Le 15 février, sous le titre « Saddam, tortionnaire du peuple irakien », j’ai diffusé un tract qui reproduisait des extraits d’une lettre ouverte aux pacifistes écrite par Adriano Sofri et publiée dans le journal italien La Repubblica, le 19 janvier. Si j’avais choisi le titre, le texte était de Sofri et n’avait rien de révolutionnaire. J’avais apprécié cet article parce qu’il tapait sur un seul clou et le faisait de façon claire et efficace, sans jargon inutile. Toute son argumentation peut se résumer en une phrase : « On ne peut déclarer sa solidarité avec le peuple irakien sans revendiquer la fin de l’oppression que lui impose Saddam. »
Comme je me trouvais placé dans une sorte de goulet d’étranglement sur la place Denfert-Rochereau, ceux qui prenaient et lisaient mon tract étaient bloqués tout près de moi, ce qui fait que j’ai eu l’occasion d’entendre assez vite leurs réactions. En effet, ils n’avaient rien d’autre à faire que de lire la prose de Sofri en attendant de pouvoir avancer. Si un certain nombre de personnes m’ont manifesté leur accord après l’avoir lue, voire m’ont félicité (« Personne ne dénonce Saddam »), un nombre assez significatif de « manifestants de base » m’ont agressé verbalement, jeté le tract à la figure, rendu avec une insulte, ou déchiré en petits morceaux.
Politique du faciès ?
Ce n’est pas leur hostilité en soi qui m’a gêné (une diffusion de tracts est faite pour provoquer des réactions), c’est sa tonalité majoritairement raciste ou raciale. La plupart de mes contradicteurs étaient d’origine maghrébine, moyen ou proche-orientale, comme ils me l’ont précisé au cours de la « discussion ». Ils m’apostrophaient en me lançant : « T’es de quel pays, toi ? T’es pas Français », comme s’il fallait être Irakien ou ressembler physiquement à un Irakien (porter la moustache ?) pour avoir le droit de condamner la dictature sanguinaire de Saddam Hussein. Lorsque je refusais de répondre à ces questions et m’insurgeais contre ces procédés de flics lepénistes, les mêmes ou d’autres me rétorquaient que j’étais sans doute un Américain, financé par la CIA, payé par Bush, un traître - traître à quoi et à qui ? (1) -, un agent d’Alain Madelin, que ma veste rembourrée (valeur : 70 euros) le prouvait bien, que mes tracts coûtaient cher, que j’étais favorable à la guerre, etc. Deux d’entre eux ont essayé de retourner la foule contre moi, en criant des insultes pendant plusieurs minutes. Curieusement, un certain nombre de dames patronesses de gauche (je dis ça au feeling, ne leur ayant pas demandé leur carte du PS ou des Verts) partaient elles aussi du même point de vue « ethnique » pour en tirer des conclusions opposées. « Vous êtes Irakien ? » me demandaient-elles, la compassion dans la voix et une petite larme à l’œil.
Un militant de gauche se scandalisa du titre de la revue Ni patrie ni frontières mentionnée à la fin du tract. « Ah ! vous êtes un partisan de la mondialisation libérale, alors ? » Un couple de vieux réacs se récria : « On est en France, monsieur, vous n’avez pas honte ! » Ils rejoignaient ainsi le chœur des socialistes-nationaux (chevènementistes) et nationaux-socialistes (contrairement à ce qu’a affirmé Libération mégretistes et lepénistes ont bien défilé le 15 février, même s’ils faisaient profil bas ; certains salopards vendaient même des cartes postales antisémites à la station Luxembourg), militants de la Ligue des droits de l’homme ou d’autres organisations patriotardes et nationales-républicaines (je pense notamment à deux jeunes d’un certain « Cercle Valmy » qui brandissaient drapeaux et pancartes tricolores et s’étonnaient que je n’aie aucune envie d’être « fier d’être français » comme eux et de me gargariser de la victoire des troupes de la Révolution française contre « l’invasion étrangère »).
Saddam, fous le camp !
Les questions géopolitiques sont complexes, comme le savent parfaitement les manifestants « pour la paix ». Lorsqu’on descend dans la rue on doit trouver des mots d’ordre simples et compréhensibles pour tout le monde. Mais en quoi le slogan « Saddam, fous le camp ! » est-il un slogan compliqué ? Dans son article, Sofri proposait aussi : « Saddam va te faire foutre ! » Pour faire l’équilibre on peut aussi crier « Bush, va-t’en ! » ou « Bush va te faire foutre ! » si l’on veut se faire plaisir, mais on ne peut sérieusement mettre sur un pied d’égalité un régime (mal) élu par des dizaines de millions d’Américains et un Etat dictatorial. Ou plutôt si, on peut le faire, mais seulement d’un point de vue révolutionnaire (« Tous les États incarnent la volonté d’une classe dominante »), pas d’un point de vue strictement démocratique. Or, mes interlocuteurs n’étaient pas des révolutionnaires mais des « démocrates » nationalistes, français ou pas, dont la philosophie se résumait à : « Chacun doit s’occuper de ses affaires, dans son propre pays, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. » Ce sont d’ailleurs les mêmes qui critiquent les Américains parce qu’ils ont abandonné les Kurdes et les chiites à leur propre sort lors de la Guerre du Golfe. Ils sont également favorables à un contrôle international des armements et au respect des décisions de l’ONU, comme si de telles mesures pouvaient être appliquées sans que les États les plus puissants (dont les Etats-Unis) imposent leur volonté aux États les plus faibles !
Un florilège consternant
Durant la manif du 15 février, les quelques fois où la discussion réussissait à passer de l’insulte et de la calomnie à un terrain un tout petit peu plus politique, j’eus droit à un florilège consternant : « Oui, c’est vrai, la France a vendu des armes à Saddam Hussein, a armé l’Irak contre l’Iran (dixit une Iranienne !) mais aujourd’hui il faut soutenir Saddam ! » « Si Le Pen est avec nous dans la rue, eh bien, moi je suis content et je suis prêt à manifester avec lui » (un Algérien). « Je sais ce que c’est que la dictature, j’ai été arrêté et torturé en Tunisie mais aujourd’hui, il ne faut pas parler de ça, c’est au peuple irakien de régler ça, pas à nous. » « L’Irak a fait la guerre à l’Iran, mais ce n’est pas la faute à Saddam, il a été poussé par l’impérialisme. » « Et pendant la Guerre du Golfe, les Américains ont poussé Saddam à envahir le Koweit (2) ! » Ou enfin (argument plusieurs fois répété) : « Bush a tué dix fois plus de gens que Saddam en Irak ! Et puis ce qui compte c’est d’abattre le plus gros impérialisme, pas les petits ! »
Chez tous mes interlocuteurs c’était l’anti-américanisme le plus primaire et l’hostilité la plus violente vis-à-vis de Sharon et d’Israël qui s’exprimaient. Une manifestante s’est même exclamée : « On ne parle jamais des massacres de Palestiniens à la télé ! » A croire qu’elle vit sur la planète Mars. Quant aux quelques militants d’extrême gauche ou de gauche présents, leur ton était plus pondéré, même si leurs arguments étaient plutôt indigents : « Aujourd’hui on est là pour dénoncer la guerre, pas pour dénoncer Saddam » : « Ce n’est vraiment pas le moment de parler de ça. » (Et quand diable sera-t-il temps de le faire ? Et pourquoi est-ce hors sujet de dénoncer Saddam, mais normal de dénoncer Berlusconi, Aznar ou Sharon dans une manif « pour la paix » ?). « Es-tu vraiment sûr que si Saddam démissionnait, les Américains n’envahiraient quand même pas l’Irak ? » « Avant l’embargo, les Irakiens mangeaient à leur faim, même si c’était une dictature. Maintenant c’est dix fois pire. » (Comme si Saddam ne détournait pas tout l’argent du pays pour son confort et celui de sa clique de privilégiés ainsi que pour des dépenses militaires pharaoniques. Comme s’il n’était pas le premier affameur de son peuple.) Quand je leur faisais remarquer que Bush avait été élu démocratiquement, et pas Saddam, ils m’opposaient qu’il avait triché pour gagner les élections ! Enfin pour me « démontrer » que l’Amérique était un Etat dix fois plus sanguinaire que l’Irak, ils évoquaient l’exemple de Mummia Abu Jamal, qui attend son exécution depuis des années à la suite d’un procès bâclé ou les quelques dizaines d’exécutions capitales qu’a approuvées Bush !
Peu de tracts faisaient allusion à la nature dictatoriale du régime irakien et quand ils l’évoquaient c’était de manière assez discrète, en noyant la question sous une avalanche de considérations générales sur la guerre, la crise internationale, le capitalisme, etc. Par contre, on voyait le slogan sinistre et criminel « Sharon=SS », cette fois transformé en « Sharon=Bush=SS » sur pas mal de panneaux ; quelques individus se baladaient avec des pancartes bricolées mélangeant le drapeau israélien et la croix gammée sans que personne ne s’en offusque ; le principal slogan du PCF était « Veto français contre la guerre », comme si après cela, on n’aurait plus qu’à s’en laver les mains.
Quant à la LCR, à côté de slogans généraux sympathiques mais vagues (« Ils sont colonialistes, ils sont militaristes » « Solidarité entre les peuples du monde entier »), elle a singulièrement manqué de discernement avec son « Pas de troupes françaises en Irak ! » ou pire encore : « A Ramallah ils massacrent, à Bagdad ils bombardent. » Le « ils », qui fonctionne sur l’automatisme facile Israel/Etats-Unis ou sionisme/impérialisme mais aussi Américains/Juifs suggère une dénonciation prioritaire de l’hyperpuissance américaine, dénonciation qui aboutit en pratique à blanchir les puissances impérialistes secondaires (dont la France) et tous les dictateurs du tiers monde. Sans compter, même si ce n’est bien sûr pas du tout l’intention de la LCR, que ce slogan convient parfaitement à des antisémites ou au Front national, car derrière le « ils », eux pensent les Juifs ou ce qu’ils appellent hypocritement le « lobby sioniste ».
LO avait un cortège numériquement assez faible mais au moins un bon slogan : « Non à l’intervention américaine, non à la dictature irakienne ! » (3) Seuls les slogans des cortèges anarchistes avaient une certaine radicalité et une certaine gueule.
Entretuez-vous… mais loin de chez nous !
En fait, l’impression que j’ai retirée de cette manif est double : d’une part, les manifestants semblaient vraiment viscéralement hostiles à l’idée de la guerre, considérée comme un événement horrible ; et en même temps, j’ai eu l’impression qu’ils avaient surtout envie que cela ne touche pas la France. En clair, le peuple irakien et son avenir ne les concernaient pas particulièrement.
Peut-être font-ils preuve d’une sorte de réalisme cynique, comme Chirac qui avait déclaré à propos de l’Afrique que le continent noir n’était « pas mûr pour la démocratie » - sous entendu, c’est normal que les Africains vivent sous des dictatures. D’ailleurs, un de mes opposants, de gauche, m’a fait la confidence : « Dans tous ces pays, c’est la corruption qui règne. » Et pas en France ?
Cela m’a rappelé les manifs entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2002 pour la « démocratie chiraquienne » (cette expression est de Mimmo Puccarelli, militant « libertaire », selon ses dires !). D’un côté, une haine du fascisme, de l’autre l’envie de s’en débarrasser électoralement en feignant de croire que cela empêcherait le FN de continuer à nuire et infester les consciences et les actes de millions de « citoyens ».
Anti-impérialisme stalinien et chauvinisme jacobin
Les moins agressifs de mes opposants m’ont répété à plusieurs reprises : « Vous prenez les gens pour des imbéciles ! Tout le monde sait que Saddam est un dictateur ! » Au départ, je pouvais me poser la question. Tout le monde le sait-il et en réalise-t-il les conséquences politiques ? Quatre heures de polémiques haineuses m’ont fait prendre conscience que mes « interlocuteurs » étaient partisans de la théorie du moindre mal, dont on a vu les effets catastrophiques en URSS, dans les démocraties populaires, à Cuba et encore en Chine actuellement.
Sous prétexte que ces régimes se prétendaient (ou se prétendent encore) anti-américains ou anti-impérialistes, il fallait laisser les peuples de ces pays croupir pendant des dizaines d’années sous des dictatures sanguinaires et se désintéresser de leur sort - qui de toute façon n’était « pas si terrible que ça », paraît-il.
Il m’a semblé que, dans l’esprit de la plupart de mes interlocuteurs, s’était opéré un étrange mélange idéologique. D’une part, les arguments anti-impérialistes classiques, que le PCF a toujours employés lorsqu’existaient l’URSS et les démocraties populaires. L’Amérique était présentée à l’époque comme l’Empire du Mal, et le « camp socialiste » comme l’Axe du Bien. Et si on n’était pas à cent pour cent pour tel mouvement de libération nationale ou tel Etat soutenu par l’URSS, on était forcément un agent de l’impérialisme. Aujourd’hui cela devient : « Si tu n’es pas du côté de l’Irak (et certains ajoutent avec Saddam) tu es du côté des États-Unis, de l’impérialisme. » Ces gens-là « oublient », bien sûr, que Saddam a toujours été soutenu par l’impérialisme… français.
Cet anti-impérialisme à la sauce stalinienne ou tiers-mondiste dont Le Monde diplomatique est le meilleur (et le pire) représentant se combine assez harmonieusement avec un jacobinisme pseudo-universaliste, qui a de très vieilles racines en France. La façade de ce jacobinisme est régulièrement ravalée depuis Napoléon, et De Gaulle est sans doute son incarnation la plus forte dans l’histoire de ces cinquante dernières années. La France a toujours eu des visées coloniales et impérialistes et le chauvinisme qui se cache sous le masque des droits de l’homme est fort utile à sa classe dominante. Cette idéologie ratisse très large puisqu’elle touche un éventail politique qui va de Chirac à Chevènement en passant par le PCF, le PS et tous ceux (issus de l’immigration ou non) qui tiennent un discours citoyen, républicain, dans les « assocs » de tout poil, etc..
En ce sens, la manifestation du 15 février a probablement représenté une forte expression d’unité nationale et elle a permis de redorer le blason de Chirac. Son gouvernement essaiera de profiter de cette occasion pour paraître « en phase » avec le peuple français… au moins sur un point. Car pour le reste, des licenciements en cascade aux lois contre les gitans, les mendiants et les prostitué(e )s, des allégements sur l’ISF aux privatisations annoncées, il aurait bien du mal à présenter le moindre bilan positif. Et le meilleur cadeau que puisse offrir Bush à Chirac, ce serait sans doute de ne lui demander aucune aide militaire - à part ses quelques avions espions qui lui sont (et seront) bien utiles pour bombarder l’Irak. Mais chut, faut pas le dire…
Yves Coleman. 21/2/2003
(1). Sur le coup, je n’ai pas compris mais ensuite je me suis souvenu d’incidents multiples qui me sont arrivés lorsque je travaillais à l’aéroport d’Orly puis de Roissy. Beaucoup de Nord-Africains, d’Egyptiens, et même de personnes originaires des pays du Golfe étaient persuadés que j’étais Arabe et que je les snobais en faisant semblant de ne pas comprendre leur langue. J’avais même appris à leur intention une petite phrase (« Je vous aime beaucoup mais je ne suis pas Arabe ») qui était si ridicule et si mal prononcée qu’elle détendait l’atmosphère. Mes interlocuteurs du 15 février étaient sans doute dans le même trip identitaire… Dans un registre assez identique sur le fond, les Juifs antisionistes se voient systématiquement reprocher d’être victimes de la « haine de soi », tarte à la crème commode qui permet à un Juif d’en disqualifier un autre, quand ils ne sont pas d’accord entre eux.
(2). L’argument de l’innocence, de la responsabilité mineure du « pauvre » Saddam à cette occasion figure en bonne place dans presque tous les livres écrits par des gens de gauche ou d’extrême gauche sur ce conflit. Madeleine Albright aurait donné le feu vert à Saddam Hussein, donc ce dernier ne serait nullement responsable de l’invasion du Koweit, ni des massacres et pillages commis par ses troupes !
(3) Sous le titre « Non à l’intervention américaine, non à l’union nationale derrière Chirac » la revue La lutte de classe publiée par Lutte ouvrière publie un article très clair et parfaitement juste.