Ce texte paru dans Echanges n°130 (automne 2009) est la traduction de « Accidentes y muertes en los puestos de trabajo », article signé par un membre de l’Institut des sciences économiques et de l’autogestion (ICEA) de Barcelone (iceautogestion.org) et de la Confédération nationale espagnole du travail, Gaspar Fuster, paru dans le n° 356 (mai 2009) de CNT, p. 10-11.
Une multitude d’informations témoignent, jour après jour, d’un nombre illimité d’accidents et de morts sur les lieux de travail touchant l’ensemble du territoire espagnol. Des travailleurs qui, les uns après les autres, laissent derrière eux familles, amis et connaissances. Morts de seconde zone qui n’ont pas le droit à des funérailles d’Etat et dont les ultimes responsables de la mort ou de l’accident, les entrepreneurs, ne subissent pas le poids du système judiciaire. Sans oublier que de nombreuses familles doivent emprunter un long chemin juridique pour obtenir la moindre indemnisation, répit dont profitent généralement les entreprises pour disparaître ou se mettre en insolvabilité et échapper ainsi à leurs obligations économiques.
Sinistralité et accidentalité du travail
Pour introduire le concept de sinistralité, nous devons d’abord expliquer comment il s’entend officiellement sur le poste de travail. La sinistralité est un indicateur qui répertorie la fréquence des sinistres en fonction, ou en conséquence, de l’activité sur le lieu de travail. Mais il convient de distinguer sinistralité et accidentalité.
Le sinistre lié au travail se définit comme tout événement prévu dans un contrat d’assurance et inclut une obligation d’indemnisation du travailleur. Il recouvre tout type d’accidents définis dans le contrat passé avec la compagnie d’assurance qui, lorsqu’ils surviennent, donnent droit au travailleur à une indemnité correspondant au préjudice subi.
L’accident de travail proprement dit, lui, s’entend au niveau législatif (article 115 de la loi de Sécurité sociale) comme « toute lésion corporelle affectant le travailleur à l’occasion ou par suite du travail effectué pour autrui ». Ce qui veut dire que lors d’un accident du travail (accidentalité), celui-ci peut n’avoir pas été envisagé contractuellement, contrairement au cas précédent. Sont aussi considérés comme accidents du travail ceux survenant sur l’itinéraire pour se rendre sur le lieu de travail, ou en partir, ainsi que les maladies professionnelles.
Ce cadre statistique et législatif soulève une série d’incertitudes en ce qui concerne le décompte de la sinistralité et de l’accidentalité au travail. Principalement à propos de ces « travailleurs sans assurances spécifiques » qui ne peuvent être considérés comme sinistrés. Ainsi, un travailleur sans contrat de travail, accidenté du travail, n’entre pas dans la catégorie des sinistrés. Comme beaucoup se l’imagineront, la question n’est pas anodine alors que l’économie informelle atteint exceptionnellement 23 % du PIB, selon un rapport d’un collectif d’experts du ministère de l’Economie et des Finances.
Analyse conjoncturelle de la sinistralité
Le mercredi 18 mars 2009, le ministre du Travail et de l’Immigration, Celestino Corbacho, se félicitait devant la chambre des députés d’une réduction de 10,3 % de la sinistralité au travail [en 2008] par rapport à l’année précédente.
Quant au nombre des morts à leurs postes de travail, les statistiques enregistraient un maximum historique en 1989 (les premières statistiques ne datent que de 1983) : 14,7 pour 100 000 travailleurs ; un chiffre qui n’a cessé de diminuer pour atteindre actuellement 5,2. En 2008, les décès sur le lieu de travail ont baissé de 1,5 % par rapport à 2007, avec 831 morts. Cependant, comme le soulignait le bureau de presse du Comité national dans le précédent numéro de CNT (1), le nombre des décès au travail a en fait augmenté par rapport au nombre de travailleurs, passant officiellement de 5,1 à 5,2 pour 100 000 travailleurs.
Si l’on en croit les statistiques officielles, l’indicateur du taux des sinistres dans l’économie espagnole se serait amélioré. Toutefois, plusieurs données amènent à douter de ces évaluations. La première d’entre elles, ainsi que nous l’avons vu plus haut, tient aux statistiques mêmes ; l’impossibilité de dresser aujourd’hui un tableau chiffré clair et indépendant fait que les données générales dont nous disposons sont élaborées par l’Etat. En second lieu, ce type de statistiques est purement conjoncturel, le ministre ou l’entreprise de service chargés de les établir exaltent les chiffres et indicateurs qui leur conviennent le mieux, éliminant ceux qui pourraient démontrer une dégradation de la situation, pire encore, occultent la réalité structurelle de la sinistralité.
Aspects structurels de la sinistralité
Les travailleurs espagnols représentent à peine 10 % du total de la population laborieuse de l’Union européenne. Pourtant, ils sont victimes d’environ 20 % des accidents du travail qui se produisent dans toute l’UE. Les accidents du travail sont, en Espagne, de 70 % plus élevés que la moyenne européenne, et les morts de 35 % ; la sinistralité y est donc beaucoup plus forte que dans les autres pays européens. On remarquera facilement que la croissance économique de ces dernières années n’a pas eu particulièrement pour effet de réduire les décès sur les lieux de travail. Dès que l’on s’attache à analyser la sinistralité en fonction de différentes variables, telles que le secteur économique, la région autonome, la taille de l’entreprise et la toujours plus grande précarité des postes de travail, on s’approche au plus près de la réalité des accidents du travail en Espagne.
Par secteur économique, la majorité des accidents et des décès sur le lieu de travail ont lieu dans les services ; n’oublions pas qu’environ 62 % de la population laborieuse travaillent dans ce secteur. Mais c’est dans le bâtiment que l’on compte le plus de morts par rapport au nombre d’employés : 12 746 pour 100 000 travailleurs, avec un total de 253 222 accidentés et 282 morts (2).
Par régions autonomes, les Baléares est celle qui enregistre le plus d’accidents du travail pour 100 000 travailleurs : 6 728 ; et Castille et León, le plus de morts au travail pour 100 000 travailleurs : 8,5.
Quant à la taille de l’entreprise, la majorité des accidents du travail ont lieu (autour de 70 %) dans les très petites entreprises. Soulignons, en outre, que la probabilité d’être victime d’un accident du travail est deux fois plus importante chez un sous-traitant que chez un autre employeur.
Causes de la sinistralité
A l’instar de tous les pays, les causes ultimes de la sinistralité dans l’économie espagnole sont à rechercher dans la logique entrepreneuriale du profit maximal. En Espagne, par rapport aux autres économies européennes, cette augmentation des bénéfices est obtenue d’abord par un accroissement de la compétitivité via une réduction des coûts du travail.
On peut voir aisément que le taux des sinistres est directement le fruit de la précarisation dont nous, travailleurs espagnols, sommes victimes sur les lieux de travail. Selon une étude de l’Union générale des travailleurs (UGT), Siniestralidad-Precariedad, serie de datos 1997-2007, la relation entre précarité et sinistralité au travail est plus qu’alarmante. Le travail temporaire fait que le taux des accidents parmi les travailleurs avec un contrat à durée déterminée (86 pour 1 000 travailleurs en 2007) est le double de celui de ceux qui sont sous contrat à durée indéterminée (40 pour 1 000). Il y a de nombreuses raisons à cela : le changement d’emploi, le manque d’information et de formation, le poste de travail ou le facteur psycho-social. Les heures supplémentaires, l’extension de la journée de travail, choses absolument normales dans notre pays, impliquent que les accidents augmentent en nombre ; s’y ajoute le fait de travailler en équipe de nuit. Les travailleurs précaires forment une majorité, grossie principalement par les immigrants, les femmes et les jeunes, comme l’a bien montré le syndicat CNT de Zamora dans un dossier sur la précarité au travail.
En ce qui concerne les jeunes (moins de 19 ans), les morts sur le poste de travail sont trois fois plus nombreux que pour la moyenne des salariés. Quant aux femmes, hormis qu’elles touchent des salaires inférieurs à ceux des hommes pour un même travail, elles pâtissent en majorité des contrats temporaires, de l’économie informelle et de ce qui apparaît rarement dans les statistiques, la double journée de travail, une dans l’entreprise et l’autre à la maison. Enfin, les immigrants (surtout les sans-papiers) sont soumis aux pires conditions, à cause de l’absence de contrat de travail et des conséquences néfastes qui en découlent relativement à la sinistralité.
Le travail précaire, le fractionnement du marché du travail (au point que l’on peut parler de différents marchés du travail) et les investissements plus que douteux de prévention des risques au travail font que l’Espagne est le pays de l’Union européenne qui compte la plus grande sinistralité, fruit de l’intérêt des entrepreneurs nationaux et des investisseurs étrangers à fonder la maximisation de leurs bénéfices sur la réduction des coûts du travail dans une mesure plus large que dans les autres pays européens, avec les terribles conséquences qui en découlent pour la classe ouvrière espagnole. C’est pourquoi nous pouvons affirmer qu’il ne s’agit pas d’accidents, mais à proprement parler d’assassinats.
G. F.
NOTES
(1) Dans le n° 355 (avril 2009) de CNT, l’organe de la Confédération nationale du travail espagnole, « Le travail tue », un article dénonçant les manipulations des statistiques officielles qui permettent de sous-évaluer la dangerosité au travail, comme, par exemple, cette affirmation que le nombre d’accidents du travail diminue sans relier ce nombre à l’augmentation du chômage. Si personne n’était obligé de travailler, il n’y aurait évidemment aucun accident du travail. Une démystification poursuivie dans le présent article.
(2) Bien que semblant erronés, ce sont les chiffres que donne le mensuel CNT. (NdT.)