On peut lire cet article, paru dans Echanges n° 132, comme la suite de « Le Capitalisme n’a comme perspective à offrir que la relance de la précarité. » (Echanges n°118, automne 2006).
En juin 2000, la stratégie de Lisbonne s’était fixée comme objectif de devenir « l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde » en 2010. Nous sommes en 2010, et tous les experts de l’Union européenne sont contraints de constater que l’objectif n’est pas atteint. Tous comptaient sur la « flexisécurité », même la CGT avait mis le pied à l’étrier du « syndicalisme d’accompagnement » avec sa revendication d’une « sécurité sociale professionnelle » pour atteindre l’objectif.
Alors, partout, des accords sur la « formation tout au long de la vie » (1) seront signés par les syndicats dont l’objectif apparaît de servir de gare de triage entre les forces de travail encore utilisables et celles devant finir leurs jours dans la précarité.
Mais voilà qu’avec la crise, le « passeport pour l’emploi » et la stratégie de « sécurisation des parcours » par la flexisécurité se trouvent confrontés à un accroissement du chômage et à des fermetures d’entreprises qui empêchent de compenser les suppressions d’emploi par de l’embauche dans de nouveaux secteurs.
Pris au piège de leurs contradictions, les Etats de l’UE, rongés par les dettes publiques, non seulement ne peuvent plus créer des emplois, mais s’emploient à réduire leurs dettes et, pour cela, à liquider massivement jour après jour des emplois dans ce qui reste de secteur public.
Des exemples : les suppressions de postes dans l’Education nationale et les hôpitaux se poursuivront, et ce malgré le gel annoncé par le gouvernement français de la suppression de 4 000 postes des Hôpitaux de Paris. A La Poste, le nombre de salariés du privé souvent précaires égale le nombre de salariés relevant de l’ancien statut de fonctionnaires. La sous-traitance n’est plus une particularité du secteur privé.
Les contrats de transition professionnelle, un pansement sur une jambe de bois
La misère et la concurrence internationale finissent par rattraper à grande vitesse toutes les belles stratégies de gestion de l’emploi et des compétences. Le système ne trouve preneur qu’auprès des cadres, ceux-ci ayant un niveau de connaissances suffisant pour les parfaire encore. Aussi, pour cette catégorie de salariés, il n’y a pas de problème « d’employabilité » ni de « sécurisation » de leur devenir, pour le moment.
Les récentes vagues de fermetures d’entreprises en France, ont démontré que les travailleurs ne se faisaient aucune illusion sur les chausse-trappe du « droit individuel à la formation » (DIF ) : ils demandent des « maxi »-indemnités de licenciements. Tous ont assisté à la première vague de pertes d’emplois des CDD et missions d’intérim (2) qui sont les premiers à tomber sur les champs de bataille de la concurrence internationale. Mais depuis la fin 2009, les surcapacités de l’industrie automobile ont fait exploser les licenciements de CDI et le chômage partiel. Des répliques ouvrières comme à Caterpillar, Continental, Goodyear, Molex, New Fabris, Freescale... ont dépassé le cadre légal. Des représentants des entreprises ont été séquestrés ou même molestés.
Les endetteurs publics de l’Etat allaient envoyer des huissiers et juridicialiser ces actions de classe des travailleurs, notamment avec le procès des Contis. Mais les conflits de Philips à Dreux et des raffineries de Total, et d’autres encore – par exemple les séquestrations des directrices des hôpitaux Emile-Roux de Limeil-Brévannes et Henri-Mondor de Créteil – démontrent que ces mouvements montent en puissance malgré la loi et la force publique. Ne pouvant plus faire face à la dégradation de la situation de l’emploi et aux réactions ouvrières, l’Etat va lancer les contrats de transition professionnelle (CTP), mis en place à titre expérimental dans sept « bassins d’emploi » (3) entre avril 2007 et avril 2008. Cette mesure était censée assurer aux licenciés un revenu équivalent à 80 % de leur ancien salaire brut pendant une année « en combinant recherche d’emploi, périodes de formation et périodes de travail courtes en entreprise ». Ce système a pour objectif de briser toutes les réactions collectives aux licenciements en les individualisant dans un parcours de formation.
Ce CTP va être progressivement étendu à d’autres bassins d’emploi sinistrés : Auxerre (Yonne), Dreux (Eure-et-Loir), Les Mureaux-Poissy (Yvelines), Saint-Quentin (Aisne) et de la Vallée de l’Arve (Haute-Savoie), puis jusqu’à 25 fin 2008. Mais le bilan était bien maigre : selon les chiffres officiels, 4 500 CTP ont été signés au niveau national depuis le lancement du dispositif en 2006. Dans le bassin d’emploi de Valenciennes, un des secteurs test, 690 CTP ont été signés, selon les chiffres de la Maison de l’emploi. Résultat : 349 personnes ont retrouvé un emploi (CDI ou CDD de six mois) et 108 sont toujours au chômage. Les autres sont toujours en contrat de transition. A la fin du mois de février 2010, Laurent Wauquiez (secrétaire d’Etat à l’emploi) a décidé d’étendre le CTP au bassin de l’emploi Orange-Carpentras (Vaucluse).
Le 12 mars on apprenait que l’Etat et les partenaires sociaux s’étaient entendus sur une nouvelle convention du Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels (FPSSP). Il est fait état d’un déblocage de 1 milliard d’euros dont 830 millions seront gérés par les Organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA). Ces fonds devant assumer les dépenses de formation de salariés, mais également des demandeurs d’emplois. L’extension des zones pouvant bénéficier « des transitions professionnelles » démontre en elle-même les difficultés du pouvoir à endiguer la précarisation.
Le développement du temps partiel et du chômage partiel
Nous sommes bien loin de la période où la CFDT revendiquait et signait des accords de temps partiel, pour « le bien des femmes et des enfants ». En fait, cette revendication venait directement du patronat, qui voulait faire sauter par tous les moyens le contrat de travail en CDI et contourner le SMIC en le liant au nombre d’heures effectuées. Le premier coup de boutoir de la déréglementation fut porté par les lois Auroux du 13 novembre 1982, qui légalisaient la possibilité de déroger à la loi, au code du travail, donc à la réglementation, aux accords de branche, par simple accord d’entreprise. Georges Marchais et Henri Krazucki étaient même allés jusqu’à affirmer que c’était « la plus grande conquête depuis 1936 ».
Les gouvernements, de gauche comme de droite, vont poursuivre. La loi quinquennale pour l’emploi du 20 décembre 1993 va entre autres consacrer l’annualisation du temps de travail et l’embauche à temps partiel. La loi De Robien et les lois Aubry I et II poursuivront cette politique de précarisation des contrats de travail, de flexibilité totale, de mobilité et d’annualisation du temps de travail. Alors, que l’on se gargarise de « l’égalité homme-femme » : jamais cette égalité n’a dépassé son cadre juridique, sauf pour faire travailler les femmes la nuit.
L’embauche à temps partiel est l’une des plus criantes discriminations sexistes ; elle représente plus de 18 % des emplois dans l’UE, concerne principalement les femmes, et ne cesse de progresser. En France, les temps partiels féminins représentent 82 % des 5 millions d’actifs à temps partiel (moyenne horaire des contrats : 23 heures hebdomadaires ) (4).
Officiellement, 2,4 millions de travailleurs seraient exploités à temps partiel dans une douzaine de pays européens, selon une grande variété de schémas officiels plus ou moins subventionnés par les Etats. Ils seraient un amortisseur pour le chômage, les statistiques soulignant que, dans la zone euro, alors que le PIB s’est contracté de 4 %, le chômage ne s’est accru que de 2,5 % avec un point particulier pour l’Allemagne où 1,4 million de salariés sont à temps partiel. Il n’est plus rare de voir des salariés cumulant deux emplois à temps partiel pour survivre. La proportion de salariés à temps partiel remonte depuis 2003 et l’expansion devrait s’accélérer du fait des besoins croissants de services, tout particulièrement des services à la personne où les femmes sont largement prépondérantes. Les sociétés d’intérim, selon La Tribune du 16 mars 2010, seraient autorisées à proposer des services à la personne et d’aides à domicile.
Le chômage partiel ou technique
La crise économique frappe durement les secteurs les plus exposés à la concurrence internationale, et d’abord le secteur automobile et ses équipementiers. Mais aussi ce qui subsiste de l’industrie textile. Selon la presse, 146 000 salariés étaient au chômage technique au quatrième trimestre 2008, trois fois plus qu’au trimestre précédent.
Il devient de plus en plus évident pour le gouvernement qu’il va falloir maintenir artificiellement les compétences en attendant la reprise. Début janvier 2009 un décret publié au Journal officiel prévoit de nouveaux seuils pour le recours au chômage partiel :
« Article 1 : à compter du 1er janvier 2009, le contingent annuel d’heures indemnisables au titre de l’allocation spécifique de chômage partiel prévu à l’article R. 5122-6 du code du travail est fixé à 800 heures pour l’ensemble des branches professionnelles.
Toutefois, ce contingent annuel est fixé à 1 000 heures pour les industries du textile, de l’habillement et du cuir, pour l’industrie automobile et ses sous-traitants, qui réalisent avec elle au minimum 50 % de leur chiffre d’affaires ainsi que pour le commerce de véhicules automobiles. »
Quelque temps après, le 18 février 2009, le sommet social de l’Elysée sera contraint de porter l’indemnisation du chômage partiel de 60 % à 75 % du salaire brut. En Suisse, la ministre de l’économie Doris Leuthard va procéder dans l’urgence à l’allongement de la durée d’indemnisation du chômage partiel, qui passe de 18 mois à 24 mois.
Les grosses entreprises de l’automobile – PSA et Renault – ont profité du chômage partiel et des réductions de coûts en interne pour se reconstituer un matelas de liquidités appelé free cash flow. Renault a ainsi engrangé 2 milliards d’euros en flux de trésorerie et estime à 200 millions d’euros les économies réalisées par la seule prise en charge par l’Etat du chômage partiel ; chômage partiel qui a aussi permis de déplacer plusieurs milliers de salariés vers des sites en suractivité en 2009, l’année de la prime à la casse.
Un turnover d’intérimaires et de prestataires ainsi remerciés et remplacés par des salariés en CDI transformés en saisonniers se déplace au gré de l’activité. L’intérêt politique majeur tient à rassurer et calmer les grosses boîtes de l’automobile pendant qu’un déluge de licenciements s’abat sur les équipementiers européens en sursis depuis des années par la course à la mondialisation de la production automobile.
Plus d’illusions à se faire sur le système capitaliste, il n’est même plus ce marchand d’espoir de la société de consommation . Les masques tombent les uns après les autres, ce système est celui de l’insécurité sociale, où la base même de la vie est atteinte – santé, retraite, logement. C’est même avec un certain cynisme que le capital proclame bien haut, comme chez les Contis, que le prix qu’il entend payer pour la conservation des emplois c’est 137 euros en Tunisie, une manière de dire que la mobilité géographique doit devenir la règle, et que pour survivre il faudra émigrer ou… liquider le capitalisme.
G. Bad et J. H., avril 2010
(1) Le bilan de la négociation collective fait état de 119 accords de branche sur la formation professionnelle.
(2) Selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), à la fin du deuxième trimestre 2009, 436 600 salariés sont intérimaires, soit 2 500 de plus qu’au trimestre précédent (+ 0,6 %). Après quatre trimestres de baisse très forte (234 300 postes supprimés entre le premier trimestre 2008 et le premier trimestre 2009, soit -35,1 %), l’intérim se stabilise au deuxième trimestre.
(3) Charleville-Mézières (Ardennes), Montbéliard (Doubs), Morlaix (Finistère), Saint-Dié-des-Vosges (Vosges), Toulon (Var), Valenciennes (Nord) et Vitré (Ille-et-Vilaine).
(4) Les salariés à temps partiel sont plus fréquemment concernés par la revalorisation du Smic. Ainsi, au 1er juillet 2009, 23 % des salariés à temps partiel ont bénéficié de la revalorisation du Smic, contre 8 % des salariés à temps complet.