Ce texte paru dans Echanges n° 128 (printemps 2009) fait partie d’une série d’articles commencée en 2005 et dans lesquels le groupe anarchiste hongrois analyse les changements de la situation économique et politique en Hongrie de l’époque Kádár jusqu’à nos jours. Nous en avons publié certains : « Au-delà des Carpates, le cauchemar commence » (Echanges n° 114, automne 2005), « Réveillez-vous, sur les événements hongrois d’octobre 2006 » (Echanges n° 119, hiver 2006-2007)). Site (en hongrois, en anglais, en russe et en français) : www.anarcom.byethost2.com/, sur lequel on peut trouver ce texte en anglais. Courriel : shmintaka@yahoo.com
La crise permanente du capitalisme accumule les bonnes surprises pour la classe ouvrière mondiale : les marchés monétaires viennent de s’écrouler, le volume de production décline partout dans le monde et il y a constamment des fermetures d’usines. La récession fait beaucoup de dégâts en Hongrie aussi. Ici cependant, la situation est différente de celle de l’Europe de l’Ouest dans la mesure où la bourgeoisie hongroise a entrepris une attaque frontale des conditions d’existence de la classe ouvrière bien avant la bourgeoisie d’Europe de l’Ouest.
Au cours de l’été 2006, les prix et les impôts commencèrent à augmenter brutalement, presque tout devint plus cher : nourriture, électricité, gaz, chauffage et transports publics, puisque la bourgeoisie hongroise faisait tout pour maintenir sa compétitivité face aux autres bourgeoisies de la région et aussi parce qu’elle y était poussée par les transformations du marché mondial (1).
En dépit des attaques permanentes contre les conditions de vie de la classe ouvrière, ils sont toujours confrontés à de sérieux problèmes : le déficit budgétaire est très élevé et la dette publique extérieure en augmentation constante, alors que la récession mondiale se fait de plus en plus sentir en Hongrie aussi. Et la stabilité financière est très importante pour eux, d’abord pour pomper de plus en plus d’argent dans leurs entreprises et pour maintenir le fonctionnement de l’état car la bourgeoisie a toujours besoin de la police, de l’armée et de l’administration publique. Bien entendu, il leur faut jeter quelques morceaux de choix à la classe ouvrière, qui braille mais va voter tous les quatre ans comme un troupeau de moutons. Deuxièmement, il faudrait aussi stabiliser la situation économique du pays pour stimuler le flot de capitaux étrangers afin de pouvoir pousser la production (puisque, désormais, on peut compter sur une grave récession économique), et à longue échéance, afin d’introduire l’euro – dont ils attendent qu’il procure des conditions plus sûres et plus prévisibles pour les festivités sur leur petit dépotoir.
Les capitalistes ont déjà essayé de ponctionner la classe ouvrière en 2006. A la suite de cette ponction et au cours de l’année suivante, le niveau de vie de la classe ouvrière chuta considérablement, mais la bourgeoisie au pouvoir en rajouta en introduisant, dans le cadre de la soi-disant « réforme du système de santé public », la participation non remboursée à la visite médicale, le forfait journalier d’hospitalisation, et par-dessus le marché, ils ont licencié plusieurs milliers de travailleurs du secteur public. La situation fut aggravée du fait de l’explosion mondiale des prix de l’alimentation qui entraîna une augmentation considérable ici aussi. Pendant le deuxième semestre de 2007, le prix de la farine a augmenté de 60 % en un an et le pain et les œufs de 20 %. Tout ceci explique une montée perceptible du mécontentement dans la classe ouvrière, mais cette fois encore, il n’y a rien eu d’autre que la pratique réformiste habituelle de remuer la merde.
Bien entendu, les syndicats ont saisi cette occasion pour appeler les travailleurs, surpris, à faire grève, pour leur demander de descendre dans la rue et de manifester contre « la réforme du système public de santé », le report de l’âge de la retraite et la suppression de certaines lignes de chemin de fer (2). Le 21 novembre 2007, dans le cadre de la « Journée de Solidarité Sociale », les chemins de fer ont cessé de travailler pendant six heures, une partie des éducateurs se mit aussi en grève, le travail cessa pendant deux heures chez Malév (compagnie aérienne), dans certains services de Volán (compagnie d’autobus) et dans d’autres grandes entreprises.
Plusieurs dizaines de milliers de travailleurs étaient en grève dans tout le pays et le soir, ils défilèrent jusqu’au Parlement pour mendier au moins quelques petites concessions auprès de la bourgeoisie qui, bien sûr, leur chia dessus. D’un point de vue bourgeois, tout marcha parfaitement bien : il n’y eut pas de rupture significative de production, le contrôle des syndicats fut efficace et les travailleurs purent exprimer leur mécontentement dans le cadre autorisé par les lois de la démocratie. La paix sociale était confirmée.
En conséquence de quoi la bourgeoisie pouvait tranquillement poursuivre la thérapie de choc infligée à la classe ouvrière. Le gouvernement en rajouta même en 2008. Au cours de cette année-là, il augmenta quatre fois le prix du gaz, ce qui fait une augmentation totale de 27 %. Les prix des denrées alimentaires continuèrent aussi à augmenter, et en plus, les effets de la récession économique mondiale atteignirent la Hongrie au deuxième trimestre. De nombreuses usines fermèrent ou réduisirent leur production, surtout dans l’industrie automobile et les usines d’assemblage électronique.
Plus de 20 000 travailleurs ont été licenciés depuis l’automne 2008, et le nombre des chômeurs enregistrés a atteint 470 000. Et on n’a pas encore tout vu puisqu’on annonce de nouveaux licenciements presque quotidiennement. Au cours de cette année-ci, des dizaines de milliers d’autres travailleurs pourraient encore être licenciés. En attendant, l’Etat a presque fait faillite en octobre à cause du krach mondial du système bancaire et de l’affaiblissement considérable du forint. Afin d’éviter un écroulement total, le gouvernement a demandé au FMI, à la Banque mondiale et à l’Union européenne un crédit de 20 milliards d’euros qui sera réinjecté dans les banques, remplira les réserves de l’Etat et raffermira le forint. Tout ceci, bien sûr, aux frais de la classe ouvrière. L’argent sera remboursé – par nous – en trois à cinq ans.
Alors que la classe ouvrière s’appauvrissait et s’endettait, les syndicats ont mené en 2008 des grèves complètement défensives qui n’avaient rien à voir avec les luttes prolétaires dont on n’a aucun exemple pour l’année écoulée. La carence générale d’auto-organisation prolétaire a de nombreuses causes. D’abord, il y a l’héritage néfaste du passé dont on peut ressentir les effets destructeurs encore aujourd’hui : pendant l’époque Kádár, le pouvoir bolchévique avait pacifié la classe ouvrière en maintenant une relative sécurité d’existence, il avait liquidé toute auto-organisation prolétaire et avait même débarrassé le mouvement communiste de cette terminologie. D’autre part, à la suite de la « transition », la classe ouvrière a été atomisée par la compétition de plus en plus pointue entre les travailleurs, par le chômage, par la fermeture d’entreprises autrefois relativement solides et par la mobilité du marché du travail. Aujourd’hui, les travailleurs n’agissent qu’en fonction de leurs intérêts individuels, sur le lieu de travail les communautés ont pratiquement disparu, la solidarité de classe est presque inexistante et beaucoup de travailleurs hongrois idiots ne savent même pas qu’ils font partie d’une classe sociale.
Ces travailleurs égoïstes et nihilistes avec leur fausse conscience peuvent être facilement manipulés par les médias bourgeois qui augmentent chaque jour la dose de propagande contre-révolutionnaire, grâce aux prouesses de la soi-disant « société de l’information ».
Mécontentement croissant
C’est pour cette raison que les travailleurs inquiets pour leurs entreprises, mécontents de leurs conditions de vie, imprégnés d’idéologies bourgeoises variées, suivent les syndicats comme des animaux bien dressés. Le 7 avril 2008, les travailleurs de BKV (compagnie de transport de Budapest) ont fait grève de l’aube à 13 heures. Ils demandaient plus d’aide de l’Etat pour leur entreprise afin d’empêcher de futurs licenciements. Fin novembre, les travailleurs du secteur public descendirent aussi dans la rue. Ils manifestaient contre l’annulation du « treizième mois » et les licenciements massifs et exigeaient une augmentation de salaire de 4 % promise antérieurement. Ils brandirent la perspective d’une grève en janvier si leurs revendications n’étaient pas satisfaites. Quelque 10 000 pompiers, enseignants, policiers, travailleurs du secteur public de santé, etc. se rassemblèrent en face du Parlement et, après avoir remis leurs pétitions, tous ces citoyens bien élevés rentrèrent chez eux tranquillement. Et les syndicats firent leur devoir, trouvèrent un accord avec le gouvernement, selon lequel, en 2009, les travailleurs toucheront le « treizième mois » mensuellement. En échange de quoi les syndicats n’appelleront pas à la grève jusqu’en septembre 2009.
La fin de l’année a été un peu plus mouvementée. Début décembre, les travailleurs de Malév se remirent en grève. Ils exigeaient un nouvel accord collectif, la fin de l’externalisation et le paiement des arriérés de salaires. La bourgeoisie importa des jaunes de Grèce, la grève s’essouffla jusqu’à la deuxième moitié de décembre, et le syndicat la suspendit. Les travailleurs des chemins de fer se mirent en grève plusieurs fois pendant l’année. La dernière grève du 14 décembre est due à l’initiative de VDSZSZ (syndicat libre des travailleurs du chemin de fer) qui flirte ouvertement avec Fidesz, la principale force d’opposition. La revendication était la même que précédemment : une seule prime de 250 000 forints pour chaque travailleur et une augmentation de salaire de 10 % pour les travailleurs externalisés.
La grève fut finalement suspendue à l’approche de Noël – lors de cette « fête sacrée », la lutte de classe fait une pause – ensuite tous les syndicats sauf VDSZSZ acceptèrent l’augmentation de salaire de 4,1 % offerte par l’entreprise, mais on peut s’attendre cette année à une reprise de la grève. Le mécontentement croissant de la classe ouvrière est sans cesse exploité, outre les syndicats, par la droite qui fait campagne avec des slogans anticapitalistes, braillant contre les capitaux « étrangers » et promet que, sous sa direction, « l’Etat hongrois » prendra des mesures contre le prétendu « capitalisme sauvage », c’est-à-dire qu’ils humaniseront l’exploitation capitaliste. Dans le même ordre d’idées, Fidesz a réussi à mobiliser de façon continue les travailleurs tombés sous le charme de Victor Orbán et de l’idée nationale contre la « réforme du secteur public de santé » commencée en 2007. Ils ont organisé plusieurs manifestations à la campagne contre la privatisation des hôpitaux, puis ont entrepris une campagne de signatures en vue d’obtenir un référendum. La campagne a fait bouger énormément de gens. Et enfin, après le référendum du 9 mars 2008, auquel environ 4 millions de personnes ont participé, le gouvernement a été obligé d’annuler la part non remboursée de la consultation médicale, le forfait journalier hospitalier et les frais d’inscription à l’université. Il est évident que cette action a encore accru la popularité de Fidesz, donc il est presque certain qu’en 2010 ces crétins de national-chrétiens vont remettre la main sur les leviers de commande.
La tentation du bouc émissaire
C’est d’autant plus probable qu’une proportion considérable de la classe ouvrière en Hongrie est d’ordinaire composée de brutes nationalistes, antisémites et fortement anti-Rom (3). Dans les circonstances créées par la chute constante du niveau de vie de la classe ouvrière et le mécontentement général, la tentation du bouc émissaire se fait plus forte et certains groupes de travailleurs s’organisent en brigades de lynchage fascistes. La Garde Hongroise, créée en 2007, en est un exemple représentatif. Cette organisation a été fondée par Jobbik, un des partis fascistes. Un de ses buts principaux est le « renforcement de l’auto-défense nationale », et à longue échéance, l’organisation d’une « Garde nationale ».
Depuis, ils recrutent en permanence, des organisations ont aussi été créées en province et le nombre de membres dépasse maintenant 2000. De plus, depuis peu, ils initient aussi les enfants de manière à veiller à la continuation de cette noble tâche. Leurs groupes, qui défilent avec des symboles fascistes, ont organisé plusieurs manifestations dans des lotissements à la campagne contre la « criminalité Rom » et ils ont même récemment organisé des exercices de tir. S’il le faut, il est évident qu’ils partiront en guerre contre les prolétaires rebelles et aideront la police comme l’ont fait leurs potes grecs il n’y a pas longtemps…
Cercle vicieux
A part la Garde hongroise, il existe une activité fasciste diffuse. En 2008, il y a eu plusieurs attaques avec des cocktails Molotov, des grenades et des armes contre les maisons des membres de la classe ouvrière d’origine Rom. Comme à leur habitude, les fascistes sont aussi descendus dans la rue le 23 octobre. Bien qu’ils n’aient été que quelques centaines, ils ont essayé de s’organiser de façon plus sérieuse. Ils ont distribué des cagoules, ont apporté beaucoup de cocktails Molotov préparés à l’avance et la police a même trouvé une bombe artisanale dans une voiture. Cette fois, ils ont facilement attrapé les meneurs et gardent le contrôle des groupes fascistes.
On ressent fortement, en Hongrie aussi, les effets des dernières évolutions de la crise mondiale du capitalisme. En dépit d’un prêt de 20 milliards d’euros, on peut s’attendre à une autre récession économique dans le pays et, de plus, le forint baisse à nouveau. Donc la bourgeoisie continue à serrer la vis : pour obtenir certaines allocations, il faudra participer à des travaux communaux, on envisage de nouvelles augmentations d’impôts, d’autres mesures restrictives et des licenciements massifs. Mais à cause du chômage croissant, des restrictions et de la baisse du forint, il sera plus difficile de rembourser les crédits souscrits en monnaies étrangères et les importations deviennent plus coûteuses. Ceci signifie que le niveau de vie de la classe ouvrière va continuer à baisser, qu’il y aura moins de nouveaux investissements, que la consommation va baisser et qu’ainsi la récession s’aggravera. C’est un cercle vicieux et, à courte échéance, cela ne va pas changer pour l’essentiel, ni par un remaniement ministériel en 2010, ni par une augmentation du nombre de fascistes. La bourgeoisie hongroise est en émoi, c’est une telle pagaille qu’ils ont même été obligés de reconnaître qu’ils ne savaient pas de quoi l’avenir sera fait.
Leurs perspectives ne sont pas très réjouissantes : la récession mondiale va ruiner encore plus la classe ouvrière et la même chose se produira en Hongrie. A long terme, le mécontentement des travailleurs s’intensifiera et donc le gouvernement jouera sa carte idéologique en appelant à l’unité nationale et au sacrifice dans l’intérêt du pays. Les syndicats essaieront aussi de donner leurs petites représentations réformistes. Parmi les masses nationalistes et ceux que les syndicats contrôlent, ces manœuvres peuvent réussir un certain temps. Mais si, dans le monde entier, la classe ouvrière comprend enfin, à cause de l’aggravation continuelle de ses conditions d’existence, qu’il n’y a nulle part où se réfugier et se débarrasse de ses illusions démocratiques, alors le prolétariat auto-organisé en classe devra tôt ou tard balayer partout la bourgeoisie – et donc ici aussi – et créer une communauté humaine mondiale : le communisme.
Collectif Barricade
janvier 2009
Notes
(1) Voir « Spend your blood ! », texte de juillet 2006.
(2) On peut trouver un compte-rendu plus détaillé des activités contre-révolutionnaires des syndicats hongrois après la « transition » dans « Le cauchemar hongrois » (Echanges n°114).
(3) Dans notre article « Connexions », nous avons longuement parlé des racines du nationalisme hongrois et de ses formes d’expression.