Les promoteurs (1) de « l’actionnariat salarié » se voient obligés, pour faire sérieux, de donner un fondement économique à leur nouveau produit. On ne serait plus sur le modèle fordiste des années soixante, les trente glorieuses sont derrière nous. Actuellement, les emplois se créent surtout dans le secteur des services (communication, Internet...). On aurait brusquement basculé dans ce qu’ils appellent « la nouvelle économie », qui impliquerait la nécessaire « métamorphose de la société salariale française ». De quelle métamorphose s’agit-il ?
L’actionnariat salarié a fait l’objet d’un rapport de plus de 120 pages du député socialiste Jean-Pierre Balligand, remis en janvier au premier ministre. Cette initiative n’est pas seulement française ; en Allemagne, l’actionnariat salarié est au centre des négociations du « Pacte pour l’emploi » et la Confédération européenne des syndicats (CES) veut négocier un accord-cadre avec les employeurs de l’Unice (le Medef européen).
Depuis le mois de septembre 1999, les médias ne tarissent plus sur le sujet, pour nous faire la promotion de l’actionnariat salarié. De François Hollande à Edouard Balladur, c’est un appel vibrant pour cette nouvelle poule aux œufs d’or qu’ils nous font. Qu’en est il exactement ?
La problématique des dirigeants d’entreprise est ouvertement annoncée :« Nous n’avons pas assez de fric pour résister à “l’invasion” des investisseurs étrangers. » En fait, ils ont la trouille de perdre leur place au soleil en cas d’OPA, et ils s’écrient : « Salariés, venez à notre secours pour lutter contre la “dictature” des actionnaires ! » Et de nous citer l’exemple de Daniel Bouton le patron de la société Générale, qui s’est servi des 9 % du capital détenu par les salariés pour contrer l’OPA de la BNP. Par contre, ils restent silencieux sur l’affaire Alcatel : en septembre 1998, les 35 000 salariés d’Alcatel détenteurs d’actions du groupe ont perdu en quelques heures 38 % de leur épargne.
Malgré tout, le bilan est positif pour le capitalisme :
en deux ans, le nombre des actionnaires salariés est passé de 700 000 à 1 million, soit une capitalisation boursière de 200 milliards de francs. L’affaire est si juteuse que les trois quarts des entreprises cotées en Bourse envisagent d’ouvrir leur capital aux salariés :
« l’investisseur (donc l’actionnaire) prend le pas sur le salarié. En moins de vingt ans, la désinflation a mis fin à l’illusion de l’amélioration du pouvoir d’achat par la feuille de paie » (Enjeux, décembre 1998).
Pour les salariés, dont on voudrait qu’ils deviennent actionnaires et même réactionnaires, on a préparé le terrain depuis longtemps. Dans un premier temps, on a laminé les réajustements de salaire, puis introduit la notion de salaire au mérite, pour finalement nous dire que l’intéressement et la participation seraient la nouvelle donne salariale.
Travailler à crédit
Aujourd’hui on va plus loin, l’actionnariat dont il est question (stock-options....) veut d’une part nous faire travailler à crédit, puisque le système reporte dans le futur (dix à quinze ans) le paiement du travail effectué, comme le démontre Alternatives économiques :
« En tant que mode de rémunération, l’attribution d’actions aux salariés reporte dans le futur le paiement du travail effectué : les options sur actions ne peuvent être exercées que passé un certain délai et l’intérêt financier, pour le salarié, repose sur la valorisation éventuelle du prix de l’action entre le moment où on la lui attribue et le moment où il la cède.
» Une invention géniale pour les entreprises. Le besoin en fonds de roulement, c’est-à-dire les capitaux qu’il faut mobiliser en permanence pour fonctionner, constitue l’un des soucis majeurs pour un capitaliste. Une partie importante de ces capitaux est constituée des salaires qu’il faut payer à la fin du mois avant d’avoir réussi à vendre les biens ou les services que les salariés ont produits. Grâce aux stock-options, l’entreprise ne paiera que plusieurs années plus tard. D’où notamment l’importance de ce mode de rémunération pour les jeunes entreprises en forte croissance. Elles sont généralement incapables, en effet, de payer tout de suite les salaires des personnels qualifiés dont elles ont besoin. »
(Alternatives économiques, n° 175, novembre 1999)
Nous avons là, révélé, le secret de la « démocratisation de l’épargne salariale » en faveur des salariés des PME. Mieux encore, le rapport Balligand indique : « ... la mortalité des PME étant supérieure à celle des groupes cotés, le salarié risque en cas de faillite de perdre à la fois son emploi et la totalité de son épargne » (page 61). C’est le fameux risque « entrepreneurial » dont parlent le Medef et Kessler.
Vers un double système de rémunération codifié par le code du travail
L’actionnariat salarié concrétise la mise en place d’un double système de rémunération : un fixe, dit de croisière, le salaire minima par profession et niveau hiérarchique ; l’autre variable selon les aléas de la Bourse ou de la santé de l’entreprise. Déjà la plupart des conventions collectives revues et corrigées n’ont plus de grille de salaire (méthode Parodi / classement par métiers) mais des « revenus minimums annuels ». C’est, implicitement, la fin de la mensualisation qui se met en place.
Pour l’instant régi uniquement par le droit des sociétés, l’actionnariat salarié pourrait relever du droit du travail. Le projet de loi du 1er août 2000 propose toute une série de modifications d’articles du Code du travail dont l’objectif est de mettre au même niveau (dans un premier temps) la négociation salariale et l’épargne salariale sous le couvert du « renforcement des droits des salariés dans l’entreprise ». Le Code du travail est ainsi modifié. Il est ajouté à l’article L132-27, un quatrième alinéa :
« Lorsque les salariés ne sont pas couverts par un accord de branche ou par un accord conclu en application des articles L.441-1, L.442-10, L.443-1, L.443-1-1 ou L.443-1-2, l’employeur est tenu d’engager, chaque année, une négociation, sur un ou plusieurs des dispositifs prévus par ces articles et, s’il y a lieu, sur l’affectation d’une partie des sommes collectées dans le cadre du plan mis en place en application de l’article L.441-1-2 à l’acquisition de parts des fonds solidaires mentionnés au sixième alinéa de l’article L.443-3. »
Vers la cogestion
Ces fonds solidaires feront l’objet d’une surveillance, par la mise en place d’un « conseil de surveillance » ou les partenaires sociaux deviendront collaborateurs officiellement. Il faut se souvenir, de la réforme Sudreau de 1974, où Sudreau lui -même disait que « la cogestion paritaire n’est pas adaptée à la France d’aujourd’hui ». En effet, Mai 68 était encore tout chaud, alors notre bonhomme pensait qu’il était possible dès à présent d’instituer une étape intermédiaire, « la cosurveillance », n’aliénant pas l’indépendance des représentants salariés, qui pourraient se dédouaner auprès de la base en déclarant qu’il ne faut pas confondre « cogestion » et « cosurveillance ».
A l’issue de chaque délibération, les représentants des salariés pourraient recourir à leur faculté de s’abstenir quand il apparaîtrait que la décision à prendre constitue un acte de gestion et non de contrôle.
Il est intéressant de voir que la critique que fait Attac de l’actionnariat salarié débouche sur la revendication d’une cosurveillance :
« Renforcement des pouvoirs économiques des comités d’entreprise, présence d’administrateurs salariés élus par l’ensemble du personnel, droit de contrôle sur les emplois crées dans le cadre de la réduction du temps de travail et, plus généralement, exercice d’un droit d’opposition des salariés aux mesures engageant leur avenir. » (Attac, avril 2000.)
L’hymne de la réconciliation des classes
La presse patronale ne le cache même pas :« L’actionnariat salarié est d’abord un outil de gestion de la paix sociale » (Enjeux, décembre 1998) ; et pour donner du poids à la refondation sociale, on va comme d’habitude se prosterner devant le dieu de la « révolution technique et scientifique », les mutations technologiques, la « nouvelle économie » et on en invente comme cela depuis des lustres pour mettre fin « idéologiquement au conflit des classes ».
« Profitons (nous dit Patrick Bord consultant, EGIS) de l’engouement pour cette troisième voie entre la socialisation des moyens de production et le capitalisme pur et dur qui crée un fossé entre capital et travail. (...) L’actionnariat salarié est l’occasion d’une grande réconciliation entre différentes composantes de l’entreprise qui s’ignoraient, se méprisaient, voire se combattaient. »
Tous les syndicats sont donc invités à rentrer dans le moule, s’ils ne veulent pas voir une remise en cause par le Medef du paritarisme, une remise en cause des postes de permanents, et la répression pour les plus récalcitrants (2).
Le scénario devant justifier l’approbation du monde syndical est déjà en place. Fabius fait le méchant et dit qu’il va encore faire un cadeau d’exonération de charges au patronat. La CFDT et la CGT affirment en cœur : « Nous ne sommes pas prêtes à revenir sur ce point », la CGC donne le ton du possible compromis en déplorant que la solution d’une soumission aux cotisations vieillesse n’ait pas été retenue. Le lit étant bien bordé, il n’y a plus qu’à se coucher ; la CFDT se dit favorable à l’épargne salariale (une revendication que le gouvernement lui aurait volé), la CGT ne veut « ni diaboliser ni idéaliser l’épargne salariale », mais le PCF considère qu’il s’agit « d’un nouveau droit des salariés », le Groupe des 10 Solidaire « refuse qu’une partie de la rémunération des salariés soit accaparée directement par les marchés boursiers et pour le renforcement de ces derniers. Elle refuse que ceci se fasse en pénalisant le budget de l’Etat et les recettes de la Sécurité Sociale » (communiqué du 2 août 2000.)
Autrement dit, si le budget de l’Etat et les recettes de la sécu ne sont pas touchés, il n’y aurait plus de refus du G10 ; Solidaire deviendrait solidaire ? Quant à Force Ouvrière, sa logique keynésienne et l’influence des trotskystes lambertistes lui font jouer le rôle de la voiture-balai, elle se dit « opposée à toute alternative légitimant le salarié comme actionnaire, et ce, quelles que soient les modalités » (FO Hebdo, 23 février 2000.)
Gérard Bad
juillet/août 2000
NOTES
(1) Ils disent se réclamer des économistes de l’ex-Fondation Saint-Simon, qui parlent de « croissance patrimoniale », de « gouvernance des entreprises »...
(2) Le Medef, sous l’influence de Kessler, attaque et ensuite négocie à chaud, donc début d’une campagne de presse contre le paritarisme, source financière principale des syndicats, campagne de presse contre les permanents de la sécurité sociale.
Pour un historique de l’épargne salariale, voir L’épargne salariale : de la participation aux fonds de pension (Echanges n° 83, janvier-mars 1997)