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ERNEST HABERKERN : Les causes profondes de l’« affaire Lerner »

vendredi 23 janvier 2004

Lors de la manifestation du 15 février 2003, le rabbin Lerner, « sioniste de gauche » qui édite le journal Tikkun et prône la création d’un Etat palestinien, n’a pas pu s’exprimer à la manifestation de San Francisco, ce qui a déclenché toute une polémique aux États-Unis. Ni patrie ni frontières publie ci-dessous les réflexions d’Ernest Haberkern à ce sujet, tout en ne partageant pas du tout l’appréciation apparemment positive de l’auteur sur la candidature de l’écologiste Ralph Nader aux dernières élections présidentielles américaines. Nous y reviendrons peut-être dans un prochain numéro. (Y.C.)

A mon avis, Lerner en tant qu’individu et son cas personnel ne constituent pas le problème principal. Ce qui est en jeu, c’est l’interdiction absolue d’émettre la moindre critique au sein de Answer (1). Et, au-delà de cette question, il faut discuter de leur hostilité de principe contre l’existence même d’Israël (2), politique que les porte-parole de ce mouvement défendent à la tribune de leurs meetings et que personne n’a le droit de contester.

Le conflit entre Michael Lerner et la coalition de quatre groupes qui a organisé les marches antiguerre dans la région de San Francisco plonge ses racines dans le passé. Pour bien comprendre la situation actuelle, il faut se pencher sur l’évolution de la gauche révolutionnaire, notamment américaine, depuis les années 1960.

A cette époque, particulièrement aux Etats-Unis, de larges sections de l’extrême gauche, notamment les groupes qui se considéraient comme « marxistes », désespéraient de réussir à convaincre une fraction significative de la population américaine de leurs positions antiguerre. Les militants étaient particulièrement déçus par la manifestation de sentiments bellicistes dans la classe ouvrière - dont les fils se battaient et mouraient au Vietnam tandis que la plupart des étudiants antiguerre obtenaient des sursis, comme tous les étudiants d’ailleurs. Les militants antiguerre imaginèrent alors une solution à leur problème : ils présentèrent leur mouvement comme un mouvement de soutien aux peuples opprimés en révolte dans le tiers monde, région à propos de laquelle ils ne connaissaient pratiquement rien, et comme un mouvement consciemment anti-américain. Che Guevara et Mao tsé-toung devinrent les héros des étudiants bourgeois en voie de radicalisation, étudiants qui n’avaient jamais entendu parler d’Eugene Debs (3).

Lorsque la Cisjordanie et Gaza furent occupées, et que la classe dirigeante israélienne accentua l’oppression du peuple palestinien, le petit milieu tiers-mondiste américain décida que Israël (pas seulement le gouvernement israélien, ou même le mouvement sioniste) avait basculé dans le camp des « peuples impérialistes ». La communauté juive américaine (qui, pour des raisons historiques, était traditionnellement à gauche) dut faire face à une grave crise de conscience. Crise exacerbée par des divergences croissantes au sein de la communauté afro-américaine à propos de questions de politique intérieure, comme la discrimination positive (4). L’alliance traditionnelle entre Juifs, Afro-Américains, syndicats et gauche révolutionnaire commença à se fissurer. Et c’est la principale raison pour laquelle la Nouvelle Gauche (5) si prometteuse des années 1960 s’effondra.

La gauche révolutionnaire, composée de sectes ayant une influence limitée, resta isolée. N’ayant donc aucun compte à rendre à un vaste mouvement populaire, elle défendit une politique de plus en plus incompréhensible aux yeux de la plupart des Américains. L’extrême gauche remplaça une politique fondée sur la lutte des classes par une politique fondée sur la lutte des ethnies et des races. Curieusement, la diabolisation du sionisme alla de pair avec un soutien acritique au nationalisme noir, au nationalisme tiers-mondiste et au nationalisme palestinien, trois idéologies fondées sur la même substitution d’une politique de classe par une politique fondée sur l’ethnie.

Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, une nouvelle vague de radicalisation politique est apparue aux Etats-Unis. La campagne présidentielle de Ralph Nader en a été l’un des symptômes. En partie parce que la situation économique des ouvriers américains s’aggravait et que les syndicats voyaient leur pouvoir décliner, suite à l’approfondissement de la mondialisation. Mais bien d’autres problèmes entrent en jeu. Le nouveau mouvement pour la paix condense toutes ces frustrations. Seul un nombre réduit d’Américains soutiennent le rêve démentiel de l’administration Bush : construire un nouvel empire colonial au Moyen-Orient. Malheureusement, les principales organisations juives américaines font partie des supporters les plus enthousiastes du président Bush.

Mike Lerner, dans son journal Tikkun, est certainement l’un de ceux qui se sont le plus farouchement opposés à cette tendance conservatrice au sein de la communauté juive américaine. Cette publication a courageusement dénoncé les actions criminelles de Sharon et de Barak, et l’occupation de la Cisjordanie. Lerner et Tikkun ne se sont pas contentés de défendre une position progressiste sur le conflit israélo-palestinien. Lerner a, par exemple, soutenu la candidature présidentielle de Ralph Nader. Malgré cela, il n’a pas eu le droit de s’exprimer lors de la dernière marche contre la guerre, le 15 février. Pourquoi ?

Comme tous les commentateurs l’ont noté, le mouvement antiguerre américain, populaire et hétérogène, ne s’est pas encore donné une structure représentative. C’est pourquoi l’organisation des manifestations a échu aux groupes sectaires nés dans les années 1960, voire avant. Le groupe le plus agressif parmi les coalitions qui organisent des manifestations antiguerre s’appelle International Answer. Il provient d’une scission du mouvement trotskyste, au moment de la révolution hongroise des conseils ouvriers. En 1956, il soutint l’intervention soviétique alors qu’à l’époque les partis staliniens, de la base au sommet, était sous le choc. Révoltés, traumatisés, démoralisés, les communistes officiels se posaient mille questions tandis que cette étrange secte qui se prétendait trotskyste appelait à la répression de la classe ouvrière (6). Sur le conflit israélo-palestinien, la position de ce groupe, qui s’appelle aujourd’hui le Workers Word Party et dont le dirigeant historique est Sam Marcy, est claire : ils pensent qu’Israël n’a pas le droit d’exister. Ils soutiennent la tendance nationaliste palestinienne qui est le pendant exact du sionisme le plus extrémiste. Lerner et Tikkun, quant à eux, ne considèrent pas qu’il existerait deux camps : d’un côté « Israël » et de l’autre la « Palestine ».

Pour eux, la ligne de clivage politique passe au sein des deux communautés nationales : entre ceux qui luttent pour la paix et la justice, d’un côté, et ceux qui veulent tirer profit de la situation en attisant les passions chauvines et religieuses, de l’autre. Dans le mouvement antiguerre actuel, quelle est la position qui a le plus d’impact ? Il suffisait de lire les pancartes confectionnées par les manifestants pour connaître la réponse. La plupart contrastaient avec les pancartes « officielles » d’Answer. Elles critiquaient la guerre et Bush, en réclamant la paix et la justice. Je n’ai pas entendu de slogans ni aperçu de banderoles dénonçant l’existence d’Israël, mais il faut dire que la manifestation était très longue, et que je n’ai pas pu tout voir. Un nombre significatif de manifestants portaient des drapeaux palestiniens mais ne criaient pas de slogans violemment anti-israéliens. D’ailleurs, Tikkun a tenu une table aux abords du rassemblement devant la mairie de San Francisco, à la fin de la manifestation. Ses partisans ont été apparemment bien accueillis et tous les gens qui se sont approchés d’eux, selon le compte rendu de Tikkun, les ont félicités pour la position de Lerner, à l’exception d’un militant d’Answer.

Comment Answer réussit-il à conserver sa mainmise sur le mouvement ? C’est très simple : en interdisant tout débat sur le problème israélo-palestinien. En petit comité, à huis clos, les quatre groupes qui composent la direction de la coalition, et qui sont eux-mêmes des agglomérats de groupes plus petits, ont décidé d’interdire la parole à tout orateur qui critiquerait publiquement l’un d’eux. De cette façon, les orateurs d’Answer ont la possibilité de dénoncer les Israéliens (le peuple) comme des impérialistes sans que le moindre contradicteur puisse s’exprimer à la tribune. Un peu avant la manifestation du 15 février, dans une interview, Lerner a critiqué l’hostilité de principe contre l’existence de l’Etat d’Israël, position défendue par Answer. Suite à cette intervention, la direction de la coalition lui a interdit de prendre la parole à la manifestation du 15 février. Malheureusement, plusieurs groupes juifs pacifistes ont entériné la position d’Answer et ont même attaqué politiquement Lerner, par crainte d’être isolés. Answer a fait pression sur eux en exerçant un véritable chantage.

Évidemment, cette décision a provoqué une violente polémique. On a accusé Lerner d’avoir des ambitions personnelles, de falsifier le contenu des discussions au sein d’Answer, etc. Mais les quatre groupes ont confirmé non seulement qu’ils empêcheraient quiconque de les critiquer publiquement, mais ils se sont servis de cette position pour justifier leur décision d’interdire à Lerner de prendre la parole.

En ce qui me concerne, je ne partage pas toutes les opinions de Lerner et Tikkun. Par exemple, je pense que Lerner commet une erreur en considérant que ceux qui sont hostiles par principe à l’existence d’Israël s’inscrivent dans la tradition du vieil antisémitisme européen. A mon avis, la haine des nationalistes palestiniens et arabes contre le gouvernement israélien (haine qui s’étend malheureusement souvent au peuple israélien) est le produit du comportement du gouvernement israélien depuis 1948 et du mouvement sioniste depuis au moins les années 1920.

D’ailleurs, aux Etats-Unis, les antisémites classiques comme Pat Robertson et sa Christian Coalition soutiennent avec ferveur le projet de « transfert » (c’est-à-dire d’expulsion) des Palestiniens hors de la « Terre Sainte ». Leur position est encore plus à droite encore que la position officielle du Likhoud. Et je suppose que tout le monde, en France, a entendu parler de l’interview qu’a donnée Roger Cuckierman, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France, au journal Haaretz. Ce monsieur a déclaré que la victoire de Le Pen au premier tour des élections présidentielles était une bonne chose car elle pourrait « convaincre les musulmans de se taire ».

Lerner et Tikkun sont partisans d’une collaboration entre les Palestiniens et les Juifs, afin de mettre un terme à l’occupation israélienne. Ils se sont opposés avec constance et courage à la politique impérialiste agressive des administration Bush (et Clinton). Leur position est beaucoup plus proche de celle la majorité des manifestants antiguerre que de l’étrange secte qui lui a interdit le droit à la parole.

1. Pour ceux qui lisent l’anglais,une petite note linguistique qui leur sera peut-être utile. Dans le jargon des trotskystes anglo-saxons, on appelle cela une politique « rejectionnist ». Ce terme désigne ceux qui s’opposent au droit d’Israël d’exister en tant qu’Etat indépendant. Hal Draper, qui a défini la position de l’Independent Socialist League dans les années 50 et 60 sur la question israélo-palestinienne, était bien sûr antisioniste. Il considérait qu’un « Etat juif » niait, par définition, le droit à une minorité non juive de bénéficier des mêmes droits que la majorité. Mais, en même temps, il défendait le droit à l’existence d’Israël. « Toi, tu veux détruire l’Etat d’Israël, moi je suis pour changer sa politique », aurait-il un jour lancé à Tony Cliff, dirigeant du SWP britannique.

2. Les quatre groupes qui ont organisé les manifestations à San Francisco sont : Bay Area United Against War, Not in Our Name Project, International Answer et United for Peace and Justice. International Answer n’est qu’un paravent pour un étrange groupe « trotskyste » : le Workers World Party. Les trois autres sont des rassemblements temporaires formés uniquement pour canaliser le mouvement antiguerre actuel. Ces coalitions incluent des groupes juifs pacifistes, des sectes maoïstes et trotskystes, et toute une série de groupes pacifistes et religieux hostiles à la guerre. La plupart de ceux qui ont accepté la position d’Answer sur l’interdiction de toute critique l’ont fait parce qu’ils ne souhaitent pas diviser le mouvement antiguerre à un moment aussi décisif.

3. Eugene Debs (1855-1926) commence à travailler dans les chemins de fer à 14 ans et devient rapidement un militant syndical. Il fonde avec d’autres collègues le Syndicat des cheminots (American Railway Union) et dirige une grande grève victorieuse contre la Great Northern Railroad en 1894. Arrêté pour son rôle dans une grève à Chicago, il découvre les idées socialistes et marxistes en prison. Il fonde le Social Democratic Party qui deviendra le Socialist Party en 1901. Candidat aux élections présidentielles en 1904, 1908, 1912 et 1920, il fut emprisonné fréquemment, y compris pendant la Première Guerre mondiale pour son opposition à la guerre (N.d.T)..

4. Discrimination positive (affirmative action) : mesure prise par l’administration démocrate de Lyndon B. Johnson en 1965 pour corriger les effets de la discrimination raciale (et sexuelle) en instaurant des quotas d’admission dans les écoles, les lycées et les facs, et dans les critères d’embauche de la fonction publique (NdT).

5. Le terme de Nouvelle Gauche désigne la gauche radicale née dans les années 60 dans le mouvement étudiant, par opposition à la Vieille Gauche (Old Left), héritière des mouvements communiste, anarchiste, anarcho-syndicaliste, socialiste ou trotskyste d’avant la Seconde Guerre mondiale (NdT.).

6. Trotsky a dû se retourner dans sa tombe en apprenant la position de certains de ses héritiers, ce qui explique peut-être la série de secousses sismiques qui se produisirent alors près de Mexico.

Ernest Harberkern

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