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Luttes des sans-papiers aux Pays-Bas : quelques principes importants

samedi 29 décembre 2007

Les cinq textes suivants exposent les « racines idéologiques » et les principes politiques du groupe communiste libertaire De Fabel van de illegaal engagé dans une activité de soutien aux sans-papiers depuis près de vingt ans aux Pays-Bas. Ils sont parus dans leur journal trimestriel au printemps 2002, en automne 2003, janvier 2004, mars 2004 et en mai 2004. Nous avons ajouté des intertitres et coupé la fin d’un article car il était repris intégralement dans l’un des cinq textes. Ni patrie ni frontières

1) Nos racines idéologiques

2) Théorie et pratique

3) Combattre aux côtés des migrants et des réfugiés

4) Pourquoi et comment coopérer avec la gauche radicale et les organisations progressistes

5) Soutien individuel et soutien collectif aux sans papiers

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1) NOS RACINES IDEOLOGIQUES

En 1990, à Leyden, des militants de différents mouvements sociaux fondèrent un centre d’information politique De Invalshoek (« La Perspective ») qui devint ensuite l’organisation antiraciste De Fabel van de illegaal (La Fable de l’illégalité). Ce nouveau groupe puisait ses références idéologiques surtout dans l’anti-impérialisme, le mouvement autonome et le féminisme radical. Ces courants politiques ne se recouvraient que partiellement et se critiquaient toujours durement les uns les autres. Ces discussions nous ont poussé à adapter et à renouveler constamment nos idées.

Origines et limites de l’anti-impérialisme

L’anti-impérialisme s’est développé en Union soviétique au début des années 1920. Au départ, cette idéologie marxiste-léniniste considérait que la lutte des mouvements de libération nationale « de la périphérie » contre les puissances « des métropoles » [impérialistes] devait occuper une place centrale pour la gauche révolutionnaire. La lutte de classe dans l’Occident prospère semblait sans avenir et les anti-impérialistes commencèrent alors à compter sur les révolutions dans les « trois continents ». Leur anti-impérialisme réussit à inspirer et organiser des millions d’hommes et de femmes et aboutit effectivement à des révolutions victorieuses. Les anti-impérialistes occidentaux attaquèrent le « cœur de la bête » et, comme le disait un slogan célèbre du mouvement anti-impérialiste néerlandais : « Leur lutte est notre lutte : solidarité internationale ! »

Dans les années 1990, la gauche radicale néerlandaise était très impliquée dans la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, et les anti-impérialistes agissaient comme l’aile révolutionnaire de ce mouvement. Ils voulaient attaquer les entreprises européennes qui soutenaient l’apartheid, comme Shell, et ainsi importer le conflit Nord-Sud aux Pays-Bas. Plus tard, cependant, l’idéologie anti-impérialiste fut elle-même critiquée, notamment par les révolutionnaires anti-autoritaires et les féministes radicales. Le mouvement anti-impérialiste avait inconditionnellement soutenu toutes sortes de mouvements nationalistes et de régimes réactionnaires. Si notre classe ouvrière ne veut pas changer la société, d’autres « peuples » , eux, le veulent, semblaient-ils penser. Les « Palestiniens » et leur lutte contre Israël étaient particulièrement populaires à l’époque, mais il s’avéra que le courant dominant dans l’antisionisme n’était souvent qu’un paravent pour l’antisémitisme. Seule la critique justifiée du maintien des relations racistes et néocoloniales à l’échelle internationale survécut à l’examen de ces positions. Cependant, certains cercles restèrent imperméables à cette perspective et aujourd’hui nous pouvons assister à la renaissance du vieil anti-impérialisme.

Points forts et points faibles de l’autonomie

Le mouvement autonome est apparu dans les années 1960, en Italie, surtout à partir d’une critique du Parti communiste. Le PC dominait complètement le paysage politique à gauche et avait accepté de fonctionner comme un appendice du Parlement. Sous le slogan de l’« autonomie ouvrière » des militants d’extrême gauche, principalement des jeunes, s’attaquèrent aux attitudes bourgeoises de ce parti et aux relations hiérarchisées qui prévalaient dans l’organisation comme dans toute la société. Les autonomes voulaient renouveler la lutte des travailleurs, mais ne souhaitaient pas s’arrêter là. Des thèmes comme l’éducation et la liberté sexuelle attirèrent aussi leur attention. Ils développèrent rapidement un communisme militant aux traits fortement anarchistes.

À la fin des années 1970 et au début des années 1980 des mouvements autonomes apparurent en Suisse, en Allemagne et aux Pays-Bas. Ils constituaient aussi une réaction au fait que l’extrême gauche se tournait vers la social-démocratie et toutes sortes de partis communistes orthodoxes. Les autonomes étaient extrêmement énergiques et devinrent rapidement actifs dans un vaste éventail de domaines politiques, comme l’antifascisme, l’antimilitarisme, le mouvement antinucléaire, et particulièrement le mouvement des squats. Le « Mouvement », ainsi que l’appelaient les autonomes avec leur emphase typique, apporta à la gauche radicale une bouffée de fraîcheur militante, une nouvelle façon de vivre de façon autonome et une énorme énergie. Mais, aux alentours de 1990, les limites de cette vision du monde devinrent plus claires. Les autonomes ne réussissaient pas à rester en contact avec la gauche et l’extrême gauche et s’enfermaient surtout dans leur contre-culture. Ils se caractérisaient aussi par un grand manque d’organisation et des structures opaques, ce qui rendait impossible de construire tout contre-pouvoir et laissait la première place aux hommes qui gueulaient le plus fort pour dominer le mouvement. Cette attitude fut critiquée surtout par les féministes radicales qui avaient du mal à respirer dans ce milieu. En l’espace d’une décennie, le « Mouvement » disparut complètement, laissant derrière lui seulement la conscience qu’une action réellement militante devait agir toujours à l’extérieur des institutions parlementaires et contre elles.

Apports et limites du féminisme

Le féminisme moderne est apparu au cours des années 1870. La première vague de féministes lutta pour le droit des femmes à travailler, bénéficier d’une meilleure éducation et voter. Elles critiquaient aussi les droits différents des hommes et des femmes en matière de sexualité. Mais une fois qu’elles eurent conquis le droit de vote, leur mouvement diminua lentement. Vers le milieu des années 1960, une deuxième vague de féministes apparut, qui ajouta la violence sexuelle, le mariage et la famille aux thèmes antérieurs. Avec leur slogan « Le personnel est aussi politique » les féministes introduisirent la politique dans les chambres à coucher. Elles remirent en cause la prétendue normalité de l’hétérosexualité et combattirent les violences sexuelles, par exemple en créant des refuges pour les femmes.

Quand notre groupe fut créé, les féministes radicales étaient très actives dans les mouvements de gauche et surtout d’extrême gauche. Elles devaient lutter pour être acceptées comme les égales des hommes. Elles introduisirent de nouveaux thèmes dans la propagande politique et exigèrent que les thèmes politiques traditionnels ne soient plus traités de manière neutre, par rapport à la question du genre. Sans une analyse anti-patriarcale, la gauche révolutionnaire ne pourra jamais comprendre vraiment le monde, affirmaient-elles avec raison.

Cependant, à cette époque, certaines faiblesses des féministes apparurent aussi. Les femmes réfugiées, néerlandaises « noires » (originaires du Surinam* et des Antilles **), ou immigrées ne se sentaient pas représentées dans ce mouvement. De plus, certaines structures des féministes radicales tendirent à se transformer en groupes pour le développement personnel et l’entraide, et leur féminisme fit place à une conception de l’émancipation qui visait à intégrer les femmes dans le système. De nombreuses féministes se firent une place dans les structures universitaires.

Le féminisme radical a cependant réussi à mettre la question du patriarcat parmi les priorités de certaines organisations de la gauche radicale, comme De Fabel, et leur ont fait prendre conscience que le personnel est aussi politique.

Eric Krebbers, De Fabel van de illegaal n° 64, mai-juin 2004

Notes de Ni patrie ni frontières

* Surinam : colonie d’Amérique latine occupée par les Néerlandais en 1581, qui fut d’abord britannique, puis revint aux Pays-Bas. Base du commerce d’esclaves jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1863, la colonie fit venir ensuite des ouvriers des Indes et de Java. Indépendant depuis 1975, le pays compte 434 000 habitants mais presque autant (350 000) ont immigré aux Pays-Bas à cause de la misère et des dictatures qui se sont succédé au pouvoir jusqu’en 2001.

** Les Antilles néerlandaises regroupent les îles de Aruba, Bonaire, Curaçao, Saba, Saint-Eustache et Saint-Martin. Bonaire, Saba et Saint-Eustache sont récemment devenues des municipalités des Pays-Bas. Quant à Saint-Martin, Curaçao et Aruba ce sont désormais des « territoires autonomes » au sein du Royaume au même titre que les Pays-Bas. On voit que, tout comme la République française, la monarchie hollandaise a du mal à lâcher ses (ex)colonies...

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2) THEORIE ET PRATIQUE

L’interaction entre théorie et pratique constitue une question politique centrale pour notre groupe. Avant d’entamer la moindre coopération avec des organisations d’extrême gauche ou d’autres courants, avant de lancer une campagne ou une action quelconque, nous discutons toujours de leur contenu et de notre stratégie politique. Et inversement : pour nous, entreprendre des recherches sur un sujet, avoir des discussions et élaborer des hypothèses théoriques n’a de sens que si ces démarches nourrissent nos activités politiques concrètes. Cela paraît probablement évident, mais combien connaissons-nous de militants qui courent sans cesse d’une action à une autre, sans jamais mener vraiment d’enquêtes préalables et de choix politiques réfléchis ? Et combien de fois, après avoir lu un article théorique, ne nous sommes-nous pas demandés : « À quoi diable ce texte va-t-il me servir ? »

Peu après avoir fondé notre groupe - il s’appelait au départ De Invalshoek (La Perspective) -, nous avons également rencontré ce type de problèmes. Ceux qui venaient à nos réunions d’information se sont sans doute parfois demandé : « Ce que ces gens-là dénoncent est en effet terrible, mais que puis-je y faire ? » De plus, certaines de nos discussions étaient beaucoup trop théoriques et n’offraient aucune perspective concrète d’action. Nous avons tiré les leçons de ces réunions et en avons dégagé un certain nombre de conclusions.

Contre le racisme gouvernemental

Durant nos cinq premières années d’existence nous avons surtout agi au niveau local. Nous avons collaboré régulièrement avec GroenLinks (a), avec l’organisation nationale de soutien aux réfugiés et avec les Eglises progressistes. Tout comme nous, ces courants critiquaient les conséquences néfastes de la politique gouvernementale sur les réfugiés et les immigrés. Mais ils refusaient d’en dénoncer les fondements : le racisme gouvernemental et les politiques migratoires capitalistes. A l’époque, nous discutions fréquemment avec les membres de ces groupes. Nous nous sommes donc intéressé aux implications pratiques racistes quotidiennes des politiques d’immigration et à leurs liens avec le capitalisme, nous avons analysé ces questions et exposé nos positions sur ces sujets dans notre journal. En même temps, nous avons commencé à surveiller de près le développement de l’extrême droite dans la région de Leyden, parce que les néo-nazis étaient devenus une menace concrète contre les immigrés et les réfugiés. Et, depuis lors, nous avons rédigé de nombreux articles sur l’extrême droite néerlandaise.

Nous avons également toujours soutenu concrètement les réfugiés et les immigrés, de façon à la fois individuelle et collective. Différents événements et expériences nous ont forcés à nous documenter et à analyser divers problèmes actuels. Par exemple, nous critiquons régulièrement :

-  la position ambiguë et paternaliste des chrétiens lorsqu’ils soutiennent les réfugiés ;

-  le rôle des spécialistes des sciences sociales rémunérés par le gouvernement et qui veulent en même temps étudier le travail des associations de solidarité ;

-  et la popularité croissante, dans les milieux « progressistes », du thème du « retour volontaire ».

Nous abordons régulièrement ces questions afin de mettre en garde les associations qui apportent leur soutien aux réfugiés et aux immigrés. Nous souhaitons les empêcher de se transformer en auxiliaires de l’appareil de répression.

Contre l’idéologie New Age

Vers 1995, nous avons commencé à agir davantage au niveau national, en partie parce que nous étions fréquemment confrontés au recul idéologique de la gauche radicale. Certains militants ont commencé à flirter avec le New Age et le postmodernisme. Des idées de droite ont acquis droit de cité dans les mouvements écologistes et « antispécistes » (pour les droits des animaux). Et les thèmes antiracistes et féministes ont été de plus en plus négligés par la gauche et l’extrême gauche. Cela nous a incités à mieux étudier ces questions, à écrire des articles et à organiser des débats publics à ce propos. Il nous semble, en effet, que les révolutionnaires doivent raisonner à partir de théories claires et sérieuses s’ils veulent pouvoir comprendre et influencer la situation politique actuelle.

Néanmoins, certaines de nos analyses n’étaient pas suffisamment approfondies. À partir de la fin de 1997, par exemple, nous avons joué un rôle très actif dans la campagne contre l’AMI (b) et dans la naissance du mouvement altermondialiste aux Pays-Bas. Nous voulions participer à la lutte internationale contre le capitalisme, ce système qui force des millions d’individus à s’enfuir de leur pays ou à émigrer. En participant aux actions et aux discussions au sein du mouvement altermondialiste, nous avons compris que son idéologie reposait principalement sur le nationalisme et sur un anti-capitalisme à courte vue (1) qui ressemblait fortement à la conception antisémite du monde. Nous avons découvert que notre campagne contribuait à répandre des idées de droite. Notre groupe est donc immédiatement sorti du mouvement altermondialiste, et s’est mis à étudier, de façon détaillée, le nationalisme et l’antisémitisme, et particulièrement la façon dont ces idéologies peuvent s’intégrer aux analyses et aux campagnes de l’extrême gauche. Il nous est alors apparu nécessaire de rediscuter régulièrement, voire même parfois de rejeter, certaines idées et concepts de la gauche radicale, de les remplacer ou de les redéfinir.

Limites des mouvements de libération nationale

À la même époque, des associations de solidarité avec des luttes du tiers monde nous demandaient régulièrement de soutenir leurs actions contre l’expulsion de militants appartenant à des mouvements de libération nationale ou à des organisations communistes vers des pays comme la Turquie, l’Espagne ou les Philippines. Cela nous a incités à réfléchir à la pratique et la théorie des mouvements de libération nationale et à l’anti-impérialisme. Nous avons généralement refusé de soutenir ces mouvements de libération nationale, mais nous nous sommes opposés aux expulsions de leurs militants. Nous avons aussi défendu l’idée qu’il nous semblait plus important d’organiser une lutte concrète aux Pays-Bas, que de proclamer une vague solidarité avec des gens luttant loin d’ici.

Après le 11 septembre 2001, un nouveau mouvement antiguerre s’est rapidement organisé aux Pays-Bas. Nous avons décidé de ne pas y participer activement, parce que ce mouvement ne critiquait absolument pas le fondamentalisme musulman et le nationalisme arabe, courants politiques que nous avons donc analysés. Nous avons aussi étudié l’antisémitisme croissant au sein du mouvement anti-guerre et les critiques unilatérales dirigées contre Israël. Nous nous sommes plus intéressés à l’anti-sémitisme aux Pays-Bas qu’à la situation en Israël même. Nous avons donc décidé d’organiser chaque année une réunion sur la Nuit de cristal (c), afin de combattre l’idéologie dominante dans la gauche.

Contre les politiques démographiques

et le contrôle des migrations

Plutôt que de nous consacrer à la dénonciation des guerres en Afghanistan et en Irak, nous avons essayé de faire du combat contre la répression croissante des réfugiés et des immigrés aux Pays-Bas un thème politique central. Dans ce domaine, nous pouvons influencer concrètement la politique néerlandaise, et en plus le faire aux côtés des immigrés et des réfugiés eux-mêmes. Nous avons analysé et dénoncé le racisme anti-musulmans des politiciens et des leaders d’opinion afin de contrecarrer la dérive idéologique et politique continuelle de la société vers la droite. Et pour combattre leur critique nationaliste unilatérale du fondamentalisme musulman, nous avons critiqué et combattu le fondamentalisme chrétien.

Suite à l’échec de notre campagne contre l’AMI, nous avons décidé de réfléchir à une nouvelle façon d’envisager les problèmes internationaux. Des concepts comme les politiques démographiques et le contrôle des migrations nous sont apparus beaucoup plus fructueux pour développer de nouvelles analyses et de nouvelles luttes. Aux côtés de quelques autres groupes, nous investissons désormais beaucoup d’énergie dans ces questions.

Eric Krebbers, De Fabel van de illegaal n° 60/61, automne 2003

(1) À courte vue parce qu’il oppose le capitalisme national au capitalisme international, ou le capitalisme productif au capitalisme marchand, au lieu de se concentrer sur l’opposition fondamentale entre Travail et Capital (note d’Eric Krebbers).

Notes de Ni patrie ni frontières

(a) La Gauche verte, créée en 1990, est issue de la fusion entre un parti maostalinien, un parti radical chrétien de gauche, un parti pacifiste et socialiste et un parti évangélique de gauche. Il dispose actuellement de 7 sièges sur 150 au Parlement néerlandais.

(b) L’AMI ou Accord multilatéral sur les investissements fut négocié de 1995 à 1998 entre les pays les plus riches de la planète (les 29 membres de l’OCDE). Comme l’écrit, dans son langage codé et police, le site de l’OCDE : « Son objectif proposé était d’établir pour l’investissement international un large cadre multilatéral comportant des normes élevées de libéralisation des régimes d’investissement et de protection de l’investissement et doté de procédures efficaces de règlement des différends, et ouvert aux pays non membres. Les négociations ont cessé en décembre 1998 et elles ne vont pas reprendre. »

Comme l’écrit un site qui se réclame à la fois de l’altermondialisme (Halimi, Ziegler, Forrester, etc) ...et d’une prophétie d’un maître des Templiers au Moyen Age :

« Au sommet européen de Biarritz, le gouvernement français avait donné son accord à une modification de l’article 133 du Traité d’Amsterdam, en vue de permettre à la Commission européenne de négocier les futurs accords multilatéraux à la place des Etats. Si cette mesure est adoptée, les Etats n’auront plus aucun moyen de s’opposer aux futurs accords de type AMI. Bientôt, les Etats européens se trouveront engagés par des accords qu’ils n’auront pas signés, et pour lesquels ni les parlementaires ni les citoyens n’auront été consultés. Entretemps, l’AMI est redevenu d’actualité : les négociations ont repris fin 2002, cette fois dans le cadre de l’OMC au lieu de l’OCDE. En plus de l’AMI, des nouveaux projets de traités multilatéraux similaires ont vu le jour, notamment le traité “NTM” (Nouveau Marché Transatlantique), conduit par le commissaire européen Leon Brittan, et surtout l’AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services). Comme l’AMI, le NTM et l’AGCS visent à réduire le pouvoir économique des Etats, et à démanteler méthodiquement l’ensemble des réglementations sociales et environnementales. »

En consultant le site dont sont extraites ces explications en partie justes mais à la tonalité chauvine (http://www.syti.net/AMI.html), le lecteur aura une assez bonne idée des ambiguïtés du discours altermondialiste sur les « Maîtres du monde » (titre d’un livre de Jean Ziegler, pote à Ramadan, député PS suisse et icône « alter ») et des raisons pour lesquelles De Fabel van de illegaal s’est prudemment retiré de ce mouvement qui ne s’en prend jamais au capitalisme, mais toujours à ses « excès » « néolibéraux » ou « antinationaux ». (Note de Ni patrie ni frontières).

(c) Nuit de cristal : pogroms organisés par les nazis en Allemagne, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, suite à l’assassinat d’Ernest von Rath, conseiller d’ambassade à Paris, par Herschel Grynszpan le 7 novembre de la même année. Ces pogroms se traduisirent par la destruction de synagogues, de magasins, de lieux d’habitation et par des centaines de meurtres, des milliers de blessés, puis des dizaines de milliers de déportations de Juifs à Dachau, Buchenwald et Sachsenhausen.

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3) COMBATTRE AUX COTES DES MIGRANTS ET DES REFUGIES

La gauche radicale, aux Pays-Bas, apporte son soutien aux réfugiés depuis longtemps. À l’origine, il s’agissait surtout de soutenir des camarades qui avaient dû s’enfuir de leur pays. Comme, par exemple, dans les années 1930, quand les communistes allemands furent chassés par les nazis ; ou après le coup d’Etat du 11 septembre 1973, quand les militants chiliens se réfugièrent en Europe pour ne pas être assassinés par la dictature de Pinochet. À l’époque, la gauche radicale se préoccupait peu des autres réfugiés et des migrants. À partir de la moitié des années 80, cela a lentement changé sous l’influence de groupes comme les Revolutionäre Zellen (a) (Cellules révolutionnaires) et Rote Zora en Allemagne. Ces militants attaquaient toutes sortes de cibles liées à la politique répressive de l’Etat contre les réfugiés et les migrants. Au lieu de soutenir laborieusement des mouvements de libération nationale dans des pays éloignés, les anti-impérialistes, les autonomes et les féministes devraient organiser plus efficacement la solidarité internationale concrète ici, en Occident, en luttant aux côtés des réfugiés et des migrants arrivant de ces pays, affirmait Rote Zora. Cette position provoqua beaucoup de discussions parmi les militants allemands, et, par la suite, elles influencèrent les militants néerlandais grâce à des traductions publiées dans des revues de la gauche radicale comme De Zwarte. Au début des années 1990, quelques groupes décidèrent de rejoindre la lutte contre le racisme et le contrôle des migrations. Parmi eux se trouvaient les militants qui avaient fondé le centre d’information politique De Invalshoek, qui, plus tard, deviendra De Fabel van de illegaal.

Il est important que la gauche radicale organise la résistance, particulièrement dans les endroits où la répression est forte. Au début des années 90, le contrôle des migrations devint l’une des questions politiques principales aux Pays-Bas. Le gouvernement adopta toute une série de mesures proposées par la commission Zeevalking (1) pour plonger dans l’illégalité totale des catégories entières de migrants et de réfugiés, et les exclure de toute vie sociale. Tous les citoyens reçurent un numéro social d’imposition et il devint obligatoire de porter sur soi et de montrer son passeport au travail, à la mairie, dans les transports en commun et dans les stades. En 1998, le Parlement vota la « loi de fusion » (des données informatiques publiques). Elle permit de rassembler toutes les bases de données de l’Etat afin d’empêcher les migrants et réfugiés sans-papiers d’avoir accès aux services publics. Cette intensification de la répression fut accompagnée par une propagande raciste croissante coordonnée par des leaders d’opinion comme Frits Bolkestein, qui dirigeait à l’époque le Parti libéral conservateur, le VVD (b). Des mesures comme l’obligation de porter sur soi son passeport ou la flexibilisation du travail frappèrent durement, bien sûr, et en premier lieu, les migrants et les réfugiés, mais elles affectèrent aussi d’autres couches exploitées de la population.

Des possibilités nouvelles...

Les migrants et les réfugiés ont toujours provoqué de grands changements sociaux dans les sociétés qui les ont accueillis. Ils ont joué un rôle important dans de nombreux soulèvements et révolutions au cours de l’histoire. La révolution espagnole de 1936 a fortement dépendu des travailleurs migrants originaires des régions pauvres de l’Espagne méridionale.

Certes, les immigrés ne se sont pas toujours unis dans des structures politiques ayant des buts communs, mais ils forment littéralement un mouvement social, puisque ce sont des personnes qui se déplacent. Et là où un mouvement social apparaît, surgissent aussi de nouvelles opportunités politiques. Les migrants et les réfugiés sont obligés de faire face à l’exclusion, au racisme et à l’exploitation. Ils observent souvent le monde avec des yeux un peu différents des autres. Habituellement, ils apportent avec eux une manière de penser plus collective, qui ne doit bien sûr pas être idéalisée, mais qui a presque disparu en Occident sous l’influence des processus d’individualisation. C’est pourquoi les migrants tendent souvent à rechercher des solutions plus collectives à leurs problèmes.

Ils vivent, cependant, entre deux mondes. Ils ne peuvent plus continuer à résoudre leurs problèmes comme avant ; ils doivent donc rechercher de nouvelles manières d’agir et cette démarche peut mener à des idées politiques originales. De nouvelles organisations politiques et de nouvelles formes de résistance sont susceptibles d’apparaître. Les groupes révolutionnaires comme De Fabel van de illegaal doivent donc entrer en contact avec ces migrants et ces réfugiés, et ensemble stimuler et radicaliser cette résistance potentielle.

...mais pas un nouveau « sujet révolutionnaire »

Naturellement, cela ne signifie pas que la gauche radicale doive considérer les migrants et les réfugiés comme une nouvelle classe ouvrière ou une sorte « d’avant-garde révolutionnaire ». Le simple fait que certaines catégories sociales sont opprimées ne signifie pas automatiquement que leurs idées et leurs luttes sont en quoi que ce soit liées à celles de l’extrême gauche. Toutes les classes et catégories sociales sont le produit des relations de pouvoir patriarcales, capitalistes et racistes qui se sont développées au cours de l’histoire. Dans le passé, certains groupes d’extrême gauche ont projeté leurs désirs de libération et de révolution sur les migrants, les réfugiés et leurs organisations, et ils ont rêvé qu’elles allaient devenir le nouveau « sujet révolutionnaire ». Puisque les ouvriers ne veulent pas faire la révolution, essayons donc avec les étrangers, ont-ils parfois pensé. Certes, en raison de leur pauvreté, les immigrés devraient « objectivement » ressentir la nécessité révolutionnaire de renverser la société. Cependant, c’est précisément à cause de leur position en bas de l’échelle sociale, que les organisations de migrants et de réfugiés sont en réalité, le plus souvent, relativement impuissantes.

Une source d’espoir dans une période de reflux

Cela est encore plus vrai pour des organisations de migrants et de réfugiés sans-papiers. Leurs membres désirent habituellement une seule chose : obtenir une certaine stabilité grâce à un permis de séjour et de travail. Pour l’obtenir, ils doivent être acceptés par le gouvernement, et leurs actions sont parfois particulièrement courageuses. Pendant les luttes collectives pour la légalisation de leur situation, leurs revendications se radicalisent parfois rapidement et évoluent vers les positions de l’extrême gauche. Bien que la plupart des campagnes soient déclenchées par des groupes spécifiques de migrants et de réfugiés qui luttent seulement pour leurs droits, de tels mouvements (en raison des discussions souvent intenses qu’elles suscitent) peuvent facilement se transformer en une lutte pour l’égalité, la collectivité et la solidarité de tous.

Ce sont des principes auxquels la plupart des Néerlandais ne s’intéressent malheureusement plus. Des slogans radicaux tels que « Luttons tous ensemble pour l’égalité des droits » et « Personne n’est en situation illégale » sont par exemple devenus des thèmes centraux pour le mouvement des sans-papiers qui travaillaient et payaient des impôts (après la loi sur la fusion des données informatiques de 1998, de nombreux migrants ont plongé dans l’illégalité totale après avoir payé des impôts, touché des allocations, etc., pendant dans des années tout en étant, en fait, en « situation illégale »). C’est précisément parce que leur vie est en jeu que les travailleurs sans-papiers refusent souvent d’accepter l’ « irrecevabilité » supposée de leurs revendications. Leurs campagnes se caractérisent donc souvent par un militantisme et une radicalité incroyables. Et c’est un élément important pour la gauche révolutionnaire en cette période de reflux.

Eric Krebbers, De Fabel van de illegaal n° 62, janvier-février 2004

(1) Créée par le gouvernement, la commission Zeevalking a défini une série de mesures pour faire face aux changements internationaux concernant les migrations. Toutes ces recommandations ont été en fait appliquées au cours des 15-20 dernières années (Note d’Eric Krebbers).

Notes de Ni patrie ni frontières

(a) Revolutionäre Zellen (Cellules révolutionnaires) Voici ce qu’en dit le site ultraréactionnaire Terrorwatch : « Mouvement radical anti-impérialiste et anti-sioniste créé en 1976. Il s’articule en petits groupes de 3-5 personnes et agit par attentats à la bombe ou incendiaires. Il est lié au groupe Rote Zora, qui est essentiellement un mouvement féministe extrémiste, qui agit par attentats à la bombe contre des objectifs considérés comme anti-féministes. Au début des années 80, les RZ ont tenté de " récupérer " le mouvement pacifiste en menant des attaques à la bombe pour protester contre l’installation des missiles Pershing 2 de l’OTAN en RFA. Les attentats des deux organisations touchent des firmes impliquées dans l’industrie de l’armement et aéronautique, l’industrie nucléaire, l’industrie chimique et pharmaceutique, ainsi que les firmes impliquées dans le génie génétique. Les RZ sont actives en Allemagne et ont fréquemment utilisé la Suisse comme sanctuaire. » Pour une analyse nettement plus subtile, voir « Les autonomes allemands » sur le site « Thèses et mémoires sur l’anarchisme » http://raforum.info/these/spip.php?...

(b) VVD (Volkspartij voor Vrijheid en Democratie)Parti populaire libéral et démocrate. À obtenu 22 députés sur 150 aux dernières élections.

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4) POURQUOI ET COMMENT COOPERER AVEC LA GAUCHE RADICALE ET LES ORGANISATIONS PROGRESSISTES

Pouvoir et contre-pouvoir

Dans les cercles révolutionnaires, la notion de pouvoir est souvent considérée comme une obscénité. Généralement les militants affirment qu’ils sont contre le pouvoir. Mais partout où il y a des êtres humains, il y a du pouvoir. Il existera toujours des relations de pouvoir entre les individus et entre les groupes. Les relations de pouvoir les plus importantes aujourd’hui sont les relations capitalistes, patriarcales et racistes. Le but de la gauche radicale devrait être de se débarrasser des relations de pouvoir injustes entre les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les Blancs et les Noirs. Le pouvoir devrait être réparti également entre tous les habitants de la planète. Pour atteindre ce but les révolutionnaires ont besoin de pouvoir. Ils doivent donc construire un contre-pouvoir (1) qui puisse vraiment changer les relations de pouvoir actuelles. Pour cet objectif, nous travaillons à trois niveaux : en renforçant notre groupe, en coopérant avec d’autres organisations d’extrême gauche et en collaborant avec des organisations progressistes.

Notre expérience avec l’extrême gauche

Pour renforcer notre propre organisation, il est vital de disposer de structures démocratiques claires, d’organiser des discussions et des actions et d’attirer de nouveaux militantes et militants.

À un deuxième niveau, celui de la coopération avec d’autres organisations révolutionnaires, nous cherchons à mettre en place des structures communes pour pouvoir construire un contre-pouvoir politique. Nous recherchons donc toujours des organisations qui comprennent l’importance d’une coopération structurelle à long terme. Des organisations qui veuillent que nous luttions ensemble, analysions la situation politique ensemble, choisissions les meilleurs terrains de lutte politique ensemble et fassions des plans d’action ensemble.

Malheureusement, la notion de réseaux libres, sans liens ni engagements réguliers, est devenue extrêmement populaire dans les cercles militants ces dernières années. La gauche radicale semble avoir peur de toute forme d’organisation qui crée des obligations. Pourtant, sans structures sérieuses, toutes les discussions demeureront inabouties et nous ne pourrons jamais mettre des idées en pratique. En outre, sans structures sérieuses, il est impossible de transmettre des connaissances politiques, et la gauche révolutionnaire sera condamnée à recommencer toujours les mêmes discussions, et répétera indéfiniment les mêmes erreurs. En bref, sans structures fortes, sans buts communs, sans une certaine forme de coordination, aucun contre-pouvoir n’est possible. En principe, nous ne souhaiterions coopérer qu’avec des organisations ayant un fonctionnement démocratique et dont les représentants aux réunions de coordination inter-groupes seraient révocables à tout moment. Et ceci, parce que les organisations hiérarchisées contribuent au maintien de relations de pouvoir inégales et injustes. Depuis 1990, De Fabel a régulièrement essayé de coopérer avec d’autres organisations d’extrême gauche. Bien que nous ayons toujours analysé et discuté les possibilités et l’utilité de telles coopérations avant de les entamer, la plupart de ces projets ont échoué assez rapidement. Il semble malheureusement que la création de structures sérieuses ne soit pas possible au sein des mouvements anarchistes et autonomes actuels.

Progressistes et révolutionnaires :

une coopération indispensable...

...à certaines conditions

Au troisième niveau, celui de la coopération avec des organisations progressistes, nous essayons continuellement de travailler sur des projets concrets avec des ONG ou d’autres organisations politiques, ou religieuses, progressistes. La gauche radicale peut ainsi gagner de petites victoires sur certaines questions, sans pour autant s’imaginer que cette coopération conduira au moindre changement fondamental. Il y aura toujours une lutte de pouvoir et beaucoup de tension entre un groupe révolutionnaire et son partenaire progressiste s’ils coopèrent à des projets communs. Chacun essaiera d’atteindre son propre but, mais il aura besoin de l’autre pour l’accomplir. Pour un groupe révolutionnaire, s’associer à des groupes progressistes plus grands et plus riches (qui disposent de plus de moyens matériels et de subventions, et peuvent donner plus de publicité à nos combats communs), peut être intéressant car ces derniers influencent des gens plus modérés.

Quant aux progressistes, de leur côté, ils cherchent à utiliser les révolutionnaires : ceux-ci disposent de plus de liberté d’action, font preuve de davantage de hardiesse et proposent des idées plus originales. Souvent, les progressistes ne sont pas capables de lancer eux-mêmes de nouvelles initiatives sérieuses. Mais ils ont besoin d’impressionner leurs patrons, leurs soutiens financiers et les milieux dans lesquels ils vivent et opèrent. Les progressistes souhaitent seulement arrondir les angles des problèmes sociaux. Ils ne veulent aucun changement fondamental, parce que ces bouleversements compromettraient leur position sociale. En coopérant avec la gauche révolutionnaire, les progressistes essaieront toujours de déterminer le contenu de nos projets communs, et nous aurons la même attitude. Cela provoque souvent des conflits intenses entre nous, au sujet des slogans, des tracts, des thèmes des réunions et des itinéraires pour les manifestations. Il n’est pas rare que nos partenaires progressistes essayent de nous écarter temporairement du processus décisionnel et de prendre le pouvoir dans nos projets communs à certains moments critiques.

Nous ne devons pas essayer de changer nos partenaires progressistes. C’est presque toujours un gaspillage d’énergie et de temps. Mais les projets de coopération peuvent nous servir à toucher - au delà des représentants et des dirigeants que nous rencontrons dans les réunions de coordination - les gens qu’ils influencent, pour leur montrer le pouvoir des idées révolutionnaires. Dans les milieux progressistes on rencontre souvent des individus insatisfaits qui peuvent être intéressés par notre lutte. C’est pourquoi l’extrême gauche doit toujours se montrer à la fois très ouverte et claire au sujet de son idéologie et de sa volonté de lutter sérieusement.

Compromis et expectatives

Avant de lancer le moindre projet de coopération avec des organisations progressistes, les révolutionnaires doivent se livrer à une évaluation réaliste en cherchant à entrer en contact et à discuter avec des partenaires potentiels. Une organisation d’extrême gauche devra certainement faire beaucoup de compromis, et perdra probablement le contrôle du projet mené en commun avec des progressistes à certains moments. La gauche radicale a souvent moins de pouvoir que les progressistes, mais naturellement elle n’est pas complètement impuissante. Il est donc très important que nous sachions clairement ce que nous attendons de nos partenaires progressistes, et quels compromis nous sommes prêts à faire. Quand un groupe révolutionnaire collabore avec les mêmes militants progressistes pendant une longue période, le danger existe que les tensions politiques diminuent entre eux, que les liens deviennent moins politiques, plus personnels et amicaux, que le pragmatisme se développe et que les idées révolutionnaires disparaissent du projet. Si ce processus se poursuit, une organisation révolutionnaire risque de finir par se transformer en une banale organisation progressiste.

Ne pas perdre de vue notre objectif final

La croissance de notre groupe est inséparable de la collaboration avec d’autres organisations - révolutionnaires ou progressistes. Nous avons besoin les uns des autres, et ce besoin crée une tension politique dialectique nécessaire entre nous, tension qui peut être productive. Une organisation révolutionnaire ne sert à rien si elle existe dans un milieu fermé, coupé du monde extérieur. La gauche radicale ne pourra probablement jamais faire progresser ses idées dans les riches pays du Nord si elle ne bénéficie pas du soutien des milieux progressistes de ces sociétés. D’un autre côté, la collaboration avec des courants progressistes n’a de sens que si la gauche radicale dispose de structures solides. En effet, l’extrême gauche a besoin de construire sa propre force pour pouvoir influencer des projets de coopération avec d’autres courants, et influencer l’ensemble de la société. Nous nous demandons toujours si nos activités politiques sont conformes avec nos principes de base. Tous nos projets doivent, en principe, contribuer à la construction d’un contre-pouvoir de la gauche radicale et à des changements sociaux fondamentaux.

Eric Krebbers, De Fabel van de illegaal n° 63, mars/avril 2004

(1) Ce que De Fabel entend par contre-pouvoir : « Nous pensons que nous disposons des moyens de provoquer des changements sociaux dans la direction que nous souhaitons. Idéalement, à travers une forme d’organisation large, fondée sur la démocratie à la base, comme le communisme des conseils, par exemple, avec des représentants révocables à tout moment » (Note d’Eric Krebbers).

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5) SOUTIEN COLLECTIF ET SOUTIEN INDIVIDUEL AUX SANS-PAPIERS

Depuis des années un petit nombre d’organisations, dont la nôtre, soutiennent les réfugiés et les migrants sans-papiers. Quelle est la situation, maintenant que le gouvernement pousse de plus en plus de gens dans la clandestinité et, de ce fait, force les associations de soutien à prendre soin d’eux, tâche qui incombe, en principe, à l’Etat ? Et combien de temps et d’énergie nous reste-t-il pour lutter pour des méthodes et des actions de soutien plus collectives ?

Ces dernières années, le gouvernement néerlandais plonge de plus en plus de migrants dans l’ illégalité, en les privant complètement de leurs droits. Suite à l’introduction, parmi d’autres mesures répressives, de la « loi sur la fusion des données informatiques publiques » (Koppelingswet), en 1998, et de la dernière « loi sur les étrangers » de 2001, le nombre de sans-papiers qui s’adressent aux associations comme la nôtre augmente constamment. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le gouvernement qui mène cette politique impitoyable contre les immigrés est plutôt satisfait de l’existence de ces organisations. « Il est normal et souhaitable que les étrangers sans-papiers puissent bénéficier d’un certain appui », a déclaré le Conseil consultatif pour la gouvernance publique en avril 1998. Une misère trop visible ne favoriserait pas l’application d’une politique dure d’exclusion. Le Conseil consultatif considère donc que « les associations de solidarité privées » constituent un chaînon indispensable dans la politique d’exclusion du gouvernement.

À la fin du mois de mars 2001, l’Autonoom Centrum, une association basée à Amsterdam, en a eu assez. Après une discussion interne très intense, l’organisation a décidé d’arrêter de tenir sa permanence d’accueil pour les réfugiés et les migrants sans-papiers. « Dans la plupart des cas, nous sommes incapables de leur fournir l’appui dont ils ont besoin. Nous ne pouvons pas leur offrir l’aide légale appropriée et nous manquons d’argent. Mais surtout, depuis un certain temps, nous nous demandons sérieusement si nous voulons continuer à les soutenir et devenir les collaborateurs de la politique inhumaine et néfaste du gouvernement. La réponse est non, nous ne voulons plus être confrontés aux problèmes créés par la politique dure et restrictive du ministère de la Justice, et que nous devons ensuite gérer. Nous ne voulons plus arrondir les angles, et refusons de faire le sale boulot des gouvernements. »

Les dangers du paternalisme

Nous nous interrogeons, nous aussi, sur les idées et les pratiques des associations de solidarité. Nos permanences d’accueil pour les étrangers sans-papiers sont importantes à la fois pour notre groupe et pour les migrants. Elle nous permettent d’avoir un contact direct avec eux, de bien connaître leurs problèmes spécifiques, et d’apprendre comment la politique gouvernementale d’exclusion s’applique concrètement. Et, quelle que soit la faiblesse de notre soutien, nous croyons que cet appui signifie beaucoup pour les travailleurs que nous rencontrons. En apportant ce soutien individuel nous pouvons dérègler le fonctionnement de la machine à exclure, même si c’est à une petite échelle. Ce blocage limité peut constituer un exemple motivant pour la population, et prouver que la résistance est pratiquement possible. Naturellement le soutien individuel que nous apportons aux sans-papiers contribue à la crédibilité de notre groupe et des organisations qui effectuent un travail similaire. Et si nous arrivons à organiser la protestation avec d’autres associations, cela contribue à une coopération politique meilleure avec les organisations traditionnelles comme les ONG.

Les petites organisations comme la nôtre ne peuvent guère aider les sans-papiers. Nous ne disposons ni d’argent ni de logements. Nos membres n’ont pas reçu de formation médicale ou juridique. C’est pourquoi nos permanences d’accueil peuvent être particulièrement frustrantes. Et l’on peut aussi se demander quel sens cela a, pour une organisation politique comme la nôtre, d’apporter un soutien individuel à des gens. Cette activité consomme beaucoup de notre temps, et, dans la mesure où nous manquons toujours de bras, nos permanences occupent des militants qui pourraient investir davantage d’efforts pour essayer de changer la société dans son ensemble.

Dans le cadre du soutien individuel, il existe également toujours le risque que la personne qui offre de l’aide et le sans-papiers nouent une relation apolitique et inégale, et se retrouvent coincés dans une relation que les travailleurs sociaux connaissent bien. Certaines assistantes sociales, pleines de bonnes intentions mais inexpérimentées, promettent parfois à leurs « clients », pour les rassurer, qu’elles résoudront leurs problèmes. Cela rend leurs « clients » dépendants et passifs. Ces travailleurs sociaux se sentent souvent personnellement responsables du sort de leurs « clients », ils ont du mal mettre des limites à leur soutien et ils finissent généralement par se mettre dans des situations inextricables. Ces schémas peuvent également surgir lorsqu’un groupe politique militant travaille avec des sans-papiers. Offrir un soutien individuel peut ainsi devenir paralysant et inefficace. Donner de l’argent à un sans-papiers risque également de créer une relation inégale comparable à celle qui se noue entre les chômeurs et les employés des ASSEDIC ou de l’ANPE. Ces fonctionnaires choisissent ceux qui obtiendront des aides sociales et ceux qui n’en obtiendront pas. Ceux qui subissent ce type de sélection essayent d’augmenter leurs chances en créant chez leurs interlocuteurs la meilleure impression possible. La sincérité, l’humanité et l’égalité disparaissent dans ce type de circonstances.

Pour ne pas tomber dans de telles relations paternalistes, nous adoptons une attitude solidaire et égale vis-à-vis de tous ceux qui viennent à nos permanences d’accueil. Nous ne procédons à aucune sélection, jamais. Tous les sans-papiers peuvent venir solliciter notre soutien et nous ne distribuons pas d’argent, sauf peut-être pour financer un déplacement ou pour payer quelques nuitées dans un hôtel pour sans-abri (1).

Exercer des pressions sur les institutions

pour qu’elles fassent leur travail

Nous ne nous considérons pas comme une association chargée de faire du travail social, mais comme un groupe politique de soutien aux sans-papiers : notre objectif est de les mettre en contact avec les institutions appropriées. Il ne nous est pas possible de créer nos propres structures médicales et juridiques. Nous ne possédons ni maisons ni appartements, nous ne fournissons pas de prestations sociales, nous ne sommes ni médecins ni avocats. Et même si nous l’étions, nous ne pourrions aider qu’une infime proportion des sans-papiers parce que nous manquons de ressources financières. De plus, un système alternatif de soins, créé spécialement pour les sans-papiers, n’est absolument pas souhaitable sur le plan politique. En effet, un tel système créerait une forme de ségrégation, et c’est exactement ce que veut le gouvernement. L’isolement est la plus grande menace qui pèse sur les sans-papiers dans cette société. Il les rend encore plus vulnérables face aux nouvelles mesures répressives de l’Etat. Les associations de soutien doivent donc aider les sans-papiers à participer au maximum à la vie sociale afin d’empêcher le gouvernement de les arrêter, de les mettre en prison et de les expulser sans que les gens puissent en être informés et aient la possibilité de protester. Toutes les couches de la société doivent être en contact avec les sans-papiers. C’est probablement leur meilleure protection.

À notre avis, il faut mieux envoyer un sans-papiers consulter un médecin de son quartier qu’un établissement médical créé spécialement pour les personnes dites en « situation illégale ». Les associations de soutien ou les groupes comme le nôtre, tout comme les sans-papiers eux-mêmes, doivent exiger que toutes les institutions (2), sans exception, qui les ont exclues les reprennent en charge. Ces institutions doivent assurer leurs responsabilités envers toutes les personnes, malgré la loi sur la fusion des données informatiques qui veut criminaliser les sans-papiers. C’est pourquoi nous avons pris l’initiative en 1994 de créer une fondation : Gezondheidszorg Illegalen Leiden, l’Association pour la santé et les soins aux sans-papiers de Leiden. En dehors de nos membres, plusieurs médecins, un pharmacien, une assistante sociale, un médecin travaillant dans le secteur hospitalier, un chirurgien, une sage-femme et un pasteur participent à cette fondation. Il est important d’obliger les professionnels de santé et les institutions à prendre leurs responsabilités et à offrir la même aide et les mêmes services aux sans-papiers qu’à tous les autres habitants en situation légale. Et cela ne concerne pas seulement les soins médicaux, mais aussi l’aide juridique, le logement, les prestations sociales, les assurance santé, maladie et chômage, etc.

Si les organisations traditionnelles (Eglises, ONG, etc.) ne cèdent pas, nous essayons de mobiliser les forces progressistes. Par exemple, nous demandons à des squats et des « communes » s’ils ont des chambres disponibles. Et nous sollicitons des fondations privées (par exemple les Eglises) pour qu’elles soutiennent financièrement les sans-papiers. Nous voulons seulement être un moyen d’accès à tous ces systèmes de soutien publics ou semi-publics. Quand les sans-papiers nous posent des problèmes que nous ne pouvons pas résoudre, nous essayons de faire pression sur les institutions qui sont en mesure de le faire.

Le soutien collectif

Nous organisons également des formes collectives de soutien aux associations de migrants et de réfugiés, ou aux sans-papiers qui essayent de s’organiser. Habituellement ces groupes s’intéressent moins aux questions d’aide médicale ou légale qu’à leur régularisation ; ils veulent obtenir des cartes de séjour pour tous ceux qui se trouvent dans la même situation ou viennent du même pays qu’eux. Nous avons soutenu des groupes de réfugiés iraniens, éthiopiens et kurdes-irakiens. En ce moment, nous soutenons surtout des travailleurs immigrés sans-papiers et des objecteurs de consciences kurdes de Turquie. Le premier contact avec ces groupes se déroule parfois dans le cadre de nos permanences d’accueil, mais la plupart du temps il se fait par l’intermédiaire des organisations de migrants originaires du même pays. C’est d’une certaine manière logique, parce que ce sont ces associations qui soutiennent habituellement les sans-papiers, sur le plan à la fois individuel et collectif. Cependant, l’appui de groupes comme le nôtre peut également être très utile. Les associations de soutien ont souvent plus facilement accès aux institutions et aux partis politiques, savent mieux obtenir de l’aide financière et possèdent parfois plus d’expérience en matière d’organisation de manifestations ou de fabrication d’un journal. (...)

Eric Krebbers, De Fabel van de illegaal n° 50/51, printemps 2002

1. Dans ces hôtels il faut payer environ 5 euros la nuit, mais aujourd’hui les SDF doivent montrer leur passeport, donc les sans-papiers n’y vont plus (note d’Eric Krebbers).

2. Aux Pays-Bas, les associations privées qui reçoivent des subventions et les institutions de l’Etat ne peuvent aider les sans-papiers. Donc, par exemple les maisons qui abritent des femmes battues refusent d’accueillir celles qui sont en « situation illégale » (note d’Eric Krebbers).

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