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La crise financière, 1 : en plein brouillard

lundi 23 mars 2009

Ce texte de Paul Mattick Jr est paru dans la revue et sur le site The Brooklyn Rail. Critical perspectives on arts, politics and culture, d’octobre 2008. On peut en lire le texte original à l’adresse www.brooklynrail.org/2008/10/expres.... Une traduction française en a paru dans Echanges n° 126 (automne 2008). C’est une version révisée de cette traduction que nous proposons ci-dessous.

Il a été suivi de « Risky business » (La crise financière, 2 : Entreprise hasardeuse), de « Ups and down » (La crise financière, 3 : Des hauts et des bas) et de What is to be done (La crise financière, 4 : que faire ?.

Une autre traduction de ces textes a été publiée en volume par L’Insomniaque, sous le titre Le Jour de l’addition. Aux sources de la crise (64 p., 7 €).

QUE DE CHANGEMENTS en quelques jours ! Tout récemment, début septembre [2008], non seulement les politiciens mais aussi les experts de toutes sortes, depuis les amphithéâtres des universités jusqu’aux pages des journaux financiers, nous assuraient que – aussi sérieuses que puisse paraître la situation – on ne pouvait établir aucune comparaison avec la Grande Dépression de 1929. Mais dès que l’été a pris officiellement fin, alors que j’écris ces lignes, cette comparaison apparaît partout, avec toutefois en arrière-plan l’idée insistante que cette fois la spirale descendante peut être contrôlée – à condition que le gouvernement agisse de manière appropriée, et vite. (Autrement, comme l’assure l’actuel chef du monde libre : « Les emmerdements vont continuer ».) Les commentateurs discutent de ce que pourrait être la manière d’agir appropriée, évidemment, bien qu’ils soient tous d’accord sur le fait qu’elle coûtera des paquets de fric.

Les propositions mises sur la table pour le moment, les 700 milliards de dollars de l’opération de sauvetage du gouvernement américain, semble être une échappatoire facile pour les acteurs financiers de toutes sortes, et pas seulement les porteurs de titres hypothécaires sans valeur, qui essaient de faire supporter le poids de leur papier complètement déprécié par le « contribuable », celui-ci étant le dernier recours (il n’est en général pas clairement identifié, mais il est clairement, si on y réfléchit, la représentation abstraite de tous ces gens à faible revenu sur lesquels le fardeau fiscal a été reportée depuis les années 1980). Si, finalement, le Parlement s’incline et vote ce plan, une chose est claire : les 1 000 milliards de dollars ou plus, qui dans nos fantasmes, auraient dû être dépensés un jour ou l’autre pour de nouvelles écoles, la santé, ou simplement pour empêcher les ponts de s’écrouler (1), vont être déversés dans les coffres des institutions financières, sans autre effet que de les maintenir à flot (et de payer leurs dirigeants, leurs employés et leurs investisseurs). Ce sera de l’argent dépensé, non pour des biens ou des services, mais juste pour remplacer un autre argent, qui s’est envolé de ce monde de misère. Ou, plus précisément, un argent que les gens pensaient réel mais qui est devenu purement imaginaire ; pour en finir avec ça, encore plus d’argent imaginaire – un argent qui est supposé être généré un jour par l’activité économique – va prendre sa place. Une telle dissociation de l’argent de tout sauf de lui-même peut être difficile à saisir, mais c’est la clé permettant de comprendre ce qui se passe actuellement.

Tout le monde est d’accord sur l’origine immédiate de la présente crise. Alan S. Blinder, ancien gouverneur de la Réserve fédérale, aujourd’hui professeur d’économie à Princeton la définit de cette manière : « Il est facile d’oublier dans tout cet arsenal de fantaisies financières – dérivés de crédit, swaps –, que la cause fondamentale de tout fut la chute de l’immobilier. » Tous, depuis les plus petits propriétaires jusqu’aux Maîtres de l’Univers de Wall Street, imaginaient que les prix de l’immobilier grimperaient indéfiniment. Quand ceux-ci commencèrent à baisser, les institutions qui avaient acheté des hypothèques et les avaient échangées contre un prêt, les utilisant comme les équivalents de biens immobiliers de grande valeur, se trouvèrent soudain dans l’impossibilité de faire face à leurs obligations. Elles ne pouvaient plus ni prêter de l’argent ni en emprunter ; leurs tentatives de lever de l’argent en vendant leurs avoirs firent encore plus chuter les prix. La panique prit les investisseurs. Et il apparut que l’économie est réellement globale ; l’effondrement américain s’est rapidement propagée dans le monde entier, aggravant la dépression japonaise, asséchant le marché boursier russe, menaçant la croissance chinoise (sans conduire encore le miracle communiste-capitaliste vers une extinction semblable à celle du Tigre irlandais) et atteignant les banques allemandes. Un premier résultat fut la pression des banques centrales européennes et asiatiques qui a contraint le gouvernement américain à sauver le géant américain de l’assurance AIG, au prix de 85 milliards de dollars ; un autre résultat est l’arrivée de banques étrangères faisant la queue pour profiter de la manne gouvernementale.

Mais pourquoi les prix de l’immobilier ont-ils monté encore et encore ? Et pourquoi se sont-ils arrêté ? Est-ce seulement parce que ce qui a monté doit forcément descendre ? Ceux qui écrivent sur l’économie aiment la considérer comme si elle était gouvernée par des forces naturelles. Mais alors qu’on en appelait à la nature sous la forme des principes du marché, qui devait être laissé libre de fonctionner de son mieux, aujourd’hui chacun a décidé que le marché a besoin de régulations – des digues, comme s’il s’agissait des ouragans de l’avidité individuelle – pour préserver la tendance naturelle à croître. Ce que l’on remarque (ou admet) beaucoup moins, c’est que c’est précisément l’absence de régulation qui a créé la prospérité, telle qu’elle était dans la dernière décennie, tout autant que l’effondrement des deux dernières années.

Les contrôles stricts de la finance instaurés par la législation du New Deal (2) ont été liquidés, depuis la fin des années 1970, par les présidents Carter, Reagan et Clinton. Outre cette dérégulation, qui allait de pair avec les innovations bancaires contournant ce qui restait de contrôles, une dérive des activités bancaires, depuis la gestion des dépôts à la réalisation de gains par la vente d’investissements financiers et des changements dans le code des impôts, a mené à une croissance époustouflante de l’activité financière. En 2007, les gains des services financiers ont représenté 28,3 % de l’ensemble des bénéfices des sociétés, un sommet historique. C’est beaucoup cette croissance de l’activité financière, en fait, qui est apparue à la fois comme « globalisation » et comme prospérité américaine. Cette prospérité pourtant méritait plus de scepticisme qu’elle n’en a soulevé, ponctuée comme elle l’était d’effondrements du marché et de récessions.

Les années 1980 ont vu une vague de fusions et de rachats d’entreprises, financées pour la plupart par « levier » (par des emprunts). Ces jours heureux, sous le signe de l’affirmation « l’âpreté au gain c’est bien », furent pourtant assombris par la faillite des banques d’épargne et de prêts à la fin de cette décennie. Profitant de leur nouveau statut dérégulé pour investir largement dans l’immobilier, ces établissements ont accumulé une perte de 160,1 milliards de dollars que le gouvernement américain (c’est-à-dire encore les contribuables) a épongée avec un cadeau de 124,6 milliards. De la même façon la bulle informatique des années 1990 a éclaté en entraînant une chute de 30% de la Bourse en 2000 et un arrêt général de l’investissement.

Pour répondre à cet affaiblissement de l’économie, entre 2001 et 2003, la Réserve fédérale a réduit les taux d’intérêt de 6,5 % à 1 %. Ce qui a conduit, comme prévu, à une forte augmentation des dettes des ménages et des entreprises. En particulier, les prêts hypothécaires se sont envolés, passant de 385 milliards en 2000 à 963 milliards en 2005. Ceci, couplé avec le refinancement des logements, a été le fondement, à partir de 2002, de l’expansion de l’économie américaine et, dans une certaine mesure, de l’économie mondiale – de pair avec un afflux de fonds étrangers échangés contre des bons du Trésor américain.

Une innovation technique de cette expansion des années 1980 et suivantes, financée par la dette, fut la « sécurisation » des crédits hypothécaires – leur regroupement en paquets vendus comme obligations. De cette façon la banque qui prête ne lie pas son argent à une propriété immobilière réelle, dans l’attente que son prêt soit remboursé, mais vend en fait le droit de recevoir les intérêts à des investisseurs – autres banques, fonds de pension, etc. – dans des lots aux structures complexes appelés « obligations de dette collétarisée » (CDO) (3). Les investisseurs, naturellement, pouvaient vendre ces CDO à d’autres ou les utiliser comme garantie pour prendre des emprunts plus importants destinés à acheter encore plus de titres ou à jouer dans le champ en expansion rapide des « derivatives » (un type de placement bien décrit récemment par le Financial Times comme « mettant un miroir en face d’un autre miroir et permettant à un objet physique d’être reflété à l’infini » : quelque 62 000 milliards de dollars de crédits non remboursés seraient actuellement en suspens dans ce secteur). En janvier 2007, les obligations américaines basées sur le crédit hypothécaire à la base de la pyramide des instruments financiers atteignaient un montant global de 5 800 milliards de dollars, bien plus élevé que la valeur réelle des maisons et des remboursements du total des prêts. Sur ce montant, 14 % représentaient les prêts consentis à des gens ayant des ressources plus que modestes. En 2006 ce sont eux qui commencèrent à avoir des difficultés à rembourser leurs mensualités.

La vague de saisies pour non-paiement des prêts hypothécaires n’est pas une surprise, puisque les salaires réels des travailleurs de base, après avoir atteint leur maximum début 1970, ont stagné depuis (les années 2000 ont vu en particulier un déclin rapide du financement par les entreprises des dépenses de santé), ceci parallèlement à un ralentissement de l’emploi. Quand les mensualités des emprunts à taux variables se mirent à augmenter, de moins en moins de gens purent y faire face. A ce moment, à partir de 2004, la Banque Fédérale commença à relever les taux d’intérêt. Ce qui rendit les emprunts plus chers, et le prix des maisons commença de baisser. Ces développements, à leur tour, rendirent impossible les refinancements dont les prêteurs avaient fait miroiter la possibilité aux emprunteurs. En décembre 2007, près de 1 million d’emprunteurs étaient menacés d’expulsion de leur maison pour défaillance. Le prix des maisons commença à baisser plus rapidement : le marché hypothécaire s’effondra, entraînant dans sa chute toute la structure des investissements « sécurisés », qui sont aujourd’hui une part importante de la structure financière aux Etats-Unis et partout dans le monde.

Aucune régulation ne résoudra le problème de cette demande de retours sur investissements qui excède de beaucoup le flux de monnaie capable de la satisfaire, pas plus que n’en est capable le déversement dans les caves des banques de dollars fraîchement imprimés. Il est vrai que le renflouement des banques d’investissement aidera des infortunés comme le secrétaire du Trésor Paulson, dont les actions de Goldman Sachs, évaluées à 809 millions en janvier [2008], sont tomées à 523 millions le 19 septembre. Mais mis à part cette aide à quelques millionnaires méritants, on ne voit pas clairement comment, en aidant les roues de la finance à se mouvoir, on va sauver l’économie mondiale. Dans quoi les financiers investiront-ils s’ils redeviennent solvables ? C’est la grande question que l’on ne pose jamais et à laquelle on ne répond jamais. On suppose simplement que le cours naturel d’événements prospères reprendra. Si l’expansion de la dette pouvait amener la prospérité, nous devrions être déjà dans un âge d’or. Le problème est que l’argent qui a été dispersé à travers le monde au cours des trente dernières années a moins contribué à la croissance de ce que les économistes aiment à appeler « l’économie réelle » – l’économie de production, distribution et consommation de biens réels et de services – qu’à l’expansion d’une économie imaginaire dont la nature réelle devient couramment visible.

Comment cet investissement fictif en est-il venu à tenir une place si importante dans la réalité économique ? Et le loup de la dépression est-il tout près de la porte ?

Paul Mattick Jr

octobre 2008

(1) Allusion à l’écroulement d’un pont franchissant le Mississipi à Minneapolis (Minnesota), qui avait causé la mort de plusieurs personnes, le 2 août 2007, alors que des inspecteurs fédéraux l’avaient depuis 2005 déclaré « défectueux ». (NDE.)

(2) Le New Deal (« Nouvelle Donne ») est le nom donné par le président américain Franklin Delano Roosevelt aux mesures interventionnistes prises en 1933, puis en 1938, lors de la Grande Dépression consécutive au krach de 1929. Il s’agissait de soutenir les couches les plus pauvres de la population, de réformer les marchés financiers et de redynamiser l’économie. (NDE.)

(3) Un CDO (pour collaterised debt obligation, en français « obligation adossée à des actifs »), est une structure de titrisation d’actifs financiers de nature diverse.Comme l’explique un site Internet de vocabulaire financier, le produit financier « à risque » vendu aux investisseurs est « découplé » des actifs, qui sont dits « sous-jacents » : « Les actifs sous-jacents sont des prêts divers consentis à des particulier ou à des entreprises, par des banques ou d’autres investisseurs. » Un CDO regroupe en général des titres issus de 120 à 250 actifs différents, pour un montant compris entre 1 et 2 milliards de dollars. Les CDO, qui ont été émis à partir de la fin des années 1980, ont connu une forte croissance à partir de 2001. Ces titres ont été les plus touchés pendant la crise des subprimes de 2007. (NDE.)


De Paul Mattick Jr, outre les articles sur la crise La crise financière, 2 : Entreprise hasardeuse et La crise financière, 3 : Des hauts et des bas, voir aussi Entretien avec Paul Mattick Jr.

Et Le nouveau mouvement ouvrier américain (Aux Etats-Unis dans Root and Branch, trad. fr. Spartacus 1973).

La revue Oiseau tempête a publié divers textes de Paul Mattick Jr., dont Le Banquet des mendiants, texte original Beggar’sBanquet.

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