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Cellatex : quelques précisions. Des travailleurs devant les tribunaux « révolutionnaires »

vendredi 14 décembre 2007

Ce texte est paru dans Echanges n° 95.

On nous a demandé de préciser des observations que nous avions faites sur cette grève et celles qui ont suivi sur cette lancée (Echanges n° 94, A Givet, une nouvelle forme de la lutte de classe ?). Elles concernent la comparaison entre ce qu’annonçaient les prolétaires de Givet (menace de faire sauter l’usine et toute une partie de la ville) et l’action des jeunes - pour la plupart chômeurs actuels ou potentiels - des quartiers chauds ghettoïsés des villes (dégradation ou destruction de leur environnement).

La vie des travailleurs de Cellatex, celle qui, pour beaucoup d’entre eux, durait depuis des années voire des décennies, c’était l’usine, le travail qu’elle apportait, le logement des cités appartenant à l’usine et qu’ils avaient récemment acquis, tout le quotidien qui avait fait leurs heurs et malheurs. On peut épiloguer avec des jugements moraux sur l’acceptation de cette vie qui leur était imposée et dont ils n’étaient pas vraiment maîtres : c’était « leur » vie. Et cette vie qu’ils avaient connue meilleure elle s’était peu à peu dégradée avec la désindustrialisation de toute la région, avec toutes les résignations qu’on leur avait imposées et qu’ils avaient acceptées pour en conserver quelques lambeaux. La fermeture brutale de l’usine brisant définitivement tous ces faibles espoirs et y substituant l’incertitude des lendemains les mettait tout aussi brutalement en face de ce qui leur était abandonné et qu’ils se dissimulaient jusqu’alors : leur misère, pas seulement dans leur situation matérielle présente et celle qui pouvait se dessiner pour leur futur, mais dans ce qu’avait été leur vie, de ce que le capital avait fait de leur vie.

A cette inexorable logique capitaliste qui leur était totalement étrangère et sur laquelle ils n’avaient plus aucune prise, ils ne pouvaient opposer que leur propre logique. La fin de l’usine qui avait été le centre organisateur de leur vie détruisait du même coup tout cet environnement qui s’y rattachait : cette destruction, ils pouvaient la parachever en supprimant tous les vestiges d’une existence qu’on leur retirait. Comme ils en avaient les moyens, s’imposait à eux l’idée que la seule issue, face à un monde non seulement étranger mais ennemi, était de faire table rase de tout ce qu’on niait ainsi de toutes les réalisations de leur vie. Cela dépassait la petite guerre quotidienne dans le travail qui d’ailleurs n’avait plus lieu d’être, cela dépassait les rancoeurs qui avaient pu être accumulées au cours des tergiversations de tous les organes de médiation, c’était, au plus profond d’eux-mêmes, sans qu’ils l’expriment ainsi - le rejet total de leur condition de prolétaire.

Ce ne sont pas les « jeunes » des banlieues urbaines qui se rebellent et détruisent aussi leur environnement : ce sont les exclus du système capitaliste (même si ce sont pour leur grande majorité des jeunes, ce sont d’abord des exclus - prolétaires sans emploi parqués dans ces réservoirs ghettos de main-d’œuvre de la banlieue des villes). Eux aussi, sur un événement ponctuel, peuvent d’un coup, non pas prendre conscience de ce quotidien qu’ils ne connaissent que trop mais exploser violemment contre un système qui les réduit à n’être rien. La destruction de l’environnement, c’est la destruction de ce qui représente la matérialisation de ce quotidien. C’est ce qui fait la relation avec les prolétaires de Cellatex et autres.

Bien sûr il y a dans la comparaison de ces deux éléments un décalage entre les intentions et la réalité. Les Cellatex ne mettent guère leurs menaces à exécution (ou si peu) ; les « jeunes » des banlieues ne détruisent que des « signes extérieurs » de leur vie. Mais d’une certaine façon, c’est la même réaction pour qu’on s’intéresse à eux. On verra plus loin que les critiques ne manquent pas vers les Cellatex y compris dans les milieux « révolutionnaires » ; on retrouve des arguments identiques envers ce que font les « jeunes » des banlieues. On peut bien sûr souligner qu’effectivement dans tous ces cas s’exerce un chantage qui n’apporte pas du tout une transformation radicale de leur situation mais simplement un coup de pouce réformiste avec quelques aménagements souvent d’ailleurs accompagnés d’une répression. Il n’en reste pas moins que ces méthodes de lutte ponctuelle et/ou récurrentes apparaissent comme une constante d’une violence sociale de classe souvent dissimulée sous le quotidien, surgissant plus souvent aujourd’hui et dont le corollaire (qui souligne aussi l’existence de cette violence) est le développement parallèle d’appareils de contrôle : arsenal répressif d’un côté, encadrements sociaux divers de l’autre.

Ce qui est difficile à admettre pour beaucoup c’est que toutes ces actions révélatrices d’une violence sociale répondant à la violence sociale du système d’exploitation ne se prêtent en aucune façon à un encadrement idéologique, qu’elles ne visent souvent qu’à des buts immédiats sans qu’on puisse plaquer sur elles une « conscience » tout court, pour ne pas parler bien sûr d’une « conscience révolutionnaire ». Là n’est pourtant pas la question ; la véritable question, c’est : que représentent ces actions dans le système capitaliste d’aujourd’hui ? C’est à cette question qu’essaient de répondre certaines critiques et qui nous ramène aux commentaires divers à propos de Cellatex et autres.

UNE NOUVELLE FORME DE LA LUTTE DE CLASSE ?

Qui a remarqué que notre titre, « Une nouvelle forme de la lutte de classe ? », était une interrogation ? A vrai dire, nous n’avons pas répondu à cette question mais seulement cherché à établir la relation entre ce qu’était le capitalisme aujourd’hui et les réponses que le prolétariat pouvait faire en regard des transformations dans ses conditions d’exploitation. Comme nous l’avons souvent répété, la lutte de classe c’est l’ensemble des résistances à cette exploitation, où qu’elle se déroule et à tous les niveaux où elle se manifeste, sans qu’il soit possible de donner plus d’importance à l’une ou à l’autre de ces résistances : toutes ces résistances font partie de la dialectique capital-travail et sont déterminantes dans la dynamique du capitalisme ; nous n’en tirons donc aucune conclusion ou jugement, essayant seulement de montrer en quoi elles se relient à d’autres formes de lutte et ses incidences pour l’ensemble du système de domination. Nous avions conclu que, pour exemplaire qu’eut été une lutte de ce type et son retentissement dans le prolétariat dans son ensemble, elle trouverait devant elle les contre-feux de la répression : la mise en place de sécurités pour prévenir les menaces d’utilisation de « produits dangereux » et les aménagements sociaux, politiques et /ou syndicaux pour redonner leur lustre aux organismes de médiation qui, en cette circonstance s’étaient révélés particulièrement inefficaces. C’est l’inévitable conclusion de toute lutte qui déborde quelque peu les cadres institutionnels : faute de s’étendre à un niveau quelconque, elle engendre un réformisme ou un autre, une autre forme de répression qui remplace celle qui s’était avérée inopérante. C’est aussi une partie de la dynamique du capitalisme que nous venons d’évoquer.

Il est intéressant de noter les commentaires des divers groupes qui se situent à « gauche » de ce réformisme, qui, tous, faute de pouvoir peu ou prou prétendre à une revendication idéologique ou organisationnelle quelconque, y vont de leur couplet pour louanger ou critiquer cette menace d’action directe violente dans une sorte de canalisation vers leur idéologie ou leur organisation. Dans la lutte des Cellatex, il n’apparaît aucune de ces influences et leur révolte s’exprime dans le simple langage quotidien de prolétaires excédés du sort qu’on leur réserve ; au contraire, ils avaient été de fidèles membres ou suiveurs des syndicats traditionnels acceptant bon gré mal gré les « solutions » concoctées par les différents acteurs de la médiation sociale ; même dans leur dernière lutte, même s’ils auront des paroles dures et justes quant à ces médiations, ce ne sera pas un rejet total de celles-ci ; ils laisseront quand même les dirigeants syndicaux et politiques s’interposer pour leur apporter des « solutions ». Un texte de L’Universaliste (1) se présente comme « une réaction à une certaine idéologie présente en de nombreuses tendances du mouvement révolutionnaire et que l’on trouve tant chez les marxistes que les anarchistes ». L’auteur fustige - et il n’est pas le seul à le faire - ce qu’il considère comme une exaltation « de certaines luttes sociales désespérées ». On peut d’abord demander où cet auteur a bien pu trouver cela dans Echanges (2). Parler d’une lutte, essayer de la comprendre et de montrer l’écho qu’elle peut avoir chez les autres travailleurs, cela n’a rien à voir avec une exaltation : c’est la lutte telle qu’elle se déroule, qui peut n’être qu’un épisode, expression temporaire d’un large courant plus ou moins souterrain.

Nous tentions de relier ces actions directes à d’autres manifestations d’un courant d’autonomie s’exprimant particulièrement dans le rejet des médiations politiques et sociales ; nous ajoutions que, dans la mesure où ces actions avaient été circonscrites, elles contribuaient à la mise en place de mesures de contrôle et de répression destinées à éviter qu’elle ne se reproduisent. D’une certaine façon, L’Universaliste partage cette « condamnation » avec pas mal de commentaires, même venus de points de vue opposés : dans le camp des médiateurs qui s’évertuent à trouver les moyens de mettre de l’huile dans les rouages de l’exploitation capitaliste, ce sont aussi des luttes d’un autre âge ; dans le camp des « révolutionnaires » ou bien comme cet universaliste cela se rattache à une idéologie périmée ou bien, comme le clame le CCI (3) c’est « un exemple à ne pas suivre » car « sabotage et terrorisme » sont des « méthodes étrangères au mouvement ouvrier ». Et de la même façon que L’Universaliste renvoie dos à dos les tenants d’une « idéologie présente en de nombreuses tendances du mouvement révolutionnaire et que l’on trouve tant chez les marxistes que les anarchistes », les donneurs de leçons du CCI en profitent pour se référer, à grands renforts d’érudition historique, très approximativement au luddisme (4) et à une soit-disant résurgence de l’ anarcho-syndicalisme. Ils prennent ainsi pour du bon pain, les commentaires de la presse bourgeoise ou les revendications de tel ou tel groupe, ce qui leur permet de placer leur propre idéologie, sans voir la contradiction entre la condamnation de ce qu’ont pu faire dans le passé ou font aujourd’hui dans un contexte tout différent les travailleurs et leur prétention d’être partie intégrante du mouvement ouvrier. Comme si la lutte de classe telle qu’elle se déroule, telle que les prolétaires la mène, dans ses revendications et ses formes n’était pas le mouvement ouvrier (on s’en voudrait de penser qu’ils ne voient dans cette étiquette de mouvement ouvrier seulement l’ensemble des organisations formelles qui s’en réclament).

Nous ferons la critique de ces revendications ou identifications d’une toute autre manière que le CCI ou L’Universaliste, entre autres. La grande méfiance que les Cellatex montraient pour toutes les « institutions » (et partant pour les idéologies impliquées dans leur existence et action) n’empêche pas, effectivement, certaines oppositions « organisées » de se présenter, indirectement comme porteurs de ce qui - d’après eux - animait ces prolétaires.

C’est pourtant ce que développe un éditorial du Combat syndicaliste (n° 214, septembre 2000, organe de la CNT- Vignoles). Tout en relevant justement, comme d’ailleurs le CCI, l’utilisation par la presse bourgeoise de l’épouvantail d’une « résurgence de l’anarcho-syndicalisme » (« Jurisprudence dangereuse », écrit le 21 juillet, au lendermain de la signature de l’accord, le journal Le Monde, qui le même jour dans son éditorial estime que « la seule solution reste la formation des salariés accompagnée d’une aide à la mobilité géographique » !) les anarcho-syndicalistes de la CNT doivent reconnaître que lesdits prolétaires n’ont nullement été influencés par cette idéologie mais qu’ils « ont levé bien haut le flambeau de l’action directe ». Bien sûr que ces « travailleurs ont pris conscience qu’ils ne doivent compter sur personne pour arranger leurs affaires, qu’ils ne doivent pas déléguer leur lutte et qu’il faut frapper là où ça fait mal au capital... » (toutes choses très relatives dans ces luttes car la « conscience » de ces règles de base n’est pas affirmée catégoriquement, sinon dans certains termes de la lutte). Mais ils concluent en même temps avec ce souhait : et si « la seule forme efficace de lutte syndicale et sociale, l’anarcho-syndicalisme, devenait l’expression concrète d’une réalité qui se fait jour petit à petit dans les consciences » ? Et s’exprimait par l’adhésiont à la CNT, qui se prête au jeu syndical fixé par le capital pour assurer un bon fonctionnement du système d’exploitation ?...

Alternative Libertaire (n° 89, septembre 2000), autre tendance libertaire mais apôtre de l’autogestion, slalome entre le « ce n’est pas chez nous qu’il faut attendre une condamnation » et le conseil intéressé : « C’est illégal...quitte à violer la propriété privée pourquoi ne pas aller jusqu’au bout et se réapproprier l’entre prise ? ». Cela s’est effectivement produit dans le passé en France (mais pas chez Lip - lire Lip, le mythe de l’autogestion) et ailleurs, par exemple en Grande-Bretagne (voir « Contrôle ouvrier » en Grande-Bretagne). Mais outre l’affirmation d’un principe « l’usine pourrait continuer à tourner sous forme de société coopérative de production » (sans d’ailleurs envisager le moins du monde dans ces cas particuliers ce que signifierait en pratique une activité autogérée dans un monde capitaliste hostile), c’est la résurgence d’un vieux débat que l’on retrouve à tous les niveaux individuels ou collectifs, social ou économique d’un comportement ou d’une unité économique et/ou sociale dans l’environnement capitaliste mondial. On peut situer ce débat de plusieurs manières :

- est-ce que le « principe d’autogestion » appliqué le plus honnêtement et le plus rigoureusement ne va pas reproduire tôt ou tard, quelles que soient les intentions de départ, les structures du système qu’il prétend rejeter ?

- comment résoudre les problèmes pratiques du fonctionnement d’une entreprise (autogérée ou pas, ces problèmes seront les mêmes pour tous dans un monde capitaliste) qui se poseront inévitablement : celui de l’accès aux crédits bancaires pour l’introduction de nouvelles techniques, celui de la compétition commerciale, etc. ?).

Dans le cas de Cellatex quelle chance auraient eu les quelque 150 travailleurs de « continuer à produire » une marchandise que les capitalistes avaient abandonnée parce que non profitable ? (en laissant de côté tous les problèmes techniques et ceux d’approvisionnement et de vente ). Dans le cas de Forgeval ou de Bertrand Faure, sous-traitants de trusts mondiaux, quel futur d’une autogestion dans une concurrence asiatique offrant les mêmes produits au tiers (ou même moins) du prix de production en France ? Quel sens de tenter une expérience qui inévitablement irait au désastre sinon de démontrer aux tenants de l’autogestion que cela n’a aucun avenir, même pas une valeur exemplaire ? )

En organe conscient du « Parti communiste des ouvriers de France », La Forge (septembre 2000) se pose la question des limites de telles actions, pour radicales qu’elles puissent paraître : « Où se situe la solidarité ?...Comment déjouer les plans de division patronaux ? ».Si la question peut paraître pertinente en regardant ce qui se passe dans la réalité des luttes, pour La Forge et les militants du « Parti » la tâche est autre : « essayer de transformer (ce qui va de l’avant) en conscience de classe, en conscience politique ».

Sans l’exprimer formellement ainsi, c’est aussi dans cette voie - guider les travailleurs vers « leur » conscience - que s’évertuent les exégètes du CCI , autre groupuscule oeuvrant pour la révolution mais dans un registre différent. Dans son organe Révolution internationale, les titres révèlent leur qualité de « conseil es prolétariat » : « Un exemple à ne pas suivre »... et au cas où on n’aurait pas compris « Sabotage et terrorisme, des méthodes étrangères au mouvement ouvrier » (voir note 3).

L’argumentation développée par le CCI va plus loin que ces titres et vaut son pesant de moutarde politique des donneurs de leçons au prolétariat.

Elle peut se diviser en deux parties :

- d’un côté, après avoir constaté que ces luttes traduisent « d’abord un refus de se plier à la violence des attaques anti-ouvrières de la bourgeoisie et à la logique capitaliste des plans de licenciement » (ce qui est exact),ils ajoutent aussitôt qu’elles « ne constituent nullement une force pour la classe ouvrière » et sont « au contraire significatives des difficultés mêmes de cette reprise des luttes et notamment des faiblesses actuelles de la classe ouvrière pour ce qui est de renouer avec des méthodes de combat capables de créer un rapport de forces en sa faveur ». Nous laissons de côté le point de savoir si c’est le rapport de forces qui créée les méthodes de lutte ou les méthodes de lutte qui créent le rapport de force car le manichéisme du CCI s’accommode fort mal de la dialectique capital-travail. Nous laissons aussi de côté le point déjà développé précédemment que les Cellatex n’ont visé rien d’autre, à défaut de ne pouvoir obtenir le maintien de l’usine en activité, qu’à obtenir plus d’argent pour leur licenciement, qu’ils ont utilisé pour ce faire les armes qu’ils avaient à leur disposition et que, partant de cette situation on peut se laisser aller à ses élucubrations ;

- d’un autre côté, le CCI se livre précisément à des élucubrations. Et si l’on s’y attache, c’est parce qu’ils partagent les mêmes élucubrations avec bien d’autres et qu’ils les appliquent systématiquement à toutes les luttes, où qu’elles se produisent. Pour l’essentiel, il s’agit de dénoncer dans les luttes un complot capitaliste contre le prolétariat. Pour Cellatex et autres, cette éternelle antienne constitue le cadre d’une dénonciation de cette lutte qui « correspond à une nouvelle tentative de la bourgeoisie de couper la route à l’expression de la solidarité ouvrière ». En fait, la quasi-totalité de la page de Révolution internationaliste consacrée à « l’exemple à ne pas suivre » développe une argumentation spécieuse pour démontrer que « la bourgeoisie elle-même, bien loin de craindre de telles luttes ou d’y voir la moindre menace, les encourage ouvertement ». « La médiatisation de ces méthodes “exemplaires” ne vise et ne peut aboutir - qu’à pourrir la conscience de la classe ouvrière ».

De tous ces développements sur les manipulations de la bourgeoisie qui détournent « les prolétaires de la seule voie qui constitue le véritable terrain de la lutte de classe », on serait tenté de dire : « n’en jetez plus ». Curieusement cette chute sur les conseils intéressés du CCI pour « établir et créer un rapport de forces susceptible de faire reculer la bourgeoisie » (5) se termine par l’apologie des luttes ouvrières dans la Pologne de 1980 (6) pourtant largement manipulées par tout l’Occident, Etats-Unis en tête, et des « tentatives ouvrières qui se sont développées à l’échelle internationales au cours de la dernière décennie » (7).

C’est depuis la création du groupe Révolution internationale en 1968, groupe devenu plus tard le CCI, qu’a été développée cette ligne directrice des « tentatives ouvrières à l’échelle mondiale » et d’une bourgeoisie, épaulée par toutes les tendances politiques, syndicales et même éventuellement ultra gauche autre que le CCI bien sûr, qui, par de ténébreuses manipulations empêche les prolétaires « d’entrer de plus en plus nombreux dans le même combat ». Depuis trois décennies le CCI applique le même schéma sur les luttes dans lesquelles la « main de la bourgeoisie » attire les travailleurs dans des guet-apens, ce qui l’érige en guide éclairé d’une révolution toujours dans la coulisse mais toujours prévenue de faire irruption sur la scène (8).

Une des récentes applications de ce lit de Procuste à la lutte de classe fut effectuée à propos de la grève du trust des messageries UPS aux Etats-Unis en août 1997 (9). Dans un tract diffusé par Internationalism, organe de la branche fantôme américaine du CCI, présenté comme une « intervention révolutionnaire » (10), on trouve exactement et presque mot pour mot ce qui est développé à propos de Cellatex. Le dit tract commence par reconnaître qu’il y a un « militantisme croissant parmi les travailleurs » (aux Etats-Unis) pour ajouter tout de suite que, « en l’absence d’une compréhension claire de comment combattre sur un terrain prolétaire, les travailleurs tombent sous le coup des manipulations de la bourgeoisie ». « Il est également clair que la bourgeoisie voulait et a provoqué cette grève ». De même, dans ledit tract, les « experts » du CCI développent les tenants et aboutissants de la manœuvre, y ajoutant même pour faire bonne mesure que la bourgeoisie dans « les deux dernières années en France et en Belgique a poussé les travailleurs dans des luttes prématurées (...) avant que la classe ouvrière soit préparée à mener sa bataille sur son propre terrain ». L’intégralité de ce tract fut reproduit dans Discussion Bulletin avec une brève introduction de F. G. (11) soulignant que si certains partagent « le soupçon (...) que la grève et le mouvement syndical en général, comme la politique et les élections, sont bien coordonnées par la classe dominante », mais faisant en même temps part des « difficultés qu’il y a avec ce tract » C’est qu’« il infère des événements une conspiration de la classe dominante, alors qu’il pense que tous les dirigeants font tout juste ce qui correspond naturellement à leur rôle dans la lutte de classe ».

Dans une réponse à ces quelques lignes (12), Internationalism reprend cette même argumentation en la généralisant : « Derrière la scène, des arrangements sont faits et des manipulations sont planifiées sans être pleinement révélées... Le gouvernement, le business et les syndicats sont liés par des milliers de fils d’interactions ». Mais, curieusement la démonstration se déplace du terrain de la lutte de classe d’une part sur celui des relations internationales entre Etats et d’autre part sur celui du parlementarisme que Discussion Bulletin (DB) serait supposé défendre. Cette question incidente qui n’a pas grand chose à voir avec l’objet central du débat devient alors, par l’intervention de correspondants de DB le centre d’une autre discussion, qui ne présente pour nous aucun intérêt et où d’ailleurs le débat s’enlise.

Aufheben (13), dans un article fort bien documenté sur les Etats-Unis, « Luttes ouvrières récentes aux Etats-Unis en perspective » avec en sous-titre « surgissement d’un militantisme social », intervient dans ce débat. Tout en reconnaissant que l’argumentation d’Internationalism contient quelques éléments et réflexions pertinents, Aufheben en critique la ligne essentielle, celle-là même dont DB avait osé douter, celle-là même reprise à propos de Cellatex. :

« ...Mais le CCI suggère l’existence d’une grande conspiration entre le gouvernement, le patronat et le syndicat pour posséder la classe ouvrière. Certainement tous trois forment l’ennemi, mais ils ne travaillent pas toujours ensemble. Le CCI va si loin qu’il affirme « qu’il n’y a pas de conflit d’intérêts entre UPS et le syndicat des Teamsters » en se basant sur l’hypothèse que les patrons d’UPS ont délibérément provoqué la grève au cours des mois d’été alors que l’activité économique était ralentie. Bien que ce soit indéniable, cela ne donne aucunement des arguments pour dire qu’il n’y a pas de conflit d’intérêts entre les directions d’entreprise et les syndicats. Après tout il y a conflits d’intérêts au sein de la bourgeoisie elle-même parce que les impératifs du marché forcent les différents capitaux à entrer en concurrence les uns avec les autres... ». Nous pouvons faire nôtre ces critiques de la « grande conspiration » du capital contre la classe ouvrière, mais nous voudrions reprendre ce débat du point de vue des travailleurs eux-mêmes.

Pour nous, la question est simple : que doit faire un travailleur auquel est imposé une décision hiérarchique qui modifie ses conditions d’exploitation ou qui ne peut plus supporter ces conditions présentes transformées d’une façon plus ou moins insidieuse ? L’entreprise n’a pas pris cette décision à la légère : les impératifs du marché contraignent à modifier les conditions d’exploitation ; une multitude de facteurs peuvent intervenir rendant plus ou moins urgentes ces modifications qui peuvent toucher un point particulier ou l’ensemble des conditions de travail, des « restructurations » entraînant le licenciement de partie ou de tous les travailleurs (en ce cas, la fermeture définitive du lieu d’exploitation). Il est évident que lorsqu’il prend cette décision, l’employeur va tenter de mettre tous les atouts de son côté pour parvenir à ses fins et, pour ce faire, chercher et trouver des alliés parmi les médiateurs, les syndicats et, éventuellement les structures politiques. Il peut effectivement choisir la période où il dévoilera ses décisions de façon à ce que les réactions éventuelles des travailleurs puissent être minimales ; tout comme, s’il voit pour des raisons indépendantes de sa politique d’entreprise (par exemple l’inflation), s’affirmer un mécontentement des travailleurs, il va prendre les devants pour éluder précisément une situation qui échapperait à son contrôle ou à celui de ses auxiliaires. Les conseilleurs du CCI ont parfaitement raison sur ce point parce qu’il en est toujours ainsi dans les relations dialectiques capital-travail, dans les déplacements du rapport de forces sur le lieu de l’exploitation. Mais ils ont totalement tort car il ne s’agit nullement d’un « complot » de l’employeur, simplement sa pratique quasi quotidienne dans l’exploitation du travail, a stratégie constante pour le survie de l’entreprise (et, au minimum la conservation du capital engagé et ses promesses de profit) dans la jungle capitaliste, encore moins d’un « complot » de l’ensemble du capital visant à briser un « élan révolutionnaire » du prolétariat.

Les travailleurs, bien ou mal conseillés par les syndicats qui peuvent effectivement agir en sous-main avec les directions d’entreprise (là n’est d’ailleurs pas réellement la question), doivent-ils se laisser faire, même s’ils sont conscients de tout ce que nous venons de dire ? (Conscients, ils le sont d’ailleurs bien plus que ne le pensent les dénonciateurs de « complots » dans lesquels les travailleurs donneraient tête baissée). Les réactions, et il y en a toujours, sont dictées par les situations, par le rapport de force. Elles peuvent être individuelles ou collectives.

Individuelles, elles peuvent être simplement de quitter l’entreprise (le turn over fut, au temps où le taux de chômage était très bas, un des éléments simples de la lutte de classe (voir ci-contre), elles peuvent être aussi dans des actes personnels de défense à l’intérieur même de l’entreprise (toutes formes de sabotage ou de tricherie incluant la reconquête du temps, du rythme, la mise en panne de l’appareil de production, etc.). Cette dernière forme existe toujours plus ou moins et suppose déjà une démarche collective, ne serait-ce que dans la complicité tacite qui couvre éventuellement les « entorses » dont les camarades de travail sont témoins, ce qui entraîne une réciprocité solidaire.

Collectives, ces résistances peuvent se situer à tous niveaux depuis le niveau de base, prenant le relais et coordonnant les réactions individuelles, jusqu’au niveau de la grève générale. Là aussi, au niveau de base, elles peuvent prendre la forme d’actions souterraines concertées ou d’actions ouvertes dans une section de l’entreprise ou dans toute l’entreprise : contrairement à ce que développent les argumentaires du « complot patronal », ce sont en général les prolétaires eux-mêmes qui choisissent le moment et les formes de leurs actions ; si celles-ci leur sont d’une certaine manière, imposées par les conditions mêmes de leur exploitation, les moyens et la tactique relèvent entièrement d’eux. Comme nous l’avons déjà souligné, les actions de plus grande envergure à un niveau plus global de l’entreprise, du trust, etc. sont d’une part unifiées par les propres mesures patronales qui concernent la totalité des travailleurs d’un secteur d’exploitation déterminé, d’autre part définies dans leurs termes par les directions d’entreprise qui cherchent à mettre tous les atouts de leur côté.

Le dilemme est alors tout simple : ou les travailleurs acceptent les mesures imposées, se reportant à d’autres formes de lutte non ouvertes individuelles ou collectives, ou ils engagent la lutte, c’est à dire, en général se mettent en grève, pas forcément dans les meilleures conditions (les conditions sont pour une bonne part imposées par les dirigeants), mais sans avoir d’autre choix.

Nous ne parlons pas ici bien sûr du cérémonial des grèves, actions diverses et/ou manifestations organisées par les syndicats de telle façon qu’elles ne puissent avoir d’autre sens que de faire croire qu’ils « font quelque chose » alors qu’ils ne le font que pour déconnecter d’une manière ou d’une autre ce qu’eux-mêmes et/ou les organes de pouvoir (économique et/ou politique) jugent comme une menace potentielle pour le bon fonctionnement du système capitaliste.

Ce que beaucoup de « critiques révolutionnaires » de la lutte de classe et des luttes ne comprennent guère, c’est qu’à partit du moment où un mouvement de lutte est déclenché, quelles qu’en soient les circonstances, quelles qu’en soient les fonctions assignées par ses promoteurs dissimulant plus ou moins leurs intentions, bien des choses peuvent changer. Et l’action peut basculer dans des directions totalement imprévues, y compris dans une généralisation à une échelle plus ou moins importante, et même jusqu’à ouvrir des perspectives révolutionnaires. Même une simple manifestation peut contenir ce potentiel d’imprévisible. Nous ne pouvons entrer ici dans les détails de ce processus que de nombreux exemples peuvent illustrer ; chacun peut les retrouver. Il est bien évident que les forces répressives - syndicats compris - s’emploient et vont s’employer à empêcher ce processus de naître et de se développer, le suivant pas à pas, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, paraissant épouser ces tendances vers l’autonomie des luttes pour mieux les étouffer, laissant temporairement le champ aux forces de répression directe, la police et l’armée, pour ramener le mouvement dans « le droit chemin ».

S’engage alors, dans ce qui devient une dynamique, une relation dialectique entre ces différentes forces actives et répressives et le mouvement se développe - et/ou stoppe - suivant les évolutions du rapport des forces : l’intervention des différents « groupes révolutionnaires » dans ce processus n’a guère d’importance, tout au plus peut-on leur reconnaître un certain rôle d’accélération ou de frein accompagnant le mouvement en cours (dynamique ou déclin). Mais ce n’est même pas sûr, étant donné le peu de prise qu’ils ont sur les conditions objectives de la lutte (d’autant moins qu’ils se situent le plus souvent à l’extérieur de celle-ci et n’ont aucune connaissance réelle de la situation). Même si l’on reconnaît que le déclenchement de la lutte a été pour une bonne part manipulé, les auteurs d’une telle manipulation deviennent tout autant impuissants devant le développement de la dynamique de lutte. Comme les généraux, ils mènent une bataille avec la connaissance des batailles d’hier et se trouvent désarmés devant des tendances nouvelles, imprévues, qui ont précisément intégré les données répressives mises en place par les pouvoirss après ces dernières batailles. C’est dire que la « théorie du complot » fait long feu devant le développement de l’autonomie de la lutte, autonomie qui prend naissance dans le quotidien, ce quotidien précisément négligé par ceux qui ne s’attachent qu’à ce qu’ils pensent être la « voie royale de la révolution sociale ».

H. S. octobre 2000

Notes

(1) L’Universaliste : publication mentionnée à différentes reprises dans Echanges, et spécialement dans le n° 92 (hiver 1999-2000), p. 63. Les observations citées sont l’introduction à « Deux thèses sur la violence révolutionnaire et pour un éventuel essor du mouvement révolutionnaire », intitulées chacune : « L’Homme et l’Univers » et « Misère de l’indéterminisme et du néo-libéralismex ». Copie auprès de echanges.mouvement@laposte.net

(2) On peut se reporter au texte d’Echanges Cellatex : quelques précisions. Des travailleurs devant les tribunaux « révolutionnaires ». Contrairement à ceux qui seraient tentés de voir dans ce mouvement une certaine volonté ou tendance révolutionnaire (ce que critique L’Universaliste), notre article développait simplement l’idée que « ces luttes marquent une évolution dans les rapports de classe en France... et [expriment] des tendances que l’on doit relier au développement de courants autonomes et à l’affaiblissement des médiations politiques et syndicales depuis vingt ans » (n° 94, p. 3).

(3) Voir Révolution internationale, septembre 2000, p. 3.

(4) Voir De Ludd et du luddisme.

(5) Un bon exemple de la maladie de l’intervention uniquement dictée par la logique propre de l’organisation et de son idéologie est donné à la page 18 de la brochure Que ne pas faire ? publiée par d’ex-membres du CCI (voir Echanges n° 94, p. 68) : « ...On en arriva ainsi à se donner des objectifs d’intervention tels que le détournement de manifestations et de journées d’actions syndicales pour en faire de « véritables moments de la lutte de classe »... Il fallut quelques années d’interventionnisme à tous crins et des tentatives ridiculement infructueuses pour que cette fièvre se calme. Ainsi de ce « meeting de rue » convoqué par des militants du CCI dans un village lorrain de métallurgistes en grève où, armés de mégaphones fraîchement acquis, on s’adressa, le temps d’un discours abrégé à une place... désespérément vide... »

(6) Il est pour le moins étrange et paradoxal de voir le CCI se référer aux luttes en Pologne (1970-1971 et 1981) comme à des modèles, alors qu’il est bien connu que ces explosions ouvrières à l’échelle nationale furent largement contrôlées et manipulées par les Etats-Unis et les pays occidentaux via les syndicats de ces pays et l’Eglise catholique (voir à ce sujet les livres et brochures publiées par ICO, Echanges ou Spartacus, et en anglais par Black and Red - toujours disponibles. Renseignements auprès de echanges.mouvement@laposte.net)

(7) Le moins qu’on puisse dire est qu’on est plutôt dubitatif sur une montée des luttes ouvrières au cours de la dernière décennie. S’il ne fait pas de doute qu’il y eut des luttes importantes, on peut en tirer d’autres conclusions, comme nous le faisons pour Cellatex, mais certainement pas y plaquer la ritournelle entendue depuis des décennies après 1968 de cette « montée des luttes », vision constamment nécessaire pour entretenir l’activisme des militants de l’organisation et en recruter d’autres.

(8) La formation du CCI comme de bien d’autres groupes dans la période immédiate post 1968 partait de l’idée que 1968 ouvrait une période révolutionnaire dans laquelle oeuvrait un prolétariat révolutionnaire. Nous ne pouvons nous étendre sur ce point mais, dans la mesure où les prédictions ne se vérifiaient pas dans les faits, l’existence même du groupe dépendait non pas d’une mise en cause de la théorie fondatrice mais d’expliquer le pourquoi de cette situation. D’où la construction de cette annexe théorique de la « manipulation » qui écartait une remise en cause tout en redonnant une mission dénonciatrice au groupe.

(9) Voir sur cette grève Echanges n° 85,septembre/décembre 19978, p. 3.

(10) Voir l’intégralité de ce tract en anglais dans Discussion Bulletin n° 86, nov.-déc. 1997, p. 24 : « The meaning of United Parcel Strike ».

(11) Frank Girard, éditeur de Discussion Bulletin.

(12) Le n° 91 de Discussion Bulletin (septembre-octobre 1998) reprend ce débat avec la réponse d’Internationalism (« Does Ruling Class Conspire Against Workers »), une mise au point de Frank Girard (« Conspiracy or Instinctive Response ? ») et l’intervention de New Unionist (pages 17 à 22). Les derniers articles sur le sujet se trouvent dans Discussion Bulletin n° 92 (novembre-décembre 1998).

(13) Aufheben, n° 7, automne 1998.

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