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La situation des classes laborieuses au Japon (11)

samedi 6 février 2010

Les partis de gouvernement. Les socialistes. Les anarchistes. Le bolchevisme


Ce texte est paru dans Echanges n°128 (printemps 2009)


Syndicats et partis politiques tirent leur force des faiblesses des classes laborieuses : nous avons vu dans les chapitres IX et X que si les syndicats ouvriers et paysans japonais avaient fédéré les luttes des classes laborieuses au niveau national, ils les avaient dans le même temps canalisées dans un cadre réformiste ; ils n’avaient en outre jamais rassemblé plus que cette petite partie qui aspirait à profiter des avantages espérés du développement de l’industrie.

Les travailleurs japonais ne cherchant pas tant, dans les années 1920 et 1930, à s’opposer à l’expansion du capitalisme qu’à négocier les conditions de cette expansion ou, pour la majorité, à préserver ses conditions de vie antérieures, les syndicats n’étaient qu’une projection de la liberté qu’ils n’exerçaient pas directement.

Les partis, quant à eux, sont la forme qu’ont pris les anciennes coteries sous le capitalisme et qui, contraintes de se plier à un cadre national, ont perdu de ce fait leur unité économique et sociale. Depuis qu’ils sont apparus sous leur forme moderne, aux xviiie et xixe siècles, les partis politiques ont partout dans le monde servis d’organes de division des classes laborieuses par leur encouragement de la passivité comme mode de vie.

Les partis de gouvernement

Dès décembre 1912, des étudiants, des journalistes, des éditeurs et des avocats protestent contre la politique menée par les clans de Satsuma et de Chôshû, qui dominaient le gouvernement depuis la restauration de Meiji, et contre l’augmentation des dépenses militaires. Ce mouvement de protestation s’étend à tout le pays : la foule incendie des sièges de journaux à la solde du gouvernement et des postes de police à Tôkyô, Ôsaka, Kôbe, Hiroshima et Kyôto. Face à ces troubles, Katsura Tarô (1847-1913), alors premier ministre, annonce, en février 1913, la fondation d’un nouveau parti, la Rikken dôshikai (Association des partisans de la Constitution) (1) ; elle ne naîtra que le 23 décembre, après la mort de Katsura survenue le 10 octobre (2). Il s’agissait pour les créateurs de ce nouveau parti de contrecarrer l’influence de la Rikken seiyûkai (Association des amis du gouvernement constitutionnel).

L’amiral Yamamoto Gonnohyôe (ou Gonbei) (1852-1933), s’alliant à la Rikken seiyûkai, chassait Katsura Tarô et accédait au pouvoir le 20 février 1913, mais est contraint de se démettre le 23 mars 1914 à la suite d’accusations de corruption : poursuivant l’application des programmes navals adoptés depuis 1903, il avait favorisé l’armement de la marine par rapport aux autres branches de l’armée, et avait, pour ce faire, passé de fortes commandes à la maison allemande Krupp-Siemens ; des employés de cette maison, un peu trop bavards, révélèrent qu’ils avaient graissé la patte de plusieurs officiers de haut rang pour obtenir ces commandes. Le comte Ôkuma Shigenobu (1838-1922) le remplace le 16 avril, et le baron Katô Takaaki (3). (1860-1926), codirigeant de la Rikken dôshikai, est nommé aux Affaires étrangères.

Le 10 octobre 1916, la Rikken dôshikai, la Chûseikai (Association pour la justice, créée le 24 décembre 1913 par d’anciens membres de la Rikken seiyûkai) et le Kôyû kurabu (Club des amis du bien public, créé par des députés indépendants le 27 novembre 1915) se réunissent pour fonder la Kenseikai (Association pour un gouvernement constitutionnel) (voir le tableau des partis politiques de gouvernement, p. 48), qui regroupe alors plus de la moitié des députés. Katô Takaaki devient président du parti et entre ouvertement en rivalité avec la Rikken seiyûkai.

Après guerre, un système de partis de gouvernement commence à se substituer au règne de l’oligarchie des clans du sud-ouest, Satsuma et Chôshû. Le premier gouvernement à parti majoritaire prend le pouvoir en 1918. La période de domination des partis politiques, entre 1918 et 1932, permet l’accès au pouvoir d’Etat des petits et moyens entrepreneurs : les industriels, qui s’étaient déjà constitués en syndicats, créent en 1923 un parti, la Jitsugyô dôshikai (Association des industriels) ; quoique peu important électoralement, ce parti leur accorde un rôle dans les coulisses de la politique gouvernementale. Ce rôle nouveau des industriels et des politiciens de profession attire évidemment l’attention publique et les met au cœur des turbulences de l’époque : le 28 septembre 1921, Yasuda Zenjirô (1838-1921), fondateur du groupe financier Yasuda, est assassiné par un nationaliste, Asahi Heigo, et le 4 novembre, le premier ministre, Hara Takashi (1856-1921), chef de la Rikken seiyûkai, qui prétendait imposer son autorité à l’armée, est lui-même assassiné à la gare de Tôkyô.

Le règne des partis politiques, en supplantant celui des clans, déchaîne les ambitions personnelles, et les diverses factions de la classe dirigeante se déchirent autour de la question du scrutin électoral : le 8 mars 1919, la Chambre des représentants approuve, après la Chambre des pairs, la baisse du cens de 10 yen à 3 yen, et le 23 mai la nouvelle loi entre en vigueur ; le 20 décembre, les membres de la Kenseikai se divisent sur la question du suffrage universel. Mais ce n’est qu’en 1925 qu’une loi sur le suffrage universel, uniquement masculin, sera finalement adoptée, qui s’appliquera pour la première fois lors des élections législatives de 1928. En réaction au déchaînement des ambitions personnelles incarné dans le foisonnement des partis politiques, le gouvernement cherche, dès le milieu des années 1930, à soumettre les intérêts particuliers aux intérêts de l’Etat. Peu à peu l’armée intervient dans la politique du pays, et en octobre 1941, tous les partis politiques, y inclus ceux de gouvernement, sont interdits ; le Japon est alors soumis au pouvoir personnel du Premier ministre Tôjô Hideki (1884-1948) qui décidera de l’attaque de Pearl Harbor (7 décembre 1941), faisant entrer les Etats-Unis dans la deuxième guerre mondiale.

Les socialistes

Comme à ses débuts (4), et malgré une base industrielle en expansion et un accroissement du nombre des ouvriers pendant la première guerre mondiale, le socialisme au Japon reste dans l’entre- deux-guerres une affaire d’intellectuels. Souvent issus de l’ancienne classe guerrière, déclassés parce qu’appartenant aux clans des vaincus en 1868 ou parce que de trop humble extraction pour pouvoir bénéficier de la protection des nouveaux dirigeants, ils avaient trouvé, avant 1914, dans la social-démocratie allemande et l’anarchisme de Pierre Kropotkine (1842-1921) les théories qui leur permettaient de croire en l’avenir de leur propre émancipation.

Au début du xxe siècle, le parti pris du Parti social-démocrate allemand (SPD) contre la Russie dans la guerre russo-japonaise (1904-1905) avait rejeté nombre de socialistes japonais, emmenés par Kôtoku Shûsui, vers l’anarcho-communisme professé par Kropotkine (5). Après la pendaison de Kôtoku en janvier 1911, le mouvement socialiste japonais semblait définitivement laminé (6). Il renaît pourtant dès 1914 : le 25 mai de cette année-là, Fukuda Kyôji fonde le Parti du travail japonais (Nihon rôdôtô), qui sera interdit le 15 juin ; le 23 juin, d’autre militants forment le Parti du prolétariat japonais (Nihon heimintô) (7), interdit le 3 juillet ; enfin, le 27 janvier, Sakai Toshihiko crée une nouvelle revue socialiste, Hechima no hana (Fleurs de luffa), qui comptera 19 numéros jusqu’en août 1915, avant de se transformer, en septembre, sous l’influence de Takabatake Motoyuki (1886-1928), en une revue d’études socialistes, sous le nom de Shin shakai (Société nouvelle). Yamakawa Hitoshi (1880-1958), futur membre du Parti communiste japonais, viendra compléter l’équipe de la revue en janvier 1916. Il s’agit pour ses rédacteurs de relancer le mouvement socialiste ; Shin shakai comptera 50 numéros jusqu’en janvier 1920 ; le 1er février 1920, elle devient Shin shakai hyôron (Débats sur la société nouvelle ; elle portait le titre en anglais de The socialist review), puis le 1er septembre, Shakaishugi (Socialisme), et servira, à partir de décembre, d’organe à la Ligue socialiste du Japon (Nihon shakaishugi dômei), précurseur du Parti communiste japonais.

Des universitaires se rapprochent des doctrines plus ou moins teintées de socialisme ; souvent à leur détriment. Certains s’engagent en faveur du bolchevisme après 1917 ; je parlerai plus bas de Kawakami Hajime, professeur de droit et d’économie à l’université impériale de Kyôto. Ou bien en faveur de la démocratie (minponshugi), tels que Yoshino Sakuzô (1878-1933), professeur à l’université impériale de Tôkyô, qui, en janvier 1916, écrit un article à ce sujet dans la revue Chûôkôron qui le rendra suspect aux yeux des nationalistes et des militaristes ; d’autres rédigent simplement des études théoriques sur les divers courants socialistes européens, tels que Morito Tatsuo (1888-1984), assistant en économie à l’université impériale de Tôkyô, qui est limogé, et condamné à trois mois de prison ferme le 3 mars 1920 pour infration à la loi sur la presse, après avoir publié, le 10 janvier 1920, dans le premier numéro de la revue Keizaigaku kenkyû (Recherches en sciences économiques), un article intitulé « Kuropotokin no shakaishisô no kenkyû » (Etude sur la pensée sociale de Kropotkine).

Les mouvements coopératifs ne manquent pas non plus. Le plus important fut celui du Nouveau village (Atarashiki mura) de Mushanokôji Saneatsu (1885-1976). Ce dernier fonde une communauté qui s’installe dans un village de la préfecture de Miyazaki le 14 novembre 1918 (8) et répand ses idées dans la revue Atarashiki mura, dont la première série paraîtra jusqu’en décembre 1923. Sakai Toshihiko, futur membre du Parti communiste japonais critique ce courant dans la revue Chûôkôron en juin 1918. Mushanokôji Saneatsu collaborera avec les militaristes pendant le deuxième guerre mondiale, semble-t-il, ce qui lui vaudra quelques ennuis judiciaires après 1945.

D’autre part, une école idéaliste, mêlant boudhisme et christianisme, apparaît en 1919. Des intellectuels, influencés par les œuvres du bonze Shinran (1173-1262), fondateur de l’Ecole de la terre pure (Jôdo shinshû) et par le christianisme primitif, se proposent d’aller vers la classe ouvrière ou les pauvres en général afin de leur porter secours. Un des représentants les plus connus de cette tendance fut Kagawa Toyohiko (1888-1960) qui, après avoir donné aux pauvres tout ce qu’il possédait, partagea leur vie. Albert Maybon rapporte à ce propos qu’« en 1919, des ouvriers des chantiers navals de Kobé cessèrent le travail. A la tête des grévistes marchait Kagawa, d’un pas lent, le regard illuminé » (9). Pour Kagawa, il fallait « dérailler » (en japonais « dassen »), un mot qu’il aimait à répéter, pour changer la société. La curiosité publique fut éveillée par le personnage, et pour y répondre, il se mit à écrire énormément, et devint rapidement un auteur à succès, mais fut perdu par sa prolixité même : on ne manqua pas de se gausser du succès commercial de cet auteur qui avait fait vœu de pauvreté.

De même, l’élément protestant, qui avait été actif aux origines du mouvement socialiste japonais (10), demeure influent ainsi que la confiance de nombreux socialistes dans l’action de l’Etat. On peut ainsi voir dans le tableau des partis politiques de gouvernement, p. 48, qu’il y a eu entre 1905 et 1906 un Parti socialiste d’Etat (Kokka shakaitô) ; dès 1903, Yamaji Aizan (1864-1917), le fondateur de ce parti, défendait un règlement des questions sociales par l’Etat dans sa revue Dokuritsu hyôron (Critique indépendante). Ce courant reparaît, à gauche cette fois-ci : de mai 1932 à juillet 1933, des sociaux-démocrates regroupés autour d’Akamatsu Katsumaro (1894-1955) reprennent un nom identique et créent un autre Parti socialiste d’Etat, auquel ils ont ajouté « du Japon » (Nihon kokka shakaitô), avec la même conception du rôle réformateur de l’Etat dans le règlement des questions sociales posées par le capitalisme.

C’est donc naturellement qu’à partir du vote de la loi sur le suffrage universel masculin par le Parlement en 1925, les groupes et partis socialistes japonais adoptent majoritairement l’action parlementaire, malgré la répression policière. Mais de 1928, date des premières élections législatives au suffrage universel masculin, à 1937, qui marque la fin des libertés électorales, les socialistes ont peu attiré les électeurs, sauf en 1937. D’après Jean Chesnaux, « c’est à cette dernière élection, alors que la guerre est imminente et l’opinion inquiète, que le socialisme japonais a ses meilleurs résultats, bien éphémères : plus d’un million de voix, 38 élus au Parlement » (11).

Les anarchistes

De leur côté, les anarchistes refont aussi parler d’eux. C’est Ôsugi Sakae qui, après l’exécution de Kôtoku Shûsui, incarne par son activité, l’anarchisme japonais jusqu’à son assassinat en septembre 1923.

Kôtoku était un croisement de traditions guerrières et de modernité (12), socialiste d’une époque où la classe ouvrière commençait seulement à apparaître au Japon. Ôsugi, bien que lui aussi issu d’une famille de militaires, est né dans un milieu qui diffère de celui de Kôtoku : le père d’Ôsugi, membre de l’armée gouvernementale d’après la restauration de Meiji, ne possède rien de commun avec celui de Kôtoku, samurai de l’ancien régime, sinon, en dernière instance, les illusions de servir l’empereur. Le capitalisme étant passé par-là, le samurai et ses valeurs surannées ont cédé la place au fonctionnaire.

Ôsugi Sakae a animé de nombreux périodiques, écrit et traduit beaucoup. Il serait fastidieux de donner ici une liste exhaustive de sa production intellectuelle. Citons, pour exemples de revues, Kindai shisô (La Pensée moderne), qu’il publie avec Arahata Kanson à partir du 1er octobre 1915, et qui sera rapidement interdite (4 numéros jusqu’en janvier 1916) ; Bunmei hihyô (Revue de critique culturelle), qu’il fonde le 1er janvier 1918 avec Itô Noe (1895-1923), et qui paraîtra jusqu’en avril ; puis, à partir du mois de mai de la même année, le Rôdô shinbun (Jounal ouvrier) avec Wada Kyûtarô (1893-1928), qui comptera 4 numéros. Relevons qu’en 1915, il publie un livre intitulé Shakaiteki kojinshugi (L’Individualisme social), qui fera passer l’expression « kojinshugi » (individualisme) dans le langage courant (13) ; enfin, qu’il a traduit Mutual Aid : A Factor of Evolution (L’Entraide, un facteur de l’évolution) de Pierre Kropotkine en octobre 1917 (14).

Ôsugi représente, à mon avis, le cas très rare d’une tension entre jouissance de la vie et action militante. Son engagement auprès de la classe ouvrière le mène naturellement vers l’anarcho-syndicalisme sans qu’il renonce pour autant à vivre à sa guise. Il fait scandale depuis son plus jeune âge pour la liberté de ses mœurs, et son activité dans le mouvement ouvrier ainsi que ses analyses théoriques expriment la quête d’une cohérence entre développement personnel et action collective (15).

Le vote des crédits de guerre le 4 août 1914 par le SPD en Allemagne et la participation de Kropotkine à l’Union sacrée en faveur des gouvernements alliés (16), publié entre les conférences de Zimmerwald et de Kienthal (17), troublent les socialistes et les anarchistes japonais. Ignorants des courants internationalistes européens, ils seront séduits par le bolchevisme et le mot d’ordre de « guerre à la guerre » défendu par Lénine, puis par l’action des bolcheviks au cours de la révolution russe en 1917.

Le bolchevisme

Les premiers socialistes japonais, marxistes et anarchistes confondus, s’étaient donné pour tâche d’éclairer et de guider le peuple, et fixé pour but de l’instruire par la propagation des idées européennes des Lumières. Après la première guerre mondiale, les partisans des bolcheviks au Japon trouvèrent tout naturellement dans les écrits de Lénine des raisons d’agir conformes à ces conceptions, bien que peu de Japonais sachent qui était ce Lénine (18).

Au Japon, comme en Europe, les anarchistes se sont enthousiasmés pour la révolution russe avant les autres socialistes, et bon nombre d’entre eux se firent les propagateurs du bolchevisme que presque personne, eux-mêmes y inclus, ne connaissait alors précisément (19). C’est ainsi que, le 7 avril 1918, Ôsugi Sakae organise avec Watanabe Seitarô une réunion pour célébrer la révolution russe. Et, en octobre 1920, les autres socialistes ayant renoncé face aux menaces de répression policière, seul Ôsugi se rend à Shanghai pour participer au premier Congrès des socialistes d’Extrême-Orient (20).

Il en revient en novembre avec des fonds du Comintern qui lui permettent de relancer sa revue, Rôdô undô (Mouvement ouvrier). Le 9 décembre, Ôsugi, Sakai Toshihiko et Yamazaki Kesaya appellent les socialistes à s’unir, et forment la Ligue socialiste du Japon (Nihon shakaishugi dômei), dont le gouvernement ordonnera la dissolution le 28 mai 1921. Entre temps, le 9 mai 1921, les anarchistes s’étaient opposés aux pro-bolcheviks lors du deuxième congrès de la Ligue ; à partir de ce moment-là la polémique entre anarchistes et pro-bolcheviks ne cesse de se radicaliser, et le bolchevisme s’affirme nettement aux dépens de l’anarchisme, malgré l’activisme d’Ôsugi Sakae. En décembre 1922, désabusé, il donnera sa vision de la révolution russe dans un ouvrage, Museifushugisha no mita Roshia kakumei (La Révolution russe vue par un anarchiste).

En 1907, les mineurs d’Ashio en lutte, en faisant usage de la dynamite, avaient montré qu’ils n’étaient pas sans savoir ce qui se passait en Russie (21) et les premiers socialistes japonais s’étaient, eux aussi, intéressés aux doctrines et aux pratiques des populistes russes à l’époque de la guerre russo-japonaise (1904-1905) (22). Il semble, par contre, que la révolution russe de 1917 n’ait eu de répercussions immédiates que parmi les élites japonaises, et, singulièrement, universitaires. Un professeur d’économie politique à l’université Keio, Fukuda Tokuzô (1874-1930) signifiait clairement à Albert Maybon le fossé qui séparait ces élites de la classe ouvrière en des termes que nos modernes intellectuels pourraient entonner sans rougir : « Le socialisme au Japon n’est qu’un objet de curiosité intellectuelle. Nos ouvriers n’ont pas conscience des nécessités de la lutte (23). »

Ces marxistes compatissaient à la misère ouvrière dans un esprit mystique et prétendaient sauver les miséreux malgré eux. Kawakami Hajime (voir encadré p. 56) est l’un des plus importants de ces marxistes de l’entre-deux-guerres parce qu’il influença non seulement la réception de Marx au Japon mais aussi en Chine (24). Entre le 11 septembre et le 26 décembre 1916, il publie une série d’articles intitulés « Binbô monogatari » (Récits de pauvreté) dans le quotidien Ôsaka asahi shinbun (Le Matin dÔsaka) (25), qui sera rassemblée en un seul volume le 1er mars 1917. C’est ce point de vue moralisant, sans doute combiné à quelques frustrations dues à la mainmise des clans de Satsuma et de Chôshû sur le pouvoir, qui mène de nombreux intellectuels à s’intéresser à ce qui peut servir stratégiquement dans les écrits de Marx et Engels à asseoir leurs propres prétentions, à la manière de Lénine.

Contrairement aux marxistes d’avant 1914, ceux d’après guerre ne se contentent pas de traduire des textes des épigones sociaux-démocrates mais entreprennent, souvent en ordre dispersé, la traduction des propres écrits de Marx : en 1920, Kawakami Hajime publie des traductions de Travail salarié et capital (Lohnarbeit und Kapital, 1849) et de Salaire, prix et profit (Value, Price and Profit, 1865) ; Takabatake Motoyuki, une de Das Kapital. En 1922, Sakai Toshihiko une de Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880) d’Engels, tandis que la traduction du Manifeste du parti communiste (Manifest der kommunistischen Partei, 1848) circule clandestinement.

Le 1er janvier 1922, Yamakawa Hitoshi, Tadokoro Teruaki et Nishi Masao créent la revue Zen.ei (Avant-garde), et le 22, Katayama Sen, Takahashi Kiyoshi et Tokuda Kyûichi assistent à une session du Soviet des nationalités de l’Extrême-Orient à Moscou. En avril, Ichikawa Shôichi et Aono Suekichi publient la revue Musan kaikyû (Classe prolétarienne).

Cette agitation aboutit à la formation officielle, en juillet 1922, d’un Parti communiste japonais (Nihon kyôsantô) sous l’impulsion du Comintern par les socialistes de la Suiyôkai (Association du mercredi), de la Gyôminkai (Société des gens de l’aube) (26) et de la Kensetsusha dômei (Société des bâtisseurs), entre autres (27). Entièrement inféodé aux directives de Moscou, c’est Katayama Sen, qui avait quitté définitivement le Japon le 9 septembre 1914, qui le dirigera en sous-main jusqu’à son décès en 1933.

La répression gouvernementale, les querelles de tendances et les incessants changements de ligne conduisent la direction du Parti à prononcer sa dissolution en 1924. Il est reconstitué en 1926 sur les instances de Moscou, mais les luttes de factions se poursuivent (28). Elles sont d’autant plus violentes que le parti reste généralement étranger à la classe ouvrière japonaise et que ses groupes dirigeants successifs obéissent mécaniquement aux directives de Moscou.

En août 1922, Yamakawa Hitoshi proposait aux intellectuels d’aller vers le peuple (Taishû no naka e) dans un article « Musan kaikyû undô no hôkô tenkan » (Changement de direction du mouvement prolétarien) paru dans le numéro de juillet-août de Zen.ei. Pour lui, le mouvement socialiste était trop éloigné de la réalité des masses. Son appel semble être resté sans effet. Une chanson populaire de l’époque disait :

« Profitant de la question ouvrière

Editeurs et intellectuels prospèrent

Tandis que les typographes

Sont pâles et maigres.

Pourquoi ? Pourquoi ? » (29)

J.-P. V.

(à suivre)


La situation de la classe laborieuse au Japon dans Echanges :
- I. Introduction. La bureaucratie. Les employeurs. Les travailleurs n° 107, hiver 2003-2004, p. 37.
- II. La guerre sino-japonaise (1894-1895). L’entre-deux guerres (1896-1904). La guerre russo-japonaise (1904-1905). Lutte de clans au sein du gouvernement n° 108, printemps 2004, p. 35.
- III. Avant 1914 : La composition de la classe ouvrière. La discipline du travail et l’enseignement. Industrialisation et classe ouvrière . Les luttes ouvrières. Les syndicats n° 109, été 2004, p. 25.
- IV. Les origines du socialisme japonais : Le socialisme sans prolétariat. Ses origines intellectuelles japonaises, le bushidó. Ses origines intellectuelles étrangères. Marxisme contre anarchisme n° 110, automne 2004, p. 25.
- IV bis. Chronologie juillet 1853-août 1914 n° 112, printemps 2005, p. 18.
- V. Bouleversements économiques et sociaux pendant la Grande Guerre. Un ennemi : l’Allemagne. Le commerce. L’industrie. La classe ouvrière. Les Coréens au Japon n° 114, automne 2005, p. 32.
- VI. Les grèves pendant la première guerre mondiale. Les conflits du travail de 1914 à 1916. Un tournant : 1917-1918. Les émeutes du riz . n° 115, hiver 2005-2006, p. 41
- VII. La dépression de 1920-1923. Le grand tremblement de terre du Kantô. La crise bancaire de 1927. La crise de 1929 n° 117, été 2006, p. 39.
- VIII. Entre première et deuxième guerres mondiales. Le taylorisme. Les zaibatsu. La lutte des classes. Les Coréens n° 119, hiver 2006-2007, p. 24.
- IX. Les origines réformistes du syndicalisme ouvrier. Parlementarisme et syndicalisme. Les conflits entre syndicats prennent le pas sur la lutte de classes. La guerre contre la classe ouvrière n° 121, été 2007, p. 21.
- X. Les travailleurs des campagnes. Les Coréens. Les burakumin. Patronat et fonctionnaires. Les yakuza n°124, printemps 2008, p. 23.]
- XI. Les partis de gouvernement. Les socialistes. Les anarchistes. Le bolchevisme.. - Osugi Sakae. - Kawakami Hajime. - Katayama Sen.
- XII, 1. Qu’est-ce que la littérature prolétarienne ? Les écrivains prolétariens japonais. Les Semeurs. Revues et organisations.
- XII, 2. Le roman prolétarien


Notes

(1) Voir le tableau des partis politiques de gouvernement dans le chapitre II, Echanges n° 108, p. 36 (non reproduit en ligne).

(2) Selon Jean Lequiller, « (...) dans le conflit entre Katsura et Yamamoto, on retrouvait les rivalités des han [fiefs] qui n’ont pas cessé de nourrir la vie politique de l’ère Meiji, puisque l’un était de Chôshû tandis que l’autre était de Satsuma. » (Jean Lequiller, Le Japon, éd. Sirey, 1966, p. 197).

(3) Son prénom peut aussi se lire Kômei.

(4) Voir IV, Echanges n° 110, p. 26.

(5) Ibid., p. 39.

(6) Ibid., p. 41-42.

(7) Ces deux partis n’apparaissent pas dans le tableau dressé par Tada Michitarô ; sans doute parce que trop éphémères, ils sont demeurés sans descendance.

(8) Voir IV, Echanges n° 110, note 15. Dans cette note la date donnée, 1919, est erronée.

(9) Albert Maybon, Le Japon d’aujourd’hui, Ernest Flammarion éditeur, 1924, p. 114.

(10) Voir IV, Echanges n° 110, p. 38.

(11) Voir Jean Chesneaux, dans Jacques Droz, Histoire générale du socialisme, Presses universitaires de France, 1997, tome 3, p. 647 ; et, p. 650, le tableau sur la participation des socialistes aux élections générales japonaises entre 1928 et 1937.

(12) Voir IV, Echanges n° 110, p. 35.

(13) En décembre 1921, Tsuji Jun (1884-1944), poète influencé par le mouvement dada, fera paraître, une traduction de Der Einzige und sein Eigenthum (1845) (L’Unique et sa propriété), de Max Stirner (1806-1856), sous le titre Jiga kyô (Le Livre sacré du Moi). Pour la petite histoire, qui permet souvent de comprendre la grande, Tsuji Jun fut l’époux d’Itô Noe avant de devenir la compagne dÔsugi, aux côtés de qui elle sera assassinée en septembre 1927.

(14) Voir Thomas A. Stanley, Ôsugi Sakae. Anarchist in Taishô Japan. The Creativity of the Ego (Ôsugi Sakae, un anarchiste dans le Japon de l’ère Taishô. La Créativité de l’ego), Harvard University Press, 1982.

(15) Voir Ôsugi Sakae, Jijoden (Autobiographie), première édition en japonais entre septembre 1921 et janvier 1923 dans la revue Kaizô (Reconstruction) fondée en avril 1918 par Yamamoto Sanehiko (1885-1952). Cette autobiographie n’a, à ma connaissance, jamais été traduite en français, hormis une mauvaise traduction du chapitre 6 dans une thèse inédite de maîtrise de japonais, Ôsugi Sakae (1885-1923), Mémoires d’un anarchiste dans le Japon moderne, soutenue à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) en 1997 par Gilles Bieux, visiblement réalisée à partir de sa version en anglais, The Autobiography of Ôsugi Sakae (University of California Press, 1992). On trouvera quelques informations sur Ôsugi Sakae dans le dossier « Anarchisme et mouvements libertaires au début duxxe siècle » paru dans le n° 28 (printemps-été 2002) de la revue Ebisu. Etudes japonaises, dont j’ai dit ce que j’en pensais dans la note 8 du chapitre IV (Echanges n° 110, p. 29).

(16) En février 1916, quinze militants anarchistes, dont Kropotkine, signaient un manifeste, passé dans l’histoire sous le nom de manifeste des Seize, dans lequel ils appelaient à se mobiliser contre l’impérialisme allemand, prenant ainsi fait et cause pour les alliés ; voir Jean Grave, Quarante ans de propagande anarchiste, éd. Flammarion, 1973, p. 499 et suivantes.

(17) Des socialistes de plusieurs pays ont organisé, en septembre 1915 à Zimmerwald, en Suisse, une première conférence, puis une deuxième à Kienthal en avril 1916, afin de trouver une position commune dans leur opposition à la guerre. Ces réunions furent les premières manifestations internationales contre l’union sacrée entre partis socialistes et partis gouvernementaux des nations belligérantes.

(18) Selon Thomas A. Stanley, Yamakawa Hitoshi se rappelait que lorsque le nom de Lénine apparut pour la première fois au Japon, les Japonais pensaient qu’il s’agissait d’un nom de médicament (Ôsugi Sakae. Anarchist in Taishô Japan. The Creativity of the Ego, Harvard University Press, 1982, p. 128).

(19) « C’est seulement après que Lénine eut attaqué les anarchistes en mars 1921 que le sens exact de dictature du prolétariat devint évident. » (Thomas A. Stanley, op. cit., p. 132).

(20) Voir Manfred Pohl, Die Bauernpolitik der kommunistischen Partei Japans. 1922-1928 (La Politique paysanne du Parti communiste du Japon. 1922-1928), Deutsche Gesellschaft für Natur- und Völkerkunde Ostasiens (Société allemande des sciences naturelles et d’ethnologie d’Extrême-Orient), 1976, p. 83 ; et Thomas A. Stanley, op. cit., p. 132.

(21) Voir chapitre III, Echanges n° 109, p. 33.

(22) Voir chapitre IV, p. 37.

(23) Albert Maybon, op. cit., p. 192-193.

(24) Voir le tableau des ouvrages ayant trait à la théorie marxiste qui ont influencé les premiers marxistes chinois dans la période du 4 Mai (1919-1920), où sont recensés pas moins de cinq livres de Kawakami Hajime, dans Arif Dirlik, The Origins of Chinese Communism, Oxford University Press, 1989, p. 99-103.

(25) L’Ôsaka asahi shinbun a fusionné avec le Tôkyô asahi shinbun le 1er septembre 1940 pour devenir l’Asahi shinbun (Le Quotidien du matin), journal existant aujourd’hui encore, situé à gauche de l’échiquier politique.

(26) Voir X, Echanges n° 124, note 16.

(27) Pour ce chapitre sur le Parti communiste japonais, je me suis servi principalement des deux ouvrages suivants : George M. Beckmann et Okubo Genji, The Japanese Communist Party. 1922-1945, Stanford University Press, 1969 ; et Robert A. Scalapino, The Japanese Communist Movement. 1920-1966, University of California Press, 1967.

(28) Fukumoto Kazuo (1894-1984) critique Kawakami Hajime dès 1925. Fukumoto Kazuo a voyagé en Europe et aux Etats-Unis de 1922 à 1924. De la fin 1922 au printemps 1923, il a suivi les cours de Karl Korsch à l’université de Iéna ; voir Karl Korsch, Gesamtausgabe (Œuvres complètes), tomes 8 et 9, Briefe (Correspondance), Stichting beheer IISG/Offizin, 2001. A partir de février 1925, il publie des articles dans l’organe théorique du Parti communiste japonais, Marukusushugi (Marxisme), et devient un des théoriciens du Parti. Mais en 1927, le Comintern critique le « fukumotoïsme » et stoppe son ascension dans le Parti. En 1928, il est condamné à dix ans de prison, et passera quatre ans de plus aux arrêts. De 1942 à 1950, il s’éloigne du Parti. Il rentre dans le nouveau Parti communiste en 1950 et est emprisonné en 1951 par les forces américaines. Après avoir formé un groupe d’opposition interne en 1955, il sera exclu du Parti en 1958. Il est l’auteur jusqu’à sa mort de nombreux écrits sur le capitalisme japonais et les questions du socialisme.

(29) « Rôdô mondai tane ni shite/ Honya gakusha wa hanjô suru/Katsuji hiroi no shokkô wa/Aoku natte yasete iru /Hatena hatena » ; Soeda Tomomichi, Enka no Meiji Taishô shi (Histoire des enka aux ères Meiji et Taishô), Iwanami shoten, 1965, p. 208. Les enka sont des chansons populaires en vogue depuis les années 1880, époque du mouvement pour la liberté et les droits du peuple.

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