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Russie : au fond du trou

mardi 2 février 2010

Ce texte est paru dans Echanges n°131 (hiver 2009-2010). Il nous est parvenu en anglais de Russie. Nous le donnons sans commentaires, malgré des obscurités tenant certainement à des problèmes de traduction et malgré les désaccords que nous pouvons avoir avec certaines formulations. Il s’agit de l’introduction à un numéro de la revue russe ARS Maximalist consacré aux méthodes et stratégies de la lutte de classe.

Il serait bien paresseux aujourd’hui de ne pas parler de la crise. Dans une chanson titrée par provocation Anticrise, le rappeur Seva, populaire sur Internet, rappe sur le thème du sourire et les chances de voyager librement pendant que dure la crise. Au même moment, dans un parc de la ville de Kiev, un cinéma en plein air projette une vidéo pop où l’on voit un chanteur et ses acolytes habillés de façon révélatrice en femmes clamer qu’on doit oublier la crise et se détendre... Le monde du spectacle donne certainement de bons conseils, mais il est bien difficile aux travailleurs ordinaires de se relaxer alors qu’ils supportent durement le poids de la crise. Et il n’est guère opportun de sourire devant ces millions de travailleurs réduits au chômage. Encore moins devant tous ces étudiants qui , après avoir s’être qualifiés pour un marché totalement mort, ne peuvent certainement pas voyager. Sans compter les lycéens qui ne peuvent entrer à l’université car il n’y a pas de place.

Les pays de la CEI (Communauté des Etats indépendants, organisation territoriale ayant succédé à l’URSS) ont été frappés par la pire crise capitaliste (le second trimestre de 2009 a vu une chute de 10,9 % du PIB russe). Et il peut sembler bizarre que la crise ne signifie, pour certains, pas plus que sourire ou voyager librement.

Il est impossible de faire la différence entre les politiciens et les chanteurs pop dans ce concert d’absurdités. Alexei Kudrin, le ministre russe des finances, assure que « nous n’avons pas encore les chiffres définitifs pour le second trimestre mais nous espérons que l’économie russe va croître au troisième trimestre par rapport au deuxième, et que ce troisième trimestre marquera la fin de la récession. » Comme cela sonne bien. Mais en réalité, on peut dire que le PIB russe s’est contracté tout au long de l’année 2009 et les prédictions les plus optimistes peuvent envisager la fin d’une telle contraction mais certainement pas une croissance. Il semble que les économies de la Russie et de la CEI rampent tout au fond, sans espace permettant d’envisager une reprise. Vladimir Sokolin, directeur de l’agence de statistiques Rosstat, ne partage nullement l’optimisme de Kudrin : « Je ne suis pas un politicien, je suis un statisticien ; ce n’est que dans trois ou quatre mois qu’on pourra voir s’il y a croissance. Pour le moment tout ce que je peux voir c’est une tendance à l’horizontale. »

Cependant, à la mi-2009, le ministre des Finances prédisait un déficit budgétaire de 3 200 milliards à la fin de l’année, bien que ces prévisions aient été révisées à la baisse. Les véritables chiffres ne sont pas encore révélés. Comment les autorités peuvent-elles répondre à une telle situation ? Le vice-premier ministre Igor Ivanovich Chouvalov, dans un entretien à l’agence Bloomberg TV, a déclaré : « Le temps viendra où nous devrons revenir à des privatisations. » Kudrin a laissé entendre que tout le monde était d’accord sur ce point. Le gouvernement a recommencé à vendre les biens de l’Etat, prétendument en raison du déficit budgétaire et Vladimir Poutine, le premier ministre, a défini les privatisations comme « un des instruments des réformes structurelles dans le secteur réel de l’économie ». L’Etat peut aujourd’hui compter sur un apport de 80 milliards de roubles d’ici la fin de 2010, et ce revenu proviendra principalement de la mise aux enchères d’entreprises d’Etat « stratégiques ».

Qu’y a-t-il derrière toute cette rhétorique ? L’Etat, le principal capitaliste de Russie, jongle entre les différentes formes légales abstraites du capital. Les « nouveaux » propriétaires privés seront certainement les mêmes bureaucrates d’Etat qui acquerront pour pas grand-chose les capitaux « stratégiques » en profitant de leur position dans des conditions économiques critiques. Alors que dans la plupart des pays les mesures anticycliques sont basées sur un accroissement de l’intervention de l’Etat, les superdirigeants de la Russie planifient une seconde vague de privatisations.

Un proverbe russe dit « Vous ne pouvez comprendre la Russie par la raison ». Mais qu’y a-t-il à comprendre ? Si les élites des centres développés du capital agissent rationnellement (pour autant que ce soit possible dans un marché chaotique) en partant de l’affirmation que l’activité productrice n’est plus rentable à long terme, alors les élites usses sont devenues des compradores psychologiquement fatalistes qui ne s’intéressent plus à aucune sorte de stratégie. Le poulet acrobate à deux têtes de l’Etat et de l’économie russes se drogue avec la seringue du pétrole et tout autre projet d’investissement reste marginal dans l’éventail de leurs intérêts. Le taux de profit d’une industrie pétrolière prépondérante satisfait leur addiction et ce qui surviendra une fois que les réserves auront été épuisées est au-delà de leurs capacités mentales – c’est un poulet, il ne pense pas.

Nationalisation et privatisation sont toujours promues dans l’intérêt de la classe dominante, en application du fameux principe « nationaliser les pertes et privatiser les profits ». Si la plupart des pays capitalistes recourent aux nationalisations comme un moyen de préserver l’ensemble du capital aux dépens des capitalistes individuels et entreprend de privatiser comme un moyen de promouvoir l’ensemble du capital en se servant du capital individuel, alors en Russie, ce sont des moyens de routine de spolier les travailleurs, quelle que soit la structure des réformes, même si Poutine prétend le contraire.

Avant la crise, une multitude de prétendues entreprises d’Etat poussèrent comme des champignons, irrigués par la pluie abondante des pétrodollars. Ces corporations occupèrent les niches privilégiées de l’économie. Par exemple Anatoli Tchoubaïs (le « chef » des privatisations des premières années 1990) devint le directeur général de Rosnano, société d’Etat (créée en 2007) pour investir dans la niche très popularisée des nanotechnologies. Mais toutes les niches et les secteurs industriels restèrent aussi désertés qu’auparavant, même si les sociétés telle que celle de Tchoubaïs attirèrent d’innombrables millions en provenance des fonds publics (les patrons des entreprises d’Etat ont des salaires supérieurs à la plupart des patrons privés) qui disparaissaient alors dans leurs poches sans fond. Aujourd’hui, ces sociétés d’Etat sont en disgrâce et une vague de privatisation se pointe à l’horizon ; et il semble que ces flots d’argent vont être détournés d’une poche vers une autre.

A un certain moment, Poutine fut louangé comme le nouvel Ivan III, l’« unificateur de la Russie ». Mais dans cette période de capitalisme privé tardif, la classe dominante russe s’est montrée incapable de toute forme de modernisation de son pays dans son propre intérêt, contrairement à ce que le pays avait connu sous Pierre le Grand ou sous Staline. En fait, la classe dominante russe contemporaine fait consciemment retourner son pays à une sorte de semi-colonie. Par exemple en septembre 2009, le nouveau président Medvedev et le président chinois Hu Jintao se sont mis d’accord sur un plan de coopération courant jusqu’en 2018 concernant l’exploitation des matières premières de la Sibérie au profit des nouvelles industries d’ameublement, de matériel électrique, d’automobiles et autres, de la Chine du Nord-Est. En « apportant » ainsi la Sibérie à la Chine, la Russie a en fait accepté le statut de fournisseur périphérique de matières premières de la Chine et de semi-colonie, ceci à cause évidemment de sa propre incapacité à investir de façon indépendante dans ces capacités de productions nationales.

La classe dominante russe, loin d’être capable de moderniser son économie pour réaliser des bénéfices à long terme, est encore plus éloignée de la construction d’une quelconque façade démocratique de sa gestion. Tous les espoirs libéraux investis dans la création d’une démocratie libérale russe sont autant d’inconscientes illusions, vu les conditions dans lesquelles la symbiose entre l’Etat et le monde des affaires se diffuse au niveau individuel. La classe ouvrière russe qui en a ras le bol de cette parodie de démocratie bourgeoise dans sa fallacieuse incarnation russe, est franchement déçue par les libéraux, pour lesquels une révolte des masses est pire que la domination d’un tsar sadique. De telles conditions ne favorisent pas le succès des slogans prodémocratiques (bourgeois) que soutiennent par exemple certains trotskystes. En fait, de tels slogans éloignent la classe ouvrière d’une confrontation directe avec la classe ennemie hors du champ hostile de la légalité bourgeoise.

Par certains de ses aspects, la Russie moderne rappelle la Russie tsariste du début du xxe siècle, la même arriération économique (avec les pétrodollars au lieu des agrodollars), la même impuissance politique. Quand il n’est plus possible d’apporter aux opprimés le moindre progrès social, que les pièges légaux de la « démocratie » ou du « syndicalisme » ne fonctionnent plus, le régime d’oppression devenu impuissant est mûr pour un soulèvement du style 1917.

Ces craintes sont déjà présentes dans les couches dominantes. Devant la Chambre civique, Vladislav Surkov, 42 ans, l’architecte idéologique du régime, explique l’idée centrale qui sous-tend la politique de Medvedev, exprimée à la manière d’un slogan footballistique, « Allez les Russes ! », comme une lente modernisation du pays et une tentative d’éviter un nouveau 1917. Un membre de cette Chambre, Svanidze, s’est déclaré pleinement d’accord avec Surkov : « La réforme ne peut venir que d’en haut ; d’en bas nous ne percevons aucune poussée constructive, rien qu’une révolte en fermentation. » Ces couches dominates craignent l’action des masses, mais restent pourtant impuissants. Ils n’ont aucune énergie pour une modernisation. « L’économie ne peut être restaurée que dans une reprise et un nouveau cycle » selon la prédiction de la société Renaissance Capital ».

Il paraît vraisemblable qu’après le plongeon de 2009, la croissance du PIB tourne autour de 6 % en 2010-2012. Mais après un bref renouveau en 2010, un pic en 2011 et un nouveau ralentissement en 2012, 2013 apportera une nouvelle contraction. Une nouvelle crise de l’économie russe arrivera probablement, suite à la conjoncture économique globale quand éclateront de nouvelles bulles spéculatives.

Le scénario en W (chute, reprise, chute) est aussi prédit par le Centre d’analyses macroéconomiques et de prévisions à court terme ; selon un de ses économistes, Andrei Belousov, « la bulle connaîtrra un nouveau cycle, mais les déséquilibres existants persisteront ». Il prédit aussi que le prochain W apparaîtra vers 2016- 2017.

Nous n’avons pas les moyens de savoir si 2017 sera marqué par un soulèvement social, mais nous devons nous préparer au pire (ou au meilleur) cours des choses. Pour être prêts nous devons connaître l’histoire des victoires et des défaites des soulèvements du passé, leurs forces et leurs faiblesses de ce qui fut grand et trouver l’inspiration dans ce qu’elles contenaient.

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