1 Comment vois-tu la relation entre la mobilisation avant et la mobilisation au commencement de la guerre ?
Au début, les protestations anti-guerre procédaient plus d’une « protestation populaire » que d’une manifestation gauchiste. Il est difficile de décrire la composition des protestataires, à cause de leur réelle diversité (appartenant à des « familles » différentes, des gens des pays arabes ou asiatiques, de toute évidence des « politiques » ou des membres des syndicats) ; leur participation massive à la manifestation du 15 février à Londres en a fait une des plus grandes manifestations de l’histoire anglaise, bien qu’elle fut « passive ».
Cette dimension de la manifestation peut aussi être due aux divisions au sein même de la bourgeoisie et de ses médias à ce moment-là. Beaucoup espéraient encore influencer la prise d’une décision politique. Le mécontentement chez les travailleurs du secteur public - les pompiers, les employés des collectivités locales, les travailleurs des transports locaux - peut aussi avoir contribué à une telle poussée anti-gouvernementale.
Quand la guerre a éclaté, l’atmosphère et la composition des protestations se sont transformées ; elles sont devenues plus une affaire de la « gauche traditionnelle », alors même que les premières manifestations après le déclenchement de la guerre rassemblaient à Londres plus de 250 000 participants. Ce nombre s’est réduit à chacune des manifestations qui ont suivi, alors que le nombre des supporters de la guerre, selon les sondages des médias, s’accroissait rapidement, ceci en raison d’une intensification de la propagande : « Vous avez eu tout loisir de protester avant, mais maintenant que nos hommes sont engagés là-bas vous devez les soutenir. »
Il est difficile de dire dans quelle mesure le fait que le gouvernement ignorait totalement ces protestations peut avoir ébranlé la confiance dans la « démocratie ».
2 - Comment le mouvement s’est-il développé durant la guerre (dimension, radicalité, composition sociale des participants, liens avec les autres conflits sociaux). Peut-on d’ailleurs parler d’un mouvement ? Les jeunes générations se sont-elles mobilisées ? Comment expliquez-vous l’importance prise par la mobilisation parmi les étudiants ?
Avant que la guerre n’éclate, le mouvement anti-guerre caressait secrètement l’espoir que la grève des pompiers causerait de sérieuses perturbations dans les préparatifs de guerre, des milliers de militaires devant jouer les jaunes et ne pouvant aller en Irak. La revendication des pompiers de 40 % d’augmentation de leur salaire menaçait de devenir celle de bien d’autres travailleurs.
Mais quand le gouvernement a annoncé qu’il déclarerait la grève illégale si elle se poursuivait après l’entrée en guerre, les dirigeants du syndicat ont dévoilé leurs sentiments patriotiques et renoncé à soutenir la grève.
Un autre espoir touchait les travailleurs des collectivités publiques pour leurs protestations contre la guerre. Un slogan qui unissait plus ou moins différentes sections du mouvement anti-guerre était « Faites grève quand la guerre commence ». Quand la guerre a réellement éclaté, cet espoir s’est vu déçu : quelques-uns seulement de ces travailleurs ont débrayé, et seulement quelque temps après l’heure du repas. Dans la manifestation du même jour, il n’y a eu que quelques bannières syndicales, et seulement après le travail...
Les acteurs réels de ces manifestations anti-guerre ont été les lycéens. Ils ont organisé des grèves dans les écoles à l’échelle nationale, établi des coordinations par courrier électronique et le bouche-à-oreille. En Angleterre, il n’y a aucune tradition de protestation de lycéens et ces manifestations ont pris tout le monde par surprise.
Ces élèves n’appartenaient à aucun milieu social spécifique, c’était des mômes des quartiers aisés aussi bien que des pauvres des quartiers d’Asiatiques. La forme la plus répandue de ces protestations a été le sit-in. On a vu des sit-in très divers dans les principales villes, aux principaux carrefours ou dans les salles de classe si les enseignants refusaient de les laisser sortir dans la ville. Dans certains endroits on a vu de violents affrontements avec les flics, qui se sont montrés incapables de contrôler ces actions imprévisibles d’enfants de 12 à 17 ans qui leur jetaient tous projectiles, principalement du matériel scolaire.
Il n’y avait aucune organisation ou organisateur de ces protestations, bien que le SWP trotskyste ou autres organisations aient tenté de les récupérer. Les enseignants n’y ont pas joué non plus un rôle essentiel, seuls quelques-uns ont « autorisé » les élèves à participer aux manifestations ; d’autres ont tenté de les enfermer dans les classes ou les ont menacés de sanctions.
Les médias n’ont pu trouver aucune information sur la manière dont ce mouvement avait surgi ; on a lu ou entendu beaucoup de spéculations sur les raisons supposées de son déclenchement.
Une des raisons pourrait être la pression croissante sur les élèves et la crise dans le système éducatif en général : en 1990, le gouvernement conservateur a introduit des tests sévères pour les enfants de 7, 11 et 14 ans, ce qui a causé pas mal de tensions chez les élèves et chez les maîtres. Au début de 2003, le gouvernement travailliste a introduit plus de répression contre les élèves faisant l’école buissonnière, avec des « truancy patrols », des patrouilles de flics et de travailleurs sociaux chargées de traquer les enfant séchant l’école et de leur infliger des amendes.
L’avenir de bien des jeunes élèves est de moins en moins certain alors que les droits d’entrée à l’université ont augmenté sensiblement ; le salaire minimum pour les jeunes est toujours beaucoup trop bas pour simplement survivre. Les enseignants étaient tout autant en colère et probablement tout autant démotivés, et il semblait clair qu’après la guerre des conflits surgiraient sur les licenciements, avec le boycottage des tests et l’augmentation du nombre des assistants d’éducation non qualifiés.
Il n’y a pas eu vraiment de connexion entre les protestations de la « gauche » et celles des élèves. Les barrages routiers ou autres actions « planifiés » par ces groupes ont échoué à cause de l’intervention de la police et du faible nombre de participants. C’est seulement après le succès des grandes manifestations spontanées que se sont développées les « manifestations sauvages » organisées autour d’une « composition spontanée ».
Il y a eu aussi une certaine influence des islamistes dans ces protestations anti-guerre ; quelques organisations se sont efforcées de garder leurs distances avec le reste des manifestants, par exemple avec des mobilisations distinctes ou des slogans du genre « N’arrrêtez pas la guerre contre l’Irak sauf par une politique islamique ».
3 - Est-ce que le gouvernement britannique a tenté d’exploiter la guerre pour intensifier ses attaques sur le plan social (comme cela s’est produit aux Etats-Unis par exemple, avec les dockers de la côte ouest) ? A l’inverse, a-t-on vu des luttes qui ont essayé d’exploiter la guerre (comme l’ont fait par exemple les travailleurs du pétrole au Nigeria) ?
Avant la guerre, le gouvernement devait faire face à une nouvelle dynamique dans les revendications des travailleurs des collectivités publiques, par exemple avec la grève des pompiers. L’Etat y a répondu par le blocage des salaires et l’engagement de nouvelles dépenses pour la préparation à la guerre. Pendant cette période délicate de préparation à la guerre, le gouvernement a promis aux syndicats d’aligner les salaires des travailleurs du public sur ceux du privé, par exemple dans les cantines scolaires et les hôpitaux ; cette promesse a été reniée aussitôt après la guerre.
Pendant la guerre, la pression contre les pompiers est devenue plus forte, avec la menace d’imposer un règlement de salaires. Au plus fort du conflit irakien, le gouvernement a pris quelques mesures qui en temps normal auraient soulevé de violentes réactions :
— une augmentation importante des taxes locales que chacun doit payer, par exemple pour l’enlèvement des ordures, et de la contribution pour les système national de santé. Cette mesure réduit le salaire réel annuel de 200 à 300 livres sterling (300 à 450 euros) ;
— une proposition pour changer la loi autorisant les huissiers à entrer dans les foyers pour exiger le paiement des dettes privées. Cette question qui avait entraîné en 1991 les révoltes contre la poll tax ;
— l’introduction d’un Livre blanc sur les « attitudes anti-sociales » qui autorise la police à intervenir sur place pour imposer des amendes pour « musique trop forte », l’école buissonnière (en mars 2003, des parents ont été envoyés en prison pour deux mois parce qu’ils laissaient leurs enfants sécher l’école), mendier, errer ou pisser en public ;
— le droit pour la police de procéder à des tests d’ADN et de prendre les empreintes digitales de toute personne arrêtée avant même qu’elle ait le droit de détenir cette personne pour une accusation quelconque ;
— des lois plus strictes contre l’immigration, notamment contre les demandeurs d’asile et un pas vers l’introduction de la carte d’identité nationale, dans le but de prévenir le travail au noir ;
— pression supplémentaire sur les chômeurs qui bientôt seront supposés devoir signer chaque semaine, au lieu de toutes les deux semaines actuellement, dans la première période de chômage ; ils seront contraints d’accepter un emploi situé jusqu’à 90 minutes de trajet de leur domicile au lieu de 60 minutes actuellement.
Tout cela a vu le jour dans une atmosphère « de crainte » créée par le gouvernement et les médias pilonnant sans cesse la menace d’attentats terroristes. Cette atmosphère a été amplifiée par toutes sortes de mesures, par exemple par l’instauration de patrouilles de chars dans les aéroports ou des exercices anti-terreur dans le centre des villes... Un des succès du mouvement anti-guerre a été de détruire cette atmosphère d’isolement individuel.
Après la guerre, le gouvernement a renoncé à sa promesse d’harmonisation des salaires public-privé et tenté de régler les principaux conflits du mois précédent : celui des pompiers, les leaders du syndicat recommandant à ceux-ci de voter pour une offre de 16 % d’augmentation ; celui des conducteurs du métro de Londres, en passant avec leur syndicat un contrat de quatre ans ; celui des agents de conduite des chemins de fer, en proposant un règlement national ; et celui des services hospitaliers, en proposant une augmentation générale des salaires en échange de l’acceptation de restructurations ultérieures, supposées prévenir tout arrêt de travail dans un secteur souvent en grève.
Il reste des conflits non résolus, par exemple chez les enseignants, les chefs de train, les puéricultrices... mais ces luttes n’ont pas le même potentiel de " perturbation " qu’elles pouvaient avoir durant les mois précédant la guerre.
4 - Comment voir la situation de la « gauche » (dans le « mouvement ») après la fin de la guerre ? Y a-t-il des groupes où on discute ce qui n’a pas marché (analysant la préparation puis le cours de la guerre en Irak) ?
Dans les mois qui ont précédé l’entrée en guerre, le besoin et l’urgence des discussions paraissaient être plus grands et plus largement répandus que maintenant. Il y a bien eu des « réseaux de discussion » sur les lieux des actions directes et les plus radicaux de la gauche « théorique ». Pendant la guerre, bien des barrières ont été ébranlées, les gens ne faisaient que se rassembler et dans ces moments les « frontières idéologiques » habituelles paraissent moins importantes.
Après la guerre, les rencontres pour discussion sont devenues plus rares et l’action directe s’est dirigée vers d’autres objectifs, par exemple la préparation du 1er mai. Ce qui a manqué, c’est une réflexion sur le mouvement anti-guerre, sur les raisons des troubles dans les écoles, une discussion sur le « succès » ou l’échec des plans pour la guerre, sur la situation et la crise dans le Royaume-Uni. Finalement, bien des gens ont semblé tout à fait « dépassés » après la guerre ;
5 - Peut-on voir une relation entre le mouvement anti-globalisation et le mouvement anti-guerre ? Est-ce que cette connexion peut fonctionner comme un relais à la frustration sociale des travailleurs, chômeurs et autres ?
Il était important que des gens dans la « gauche » reprennent le slogan « Grève contre la guerre » comme le message le plus important à transmettre. Mais quelques-uns seulement ont tenté de relier la question de la grève et de la guerre à la situation quotidienne dans l’exploitation.
Les acteurs de l’action directe préféraient aussi les slogans « Stop the City - Stop the war » qui convient mieux à des actions plus ou moins isolées. Les plus radicaux des gauchistes qui participent habituellement aux actions anti-globalisation ont pris part aux manifestations anti-guerre ; à la manifestation du 1er mai, les slogans dirigés principalement contre les firmes qui œuvrent dans l’armement ou le pétrole se référaient aux protestations anti-guerre. Néanmoins l’ensemble de ce qui s’est passé le 1er mai commémore un événement symbolique distinct des autres conflits.
Si les protestations anti-guerre ont eu un impact réel sur une « nouvelle génération », cela se révélera seulement dans les prochains « mouvements » - peut-être lorsque ce qui est apparu durant les sit-in d’élèves ou d’autres formes de protestations réapparaîtront.
12 juin 2003