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Coup de pouce au transport : crise et restructuration d’un secteur stratégique

mercredi 31 décembre 2008

Les routiers espagnols ont fait grève en juin.

Ce texte est paru dans Echanges n° 126 (automne 2006).

Une nouvelle grève dans le secteur du transport routier en Espagne, lancée par Fenadismer (Federación nacional de asociaciones de transporte de España, deuxième syndicat espagnol de transporteurs routiers), et soutenue par les associations Confedetrans (Confederación de Transportes), Antid et UPTA (Unión de Profesionales y Trabajadores Autónomos), a eu lieu du 8 juin au 14 juin. Une grève de plus dans un secteur où les contradictions se multiplient. Et une fois de plus, se sont répétées dans ce conflit l’opposition des intérêts de représentants même du secteur et les conséquences sur les autres secteurs d’activité (production et distribution).

En ce sens, les différentes grèves qui ont eu lieu en Espagne dans le transport ces dernières années ont une toile de fond et des caractéristiques similaires : celles d’un secteur critique dont le système de production/reproduction est soumis en permanence et intensivement à une forte pression accompagnée d’une détérioration des conditions de travail et des marges opérationnelles des transporteurs situés au bout de cette chaîne. Le déclenchement du conflit est dû à l’augmentation du prix du carburant, impossible à répercuter sur la clientèle ; problème déjà ancien qui réapparaît périodiquement, et maintenant plus fréquemment, du fait des augmentations successives du carburant (1) et des difficultés qu’éprouvent les transporteurs à reporter ces hausses sur les entreprises de manutention et les opérateurs logistiques.

Ce n’est pourtant que la partie visible de l’iceberg, le mal étant bien plus profond. L’effet immédiat est la pénurie, comme ce fut le cas en Italie en décembre 2007, et comme c’est le cas chaque fois qu’il y a une grève dans le secteur des transports (en Espagne, les fabricants et la distribution ont tiré les leçons des grèves du début des années 1990 et, dans la mesure du possible, ont déployé des moyens pour l’approvisionnement des marchandises précisément pour faire face à ce type d’éventualités et ce, malgré les limites imposées par la nécessité de réduire les stocks afin de réduire le capital immobilisé. C’est ainsi que le stock moyen est de trois jours).

Par conséquent, la pénurie a entraîné à très court terme la paralysie des secteurs automobile (2), d’appareils électroménagers, etc., ainsi que de la production agricole (plus de livraison d’aliments pour animaux à la ferme, et des productions de fruits et légumes, lait, poisson, etc.) (3).

Dans la distribution (supermarchés, hypermarchés, marchés centraux), les effets de la pénurie se sont fait sentir dès le troisième jour, aggravés par la réaction de panique des consommateurs qui ont alors fait des réserves de marchandises (4).

Protection par la police

Parallèlement, l’arrêt des transports a eu son impact sur la distribution stratégique du carburant. Dès le lundi, de nombreuses stations-service se sont retrouvés sans carburant. Le président des patrons de stations service a alors appelé à garantir la distribution par la police et, si nécessaire, par l’armée. Le gouvernement catalan l’a écouté, et en Catalogne, où 50 % des stations étaient à sec, la distribution a été effectuée sous la protection de la police autonome.

La protection par la police de convois de camions qui ne soutiennent pas la grève s’est étendue à d’autres produits. Le ministre espagnol de l’Intérieur, à son tour, a assuré la libre circulation et a promis la mise à disposition de la police et de la garde civile pour les camionneurs, mais en réalité de nombreux camionneurs n’ont pas osé sortir par crainte de représailles des piquets de grève, même après l’annonce officielle (jeudi12 juin) de l’appel à l’arrêt de la grève par la CETM (Confederación española de transporte de mercancías). Le développement du conflit a montré, une fois de plus, le pouvoir paralysant des transporteurs ou, d’un autre point de vue, la vulnérabilité et la fragilité du modèle d’organisation de la production dispersée. Les marches escargot sur les routes et autoroutes et l’occupation des aires de repos des routes principales ont provoqué une extraordinaire paralysie et le blocage de la frontière avec la France. Le conflit a aussi révélé – si nous prenons en compte les sources officielles selon lesquelles entre 20 % et 12 % du secteur ont fait grève – l’énorme potentiel d’un groupe minoritaire détenant un rôle clé dans l’actuelle économie capitaliste.

Violences

L’attitude résolue des chauffeurs de camion, due à la nécessité d’obtenir satisfaction dans un court laps de temps (l’arrêt de l’activité est un « luxe » que ne peuvent se permettre les indépendants en raison du niveau de leurs emprunts et de leurs dépenses), a abouti d’une part, à un déploiement massif des piquets de grève dans les centres névralgiques des principaux couloirs de transport et, d’autre part, à divers épisodes de violence : chauffeurs forcés de s’arrêter par l’action des piquets de grève, camions brûlés, cargaisons de transporteurs briseurs de grève déversées dans les fossés, etc.

En outre, deux chauffeurs de camion sont morts, un au Portugal et un en Espagne, ce dernier membre d’un piquet renversé par un chauffeur de camion opposé à la grève.

Bref, l’interminable série d’incidents inhérents à la nature même du conflit et aux caractéristiques du secteur, que les médias se sont chargés de passer sous silence ou au contraire d’enfler, en fonction des intérêts et de la conjoncture, mais bien sûr toujours en mettant en spectacle la violence, façon de banaliser le conflit et de criminaliser les grévistes. En tout état de cause, la répression étatique ne s’est pas fait attendre, les arrestations de piquets (plus d’une centaine) et les attaques contre les économies déjà bien maigres des camionneurs, en imposant des amendes et des sanctions, se sont multipliées.

Cependant la radicalité et la forte pression initiale des camionneurs en grève doit être comprise comme une tactique visant à un règlement rapide du conflit, dans la mesure où le transporteur indépendant, principal acteur de la grève, n’est pas en mesure de faire face à un conflit prolongé. Certains camionneurs ont indiqué qu’ils ne pouvaient aller au-delà d’une semaine sans rentrée d’argent, vu qu’ils devaient continuer à faire face aux coûts fixes (assurance, entretien, etc.) et aux charges financières (amortissement du camion).

Revendications

La plate-forme de revendications des organisations CETM et Fenadismer s’étend sur plus de trente points concernant, entre autres choses, la clause de révision du prix du carburant, la mise en place du paiement obligatoire du transport trente jours après l’émission de la facture, la limitation des opérations successives de sous-traitance, l’augmentation du budget pour encourager les départs volontaires de la profession, les départs en retraite anticipée, la révision des règles concernant les temps de conduite et de repos, la réduction des cotisations sociales, la suppression de l’impôt d’activité, et d’autres comme rédiger une pétition au gouvernement pour créer des couloirs.

Les points forts de la plate-forme, en particulier pour Fenadismer, se réfèrent à l’établissement d’un prix minimal nécessaire pour éliminer le service à perte, la mise en place de règles contraignantes en vue de nouveaux tarifs des transports, l’élimination du « centime sanitaire » (taxe de 2,4 centimes par litre de gazole appliquée dans certaines régions autonomes pour le financement de la santé) et des mesures sociales en faveur des petites entreprises et des transporteurs indépendants.

Discussions et divergences

Le 6 juin, les représentants de la CETM et de Fenadismer se sont entretenus avec des représentants du gouvernement (ministère des Travaux publics) et ont traité des questions telles que la clause de révision de la hausse des prix du pétrole, par le biais d’une formule qui reste pour une prochaine réunion, la clause de dommages-intérêts, l’aide à l’abandon de la profession, les changements dans le système des peines et des infractions, la lutte contre la concurrence déloyale, et des aspects liés à l’Ordre des autorisations (sur le nombre minimum de conducteurs, des possibilités de constituer des entreprises individuelles, etc.) entre autres.

Tout au long des discussions, la tension entre la CETM et Fenadismer a été flagrante, comme il est d’usage depuis des années. Ainsi, le 9 juin, alors que la CETM reconnaissait les progrès réalisés dans la négociation avec le gouvernement, Fenadismer estimait que le ministère du Travail ne pouvait pas contribuer à aider le secteur, en particulier en ce qui concernait les principales revendications. Le 11 juin, la CETM considère le conflit comme terminé tandis que Fenadismer et d’autres organisations autonomes de transport décident de continuer n’ayant pas obtenu, entre autre, le point fondamental de fixer un tarif minimal de service. L’intervention de la police s’intensifie alors (accompagnement des convois sur les grands corridors).

Il est significatif que les grands transporteurs réunis dans la CETM soient parvenus à un accord tout de suite. Les petits dénoncent que les accords du mardi 10 juin avec le ministère ont été signés par des intermédiaires du secteur, qui n’ont pas de camions et, par conséquent, ne sont pas confrontés au problème immédiat de l’augmentation du carburant autrement dit par les sociétés de transport qui sous-traitent à d’autres plus petites et indépendantes. En outre, les avantages obtenus ne touchent qu’un tiers du secteur, selon Fenadismer, telles les exonérations fiscales pour ceux qui facturent plus de 1 million d’euros. Ceci explique que les membres des associations de la CETM de La Mancha, Castille-León et de l’Estrémadure se soient démarqués de leurs dirigeants et se soient joints à la grève.

La position négociatrice du transporteur non plus avec le gouvernement, mais avec l’entreprise de manutention ou l’opérateur logistique qui le sous-traite, est très différente selon que l’entreprise de transport est grande ou celle d’un entrepreneur autonome. Comme le disait un chauffeur de camion (petit homme d’affaires, en faveur de la grève, en dépit de son affiliation à la CETM, ce qui expliquerait qu’il y a plus de grévistes que les 20 % officiels), ceux qui travaillent avec les grandes maisons de manutention répercutent plus facilement la hausse des prix du combustible, alors que ceux qui travaillent pour les PME ne peuvent pas (les PME elles-mêmes sont soumises à la politique de prix des grosses entreprises).

En tout état de cause, ce conflit, qui peut être compris comme un épisode dans le processus de restructuration du secteur des transports en Espagne (et en Europe), pose pour le gouvernement des problèmes d’ordre formel, mais difficiles à résoudre sans porter atteinte aux principes de l’intégration dans l’Union européenne. Par conséquent, il apparaît que la négociation d’accords nationaux est impossible quand il est impossible de subventionner le gazole car Bruxelles, par ses directives contre les pratiques de dumping et de concurrence déloyale, l’interdit. Intervenir sur le marché en imposant un tarif minimal, comme l’ont proposé les grévistes, violerait le sacro-saint principe du libre marché.

Tout cela conduit à des interventions mafieuses et des pratiques irrégulières de la part des groupes de transporteurs (les cas exemplaires des ports de Bilbao, Barcelone et de Valence ont été amplement discutés dans la presse). C’est le propre du système capitaliste que l’Etat n’intervienne que pour assurer la « libre » dynamique de l’économie de marché ce qui – et cela ne saurait être autrement – favorise les fractions dominantes du capital sur les fractions dépendantes et le salariat. Dans le cas qui nous intéresse, l’Etat, par sa police, est intervenu en faveur des transporteurs qui aspirent à contrôler le secteur contre les petites entreprises, et en particulier contre les transporteurs indépendants qui, après tout, sont des salariés déguisés.

L’alternative semble donc être de suivre les propositions de compensation indirecte, telle que l’aide à l’abandon de la profession, les réductions des cotisations pour la sécurité sociale, etc. Mais ces mesures ne peuvent être prises rapidement car elles nécessitent, d’une part une préparation pour rester en harmonie avec les règles européennes et, d’autre part, un calcul précis pour ne pas creuser le déficit de l’Etat, vu qu’elles sont à même de déséquilibrer les comptes de la sécurité sociale ou de compromettre les recettes publiques. Le samedi 14 juin, le gouvernement a annoncé une augmentation de 80 millions d’euros d’aide pour le secteur (retraites, abattements d’impôt et des cotisations sociales).

Les contradictions dans le secteur ont de l’avance et vont plus vite que la capacité politique de l’administration à y faire face. Par ailleurs, les faiblesses structurelles dans ce secteur, précisément parce qu’elles soulignent les contradictions propres au modèle de développement capitaliste, ne se résolvent pas par de simples dispositifs techniques et administratifs.

Aspects particuliers du secteur

Le secteur des transports en Espagne est très fragmenté, avec un grand nombre de petites entreprises et de nombreux propriétaires d’un seul camion. Il se compose de plus de 130 000 entreprises (dont plus de 90 % sont des microentreprises de moins de cinq véhicules), d’une flotte de 340 000 véhicules, et il emploie 540 000 personnes, selon les données de Fenadismer.

Selon un rapport des consultants de DBK, le transport routier de marchandises en Espagne est une entreprise de 16 900 millions d’euros en 2006, avec cinq sociétés dominantes qui trustent une part de marché de près de 12 % (plus de 17% pour les dix premières). 58 % des entreprises du secteur sont des « entreprises » qui ont un seul véhicule et le processus de concentration est lent.

A cette fragmentation, il faut ajouter l’offre excédentaire, qui s’accroît du fait de la baisse de l’activité dans le secteur de la construction et dans d’autres secteurs. Les voix qui appellent à la restructuration sont donc nombreuses, y compris dans les rangs du patronat de la manutention, qui exerce une pression croissante (les entreprises de manutention, donneuses d’ordre, sont responsables de l’expédition), pression qui s’étend tout au long de la chaîne de sous-traitance et repose en bout de course sur le maillon faible, le transporteur individuel, le seul à s’acquitter matériellement du service, qu’il soit salarié (assumant de plus en plus de fonctions pour un salaire toujours plus bas), ou indépendant (il voit ses coûts d’exploitation augmenter et ses marges diminuer).

En fait, les revendications qui figurent dans ce conflit montrent assez justement la partie cachée de la prolétarisation des camionneurs, qui non seulement sont contraints de vendre leur force de travail dans des conditions défavorables (le maillon supérieur de la chaîne de transport est celui qui impose ses conditions), mais sont aussi forcés de faire face à l’investissement et l’amortissement des moyens de production (camion) et d’assumer les responsabilités fiscales et sociales des « entrepreneurs » (assurances, impôts, taxes, etc.). En outre, il faut tenir compte du fait paradoxal que, pour récupérer l’investissement mis dans les moyens de production (camion) et les frais généraux, les transporteurs doivent intensifier le temps d’utilisation du camion (augmentation des heures de travail), ce qui se heurte aux règlements des périodes de conduite et de repos.

Guerre féroce

La fragmentation de l’industrie et l’offre excédentaire de transport entraînent aussi une guerre féroce. Ce qui au niveau général du marché des transports définit bien la confrontation entre CETM et Fenadismer : gagner des parts de marché, notamment au jour le jour pour le transporteur, se matérialise en une perpétuelle chasse au fret, ce qui conduit à offrir des tarifs bas, inférieurs aux coûts mêmes, afin de ne pas perdre des clients, par exemple. D’où la tendance marquée entre les différentes associations de transport et les transporteurs individuels de chercher des solutions propres, comme la grève l’a démontré. Même les camionneurs associés se concurrencent les uns les autres dans les bourses de fret, ce qui a conduit à la formation de comités de contrôle pour surveiller les pratiques des associés.

En tout cas, l’arrière-plan de la situation concernant la nécessité d’une restructuration du secteur revient sur la table depuis les grèves des années 1990. Mais ni les gouvernements socialistes ni les conservateurs n’ont manifesté l’intention d’articuler un plan de redressement similaire à ceux appliqués dans d’autres secteurs. Ne serait-ce pas plutôt que dans le cadre de la réorganisation des processus de production et de distribution (délocalisation de la production et à sa suite de la chaîne de sous-traitance) qui ont conduit à un reclassement des entreprises de transport et des exploitants d’entrepôts en opérateurs logistiques, il fallait une offre excédentaire de fret afin de donner aux nouveaux opérateurs logistiques les meilleures conditions pour négocier avec les transporteurs individuels, et ainsi consolider leur position hégémonique dans le secteur ?

Concentration

Quoi qu’il en soit, la grève déclenchée par la hausse du carburant a été détournée pour tenter de donner un coup de main aux transporteurs, satellites de la CETM, qui cherchent à dominer le secteur afin d’accélérer le processus de restructuration. Une opération qui, selon diverses sources, entraînera la disparition immédiate de 60 000 à 80 000 camionneurs. D’où les demandes au gouvernement (retraite anticipée et incitations à l’abandon de la profession) et le mélange de revendications visant à améliorer les conditions d’exploitation (réglementation des tarifs, réductions des cotisations à la sécurité sociale, etc.).

En d’autres termes, nous sommes face à une alternative entre une restructuration « sauvage » laissée au libre arbitre des forces du marché ou à une restructuration « douce », sous la protection et la réglementation de l’Etat. En ce sens, les mots du président de l’association animateur de la grève pour Fenadismer étaient significatifs. Dans un communiqué de presse, après que la CETM et le gouvernement furent parvenus à un accord, il déclara que le conflit se terminait sur une fausse note et que le gouvernement n’avait pas répondu à l’« appel au secours » de milliers de camionneurs.

Diabolisation du conflit

Dans le nouvel ordre du totalitarisme démocratique, toute expression conflictuelle qui ne parvient pas à être strictement canalisée par le symbolique, le rhétorique ou le spectaculaire, met immédiatement en marche tous les mécanismes de sa diabolisation. Le procédé consiste à déformer la réalité avec un ramassis de demi-vérités, d’omissions délibérées, de données détournées, de montrer le citoyen en victime, etc., visant à susciter un consensus des citoyens autour du front de l’ordre contre toute action revendicative. Les grèves du transport sont le paradigme de déclenchement de toutes sortes de topiques et de techniques de désinformation programmées par les médias.

Les intellectuels, journalistes, enseignants, entrepreneurs, responsables syndicaux, chacun d’entre eux bien rétribué et recevant de bons subsides, tout comme les représentants des organisations de consommateurs qui invoquent le droit à la consommation, imposent la réduction, quand ce n’est pas la suppression pure et simple, des droits. Plus encore, ils imposent la militarisation des conflits sociaux : c’est ce qui définit le totalitarisme démocratique avec la consécration de l’idéologie de marché qui réduit toute condition sociale à celle de citoyen consommateur.

Les slogans qui appellent au consensus citoyen ont un impact immédiat sur les livres de style médiatique, et la grève des transports se convertit de façon unanime en « grève patronale ». Les syndicats de travailleurs, en voulant se démarquer de cette prétendue « grève patronale », ont participé au cérémonial de la confusion (pathétique lettre ouverte d’un officiel chef de l’UGT dans El Periódico du 13 juin), toujours attentifs qu’ils sont à défendre les intérêts commerciaux. Bien sûr, tout sert à semer la confusion pour ne pas évoquer le fond du problème, en particulier pour cacher la structure même du secteur, la composition des associations en conflit et l’articulation des services de transport dans la pratique.

La troupe médiatique a accompli une fois de plus son rôle de dissimulation et de détournement, en dressant les citoyens consommateurs contre les grévistes. Jusqu’à un agent de l’Etat (article par un inspecteur du travail dans El Periódico du jeudi 12 juin) qui s’est permis de remettre en question la nature même de la grève et l’a décrite comme une « grève imposée par la politique économique », dépoussiérant ainsi un arrêt de la Cour constitutionnelle et ajoutant son grain de sable dans la délégitimation du conflit.

Comme toujours dans le discours de citoyenneté, le droit des consommateurs l’emporte sur toute autre considération. L’affirmation répétée du totalitarisme démocratique de remettre en question le droit de grève, en utilisant le thème de la violence, afin de justifier la restriction des libertés et le renforcement de l’appareil d’Etat ainsi que son « intervention » pour assurer l’hégémonie du marché par les fractions les plus fortes du capital, a des implications directes sur la légitimité de l’autoritarisme croissant de l’Etat, au nom de la démocratie précisément. Bien sûr, ce qui dérange, c’est qu’un groupe ait la capacité de paralyser l’activité du marché – ce qui est interprété comme un « chantage » à la société des consommateurs. Toutefois, ce qui semble impossible à reconnaître est une évidence : que cette capacité de « chantage », c’est précisément l’organisation actuelle de l’économie de marché qui se l’octroie.

Fin d’un épisode... et prolongement du problème

Ce conflit dans le transport routier des marchandises en Espagne doit être compris comme un symptôme du problème structurel du secteur lié directement au modèle de développement lui-même lié à l’économie de marché. Aux problèmes de pollution générés par ce secteur s’ajoute la saturation des corridors dans un contexte qui fait prévoir la croissance exponentielle du transport routier de marchandises. Ceci alors que les problèmes et les contradictions se posent déjà entre les réglementations de la circulation (limitation de vitesse, pauses, etc.) et les nécessités de fonctionnement (recherche permanente d’une plus grande rapidité) vu que le juste-à-temps s’est étendu à la production des services.

Le principal moyen de transport de marchandises au sein des vingt-sept pays de l’Union européenne est la route. La tendance à la concentration des couloirs et des régions, pointée dans un rapport d’Eurostat avec le fait que six Etats membres concentrent deux tiers du total des marchandises transportées en 2006, ne fait que confirmer l’ampleur croissante du problème.

La fermeté du conflit souligne en fait que le processus de restructuration est tojours plus rapide et étendu, suite à l’intensification du cycle des échanges en général et dans le domaine du transport en particulier, qui se manifeste dans le jeu d’intérêts entre les donneurs d’ordre/opérateurs logistiques et les transporteurs. Mais c’est ces derniers, alors qu’ils finalisent la prestation de service, qui continueront à subir la pression sur leur marge. Dans le cas des conducteurs employés, ils seront affectés (ils le sont déjà) par l’augmentation du recrutement de chauffeurs des pays de l’Est : l’un des camionneurs s’est plaint que son employeur ait embauché deux chauffeurs bulgares, leurs deux salaires équivalant au sien). De même les chauffeurs indépendants en sous-traitance.

D’autre part, si le prix du pétrole cotinue de monter, comme c’est prévu, l’effet déstabilisateur sur le secteur continuera parce que le segment du transport, du stockage et d’autres activités liées à la manutention des marchandises prennent de plus en plus d’importance dans l’économie dite globalisée qui repose sur la dispersion de la production et la complexité croissante des chaînes d’approvisionnement (de production) et de distribution.

Pause

Le lundi 16 juin, les organisations qui avaient maintenu la mobilisation (Fenadismer, Confedetrans et Antid) demandèrent une « pause » temporaire de l’arrêt de travail, dans l’espoir d’ouvrir des négociations avec le gouvernement. Toutefois, la Plate-forme pour la Défense des Transports (qui regroupe principalement des travailleurs indépendants) a maintenu la mobilisation en faisant converger des milliers de camions sur Madrid et créant des problèmes de circulation. Par ailleurs, la peur des autres transporteurs lorsqu’ils se déplacent (il est impossible pour la police d’accompagner des convois jour et nuit sur toutes les routes) a fait que le rétablissement de la distribution s’est accompli progressivement.

Bien entendu, les grévistes n’ont pas épuisé leurs ressources pour exercer leur pression. Etant donné les conditions de saturation du trafic des marchandises, il suffirait aux transporteurs de stationner leur camion dans les zones de service des grands axes ou d’occuper l’espace des aires de repos des camions circulant pour créer une nouvelle paralysie.

En fin de compte, il subsiste un doute : un conflit, dans un secteur critique et vulnérable tel que le transport, peut-il être réglé simplement par la répression ? Qu’il le reconnaisse ou non, le gouvernement est confronté à une restructuration d’un secteur qui menace de chômage plus de 60 000 personnes dans le secteur concerné. Celles-ci, en grande partie, ne sont pas seulement des employés, comme dans les cas de l’acier ou de l’exploitation minière, mais des salariés travestis, avec des charges financières supplémentaires (dette avec les banques). Il y a une différence avec la conversion des secteurs industriels des années 1980 (sidérurgie, construction navale, exploitation minière) : il ne s’agit pas aujourd’hui d’une industrie obsolète dont l’arrêt a à peine eu des répercussions sur les progrès de l’économie et qui a reçu un traitement d’ordre public. L’agitation dans les transports a des conséquences immédiates et en chaîne sur l’ensemble de l’organisation économique du capitalisme développé (5) et c’est de là que les transporteurs peuvent tirer leur force dans les négociations.

Corsino Vela

juin 2008

(1) Selon l’Observatoire des coûts du ministère du Développement, cité par Fenadismer, le prix du gazole est passé de 0,95 € le litre en mai 2007 à 1,30 € en mai 2008. La variation annuelle du coût du gazole a été de 16,170 € pour la même période. La consommation annuelle d’un camion type est de 46 200 litres.

(2) L’impact n’a pas seulement porté sur les entreprises espagnoles, mais aussi sur les usines d’assemblage à l’étranger qui dépendent des livraisons de composants fabriqués en Espagne. En outre, les sociétés concernées ont tenté de saisir cette occasion pour présenter un « ERE » (« Expediente de Regulación de Empleo », dossier de régulation de l’emploi, autrement dit de licenciements temporaires ou définitifs) et faire que les salaires pour les journées non travaillées soient payées par le fonds national de chômage.

(3) La grève a d’abord affecté les agriculteurs et les éleveurs (problèmes pour le stockage du lait).Les producteurs de fruits, eux, se sont vus obligés de garder leurs produits dans les réfrigérateurs, ce qui a entraîné une baisse de leur prix de vente à la fin de la grève du fait d’une surabondance de l’offre . En outre, les pêcheurs touchés par la hausse du pétrole, ne sont pas sortis, ce qui a renforcé la pénurie de poisson.

(4) Curieusement, les premières choses qui ont disparu des rayons des supermarchés sont le papier toilette et l’eau en bouteille. Il faut croire que la mise en spectacle du conflit par les médias et l’utilisation de la peur comme une tactique de domination de l’Etat démocratique, conduit à des situations aussi étonnantes que celles-ci.

(5) L’impact sur l’économie a été de 500 millions d’euros, selon la confédération patronale catalane CECOT (Confederació empresarial comarcal de Terrassa), qui appelle à une profonde restructuration du secteur. Quoi qu’il en soit, ces évaluations sur les coûts induits par la grève doivent être prises avec réserve car parfois il y a un intérêt à les grossir pour inciter l’animosité contre les grévistes.

Annexe

Le transport routier en Espagne : quelques chiffres

–– Syndicats. Selon Fenadismer (Federación nacional de asociaciones de transporte de España), qui intègre les données officielles du ministère des Travaux publics, le niveau de représentation des organisations sectorielles des transports est la suivante :

– dans le secteur des véhicules lourds, Fenadismer + Confedetrans (38,45 %), CETM (Confederación española de transporte de mercancías) 57,26 %, FVET (Federación Valenciana de Empresarios Transportistas) 2,94 %, Astic (Asociación del transporte internacional por carretera) 1,36 % ;

– pour les véhicules légers : Fenadismer + Confedetrans 34,21 %, CETM (54,75 %), Feneac (Federación nacional de empresas de auxilio en carretera) 4,30 %, FVET 3,54 %.

–– Entreprises. Dans le transport lourd, les travailleurs indépendants représentent 71,9 % et les entreprises 28,1 %. Dans le transport léger, les chiffres sont respectivement de 78 % et 22 %.

89,5 % des entreprises de transport possèdent moins de cinq véhicules lourds.

96,4 % détiennent moins de cinq véhicules dans le transport léger.

— Prix. Bien que les coûts d’exploitation aient augmenté de manière significative entre avril 2007 et avril 2008 (21,7 % pour le gazole, 13,3 % pour les coûts financiers, 4,5 % pour les réparations, l’entretien et les pneus), les services de transport jusqu’à 50 km ont baissé leurs prix de 5 %, tandis que les services de transport entre 100 km et 200 km ont baissé leurs prix de 1,7%.

Enfin, les services de plus de 300 km ont augmenté de 0,2 %.

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