratie. Même si 1914 peut paraître une époque lointaine, cette trahison reste pour les travailleurs et les révolutionnaires une leçon qui jette une lumière supplémentaire sur le rôle de ceux qui veulent « défendre l’économie française » et « fabriquer français ».
Les velléités d’antimilitarisme et d’internationalisme qui pouvaient subsister au sein des organisations ouvrières furent promptement étouffées. Dès le 4 août 1914, à l’enterrement de Jaurès, Jouhaux, responsable de la CGT, s’écrie : « Nous serons les soldats de la liberté pour conquérir aux opprimés un régime de liberté… Cet idéal nous donnera la possibilité de vaincre. » Et l’après-midi même, au Parlement, Vaillant, ancien communard, et le comte de Mun, officier versaillais, Guesde « internationa-liste » et l’écrivain nationaliste Barrès tombaient dans les bras les uns des autres.
Dans la foulée, les députés socialistes votaient à l’unanimité les crédits militaires. Toujours le même jour, Jouhaux participait au Comité de secours national en compagnie d’industriels, de banquiers, d’ecclésiastiques, de représentants d’associations et de partis les plus divers. Trois semaines plus tard, Sembat et Guesde entraient au gouvernement d’union nationale précédés par Viviani. Quant à Jouhaux, qui avait parlé d’être « le soldat de la liberté », il va en effet prendre le train… pour Bordeaux, accompagnant le gouvernement qui déserte la capitale.
Aidés par le gouvernement, les chefs syndicalistes purent faire republier leur journal, La Bataille syndicaliste, obtenant de Sembat et de Guesde des titres de gratuité de transport et de « commissaires de la nation », avec pour but de maintenir le moral patriotique de la classe ouvrière. Mais les syndicalistes révolutionnaires, les antimilitaristes eurent droit eux aussi à une attention spéciale du gouvernement ; il existait un carnet, appelé carnet B, renfermant les noms de trois à quatre mille militants socialistes, anarchistes, révolutionnaires – carnet établi par la Sûreté Générale. En cas de troubles, ou de mobilisation, ces « suspects » devaient être arrêtés. En fait, l’Etat-Major suggéra de les envoyer plutôt en première ligne au front. Et, bien que le ministre de l’Intérieur ait donné officiellement des instructions pour qu’il n’y ait pas d’arrestations, plusieurs centaines de militants furent néanmoins appréhendés dans le Nord et dans l’Est. Ceci en application de la loi Berry-Millerand, votée peu avant la guerre, qui avait créé des bataillons devant spécialement incorporer les travailleurs ayant subi des inculpations pour fait de grève ou d’antimilitarisme. L’Union Sacrée avait ses basses exigences. Quand ils étaient ministres…
« Il n’y a plus de droits ouvriers, il n’y a plus de lois sociales, il n’y a plus que la guerre », répond Millerand à une délégation syndicale, en janvier 1915, six mois après le début de la première grande boucherie mondiale.
Millerand, en 1915, est ministre de la Guerre. Il est aussi « socialiste indépendant ». Il a, pour la forme, quitté le Parti socialiste en 1905. C’est en effet en 1905 qu’est fondé le Parti socialiste unifié, Section française de l’Internationale ouvrière, la Deuxième Internationale, et une majorité de militants socialistes sont encore hostiles à la participation de responsables du Parti dans un gouvernement bourgeois. En fait, cette opposition ne durera pas : l’évolution du Parti socialiste est prévisible. Son intégration à l’Etat bourgeois, déjà sensible, s’accélère. Elle se concrétisera en 1914, quand les responsables socialistes et syndicalistes du PS et de la CGT, se joindront à l’Union Sacrée contre « l’envahisseur », approuvant les crédits militaires. La guerre, en effet, va être pour eux l’occasion de participer pour la première fois de manière importante à la gestion des intérêts de la bourgeoisie.
L’Etat français intervient alors activement dans le fonctionnement de l’économie (comme d’ailleurs l’ensemble des Etats belligérants, y compris les Etats-Unis, mais surtout l’Allemagne).
En 1915, un comité privé groupe les commandes d’armement et en répartit l’exécution.
En 1916, l’Etat intervient directement pour la production du matériel de guerre : le charbon et les céréales sont réquisitionnés, leurs prix sont taxés, les importations (notamment le charbon) sont réglementées, la flotte est réquisitionnée ainsi que la main-d’œuvre, tandis que les denrées alimentaires sont rationnées. De nouveaux procédés techniques, de nouveaux modes de fabrication sont introduits, surtout dans les industries d’armement. Millerrand, justement ministre de la Guerre, crée un sous-secrétariat d’Etat à l’artillerie et aux munitions (qui deviendra ministère en 1916) où est nommé Albert Thomas, membre du Parti socialiste. Ils seront ainsi trois ministres socialistes au gouvernement (Guesde et Sembat, en plus de Thomas) et deux autres « socialistes indépendants » (Millerand et Viviani, ce dernier remplacé par Briand).
L’action de Thomas à l’Armement fut tout à fait significative : en 1914, 50 000 personnes étaient employées dans l’industrie de guerre. Il y en avait 1 700 000 en 1917, quand Thomas quitta le ministère. Au contact des industriels de la sidérurgie et des constructions métalliques, en particulier le tout-puissant Comité des Forges, en excellent termes avec Louis Renault, Thomas prétend orienter son action dans deux directions :
– développer et moderniser la production française, pas seulement d’armement mais industrielle, en prenant exemple sur les Etats-Unis. Ainsi déclare-t-il dans un discours aux travailleurs de Renault : « Il faut que les ouvriers s’accoutument à voir dans la classe patronale, pour une grande part, la dépositaire des intérêts industriels de l’avenir ; il faut qu’ils s’accoutument à voir dans un effort comme celui qui a créé cette usine, non pas seulement la réalisation d’un intérêt particulier et égoïste, mais le profit commun qu’en tirent la nation et la classe ouvrière ». « Cette bonne volonté d’entente, cette énergie dans l’effort, je ne vous les demande pas seulement pour la magnifique production industrielle que réaliseront demain, ensemble, la classe ouvrière et le patronat français, je veux vous rappeler que j’ai le devoir de vous les demander tout de suite, d’une manière continue et intense pour la guerre. »
– instaurer de « nouvelles relations de travail », « l’’usine nouvelle » à un moment, justement, où une division du travail plus poussée, innovée aux Etats-Unis, le taylorisme, est adaptée en France. Pour cette « usine nouvelle », Thomas propose l’institution de « délégués d’ateliers » qu’il a mis en pratique toujours aux usines Renault : « Mais aujourd’hui, le grand patron a beau, comme M. Renault lui-même, savoir ce qu’est un outil, il n’en est pas moins vrai que, quelquefois, il ne peut connaître aucun de ses ouvriers, et c’est alors, dans l’atelier même, la nécessité d’une autre organisation ». « Et, camarades, voilà le rôle : l’usine nouvelle avec ses délégués d’ateliers apportant aujourd’hui les réclamations du travail, les discutant, se bornant comme le veut la circulaire, en attendant la loi, aux questions de salaire, aux questions de travail, ayant la prudence d’être par-derrière une amicale des délégués, et non pas cette commission qui faisait peur à nos patrons comme un soviet russe ; ayant la prudence de s’entendre au point de vue technique et de laisser au syndicat lui-même le rôle de représentant des intérêts généraux de la corporation, mais déjà intervenant dans la pratique, dans l’organisation du travail, créant cette organisation nouvelle, que je n’ai pas pu, parce que je n’étais qu’un ministre, créer dans les établissements privés, mais que je me suis fait un devoir de créer dans nos établissements d’Etat où nous avons établi, quelques semaines avant mon départ, la Commission mixte du travail où les directeurs, les ingénieurs, les ouvriers qualifiés et élus par leurs camarades viennent discuter de la réalisation de telle ou telle commande, de la collaboration de tels ou tels ouvriers, en un mot de l’organisation technique du travail ».
Les responsables de la CGT, de leur côté, aidés par Thomas et les autres ministres socialistes, sauront s’associer à l’action du gouvernement au sein de commissions mises sur pied pour cette occasion.
À la fin de la guerre, ces différents ministres et leurs collaborateurs seront remerciés comme il se doit, en étant mis à la porte du gouvernement.
Les grandes grèves ouvrières de 1919 et 1920 mettront fin au rapprochement esquissé entre gouvernement et patronat, d’une part, et la CGT de l’autre. Cependant, la CGT tentera de profiter des grèves, notamment la grève des cheminots, pour essayer d’imposer des nationalisations (à commencer par celle des Chemins de Fer) et l’institution d’un Conseil économique du Travail, sorte d’organisme de planification. Cela aurait permis aux bureaucrates de garder un strapontin pour la gestion du capital, à laquelle ils avaient goûté entre 1914 et 1917. Sans succès. Il leur faudra, pour cela, attendre 1936 et surtout 1845.
Combat communiste n° 34, février 1978
1. Albert Thomas, fils de boulanger, normalien, responsable de la rubrique syndicaliste à L’Humanité en 1904, fonda La Revue syndicaliste en 1905. Dès octobre 1914, Millerand, socialiste, ministre de la Guerre, l’affecte à la fabrication du matériel de guerre. En mai 1915, est créé pour lui un sous-secrétariat d’Etat à l’Artillerie et aux Munitions. En décembre 1916, le sous secrétariat d’Etat devient un ministère. Thomas y reste jusqu’au retrait des ministres socialistes en septembre 1917. Député de Carmaux en 1919, il sera désigné comme directeur du Bureau international du Travail, créé en 1919, jusqu’à sa mort en 1932.