Les « manifestations du lundi » tirent leur nom des manifestations populaires qui eurent lieu en République démocratique allemande (RDA) en 1989, précipitant la crise de la branche orientale du capital allemand. Le mouvement s’est développé à l’Est en réaction au projet gouvernemental « Agenda 2010 ». Pour restaurer les profits, il s’agit pour le capital en Allemagne, comme presque partout en Europe, d’intensifier l’exploitation et d’abaisser les coûts nécessaires à la reproduction de la classe ouvrière. L’offensive est brutale et multiforme : retraite à 67 ans, cherté des soins, allocations chômage réduites, chantages à la délocalisation, annualisation et allongement du temps de travail, précarisation accrue, salaires au rabais, etc. Les lois Hartz - refonte des allocations chômage et extension massive du travail précaire - touchent plus directement les Allemands de l’Est (avec un taux de chômage officiel de 20 %, soit plus du double de celui de l’Ouest), les « cobayes » depuis 1990 de ces plus ou moins nouvelles formes d’exploitation.
Devant l’ampleur des manifestations (plus de 100 000 personnes à l’Est), le gouvernement rouge-vert s’est empressé de critiquer la reprise de l’expression « Manifestations du lundi », si lourde de sens (quinze ans presque jour pour jour après les faits), se permettant de dispenser à cette foule qui se rassemble en masse, depuis maintenant sept semaines tous les lundis à 18 heures, quelques leçons d’histoire officielle : la République fédérale allemande (RFA) n’étant pas une dictature, parler de « Manifestations du lundi » serait une « calomnie historique ».
La critique a semblé bien faible aux intéressés qui pensent (à juste titre) être encore en droit de nommer leur mouvement comme ils l’entendent et de rapprocher leurs expériences de l’exploitation dans les deux régimes : pour beaucoup, la dictature du SED vaut bien celle de Siemens (ce qui, traduit par les médias, devient : « les “Ossis” regrettent la RDA »...).
L’expérience de 1989-1990 a certainement immunisé les Allemands de l’Est contre toutes les distinctions idéologiques censées caractériser les « démocraties occidentales », comme celle aussi couramment opérée entre droits démocratiques et droits sociaux : ce sont pour eux une seule et même chose. De là, la reprise presque unanime aujourd’hui, contre les lois Hartz, de l’expression « Manifestations du lundi », symbole de la « révolution démocratique de 1989 » qui, malgré son nom, allait à l’origine bien au-delà de revendications purement démocratiques.
La classe dominante n’a pas osé traiter ouvertement les manifestants de « provocateurs fascistes », comme du temps de Walter Ulbricht (président du Conseil d’Etat de la RDA de 1960 à sa mort en 1973) (ou comme Erich Honecker [au même poste de 1976 à 1989] en 1989), lorsque les ouvriers est-allemands se révoltaient contre « l’élévation des normes de travail », mais le cœur y était. Le chancelier Schröder, les médias, etc. ont laissé entendre que ces rassemblements étaient récupérés ou dirigés en sous-main par des groupes « extrémistes », « néo-nazis » de préférence. Le problème est que de tous les partis politiques réellement implantés à l’Est, le NPD (fasciste) est le seul parti résolument opposé au plan Hartz et à l’Agenda 2010 - et il fera sans aucun doute un carton aux prochaines élections régionales. Tous les autres (PDS inclus) ont adopté un double discours : si les « réformes » sont rudes, elles n’en demeurent pas moins nécessaires.
A l’Est, un mouvement spontané
Quelques remarques sur le mouvement à l’Est :
c’est avant tout un mouvement spontané de travailleurs, salariés et chômeurs excédés, sur lequel viennent se greffer des organisations politiques qui restent cependant minoritaires. Parmi elles : le PDS (« néo-communistes », ex-SED), le MLPD (maoïstes), des sociaux-démocrates
dissidents, Attac, etc. La base d’IG Metall et de Ver.di est aussi très présente. Peu habitués à ce type de mouvements autonomes, les militants
ouest-allemands ont été surpris par cet afflux de « simples gens » - n’appartenant à aucune organisation, ne répondant à aucun appel précis - qui amènent leurs banderoles et scandent leurs propres revendications
dans la rue. D’ailleurs, quelques groupes, tel le MLPD à Berlin, ont défilé séparément à partir d’un certain moment, trouvant peu conformes à la ligne ces milliers de mots d’ordre, souvent personnels (dans les
deux sens du terme) et parfois contradictoires. Les vieux léninistes, forcés à un moment ou à un autre de se dévoiler, sont généralement « exclus » des différents comités et coordinations ;
il a donc ceci de particulier qu’il parvient à laisser s’exprimer toutes sortes de revendications individuelles qui ont pour seuls points communs, outre le fait qu’elles proviennent de prolétaires, la peur de la misère, ou la misère elle-même, et la colère (« Ça suffit maintenant
! « ). Autrement dit, n’ayant pas, à part le refus des « réformes », de programme précis - même si l’idée de faire tomber Schröder fait son chemin -, le mouvement offre peu de prise au gouvernement inquiet pour engager une discussion (canalisation). C’est sans doute là où réside la force des Manifestations du lundi et la sélection d’une série d’objectifs, même « réalisables », en changerait profondément le caractère ;
il arrive à point nommé : si elles restent éloignées des lieux d’exploitation, les Manifestations du lundi se font hors de l’appareil syndical, chose rare en Allemagne. Elles accusent, bien innocemment sans doute, le double jeu et l’inertie volontaire du DGB (qui n’a aucune intention de lutter pour les « asociaux »). Les syndicats qui,
en coopération avec les « citoyennistes », organisent depuis près d’un an une campagne molle contre le « démontage de l’Etat social », acceptent en fait les réformes du SPD, qu’ils espèrent ainsi sauver
d’une mort annoncée. Pour conserver leur « représentativité », remise tactiquement en question par les organisations patronales, les chefs
syndicalistes se sont repliés sur la défense inconditionnelle de la Tarifautonomie (la base juridique de la « représentativité » syndicale inscrite dans la constitution de la RFA) au prix d’une multiplication
des clauses d’ouverture - qui répondent au besoin d’une «
adaptation-maison » (avec le soutien des Betriebsräte) des accords de branche, en clair d’introduire les mesures de flexibilisation
nécessaires aux nouveaux modes de gestion de la force de travail -, la signature frénétique de tout ce qui est à portée de stylo, comme l’accord qui règle désormais le travail intérimaire, et sans lequel le
cœur du plan Hartz (extension du secteur précaire) n’aurait pu être appliqué : comme le principe « à travail égal, salaire égal » a été
abandonné, les salaires intérimaires seront sensiblement inférieurs aux
salaires conventionnels, etc. Les trois piliers sur lesquels repose le
syndicalisme (représentation exclusive, paix sociale et codétermination
de l’exploitation) n’en sont que plus apparents ;
ce qui surprend en Allemagne, c’est davantage l’ampleur et la
constance du mouvement (qui doit faire face aux attaques conjointes du
gouvernement, des partis, du DGB, des médias, etc.) que les
Manifestations du lundi elles-mêmes. Elles étaient déjà réapparues en
1991 à Leipzig alors que des plans de restructuration menaçaient
plusieurs boîtes de la région. Depuis, il y en a eu également
quelques-unes contre les guerres au Kosovo et en Irak ;
u il tend à s’opposer à « ceux d’en haut » (gegen die da oben), aux
partis, avec un petit faible, semble-t-il, pour la social-démocratie au
pouvoir : « Qui nous a trahis ? : la social-démocratie - Qui est dans
le lot ? : les écolos - Qui nous stresse ? : le PDS » (entendu à
Berlin). Il y a eu quelques accrochages avec la police devant le siège
berlinois du SPD que la foule voulait investir. L’intervention calculée
d’Oskar Lafontaine, homme d’appareil, opportuniste s’il en est (SPD), a
été assez mal reçue à Leipzig, d’autant qu’elle visait à affaiblir le
mouvement : seule une partie des manifestants étaient favorables à sa
venue. Comme en 1989, les manifestants préfèrent organiser de nombreux
podiums, faire circuler les micros dans la foule, etc.
u Pour l’instant, même si le gouvernement ne semble pas disposé à
reculer, l’ambiance générale est plutôt à la confiance (une confiance
qui repose surtout sur le souvenir collectif d’avoir déjà par le passé
ébranlé un régime).
A l’Ouest, un mouvement plus traditionnel
Les manifestations à l’Ouest, moins importantes (peut-être 20 000 à 30 000 personnes), restent plus traditionnelles. Le gros des manifestants est fourni par les sections locales des syndicats, les organisations de chômeurs, un groupe social-démocrate sorti du SPD, Attac, les anarcho-syndicalistes de la FAU et divers partis staliniens (comme à Bonn par exemple). Le mouvement s’est étendu à certaines villes de la Ruhr où règne, surtout parmi les (vieux) ouvriers sociaux-démocrates, une forte déception quant à l’évolution du parti.
Un « automne chaud »
L’heure est aux projets. En octobre, les premiers formulaires pour la nouvelle allocation chômage ont été envoyés. De nombreux groupes ont lancé des initiatives : les organisations de chômeurs par exemple appellent à la désobéissance civile. Le 2 octobre, il était prévu une grande manifestation nationale contre le plan Hartz, le 3 la Fête de l’unité, de la « Réunification » et le 4 tombe un lundi. Le mois d’octobre devait être aussi marqué par un conflit fondamental à Volkswagen en Basse-Saxe (ce Hartz qui a concocté les « réformes pour l’emploi » est aussi le chef du personnel de VW-Wolfsburg). L’agitation devrait se poursuivre jusqu’au mois de janvier 2005 jusqu’à l’entrée en vigueur de la dernière partie des lois Hartz : 1,5 million de personnes seront directement touchées, soit par la perte définitive, soit par une réduction substantielle (autour de 200 euros) de leurs allocations. Les « chômeurs de longue durée » seront contraints à cette date d’accepter n’importe quel travail (travail précaire, intérim, « job à 1 euro », etc.). Le 3 janvier, un mouvement d’action directe (piquets, occupations, etc.) tentera sûrement de bloquer le fonctionnement des ANPE et de leurs agences d’intérim (PSA).
Illusion « radicale »
Dernière chose à évoquer : dans le « milieu radical », le mouvement du lundi devrait renforcer à court terme l’illusion du revenu garanti (notamment pour son caractère mobilisateur).
G. septembre 2004