Mike Davis (1) a accordé le 29 mars (2006) un entretien à une radio de Los Angeles, Pacifica Radio, qui, légèrement abrégé, a été publié dans Against the Current n° 122 (mai-juin 2006).
Nous avons traduit la partie de cet entretien (disponible en anglais sur www.solidarity-us.org/atc/122Davis.html) portant sur le mouvement des Latinos et qui rend l’atmosphère des protestations des immigrés, légaux et illégaux. Les initiales se rapportent à l’interviewer, Jon Wiener (JW), à Mike Davis (MD) et à Against the current (ATC).
Ce texte a été publié dans Echanges 117 (été 2006), avecun article sur l’immigration aux Etas-Unis, « Le géant s’éveille : comment, aux Etats-unis, s’est construit le mouvement contre la nouvelle loi pénalisant les immigrés ».
Jon Wiener - Samedi [25 mars] a eu lieu la plus grande manifestation de l’histoire de Los Angeles – entre 500 000 et 1 million de personnes ont défilé dans le centre de la ville pour la reconnaissance des droits des immigrés et contre la législation votée par la Chambre des représentants, criminalisant l’aide apportée à un immigré clandestin, même pour lui procurer des soins médicaux. Qu’est-ce que cela signifie selon vous ?
Mike Davis - C’est un événement extrêmement significatif. Il montre clairement qu’une génération est prête à combattre pour l’égalité et n’acceptera pas les écoles de seconde zone et les ghettos dans lesquels elle est confinée.
La naissance de ce nouveau pouvoir, une classe ouvrière latino consciente et militante, rappelle des mouvements antérieurs. Mais je pense que personne – on pouvait s’en rendre compte en discutant avec les manifestants – n’espérait un mouvement d’une telle ampleur. C’est un tremblement de terre dans l’histoire de Los Angeles et, à part peut-être certaines manifestations anti-guerrre ou la marche sur Washington lors du mouvement pour les droits civiques [28 août1963] (2), c’est en passe de devenir la plus grande manifestation jamais vue dans une ville américaine.
J. W. - N’est-il pas vrai, comme le soutiennent les opposants à l’immigration, que les travailleurs sans papiers contribuent à maintenir des salaires bas, particulièrement pour le travail non qualifié ?
M. D. - Non. Ce qui maintient les salaires à un bas niveau, c’est tout l’appareil de répression qui rend difficile et parfois impossible pour les travailleurs immigrants de s’organiser, de former des syndicats, d’obtenir des salaires plus élevés, de faire appliquer les lois du travail existantes. De nombreux documents mettent au jour ce mécanisme.
Je pense que le point essentiel, le vrai message de ce week-end, c’est que les manifestants ne disaient pas simplement : « nous sommes ici et nous voulons rester », mais affirmaient vouloir bâtir une vie meilleure pour eux-mêmes et pour tous. C’est une énorme machine de changement social, pas seulement pour les immigrés ou ceux qui ont des immigrés dans leur famille, mais pour tous ceux d’entre nous qui voudraient voir une Californie plus juste et plus égalitaire.
Against the current. - Quelle devrait être, selon vous, notre approche politique des travailleurs noirs pauvres, qui sont les plus directement touchés par la concurrence des immigrants pour les emplois ?
M. D. - L’impact des bas salaires des immigrés est en fait plus directement ressenti par les autres immigrés. Si un groupe quelconque avait un intérêt économique égoïste à s’opposer à l’immigration clandestine ou à la restreindre, ce serait la cohorte des immigrants latinos dans les secteurs tels que l’industrie légère, l’entretien des parcs et jardins, la restauration, etc. Partout, les Latinos sont en concurrence avec d’autres Latinos dans un marché du travail segmenté.
Bien qu’il soit possible de citer des exemples où les Latinos ont pris la place des Noirs – dans les services ou dans les travaux de reconstruction de La Nouvelle-Orléans –, ce phénomène est largement exagéré. Les ouvriers noirs américains ont beaucoup plus souffert du déclin des emplois industriels et de la stagnation des emplois publics, ainsi que de la discrimination et des restrictions d’accèsdans les zones de grande banlieue, aux emplois qui se créent dans les bureaux, la distribution et la défense.
En termes politiques, la « latinisation » des villes américaines peut devenir un levier pour des revendications propres aux Noirs autant qu’une source de concurrence. Plus que jamais, l’unité entre les Noirs et les Latinos reste le pivot stratégique d’une politique progressiste et de l’avancée d’un mouvement social.
J. W. - Nous avons vu, ces jours derniers, les lycéens s’engager au premier rang.
M. D. - J’ai vu défiler 500 lycéens au coin de ma rue ce matin. C’était Noël ! Je n’aurais pas pu me sentir plus heureux. Mais je dois dire aussi qu’il manque dans tout ceci une dimension dont j’ai bien conscience parce que je vis tout près de la frontière – mon bureau est sous les toits, orienté au Sud. Il est clair, d’où je me trouve, qu’une invasion frontalière est en train de se produire. Nous ne pouvons nous cacher qu’elle existe : les gringos (3) sont en train de conquérir la Basse-Californie à la vitesse de la lumière.
Il me semble qu’on oublie, dans toute cette discussion, le fait qu’au cours des dix dernières années le nombre des Américains vivant au Mexique a quintuplé, passant de 200 000 environ à près de 1 million aujourd’hui, avec de vastes projets en cours en Basse-Californie, avec une douzaine de luxueuses marinas le long de la côte mexicaine. La ville coloniale de Loreto est en train de devenir une nouvelle cité moderne destinée à héberger une communauté de 40 000 à 50 000 riches Nord-Américains.
Il y a un autre aspect du débat qui est rarement pris en compte.
Actuellement, Tijuana abrite une population croissante d’Américains qui n’ont plus les moyens de vivre ici, à San Diego. Clairement, ce que nous voyons de ce côté-ci de la frontière, le mouvement des milices volontaires et ceux qui les soutiennent, représente l’écho d’une culture à l’agonie.
ATC. - Pouvez-vous en dire un peu plus sur ce dernier groupe, vraisemblablement des Anglo-Saxons ? Vous dites qu’ils se déplacent en masse pour profiter du moindre coût de la vie à Tijuana. Est-ce qu’ils traversent la frontière pour venir travailler aux Etats-Unis ?
M. D. - L’intégration socio-économique entre les Etats-Unis et le Mexique – un processus lié à l’Alena [traité de libre-échange conclu en janvier 1994 entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique] mais qui dépasse largement ce cadre, est irréversible. Il déracine des millions de Mexicains – d’anciens cultivateurs de maïs, d’anciens ouvriers des usines du pays, les contraignant à se déplacer vers le Nord.
Mais, en même temps, l’Alena a ouvert le Mexique à la colonisation par les citoyens américains cherchant des paradis pour leur retraite, des résidences secondaires et des opportunités de spéculation. La différence est que les Américains jouissent au Mexique de droits et de privilèges sans cesse accrus, y compris pour l’appropriation de zones côtières autrefois protégées, tandis que les immigrés mexicains forment aujourd’hui le groupe le plus important de travailleurs sans garantie et criminalisés du monde industrialisé.
J. W. - La marche de samedi et la grève des étudiants cette semaine protestent contre la loi votée par la Chambre des Représentants, qui criminalise le fait d’apporter aide et assistance, y compris des soins médicaux, à un immigré sans papiers. Apparemment en réponse à la manifestation de samedi, la commission judiciaire du Sénat a voté lundi 12 juin pour ce qu’elle considère comme une loi progressiste sur l’immigration.
Quatre républicains ont soutenu cette loi qui doublera le nombre des patrouilles le long de la frontière, accroîtra les possibilités de détention des immigrés clandestins, rendra leur déportation plus rapide et prévoit un délai de onze ans avant de pouvoir obtenir des papiers et un permis de séjour pour ceux qui sont actuellement clandestins. Voilà ce qu’est ce projet prétendûment bon, soutenu par le New York Times, le Los Angeles Times et d’autres journaux. Quelles seront, selon vous, les conséquences de cette loi ?
M. D. - Cela montre deux choses. D’abord les effets du tremblement de terre de Los Angeles ont été clairement ressentis dans les couloirs du Sénat. Ensuite les démocrates (tels que, en particulier, le sénateur Dianne Feinstein et le gouverneur Napolitano en Arizona) ont joué un jeu très dangereux pendant des années : ils ont essayé de doubler les républicains sur ces questions, en se montrant plus stricts sur le contrôle de la frontière. On peut rapprocher cette attitude de celle d’Hilary Clinton, plus dure sur la lutte contre le terrorisme que Donald Rumsfeld ou Dick Cheney. Et de bien des manières, les démocrates ont favorisé ces retours de la rigueur sécuritaire.
Sans aucun doute c’est un phénomène important pour la base du parti républicain. Cependant, dans les années 1890, il y eut un rejet comparable des immigrants juifs et catholiques du Sud et de l’Est de l’Europe ; il venait souvent d’organisations professionnelles, de travailleurs blancs qualifiés nés aux Etats-Unis qui défendaient ce qu’ils percevaient comme leurs privilèges. Aujourd’hui, si vous regardez les secteurs géographiques où se développe principalement cette hystérie anti-immigrés, si vous regardez quels en sont les organisateurs ou leurs principaux soutiens, aucun d’entre eux ne pourrait vivre plus de quelques secondes sans les esclaves de langue espagnole qui tondent leur pelouse ou torchent le cul de leurs bébés.
Ce phénomène n’est pas comparable à ce qui se passe en Europe avec Le Pen. Là-bas, ce mouvement, comme vous le savez, regroupe des travailleurs européens inquiets protestant contre l’immigration. Ici, l’hystérie vient de groupes de gens dont le niveau de vie est assuré par l’immigration et qui sont profondément complices de l’exploitation des immigrants.
ATC. - En 2002 et 2004, les Latinos ont été de plus en plus nombreux à voter pour les républicains et ce fut une des données majeures de leur succès électoral. Mais, à présent que l’extrême droite républicaine se mobilise politiquement contre l’immigration et que la majorité parlementaire républicaine défend l’une des lois anti-immigrés les plus sévères qu’on ait jamais vues, Bush et compagnie peuvent-ils espérer maintenir leur position ? Qu’est-ce que cela présage pour le pouvoir républicain ?
M. D. - Le dilemme de Bush est une vraie torture, coincé qu’il est entre le roc inébranlable des extrémistes « nativistes » [qui défendent ceux qui sont nés citoyens américains, NDLR], le noyau dur des employeurs qui réclament un programme nouveau d’immigration, et le pouvoir électoral stratégique des Latinos. Je pense qu’il est vraisemblable que Rove et les autres stratèges de la Maison Blanche aient été totalement aveuglés paar l’ampleur et la férocité de cette réaction anti-immigrants. Géographiquement, c’est une rébellion des faubourgs républicains en pleine expansion avec des épicentres remarquables dans les comtés du nord de San Diego et d’Orange en Californie, de Phoenix et ses environs en Arizona, le cordon blanc autour d’Atlanta et le comté de Suffolk dans l’Est de Long Island.
Dans ces zones relativement riches et traditionnellement blanches, les résidents s’irritent profondément du fait que ces immigrés, qui les servent, vivent aussi parmi eux. L’irruption de ce « néo-nativisme » dans la politique locale et fédérale est, naturellement, plus dangereuse que l’impact qu’il a eu jusqu’ici sur la politique nationale ; spécialement, la prolifération de lois et les nouveaux textes donnant à la police locale le pouvoir d’appliquer les nouvelle lois sur l’immigration. C’est Jim Crow au xxie siècle (4) et les communautés latinos locales doivent faire face à un harcèlement et à des peurs sans précédent.
J. W. - La loi votée par la Chambre des représentants, qui devra être harmonisée avec le texte voté par le Sénat, envisage la construction d’un mur de mille kilomètres sur la frontière et la déportation de près de 10 millions d’immigrants.
M. D. - Oui, c’est une loi aussi ef-fayante que l’internement des Japonais en 1942. Chez moi, elle aboutirait à criminaliser tout les membres de ma famille étendue. On criait dans les manifestations « Nous sommes tous des immigrants », maintenant nous pouvons crier « Nous sommes tous des criminels ». Cela n’arrivera vraisemblablement pas immédiatement. Je pense que le scénario le plus vraisemblable est un blocage pour un an au moins. Je pense que beaucoup de gens en ont conscience, mais le discours à propos de la frontière devient chaque année plus inhumain. J’en blâmerai d’abord les démocrates qui se sont montrés profondément complices de tout cela. Et naturellement, pour commencer, l’idée de patrouilles frontalières est une absurdité.
Le destin du Mexique, celui des Etats-Unis et d’autres pays d’Amérique sont inextricablement liés. Il faut accepter ce fait dès le départ. Les déclarations les plus courageuses sur la question sont venues d’une source à laquelle on hésite à se référer à cause de ses positions sur d’autres points – ce sont celles du cardinal Mahony.
J. W. - Rappelez-nous les positions de ce cardinal sur l’immigration ?
M. D. - Il a dit que le droit au travail est un droit sacré. Il est à 100 % du côté des immigrés et il a annoncé que lui-même et d’autres membres de l’Eglise catholique, évêques, prêtres et cardinaux, seront les premiers à aller en prison. Et malgré tout ce que l’on peut penser par ailleurs de certaines de ses positions (on le soupçonne par exemple d’avoir aidé à étouffer des poursuites de prêtres accusés de violences sexuelles sur des enfants), sur ce problème spécifique de l’immigration, il se pose en grand homme, presque en héros.
C’est la bonne position à prendre. Vous savez, les deux prochaines années seront déterminantes. Il n’est pas possible de se désintéresser de cette question et de se contenter d’observer en pensant que cela ne concerne que les Latinos et une poignée de républicains réactionnaires agités du comté d’Orange. Cette question est en train de nous toucher tous, je pense, à un niveau très personnel. Nous allons devoir, tous autant que nous sommes, faire des choix moraux fondamentaux.
Notes
(1) Mike Davis est professeur d’histoire à l’université de Californie-Irvine. Il est l’auteur de City of Quartz, Los Angeles, capitale du futur (La Découverte 1997), de Génocides tropicaux, Catastrophes naturelles et famines coloniales (1870-1900), aux origines du sous-développement (La Découverte 2003), Contrôle urbain, l’écologie de la peur (Ab Irato 1998) et Planètes Bidonvilles (Ab Irato 2005).
(2) Le 28 août 1963, plus de 200 000 Noirs et 60 000 Blancs participèrent à une marche sur Washington lancée par le pasteur A. Randolph et au cours de laquelle Martin Luther King prononça son célèbre discours « I have a dream… ». Cette marche et les autres actions du Mouvement pour les droits civiques aboutirent à l’adoption par le Congrès, en juillet 1964, du Civil Right Act qui rendait inconstitutionnel toute forme de discrimination dans le vote ou dans les lieux publics.
(3) « Gringo » désigne en Amérique latine, d’une manière péjorative, les Anglo-Saxons et notamment les Américains.
(4) « Jim Crow » terme méprisant désignant les Noirs aux Etats-Unis, et qui caractérise aussi la politique et les lois ségrégationnistes. Son origine semble avoir été une chanson de la première moitié du xixe siècle,basée sur un fait réel. Les « lois Jim Crow » sont les lois votées après la guerre de Sécession dans les Etats du Sud et établissant la ségrégation. Le « Jim Crow South » désigne les Etats ségrégationnistes du Sud.