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Etats-Unis

Immigration : les leçons de la grève de Hormel (1985-1986)

vendredi 5 février 2010

Le contexte des événements de 2008 de Postville (Iowa), qui montrent le redoublement d’efforts déployés pour criminaliser les immigrés

Il y a vingt-cinq ans, les militants syndicalistes américains se sentaient empêtrés dans une lutte contre les concessions [accordées au patronat par leurs organisations], alimentée par un processus de désindustrialisation et de fuite des capitaux. Dans le Midwest, l’épicentre du dispositif fut la grève de Hormel en 1985-1986. La direction de la société alimentaire Hormel voulait réorganiser tout le processus de travail dans sa nouvelle usine modèle à Austin, Minnesota, depuis le calcul des salaires jusqu’à l’aiguisage des couteaux, dans le but de reproduire cette stratégie dans toutes ses établissements. Elle poussait les ouvriers expérimentés à prendre leur retraite tout en insistant bien sur le fait que les ouvriers en place et les nouveaux embauchés n’auraient d’autre choix, dans une industrie compétitive, que d’accepter les conditions de la direction. Ils exigeaient la même chose des autorités de la ville d’Austin : avantages fiscaux, construction de l’infrastructure financée par l’argent public et accès subventionné à l’énergie électrique.

Le comportement de Hormel était tout à fait représentatif de l’industrie de l’abattage balayée par des mutations frénétiques de la première moitié des années 1980. Des entreprises faisaient faillite, et d’autres, souvent des conglomérats, les rachetaient et réemployaient leurs ouvriers à des salaires inférieurs. On ouvrait de nouvelles usines dans de petites villes, loin des centres urbains, à la recherche d’une force de travail isolée et captive. Ici et là, surtout dans la chaîne Hormel, des syndicats locaux cherchaient la bagarre, mais le syndicat international UFCW (United Food and Commercial Workers) réduisait chaque fois ces efforts à néant. La stratégie nationale de l’UFCW, dite de « retraite contrôlée », vira à la débâcle totale. Dès 1990, les salaires dans l’industrie de l’abattage étaient inférieurs de 44 % à ceux de 1980. Ils ne s’en sont jamais remis et, en même temps, les conditions de travail dans cette industrie dangereuse se sont encore détériorées.

L’industrie de l’abattage et du conditionnement se révéla précurseur de la dégradation des relations sociales américaines à la fin du xxe siècle. Les industries de l’acier, de l’automobile, de l’électronique, de la transformation du maïs, de la fabrication d’outillage agricole lui emboîtèrent le pas, ainsi que les transports, les services et l’emploi public qui périclitèrent aussi. Dès le début des années 1990, il devint évident que ce qui était à l’œuvre dépassait la « désindustrialisation de l’Amérique » et les exigences patronales de concessions de la part de la main-d’œuvre syndiquée. L’économie mondiale était en proie à un changement capital de modèle, le néolibéralisme et sa « course au plus petit commun dénominateur (1) » supplantant l’économie keynésienne basée sur la demande d’après la seconde guerre mondiale. Dans le monde entier, les ouvriers, les paysans et les citoyens étaient entraînés dans une spirale de marchandisation et de concurrence, leurs systèmes de protection mis en pièces. Certains perdirent leurs terres, d’autres leur travail et beaucoup leur mode de vie. Sous cette pression, de nombreux individus et de nombreuses familles émigrèrent.

Aux Etats-Unis, l’immigration atteignit des niveaux sans précédent. Des individus et des familles cherchaient à travailler plus en occupant deux ou trois emplois différents ou en envoyant se salarier de nouveaux membres de la famille, mais les marchés les payaient de moins en moins. Les mêmes forces qui ont réduit les salaires et les profits et sapé les conditions de travail dans une industrie comme l’abattage et le conditionnement de la viande ont aussi obligé les ouvriers et les paysans du sud du Mexique, du Guatemala, du Salvador, de Bosnie, d’Inde ou du Pakistan et de bien d’autres pays à quitter leurs foyers et leurs communautés pour trouver du travail – dans l’abattage, dans les usines de conditionnement de volailles, au volant d’un taxi, dans les hôpitaux pour pousser un brancard ou dans une tour de bureaux pour pousser une serpillière, dans des métropoles comme New York ou Los Angeles ou dans de petites villes du Midwest comme Worthington ou Willmar, Minnesota – ou encore Postville, Iowa. L’emprise du néolibéralisme sur l’économie mondiale a créé, d’une part, certaines catégories de métiers, et d’autre part les travailleurs qui n’ont d’autre choix que d’exercer ces métiers.

En menaçant la sécurité économique des travailleurs autochtones dans les pays industrialisés, le néolibéralisme attise aussi les flammes du droit du sol et de la xénophobie, offrant à des travailleurs apeurés et en colère des boucs émissaires immigrés. Aux Etats-Unis, cette dynamique existe en filigrane dans une longue histoire de racisme et de politique anti-immigrés mise en œuvre par les lois fédérales (loi sur l’exclusion des Chinois de 1882, quotas d’immigrants de 1923-1924, expulsion des Mexicains et des Philippins dans les années 1930, internement des Nippo-Américains pendant la seconde guerre mondiale, etc.). On n’est que peu surpris qu’un régime qui fête le démantèlement du Mur de Berlin cherche à construire un mur le long de sa frontière avec le Mexique.

C’est dans ce contexte qu’il faut analyser les événements récents (2008) de Postville (2 200 habitants), dans le Nord-Est de l’Iowa, où une société d’abattage nommée AgriProcessors a réuni une main-d’œuvre prête à travailler dur et longtemps pour de maigres salaires. Répondant aux offres d’emploi d’AgriProcessors, des centaines d’indigènes guatémaltèques, chassés de leurs communautés rurales par des politiques économiques néolibérales, sont venues jusqu’à Postville pour occuper ces emplois. Ajoutons à ces conditions une administration fédérale discréditée et inefficace, très préoccupée en cette année d’élections de se montrer dure sur l’immigration « clandestine », et on obtient la descente de l’ICE (Immigration and Customs Enforcement, police de l’immigration et des frontières) en mai, la plus importante de toute l’histoire des Etats-Unis.

Ces raids et ces pressions par la force de loi montrent le redoublement d’efforts déployés par l’ICE pour criminaliser les immigrés dans une période de difficultés économiques croissantes. Au Minnesota, par exemple, les arrestations et les poursuites judiciaires de l’ICE ont augmenté de 650 % dans les cinq dernières années. L’administration républicaine du Minnesota a refusé de délivrer des permis de conduire aux immigrés sans papiers, d’accorder des prêts aux jeunes sans papiers diplômés des lycées locaux pour s’inscrire à l’université, et d’ordonner aux forces de police de ne pas interroger les immigrés sur leur statut lorsqu’ils sont entendus dans le cadre d’autres enquêtes.

Tout ceci a alimenté les représentations qui font des immigrés sans papiers des « clandestins » et des « criminels », nourrissant ainsi l’idéologie du droit du sol et du racisme. Il n’est pas surprenant que ces tendances aient tenu dans l’ombre et opprimé les mouvements des immigrés pour le droit du travail qui ont fait une apparition publique fracassante en avril et mai 2005. L’usine Hormel d’Austin ne fut pas seulement l’emblème des attaques des grandes entreprises contre les travailleurs au milieu des années 1980, mais elle fut aussi l’épicentre d’un fervent mouvement de solidarité pour résister à ces attaques. Aujourd’hui, Postville est le haut lieu d’un mouvement renaissant des droits des immigrés et du travail qui avait faibli après les grandes manifestations des immigrés au printemps 2005.

P. R.

(1) C’est à qui trouvera les conditions d’exploitation les plus avantageuses (en offrant le moins possible à la main-d’œuvre) pour être compétitif.

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