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2003. L’extension de la grève des enseignants et son intégration dans la lutte pour la défense des retraites

vendredi 14 décembre 2007

Voir les autres chapitres :

La réforme des retraites. Chronologie des luttes de 2002 et 2003

Le mouvement des enseignants (1)

Le mouvement des enseignants (2 : chronologie)

Les organismes de lutte

Les enjeux : décentralisations, privatisations, retraites...

Le cadre économique et politique

De la grève des enseignants aux manifestations contre la réforme des retraites. Conclusion

Annexe : La place de l’enseignement dans le capitalisme moderne


Il n’échappe à personne que, comme nous pouvons le souligner ailleurs dans cette brochure, les enseignants, quels qu’ils soient et quelle que soit leur position sociale et leur localisation, n’ont pas de pouvoir réel. Lorsqu’ils se mettent en grève, ils ne troublent pas tant soit peu le fonctionnement de l’économie, tout au moins dans le court terme. Même l’occupation du lieu de travail (les établissements scolaires) et le soutien ou des usagers (élèves et parents d’élèves), ni la solidarité inactive des messages ou des délégations de soutien, ni la solidarité virtuelle des messages Internet n’y changent grand chose.

On peut d’ailleurs seulement constater que même en restant sur ce plan de l’enseignement, le mouvement de grève ne fut pas unanime. Il fut très inégal selon les secteurs de la hiérarchie enseignante, suivant les régions et suivant les périodes de lutte. A aucun moment on n’a pu dire que la quasi-totalité des travailleurs de l’enseignement, toutes catégories confondues, s’est trouvé unie dans la grève dans un affrontement avec le pouvoir d’Etat. Bien plus, au moment où un des secteurs de l’enseignement, le secondaire, se trouva en position d’affirmer une plus grande radicalité dans le blocage, sous une forme ou sous une autre, des examens, notamment du baccalauréat, l’examen mythique, seule une poignée dérisoire d’enseignants du secondaire se mobilisa sur une telle position. Ainsi fut démontrée la dérision des prétentions qui n’étaient finalement que celles d’une minorité.

La majorité des enseignants affirmaient par là, globalement, leur position de « bon citoyens » respectueux de l’ordre social. Une telle démonstration des limites de leur action, si forte qu’elle ait pu paraître par d’autres caractères spécifiques, ne constituait en aucune façon un encouragement à un soutien quelconque d’autres catégories de travailleurs.

Par-delà la nécessité, évidente dès le départ, d’étendre la lutte aux autres établissements pour la renforcer, la question essentielle était donc : comment rendre la lutte plus efficace ? Il fallait lui donner le pouvoir de pression sur le système qui lui manquait de par sa nature même. L’extension aux autres établissements, au niveau local ou national, via Internet ou via des contacts directs à travers l’amalgame des coordinations, était facilement admise bien que réalisée inégalement. L’adoption de stratégies plus radicales ou l’extension de la grève à d’autres secteurs disposant, en raison de leur place dans le procès de production, d’un pouvoir économique fort, fut beaucoup plus dispersée et sporadique. On peut refaire l’Histoire avec des « si ». Mais, en ce printemps 2003, l’évidence fut qu’il n’y eut, à aucun moment, un processus (ni même l’amorce d’un processus) de généralisation du mouvement comparable à celui de mai 1968. Cette situation explique les caractéristiques du mouvement lui-même. Elle explique également les diverses tentatives, à la fois de dépasser ce blocage inhérent à la position des enseignants et de peser sur toutes les forces d’encadrement s’opposant à un tel dépassement, à commencer par la mentalité de la plupart des enseignants eux-mêmes.

On ne peut, sous cet aspect, que constater qu’à part de très rares moments, il n’y eut cette situation de rupture avec les routines de vie et de lutte qui transforment les mentalités et la conscience des finalités réelles de la lutte.

Une de ces routines de lutte, qui pourtant constituait une sortie du cadre du lieu de travail et l’affirmation d’une action collective, fut la participation massive aux manifestations. Nous examinons séparément les caractères et les limites de celles-ci. Une autre de ces routines, qui participait au caractère des manifestations mais s’en distinguait en ce qu’elle tendaient à avoir une incidence sur le fonctionnement de l’économie, fut celle des manifestations-blocage. Elles touchent essentiellement les voies de communication, routes, carrefours, autoroutes, péages, voies ferrées. On a pu en voir dans toute la France toutes les variantes possibles et imaginables.

Mais ce type de blocage de voies de communications est tout autant un classique des routines syndicales, même s’il associe d’autres travailleurs du public ou du privé. Soit elles sont ponctuelles, limitées dans le temps, ne servant qu’à marquer le coup et totalement inefficaces quant à leur portée économique, soit elles durent, et dans ce cas voient arriver rapidement les flics qui « dégagent » tout aussi rapidement, sauf si les manifestants sont en si grand nombre que le risque d’affrontement peut dégénérer - ce qui ne fut jamais le cas.

Parmi ces blocages, celui des voies ferroviaires (le plus souvent dans les gares ) peut présenter un autre caractère car il associe souvent les cheminots à l’opération, ce qui, dans le contexte du mouvement, pouvait signifier des contacts en vue d’une extension dans un secteur vital. On peut voir une signification similaire dans diverses tentatives de blocage de dépôts de bus ou d’autres entreprises.

D’un côté ce type de blocage, qui souvent n’était pas le fait des seuls enseignants mais des tentatives d’actions interprofessionnelles, pouvait paraître une amorce d’extension de la grève. Mais d’un autre côté c’était une sorte d’extension forcée, se substituant à une grève des travailleurs concernés pour leurs propres revendications (ce qui, dans le cas de la SNCF ou de la RATP, principales cibles des blocages, ne pouvait se fixer sur la question des retraites, débranchée habilement par le gouvernement) ou seulement à une solidarité active - or une telle solidarité est rare, elle ne se manifeste que dans des circonstances exceptionnelles qui n’existaient pas à ce moment-là.

On peut compter les secteurs qui en dehors des « journées d’action » interprofessionnelles contre la réforme des retraites, firent grève plus d’une journée. Ces secteurs pouvaient dès lors s’associer aux enseignants en grève, pour autant que ceux-ci continuaient réellement leurs actions, ce qui pouvait beaucoup varier d’une région à une autre. On ne peut trouver qu’un patchwork de mouvements très divers. Ces « extensions » resteront localisées tant par le secteur d’activité concerné que par leur situation géographique.

Par exemple, les éboueurs de nombreuses villes firent grève pendant cette période en principe « pour les retraites », mais certains reprirent le travail avec des concessions locales. On pouvait constater la même situation dans les transports urbains ou dans des entreprises du privé qui étaient en grève à ce moment pour des objectifs précis,n’ayant rien à voir avec les objectifs généraux.

Au cours de l’année 2002, les syndicats avaient organisé plusieurs journées d’action nationales, relativement bien suivies, pour faire avancer l’âge de la retraite des chauffeurs des différentes structures juridiques chargées des transports urbains ; il est remarquable que cette revendication ne fut pas reprise dans le mouvement concernant les retraites. On sait bien peu de choses sur les contacts qui auraient pu être pris à ce moment des travailleurs de ces secteurs ayant des revendications spécifiques avec les enseignants, qui restèrent pourtant pendant presque un semestre l’âme du mouvement de lutte.

Restaient, signes de la faiblesse du mouvement et de la radicalisation d’une minorité, les actions de commandos dont les plus symboliques furent les attaques des sièges locaux du Medef (on n’est d’ailleurs pas sûr que ces actions ne furent pas coordonnées par certains syndicats pour donner une illusion de radicalité, alors qu’ils faisaient tout par ailleurs pour maintenir le mouvement dans les ornières légales). Même si on exclut cette éventualité, on ne peut pas dire que ces actions aient pu inquiéter sérieusement les pouvoirs.

Des questions auxquelles il n’est pas facile de répondre

Pourquoi cette lutte, ainsi définie par ses limites et ses spécificités, a-t-elle duré ainsi près de six mois avec ses bas et ses hauts (les fameux « points forts » des syndicats) ? Pourquoi a-t-elle soulevé tant d’échos, non seulement dans les milieux militants mais avec une orientation plus politique que sociale pour finir dans une impasse sans lendemain ?

Il suffit de citer quelques commentaires a posteriori pour saisir les espoirs que certains avaient pu y placer. On y trouve vraiment de tout, depuis : « Le mouvement était potentiellement victorieux...Il lui aurait suffi que... », jusqu’à la conclusion que « Le mouvement social vient d’enregistrer une nouvelle défaite.... » et qu’« une pareille défaite n’ira pas sans laisser de traces dans les deux camps ». Beaucoup expliquent, de façon autant habituelle que sommaire, que « les confédérations ont dévoyé le mouvement vers la défaite ». D’autres surenchérissent avec « la trahison(ou la carence) des organisations syndicales » qui « auraient eu peur de ne pouvoir arrêter la grève générale, préférant ne pas la lancer ». D’autres placent cette « défaite » sur le plan de la « conscience »... selon eux, le mouvement aurait perdu la bataille des idées ;à cette faiblesse idéologique se serait ajoutée une faiblesse organisationnelle et « la faiblesse...a été surtout programmatique » ; aussi invitent-ils les militants, groupes et organisations à s’atteler à l’élaboration d’un pareil programme. Dans tout cela, qui n’explique rien, rien de bien nouveau. Ou plutôt rien d’autre que l’idée d’exercer - à peu de frais - une pression politique d’où l’association d’une « multitude » diverse et diversifiée.

Une parole bien plus simple et plus proche de la réalité est celle d’un gréviste anonyme : « Ce n’était pas un mouvement venu d’en haut. On a repris la parole entre nous sur des problèmes complexes de société... » (cité par Le Monde du 17 juin 2003). On pourrait ajouter que cette « révolte enseignante » ne concernait pas uniquement les mesures les plus récentes mais tout un ensemble de situations diverses regroupées sous l’étiquette « malaise ». La meilleure preuve en sera dans le dynamisme de l’action dans des secteurs qui avaient déjà eu l’occasion de mener des luttes dans les années antérieures. Le mouvement est effectivement parti de la base essentiellement enseignante et la participation importante, notamment aux manifestations des « déçus de la politique », a conféré aux actions engagées dans différentes directions sous différentes formes le même caractère de spontanéité, sous le couvert d’une organisation contrôlée par les syndicats, d’autant plus importante qu’on s’élevait dans les niveaux administratives et sociales. Ces mêmes organisations arriveront difficilement à éteindre cet élan. Il fut relativement facile à contrôler ; on ne peut qu’en relever les faiblesses comme nous l’avons déjà signalé.

D’une part, même des catégories de fonctionnaires de l’enseignement, bien que touchées par la réforme des retraites, ne bougèrent absolument pas. Comme par exemple les quelques centaines de fonctionnaires du rectorat de Marseille qui ne s’associèrent jamais aux grèves et manifestations dans une région en pointe dans l’action. L’un d’entre eux (non concernés par la régionalisation) l’expliquait à un jeune participant actif dans la lutte : « Nous sommes déjà des privilégiés. » C’est une des préoccupations idéologiques du gouvernement et des médias de faire admettre à coup de misère dans le monde que nous sommes des « privilégiés » par le seul fait d’être au travail.

D’autre part, on ne parlera pas de régions entières. Comme le soulignait un camarade alsacien : « Notre région est aussi périphérique par rapport au mouvement qu’elle l’est par sa géographie » (A contre-courant n° 145, juin 2003 — http://www.acontrecourant.org/). Les cartes géographiques des manifestations montrent entre autres une quasi-absence de tout le quart nord-est de la France.

Le patron des enseignants, c’est l’Etat qui, d’une façon ou d’une autre, est, comme tout patron, maître de l’organisation du travail, celle-ci ne pouvant être déviée que par le rapport de forces. La réforme des retraites dépend, pour l’essentiel (la part Sécurité sociale, les retraites complémentaires bien que paritaires devant s’aligner sur elle), des décisions de l’Etat.

Il était donc normal, malgré les divergences de départ, que la revendication globale s’adresse à l’Etat et soit ainsi essentiellement politique. Seul un sursaut de tout ou partie de ceux qui luttaient aurait pu transformer cette lutte politique en conflit social majeur. Mais cela ne s’est nullement produit, quels que fussent les espoirs de ceux qui se lancèrent à corps perdu dans leur bataille locale.

1 - LES MANIFESTATIONS

On croit devoir signaler, avant d’entrer dans le vif du sujet, qu’il y a en France un culte de la manifestation dont le caractère, quelles qu’en soit ses origines, est fondamentalement politique - et qu’il reste toujours pour beaucoup l’espoir romantique de renversement du pouvoir par un mouvement de masse, ce qui se traduit souvent par les affrontements plus ou moins violents des « queues de manifs ».

Ce trait spécifique est presque une pente naturelle, marque souvent d’une inefficacité de la lutte elle-même de par la position des travailleurs en lutte dans le procès de production. « Sortir dans la rue » est censé accroître l’efficacité de la lutte en contraignant le pouvoir politique à intervenir, ce qui évidemment est à la fois un hommage à la tradition et une diversion d’une lute sociale dans une lutte politique. Tout autre serait la manifestation de travailleurs en grève se rendant en masse auprès des lieux de travail d’autres travailleurs pour leur demander de se joindre à leur lutte (il y a des exemple historiques) : la transformation de la lutte sociale en lutte plus directement politique d’affrontement avec le pouvoir se fait alors à un autre niveau, celui d’une mise en cause du système capitaliste lui-même par un réel conflit de classe.

Cette propension à la manifestation est exploitée par partis, syndicats et groupuscules, qui tentent d’imposer aux participants leurs mots d’ordre, les itinéraires, le timing et qui fournissent les gros bras des services d’ordre pour que tout se déroule dans les limites fixées avec le pouvoir politique en place. Les débordements étant réprimés, si nécessaire, par les flics après effacement de ces services d’ordre. C’est là que se marque souvent dans les faits eux-mêmes le rôle des syndicats dans le maintien de l’ordre social.

En même temps, l’organisation des manifestations, laissée encore dans ce conflit aux organisations syndicales reconnues, procède d’une manipulation : régionale ou nationale, elle permet de faire croire que le ou les syndicats « élèvent la lutte » et qu’ils en appellent ainsi à une affirmation d’unité et de solidarité.

Outre que le moment et le lieu en sont méticuleusement choisis pour entretenir des illusions chez les travailleurs en lutte, la manifestation, présentée comme un aboutissement, n’est souvent qu’une entreprise de démoralisation. Les travailleurs concernés doivent ensuite retourner dans l’isolement de leur lutte. Les syndicats organisateurs peuvent recommencer la manoeuvre à satiété si l’effet d’épuisement n’a pas porté ses fruits (quitte à accuser le manque de combativité des travailleurs lorsque cette lassitude et découragement organisés auront fait échouer la lutte).

Dans ce contexte, les marginalités radicales des groupes et groupuscules divers en sont réduits à se faire taper par les SO ou par les flics sans autre résultat que de prendre des bleus ou de l’emphysème. Bien sûr, cette violence peut venir des travailleurs exaspérés, mais elle aussi est sans lendemain (sauf des cas historiques exceptionnels où elle s’étend, traçant une perspective révolutionnaire sans avoir été initiée, contrairement à ce pensent certains, par des avant-garde). On doit ajouter que, si le mouvement perdure ou s’il semble prendre une tournure plus radicale, dans certaines circonstances et pour atteindre un certain but politique, les syndicats peuvent initier une « violence contrôlée ». On sera loin de toute façon dans le conflit politique et social de ce printemps 2003, des affirmations contenues dans des déclarations ultérieures du style : « Un spectre a hanté le mouvement social : le spectre de la grève générale » ou sous une autre version sur « l’apparition de la guerre sociale sous forme de guérilla », des mêmes qui ont vu en ces journées « une si tenace atmosphère de jacquerie » (A contre courant n° 145, juin 2003).

De septembre 2002 à fin juin 2003, on a pu dénombrer 11 appels nationaux syndicaux à des grèves et manifestations contre la réforme des retraites (les fameux « temps forts ») sans compter les « journées d’action » spécifiques des syndicats de l’éducation nationale. Les chiffres qui apparaissent sur les cartes et tableaux des pages 5,8,9, relativement incomplets, excluent les innombrables manifestations locales plus ou moins sectorielles et séparées. Le tableau ci-après, qui ne concerne que la période mai-juin 2003,pour une ville moyenne de province, Tours (avec des industries locales et une concentration cheminote), peut donner une idée à la fois de l’obstination à lutter des acteurs, essentiellement enseignants, et de la lassitude (voulue par les organisations) qui en résultait inévitablement. On peut noter aussi le caractère folklorique de certaines de ces « actions » dont la dérision n’a d’égale que l’esbroufe de la réponse syndicale à cette obstination de paraître « faire quelque chose ». On peut aussi remarquer le déclin progressif, à partir du 13 mai, du nombre des participants aux diverses actions :

- 13 mai : manifestation de 30 000 personnes avec débrayages dans l’éducation nationale (grève suivie à 82 % dans le primaire, 77 % dans les autres secteurs) et ailleurs : 65 % de grévistes à la SNCF, 50 % à EDF, 38 % à La Poste mais peu dans le privé ;
- 16 mai : 1 000 manifestants de nouveau dans la rue ;
- 20 mai : manifestation de 5 000 personnes dont 3 500 enseignants (débrayage selon les secteurs : 52 %,45 %, 35 %, 35 %) ;
- 22 mai : nouvelle manif de 2 000 enseignants ;
- 23 mai : 100 enseignants et parents marquent le coup ;
- 27 mai : nouvelle manif centrale : 8 000 personnes, avec toujours un fort contingent de l’enseignement (70 % de primaire) ;
- 29 mai : 250 enseignants, sur appel syndical font une manif à vélo ;
- 3 juin : 20 000 personnes dans une nouvelle manifestation centrale ;
- 5 juin : tentative de manifestation commune enseignants-cheminots : 2 000 manifestants ;
- 6 juin : plusieurs centaines de manifestants, en majorité enseignants, occupent les voies à Saint-Pierre-des-Corps (le centre ferroviaire proche de Tours) ;
- 10 juin : 10 000 participent à une nouvelle « grande manif » ;
- 12 juin : appel intersyndical local : 1 500 manifestants ;
- 16 juin : 1 000 enseignants de nouveau dans la rue. (Informations communiquées par un participant aux mouvements d’Indre-et-Loire).

Nous n’avons guère de précisions sur qui lançait les appels à ces actions ; d’après certaines précisions, l’intersyndicale avait durant cette période donné comme consigne d’organiser une manifestation tous les soirs à 17 h 30. Cela perturbait sérieusement toute autre tentative de tenir des AG ou de décider d’actions distinctes.

Un autre exemple de cette juxtaposition voulue d’actions diverses conçues de la part des syndicats pour désorienter et diviser est donné par un témoignage venant d’Aquitaine que nous avons déjà évoqué dans le chapitre précédent : le mouvement démarre sous impulsion de coordinations locales le 18 mars ; l’intersyndicale appelle à une grève déjà effective le 24. Qui organise une cascade de manifestations à Pau le 25 (300 participants), de nouveau à Pau le 26 (1 800 participants) et le même jour à Bayonne et de nouveau à Bayonne le 19 (4 000), etc.

Dans ce mouvement du printemps 2003, on va trouver ainsi une double articulation, une juxtaposition des manifestations « officielles » - celles organisées par les syndicats enseignants et celles organisées par les confédérations syndicales.

Les deux vont marcher en quelque sorte parallèlement, se mêlant parfois, soit parce que les syndicats enseignants appellent aux « temps forts » des confédérations, soit parce que, souvent sur le plan local, des sections syndicales locales participent à des manifestations enseignantes. Il en résulte une grande confusion. D’autant qu’en plus des ènièmes « journées d’action » dans les deux lignes de manifestations, on va trouver un foisonnement d’actions locales, dues tant aux syndicats locaux qu’aux coordinations enseignantes ou qu’à des initiatives dont les initiateurs sont mal définis.

De la part des confédérations, le but est d’épuiser le mouvement qui exprime - et ce sera là un de ses caractères les plus marquants - une volonté de lutte qui mettra des mois à mourir dans une impasse (définie par le vote de la réforme des retraites au Parlement et les vacances scolaires, mais aussi par cet aveu de faiblesse que fut l’impossibilité d’affronter le blocage des examens). Cette répétition épuisante de la « marche à pied » ne jouera pas seulement au niveau national mais aussi au niveau local. La CGT notamment aura bien compris en lançant, souvent en alternance avec les syndicats enseignants, une foule d’actions locales depuis le blocage de voies de communication jusqu’aux pique-niques, les occupations de rectorats et peut-être aussi les attaques contre les sièges locaux du Medef. C’est sans doute plus en cela que le secrétaire général de la CGT, Thibault méritera les louanges du gouvernement pour son attitude « responsable ».

Peut-on parler de « combativité » ? Pour leur grande majorité, les participants à ces manifestations appartenaient plus à un milieu que l’on peut appeler « classes moyennes » (pas au sens de Marx d’il y a plus d’un siècle, mais au sens de la présente société capitaliste, « classe » distincte par quelques avantages dans ses conditions de travail et quant à la sécurité d’emploi - fonctionnaires, emplois d’organismes de tous ordres œuvrant dans le « service public »). Mis à part quelques participations locales de travailleurs, en lutte pour des conflits spécifiques ou pour des aménagements de leur retraite liés à leurs conditions de travail (chauffeurs, éboueurs, pompiers...), il n’y eut aucune participation massive du prolétariat de tout le secteur privé, encore moins des précaires de toutes sortes et encore moins des marginalités qui manifestent pourtant de temps à autre (sans-logis, sans-papiers, jeunes des banlieues...).

La seule participation active, multiforme autant que confuse, fut celle des « activistes » de toute appartenance et des « disponibles » trouvant là l’exutoire rêvé à leur révolte rentrée et à leurs espoirs déçus.

Ainsi qu’il ressort d’observations consignées dans d’autres textes de cette brochure, les enseignants ne sont pas partis en grève sur la question des retraites mais plus sur des sujets locaux, dispersés et relevant en termes généraux du « malaise enseignant » accentué par les craintes que soulevait la régionalisation. La centralisation nationale était vue comme une garantie des avantages du statut (le statut d’agent des collectivités locales étant moins avantageux que celui de fonctionnaire) et un certain type de relations de travail contre ce que pouvait apporter des formes trop connues de clientélisme local soumis aux pressions économiques locales.

Ce caractère marqué des éléments actifs dans ces mois de protestation a trouvé sa correspondance dans l’opposé d’une radicalité, c’est-à-dire dans l’affirmation d’une citoyenneté. Les confédérations syndicales n’eurent aucun mal à orienter vers la « pression » sur le gouvernement et vers les débats politiques parlementaires (dont pourtant l’issue ne faisait guère de doute). Bien plus, fonctionnant comme des poupées gigognes, les groupuscules supposés exprimer une radicalité (style Lutte ouvrière ou LCR) firent ce que tout groupe ou parti œuvrant dans le système pratique en fait. Noyauter les velléités d’organisations autonomes et en appeler à « imposer aux confédérations syndicales » de positions plus radicales (d’appeler à la grève générale pour contraindre le gouvernement à...) tout en sachant bien que celles-ci n’iraient jamais jusque-là. Une telle revendication comportait une ambiguïté fondamentale : la plupart des groupes qui poussaient ainsi à « l’organisation » d’une grève générale étaient en fait le plus souvent des militants de base des confédérations syndicales qui réglaient le ballet des manifestations contre-feux. Une petite fraction de ces militants voyait, comme dans tout conflit majeur dans un tel appel, les prémisses d’une grève générale révolutionnaire.

Les mêmes pouvaient souligner, à l’appui de telles projections historiques, l’un des caractères notables et incontestable des manifestations : leur caractère massif et leur extension géographique ; la plupart des villes y compris des villes moyennes voient des manifestations de masse (que l’on peut relier à des mouvements tout autant géographiquement étendus dans la décennie précédente). Cette mobilisation de la France profonde ne donne pourtant pas autre chose que de souligner l’importance des emplois publics dans le maintien du tissu économique et social en dehors des grands centres. Aussi ne faut-il pas s’étonner que la participation marque la plupart du temps la division entre secteur public (dont certains secteurs s’engagent massivement) et secteur privé mis à part les mobilisations sur des conflits locaux.

Tout ce tableau ne doit pourtant pas masquer les traits d’une « agitation sociale » qui s’exprime de façon très diverse, même si elle n’apparaît pas comme une contestation directe et radicale du système :

- la persistance du mouvement est le premier de ces traits - il va s’étaler sur presque six mois sans perdre de sa vigueur, pour finir par s’évaporer dans des projets de « reprendre la lutte » qui, comme chacun sait, ne se matérialisent jamais : il n’y a pas d’exemples de grèves ou de mouvements de lutte interrompus qui reprennent vie après quelques mois d’interruption -. Ce qui ne veut nullement dire qu’un tel mouvement n’a pas laissé de traces dans l’évolution des mentalités et des consciences ;
- la régionalisation, concomitante à sa généralisation du mouvement, qui échappe à la centralité habituelle des protestations touchant des problèmes globaux autant sociaux que politiques. C’est un phénomène social que l’on peut constater depuis plus de vingt ans et qui semble s’être encore approfondi, même si les mouvements locaux furent très inégaux, dans leur étendue comme dans leur durée ;
- une certaine autonomie, ou plutôt des poussées, très diversifiées et très relatives, vers une certaine autonomie qui au finale n’a guère dépassé les affrontements de base avec les forces syndicales d’encadrement des luttes.

Mais finalement le sentiment donné par un intermittent du spectacle (Internet, 3 octobre 2003 : http://archives.rezo.net/cip-idf.mb...) exprime bien ce que doivent ressentir, à peu près à cette même époque tous ceux que l’on a littéralement « fait marcher » dans tous les sens du terme : « Il y avait les quelque milliers de courageux qui s’étaient déplacés - pour rien. Parce que cela ne sert à rien de se promener au rythme d’une ballade dominicale dans la ville en discutant avec ses potes, le portable greffé à l’oreille. Cela ne sert à rien une manif qui ne fait pas de bruit, qui ne laisse pas de traces sur la voie publique (merci les petits hommes verts de la mairie de Paris). »

Après celles de 1995, les manifestations de 2003 incitent à s’interroger sur le principe même de ces défilés. Ils sont censés montrer au gouvernement et aux patrons la hargne des manifestants et le risque politique que courraient les autorités si elles ne cédaient pas aux revendications d’une telle masse de gens. En 1995, Juppé avait (involontairement ?) lancé le jeu en déclarant que si deux millions de manifestants descendaient dans la rue, son gouvernement sauterait. Et pendant que les gens se comptaient dans la rue, il rédigeait les ordonnances de réforme de la sécu. Car, à ce moment-là, comme en 2003, quel était le risque politique ? Mis au pied du mur par le patronat et la conjoncture économique, le gouvernement a le choix entre mécontenter le premier et provoquer la colère des classes moyennes, que le patronat lui demande précisément de réduire. On ne voit pas pourquoi il ferait quoi que ce soit pour éviter les manifestations de fonctionnaires.

D’autant plus que les manifestations en question n’ont rien de menaçant politiquement parlant. Au pire du pire elles amèneront la gauche au pouvoir (les dernières élections régionales et européennes, au printemps 2004, en sont une démonstration). Dans leur principe, les manifestations jouent comme un compteur : il y a tant de citoyens qui sont contre la politique actuelle du gouvernement. L’information est utile au gouvernement qu’à ses policiers et à ses politologues (tous ceux qui fixent les limites des idéologies, des structures et des représentations) autant qu’aux syndicats et partis, qui y cherchent à peu près la même chose et y trouvent des gages de représentativité. Dans la tradition ouvrière, les manifestations avaient aussi ce rôle, mais de plus elles avaient une fonction de menace : « Nous les ouvriers, les prolétaires, si on ne satisfait pas nos revendications, nous pourrions bien passer à la révolution. » Cette imagerie n’est pas absente des manifestations de 1995 et 2003 surtout si quelque bagarre vient leur donner un peu de prestige, mais le fait même que les enseignants y participent en masse dit suffisamment que l’évocation révolutionnaire est bien lointaine.

Et de fait, l’époque actuelle est favorable à des manifestations citoyennes où se retrouvent la masse des classes moyennes menacées par la crise. Il faut mettre dans la même tendance les marches blanches anti-pédophiles, les réactions d’émotion collective après tel ou tel attentat, les sorties en patins à roulettes dans la nuit parisienne (où des milliers de patineurs occupent les avenues guidés et encadrés par la police) et donc, ces manifestations plus revendicatives que nous examinons ici. Ces dernières ont, comme les premières, une fonction d’identification, de défense de valeurs communes, d’affirmation que l’on est bien une force politique et sociale qui compte, alors que c’est de moins en moins le cas. Dans les manifestations du mouvement ouvrier traditionnel, il s’agissait pour les prolétaires de faire peur aux bourgeois. Au printemps 2003, il s’agissait plutôt pour les classes moyennes de se rassurer.

2 - LES « DEBORDEMENTS » ET LES FORMES ORIGINALES DE LUTTE

Un mouvement de masse d’une catégorie sociale des exploités du système engagés dans la défense, même limitée, de leurs intérêts de classe tend, souvent à son insu, à se doter des méthodes et des instruments de lutte apparus historiquement ou en même temps que lui dans d’autres secteurs.

Dans le flot d’actions qui se sont répétées tout au long de ce printemps 2003, hors des « temps forts » des syndicats de l’éducation ou intersyndicaux autour des retraites, il est difficile de relever celles qui furent dues à des initiatives locales. Ces actions peuvent être l’initiative soit de collectifs ou coordinations, soit d’intersyndicales locales, soit de petits noyaux plus politisés tentant de pousser la lutte ou espérant être l’étincelle qui mettrait le feu à un mélange pensé explosif. Les plus claires de ces actions sont après tout celles qui sont dues à des conflits locaux, préexistants ou surgis durant cette période, et qui ont trouvé un élargissement temporaire et une plate-forme pour se faire connaître, quitte à retomber, le mouvement général terminé, dans l’isolement.

Dans ce qui suit, nous avons tenté de dégager quelle fut la part des différents groupes sociaux, de travailleurs intéressés, de syndicats, partis et organismes divers dans la genèse du mouvement et dans son déroulement au cours de ces six mois. Une bonne partie de ce dont nous allons ainsi parler peut se retrouver dans les autres textes mais présentée d’une manière plus systématique plutôt que localisée, linéairement ou chronologiquement.

Les initiatives de début de grève :

- Dans l’enseignement.

On peut mettre à part les actions de fin 2002-début 2003 des « auxiliaires temporaires du système éducatif » qui, nous l’avons vu, disparaîtront dans le grand mouvement organisé retraite-éducation. Ce qui est sûr par contre, c’est que les discussions, regroupements et actions commencent indéniablement dans les établissements scolaires, particulièrement dans les collèges, le plus souvent en dehors des structures syndicales ou autres structures préexistantes.

La première étape, ce sont les discussions dans les assemblées d’établissement ; ces discussions et les actions qui suivront recoupent souvent des conflits locaux antérieurs qui avaient eu le même caractère d’auto organisation. Les témoignages ci-dessus donnent une idée du processus qui, d’une initiative localisée dans un établissement, va tenter de se déplacer et s’étoffer vers d’autres établissements proches dans la localité même ou dans le territoire proche - d’une manière « douce », c’est-à dire par des discussions visant à persuader les « collègues » d’entrer de même dans la lutte qui s’amorce.

Mais à aucun moment il ne fut question, apparemment, d’aller, par exemple, établir des piquets devant l’établissement concerné pour empêcher les jaunes (ou les élèves) d’entrer, ou devant les autres établissements en activité pour les faire fermer. Une grande différence avec les pratiques ouvrières : la seule tentative importante de ce genre sera les quelques piquets qui tenteront de bloquer les examens, mais leur caractère minoritaire et velléitaire n’aboutira qu’à faire la démonstration de la faiblesse du mouvement et de son manque d’efficacité. Il est difficile de savoir qui furent les initiateurs de ce mouvement de base à son début, car, en de telles circonstances, on peut tout autant trouver des membres de syndicats ou de groupes politiques divers que des éléments qui ne s’étaient pas signalés antérieurement par une activité militante quelconque. Le fait est qu’au tout début, aucune organisation spécifique ne pouvait revendiquer la paternité de nombre d’assemblées d’établissements. Nous reviendrons dans un autre texte sur deux points qui nous paraissent essentiels si l’on cherche à comprendre la naissance d’une lutte de cette ampleur. Deux points en quelque sorte indépendants de la classe sociale des acteurs de cette lutte et des objectifs qu’ils voulaient atteindre (si tant est que pour les enseignants, moteurs de la lutte, ces objectifs aient été très clairs) :

. d’une part le surgissement de cette lutte avec des caractères identiques en différents points du territoire éloignés les uns des autres, c’est-à-dire sans coordination initiale (bien que de toute évidence les moyens modernes de communication - portables, Internet - aient joué leur rôle) ; . d’autre part le fait que parmi ces caractères identiques, la forme assemblées et coordinations dotées d’un pouvoir autodéfini, c’est-à-dire des structures ad hoc, hors des structures établies et reconnues de protestation, ait tenu, souvent bien maladroitement et bien difficilement ; les participants se montrant animés par la volonté clairement affirmée de régler leurs affaires eux-mêmes. Comme nous l’avons déjà souligné, tout ceci peut se relier à des courants profonds dans la société capitaliste présente.

- Dans d’autres branches de la fonction publique ou de l’économie

Contrairement à ce que l’on peut voir dans l’enseignement primaire et secondaire, aucune forme spontanée de lutte et d’organisation autonome n’apparaît autour de l’autre grande question spécifique, celle de la réforme du régime des retraites. Que ce soit chez les autres fonctionnaires, dans le secteur des monopoles paraétatiques ou dans tout le secteur privé, tout va rester dans les normes revendicatives dictées et orientées par les syndicats, que ce soit dans les perspectives de la lutte que dans ses formes d’organisation.

Les initiatives dont nous parlons ci-après apparaîtront presque uniquement comme des tentatives de prolonger les journées syndicales (ce qui avait été le cas en 1995) et seront le fait, non d’une pression d’une base peu désireuse de s’engager mais de militants le plus souvent syndicaux pour faire ainsi pression sur leurs centrales. Nous verrons aussi ci-après dans quelle mesure les enseignants en grève participeront à ces tentatives qui, pour être parfois originales, ne franchiront jamais les barrières internes des participants et du mouvement vers une radicalité d’affrontements ouverts avec les forces répressives ou syndicales.

Quant au secteur privé, mis à part les conflits locaux existant alors qui associeront leur propre protestation au mouvement - guère plus que par leur présence dans les manifestations, mais peu dans des assemblées interprofessionnelles de travailleurs en lutte -, on ne verra, dans les manifestations, que les bureaux des syndicats, parfois étoffés de représentants des sections syndicales d’entreprise. Les débrayages lancés parfois lors des « temps forts » n’entraîneront dans ce secteur que des participations très limitées dans leur nombre et dans le temps.(Les chiffres cités dans Le mouvement des enseignants (2 : chronologie) en témoignent.)

Les tentatives de prolonger les « temps forts » en une grève illimitée

Il est significatif que dans ce conflit on va voir utiliser un langage de substitution pour remplacer les termes habituels de grève générale, illimitée, etc., qui ne seront utilisés que par les minorités radicales syndicales ou politiques. On assiste ici, comme dans d’autres domaines, à une dérive du langage qui, du fait d’un ensemble de facteurs économiques et sociaux abandonne les appellations directes et claires pour des euphémismes plus abstraits et surtout plus confus (voir à ce sujet l’article paru dans Echanges n° 93 « Au royaume des non-voyants, les mal-entendants sont rois »). Tirant sans doute les leçons de 1995, les syndicats avancent autour du nouveau jargon des « temps forts » (au lieu de grève de tant d’heures ou telle « journée d’action », qui déjà était un substitut de la grève) ce qui va s’appeler « grève reconductible ». Cela permet toutes les manœuvres, des palabres quotidiens prévenant les assemblées générales de jouer un rôle souverain. Même le pique-nique devient un instrument de lutte, comme la manif à vélo...

- Dans l’enseignement

Il est impossible de décrire en quelques mots la réalité du mouvement de lutte. Né dans l’enseignement mais de manière localisée et dispersée, il va se prolonger dans le temps mais sans jamais s’unifier dans une lutte cohérente et globale et sans jamais vraiment d’étendre aux autres branches d’activité.

Les différents témoignages montrent qu’il ne va nullement présenter les caractères des grèves habituelles. A aucun moment on ne dépassera, malgré des démonstrations d’une force apparente comme les manifestations, une hétérogénéité évidente, tant dans le suivi des grèves que dans la participation des enseignants. Les uns vont rester en grève continue pendant plusieurs semaines, d’autres ne feront pas grève du tout. Entre ces deux extrêmes, on va trouver toute la gamme possible de participations et d’action. Il semble même, d’après certains témoignages, qu’un accord pouvait se faire dans des assemblées ou des coordinations locales pour des actions ponctuelles, mais qu’en même temps, on trouvait une grande méfiance de la représentation dans les coordinations (peur de s’engager ou crainte de récupération, on ne sait). Si les mots d’ordre syndicaux de manifestations (les fameux temps forts) entraînaient une recrudescence de la grève, celle-ci ne se prolongeait pas. On ne vit guère s’organiser quoi que ce soit pour une unification dans un mouvement de grève prolongé même au niveau local, encore moins au niveau national. Cela aurait signifié un dépassement des contrôles syndicaux par des initiatives autonomes.

La question que l’on peut se poser, et nous y reviendrons, c’est pourquoi un tel mouvement d’ampleur, étonnant dans sa naissance, son développement, son originalité, son extension et sa persistance dans le temps, n’a pas été au-delà de ce qu’on ne peut caractériser autrement que par des routines de lutte ayant toujours fait amplement la preuve de leur inefficacité.

- Dans les services publics

Si les enseignants se sont mobilisés inégalement, de manière plus ou moins massive et prolongée, il n’en a pas été de même pour l’ensemble des fonctionnaires de l’Etat. Bien que ceux-ci aient tout autant été concernés par la réforme des retraites, ils n’avaient pas, sauf des cas très spécifiques, d’autres motifs de se mobiliser. D’autant moins que la mise en œuvre de la réforme des retraite pour les fonctionnaires ne serait pas immédiate et brutale, mais échelonnée dans le temps et pratiquement sans effet notable pour les plus proches partants.

Le seul secteur qui aurait pu profiter du mouvement d’ensemble pour avancer comme les enseignants des revendications spécifiques était le secteur hospitalier. De fait, dans les manifestations, on put remarquer une présence parfois importante d’agents hospitaliers. Cependant, la difficulté dans ce secteur de mener un conflit ouvert (un radicalisme difficile à mettre en œuvre, d’autant moins qu’il ne trouvait pas de correspondance dans le mouvement central des enseignants) et le fait que des actions sporadiques répétées avaient quelque peu affaibli une ancienne combativité, firent qu’il ne se passa guère autre chose dans ce milieu que cette présence manifestante.

Tout autre fut la participation des agents des collectivités locales, des sortes de semi-fonctionnaires. Leur participation ne se borna pas à une telle participation manifestante, mais alla jusqu’à la grève pour certains agents ayant des fonctions bien définies : les travailleurs des transports locaux et ceux des services de nettoiement. La question des retraites les touchait particulièrement car dans le passé, ils avaient mené des grèves, parfois nationales, pour faire modifier l’âge de la retraite, en raison de la dureté de leur travail (beaucoup d’ailleurs travaillent pour des sociétés sous-traitantes des collectivités locales et n’ont pas le statut d’agent de ces collectivités, ce qui fit souvent associer dans ces grèves des questions de rythme de travail et de salaires). Mais là aussi on observa une grande localisation et une grande dispersion des mouvements : des grèves furent parfois longues et déterminées dans certaines villes, inexistantes ailleurs ; elles allèrent jusqu’à des affrontements avec la police ou les jaunes. Elles n’eurent aucune cohésion nationale semblant plus dues à de initiatives locales et syndicales ; rarement elles tentèrent de se coordonner, notamment avec le mouvement des enseignants.

Rare exemple en ce sens : à Saint-Egrève, banlieue de Grenoble (environ 20 000 habitants), on vit une association de l’ensemble des services publics locaux (fonctionnaires de l’Etat dont les enseignants et agents des collectivités locales) dans deux grèves qui durèrent une à deux semaines, les AG de secteur ayant lieu à la mairie. Il y eut certainement d’autres exemples restés enfouis dans les silences médiatiques. Dans certains cas, des négociations locales mirent fin à la grève par des concessions sur les salaires ou conditions de travail, achevant de déconnecter cette action d’un mouvement général auquel elle n’avait en réalité pas vraiment été associée. Les éboueurs derniers furent particulièrement déterminés dans bien des villes ; les piquets de grève (à Brest, à Bobigny, etc.) furent dispersés par la police ; il y eut même des condamnations et des réquisitions.

Comme nous l’avons déjà souligné, les transports urbains avaient pourtant connu récemment des journées nationales de grève syndicales, bien suivies, sur cette question d’âge de départ en retraite, mais ce secteur ne connut que des grèves locales parfois très suivies et très longues et des tentatives de liaison avec le secteur enseignant local. Si les luttes chez les travailleurs des collectivités locales ou des sous-traitants de ces collectivités pouvaient souvent émaner de syndicats locaux, il n’y eut ni de la part des intéressés, ni de la part des syndicats, de tentative d’associer leurs problèmes spécifiques à des actions liées au mouvement d’ensemble sur les retraites. Elles resteront délibérément localisées.

- Dans les secteurs sous régime particulier de retraite.

Sans aucun doute, les tentatives de la part de militants de base, soit des principaux syndicats, soit de syndicats « non reconnus » de promouvoir ou de prolonger les « temps forts » existeront tout au long de ces mois de lutte. Ils ne rencontreront guère d’échos prolongés et bien sûr ne verront guère le développement d’organismes autonomes de lutte (d’autant moins que les promoteurs en furent souvent des membres actifs de syndicats). C’est ainsi que l’on verra de brèves tentatives de formation ici ou là de comités de grève ou d’assemblées éphémères qui tentent d’impulser la reconduction de « temps fort » (par exemple à Paris à la SNCF - notamment gare d’Austerlitz et gare Montparnasse - ou dans des dépôts de transports en commun).

Ces tentatives, impulsées par des militants syndicaux de base et parfois liées à l’intervention d’enseignants grévistes locaux, se heurteront à la fois à la passivité de ceux qu’elles voudraient entraîner et à l’opposition larvée ou manœuvrière des grands syndicats (du style « gardez vos forces pour la prochaine journée d’action »).

Pour ôter à ces secteurs sous régime particulier de retraite (notamment SNCF, EDF-GDF, RATP) tout prétexte d’agir pour des menaces contre leur propre régime et donner ainsi au mouvement enseignant une force qu’il n’avait pas, le gouvernement prit bien soin de déclarer hautement que ces régimes n’étaient nullement concernés par les réformes en cours. Ce qui permit aux syndicats s’agit promptement contre toute velléité de reconduction de « grève reconductible ». Personne n’avança ce qui aurait pu apparaître comme un mouvement de solidarité du genre du balbutiement de l’automne de 1995 avec la « grève par procuration ». Parfois, les enseignants tenteront et réussiront pour une brève période à établir des liens ponctuellement avec des travailleurs locaux de ces entreprises publiques, à bloquer voies et dépôts. Ces actions auraient pu préfigurer une extension vers une grève générale interprofessionnelle mais celle-ci ne verra jamais le jour. On doit dire que, pour intéressantes et significatives qu’elles aient été, elles ne rencontrèrent guère d’écho chez les travailleurs concernés et que les syndicats n’eurent guère besoin de confrontations durables et prononcées pour y mettre un terme ou pour être contraints de « prendre le train en marche ».

- Dans le secteur privé

Force est de constater que, pour employer une formule consacrée, le secteur privé n’a pas bougé. Là où des conflits préexistaient (par exemple Alstom à Belfort ou dans la région parisienne, la GIAT à Roanne, Altadis à Lille...), les travailleurs en lutte pouvaient trouver une occasion de penser qu’ils renforçaient leur lutte en participant aux manifestations et en établissant des liens avec les autres secteurs en lutte, notamment les enseignants. Par exemple, les travailleurs d’Alstom à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), en grève en ce printemps 2003 contre des licenciements liés à la restructuration du groupe, bloquaient l’expédition en Afrique du Sud d’un transformateur destiné à une centrale atomique en s’opposant à son transfert sur une barge devant le transporter par la Seine et les canaux jusqu’à Anvers : leur grève resta isolée, dans un coin pourtant très revendicatif et finalement les pressions syndicales eurent raison de leur action. Mais en dehors de ces cas ponctuels, peu de choses : aucune action en dehors des appels syndicaux, même si dans de rares occasion les enseignants tentèrent « d’aller parler » à d’autres travailleurs. Même les appels syndicaux à des débrayages limités pour participer aux « temps forts » des journées d’action pour les retraites ne rencontrèrent que des échos fort limités. Là, il n’était guère question d’assemblées et encore moins de grève reconductible. Tous ceux qui participèrent aux manifestations, même celles qui se déroulaient les dimanches ou en fin de journée et n’impliquaient pas de débrayages, ont pu constater les groupes d’entreprise squelettiques derrière les banderoles annonçant telle ou telle usine.

Voici comment un camarade de Caen décrit l’extension de la grève des enseignants dans cette ville :

« La participation du privé a été faible. Etaient présents des membres des sections syndicales et des salariés à titre individuel, surtout lors des manifs qui avaient lieu en fin de journée ou de semaine. A La Poste, la mobilisation semble surtout tourner autour de la recette principale Detolle, où SUD est majoritaire.

 » Il y a eu quelques journées de grève reconductible dans la foulée des “temps forts” les plus importants. Idem à la SNCF où la CGT est majoritaire si je ne m’abuse. Le secteur de la santé a apparemment pas mal été mobilisé (entre autres au CHS et au CHU) suite à des problèmes aussi de budget et de manque de personnel. Concernant la DDE, la DDTE, la SNCF ou GDF, les sections syndicales FO et CGT semblent y avoir été actives. Là encore la mobilisation s’est surtout articulée autour des “temps forts”. Des petits groupes d’intermittents du spectacle se sont joints à l’occasion aux manifs, mais leur collectif de lutte n’en était alors qu’à une phase assez longue et laborieuse de démarrage de mobilisation.

 » Les manifs furent assez massives (atteignant parfois 25 000 ou 30 000 personnes en cas de mobilisation régionale) mais très “classiques”, c’est à dire molles. Les syndicats les organisaient et les encadraient. »

Les actions locales non contrôlées

- Manifestations et occupations diverses

Il est difficile dans l’énorme masse d’information sur des actions diverses, d’ailleurs souvent non relayées dans les médias nationales de distinguer :

- celles qui furent décidées collectivement en assemblées ou dans des coordinations locales ;
- celles qui, bien que marginales par rapport aux grand messes syndicales, furent lancées et contrôlées par des organisations syndicales ou des partis minoritaires agissant directement ou par le canal de coordinations qu’elles contrôlaient ;
- celles qui furent lancées par des syndicats locaux. Sans qu’il soit possible de dire si elles étaient des initiatives de militants de base ou l’exécution contrôlée d’instructions de l’appareil national désireux à la fois de monter un contre-feu et/ou de faire pression sur les autorités tout en démontrant qu’il gardait la main sur le mouvement.

Ce qui ressort d’un amas d’informations, parmi lesquelles il est bien difficile de discerner l’origine spontanée ou commandée, c’est précisément (tout comme les « grandes » manifestations) la profusion et la récurrence de ces actions à la fois géographiquement et dans le temps.

La liste des actions à Tours du 13 mai au 16 juin, donnée ci-dessus, on la retrouve presque à l’identique à Avignon pour le seul mois de juin :

- 2 juin : grève des cheminots à 20 heures, manifestation permanente devant la mairie d’Avignon, apéritif de lutte au clos de la Murette à l’initiative des parents d’élèves du collège Anselme Mathieu ;
- 3 juin : blocage des examens (BEP et CAP) au lycée professionnel Robert-Schuman à Avignon, barrage filtrant sur le pont de l’Europe. Manif à la gare (30 000 personnes), puis pique-nique, occupation de l’inspection académique dont les occupants sont délogés par les flics ;
- 4 juin : pique-nique interprofessionnel organisé par SUD au parc Agricol-Perdiguier ;
- 5 juin : blocage du lycée professionnel de Védène pour empêcher le déroulement des épreuves des BEP et CAP ; occupation des ponts sur le Rhône dans le cadre d’une opération interdépartementale de blocage d’Arles à Lyon ;
- 6 juin : blocage du conseil général à Avignon lors de la réunion du conseil départemental de l’éducaion nationale. A Cavaillon, en pleine nuit, un groupe de manifestants bloque un TGV postal ;
- 10 juin : journée nationale de grève. Manifestation, le pont Daladier est bloqué pendant deux heures ;
- 12 juin : blocage du lycée Mistral d’Avignon où doivent se dérouler les épreuves du bac ;
- 17 juin : occupation des locaux de l’université par des étudiants et des enseignants, vidés par les CRS dans la nuit ;
- 19 juin : après la manifestation nationale, une centaine de grévistes tentent de prendre d’assaut l’inspection académique mais sont dispersés par les CRS ;
- 27 juin : des manifestants (intermittents et autres) perturbent l’inauguration d’une exposition : la député-maire et le préfet doivent s’enfuir ;
- 4 juillet : à Carpentras, manifestation lors de la visite de Sarkozy

Vraisemblablement, cette situation s’est répétée dans pas mal de villes grandes ou moyennes dans toute la France.

Pêle-mêle, on peut relever les « incidents » qui émaillent souvent les manifestations et entraînent souvent l’intervention des flics :

des occupations de rectorat à Lyon le 13 juin (évacuation musclée), le 12 juin, à Metz, suite à une manifestation de plusieurs milliers de personnes qui se termine sur la place de la gare, 200 manifestants (cheminots, étudiants, enseignants), à l’initiative de SUD Rail, occupent la gare et bloquent les trains : les flics vident la gare. Au Mans, le 12 juin, 200 manifestants envahissent la chambre de commerce et d’industrie, boivent le champagne destiné à une réception, piquent les ordinateurs et les cadeaux préparés pour la réception ; d’autres manifestants bloquent les ponts. A Angers, le 10 juin, lorsque la manifestation passe devant les locaux du Medef, quelques dizaines de manifestants envahissent les locaux et jettent les dossiers par les fenêtres : les flics interviennent, quatre arrestations. A Clermont-Ferrand, lors d’une manifestation, des agents EDF coupent le courant dans des locaux bien sélectionnés sur le parcours ; autour du 4 juin, pendant plusieurs jours,des dizaines de manifestants investissent le matin, à 4 heures, le chantier de Vulcania à la périphérie de la ville, ce qui entraîne le débrayage d’une centaine d’ouvriers du chantier et une assignation devant le tribunal qui, curieusement, se déclare incompétent. Sans qu’on puisse donner beaucoup de précisions, des enseignants se joignirent ici et là aux piquets de grève, notammentà ceux des éboueurs.

Trois types d’actions répétées peuvent aussi illustrer des tentatives d’étendre le mouvement en marge des manifestations contrôlées :

- l’une de ces séries d’actions furent menées par les enseignants de concert avec des cheminots (parfois militants syndicaux de base) lors des tentatives de blocage des voies ferrées. Il est parfois difficile de se faire une idée des initiateurs et de leur dimension. Dans la nuit du 12 au 13 juin, la direction de la SNCF signale une « série d’actions illégales » qui ont perturbé le trafic marchandise à la gare de Sotteville-lès-Rouen. Nous avons parlé d’une occupation similaire au centre ferroviaire de Saint-Pierre-des-Corps près de Tours. Dans la première semaine de juin, on assiste à de nombreux blocages de voies et occupations de postes d’aiguillage à Juvisy, Paris-Nord, Paris Saint-Lazare, Nice, Aulnoye près d’Amiens, etc.) Tous ces mouvements sont combattus par la CGT qui souvent les éteint « pour mieux rebondir » dans le « temps fort » de la semaine suivante.

Dans la région parisienne, des tentatives identiques concernent les transports en commun et impliquent des enseignants : par exemple l’occupation d’un dépôt RATP dans le 13e arrondissement le 6 juin ; de même dans un dépôt de bus de la banlieue nord de Paris. Tout autant réprimées par la police et désavouées par les syndicats et, il faut le dire, sans rencontrer vraiment un écho sérieux chez les travailleurs concernés, ces actions s’éteindront d’elles-mêmes ;

- une autre série d’actions vise les antennes régionales du Medef : cela va des tags au « bris de clôture » en passant par le déversement d’ordures, le saccage déjà signalé des bureaux jvoire, à La Rochelle, l’incendie du siège local de l’organisation patronale. Leur concomitance dans une période bien définie peut laisser penser que cela aurait pu procéder d’instructions des confédérations syndicales tentant de radicaliser le mouvement ou de prétendre qu’il se radicalisait. Mais on peut tout autant penser à des actes de militants syndicaux ou de partis croyant qu’une étincelle provoquerait l’explosion... ;

- le troisième type d’actions fut, elle, certainement plus spontanée et plus diversifiée. Ce fut celle d’occupation de bâtiments publics : rectorats, académies, mairies ou autres bâtiments officiels. Occupations toutes symboliques, même si elles s’accompagnait de casse ou de récupération de matériel, et qui devenaient moins symboliques lorsque les flics.ramenaient la lutte dans ses routines.

Et le secteur privé ? Faut-il même le mentionner ? A part des contacts locaux avec les travailleurs des entreprises déjà en grève, bien peu de tentatives furent faites des enseignants vers les travailleurs du privé ou vice et versa.

Le même camarade de Caen résume ainsi les tendances et actions en dehors des routines syndicales :

« Les débordements ont été assez rares, ponctuels et limités. Le premier fut organisé par des enseignants d’Hérouville-Saint-Clair (cité dortoir à côté de Caen) en liaison avec des parents d’élèves (des classes et collèges doivent fermer à Hérouville) qui avaient prévu de bloquer les entrées de l’inspection académique (IA). Ils pouvaient compter sur la sympathie d’une partie du personnel de l’IA entré également en lutte. Malheureusement l’AG de secteur d’Hérouville informa l’AG caennaise encadrée par les syndicats de la tenue de leur action. Les syndicats saisirent cette occasion de prendre le train en marche et de récupérer l’action. Il y eut bien blocage mais pendant une heure seulement, les syndicats appelant comme par hasard ce jour là à une manifestation de l’éducation natiionale en milieu de matinée. Ils vinrent à l’action avec sonos et banderoles, la récupérèrent médiatiquement, en modifièrent le sens. Au lieu de viser la réforme des retraites, la décentralisation et la fermeture d’établissements scolaires à Hérouville, l’action fut présentée comme un acte de solidarité avec le personnel de l’IA en butte à des tensions avec la hiérarchie suite à la lutte. Ce faisant, ils perdirent le peu de crédibilité qu’ils avaient auprès des grévistes d’Hérouville. La police prit position devant les portes et fut entourée de barbelés par des compagnons anars qui étaient avec d’autres à l’origine du projet d’action...

 » Il y eut aussi l’action devant le siège du Medef. Les syndicats installèrent leurs sonos et stands assez loin de la discrète entrée du local patronal, mais c’est devant l’entrée que les gens se sont massés. La porte fut ouverte grâce au passe d’un postier et le hall d’entrée fut saccagé par des grévistes de base (trois interpellations).  » Les syndicats de l’EN se mirent aussi d’accord avec ceux de la SNCF pour bloquer un quart d’heure un train en gare de Caen. Arrivés à la gare, quelques compagnons anars sautèrent sur les voies, bientôt rejoints par quelques cheminots radicalisés. Le blocage dura plus longtemps que prévu, 40 minutes.

 » La venue de Raffarin à Courseulles donna lieu à une petite manif. L’intersyndicale avait prévu de manifester en ville. Durant la balade, des grévistes radicalisés et des anars se mirent à gueuler et la gros de la manif finit par se rendre directement devant le musée que Raffarin devait inaugurer. La CGT s’en dissocia alors et appela à la dissolution. La plupart des gens, y compris certaines sections syndicales CGT, se rendirent le plus près possible du musée avant de tomber sur la gendarmerie mobile et tentèrent, à distance, de perturber le discours de Raffarin en faisant le maximum de bruit. Il ne fut malheureusement pas possible de bloquer les voitures officielles, les gens étant trop timorés et effrayés par l’idée d’une possible charge des flics...

 » Sur la fin du conflit et sous la pression de la base, les syndicats furent plus ou moins contraints de proposer un blocage des portes du rectorat. Ils proposèrent, une fois l’action engagée, de laisser rentrer le personnel non-gréviste, ce qui fut refusé par les participants au blocage. La police est intervenue peu de temps après et a gazé le piquet. Du même coup, les non-grévistes ont refusé de rentrer. Le rectorat est resté fermé toute la matinée.

 » Il y eut aussi peu après une dernière grosse manif qui se termina devant la préfecture. Des grévistes, syndiqués de base ou pas, jetèrent des pétards dans la cour et de la peinture sur la façade pour tenter de provoquer des incidents... qui n’eurent pas lieu devant l’apathie générale. Une poignée d’interpellations en fin de manif.

 » A signaler aussi des piquets de grève à la recette principale de la poste. Un huissier bousculé et onze procédures administratives pour “entraves à la liberté du travail”.

 » Voilà pour les débordements. Ils s’exprimèrent ponctuellement dans l’action, le plus souvent spontanément, c’est à dire aussi dans une certaine improvisation, impréparation... »

Les queues de manifestations

Ce dernier récit et que celui concernant Boulogne-sur-Mer déjà cité montrent comment les fins de manifestations eurent une propension à dégénérer vers des objectifs plus spécifiques avec des méthodes plus radicales, se heurtant toujours aux oppositions syndicales. Certainement ces schémas peuvent se retrouver partout en France notamment en mai et juin ; ils tendront à se multiplier début juin 2003 lorsqu’un ras-le-bol devant l’impuissance du mouvement commencera à se faire jour. Mais ils étaient aussi remplis d’illusions car il était évident à ce moment que le principal mouvement - celui des enseignants - stagnait devant son impuissance, que l’autre mouvement - sur la réforme des retraites - restait bien sous contrôle syndical parce qu’il n’allait pas au delà des rituels de la protestation. Toutes les tentatives de « débordement », qu’elles soient spontanées ou impulsées par quelque minorité politique (pensant que le volontarisme de quelques-uns va être l’étincelle qui va faire éclater un mélange qui ne demande qu’à détonner), se heurtent à ce que le témoignage ci-dessus appelle « l’apathie générale » ; il existe pourtant une volonté globale de se faire entendre (c’est-à-dire une vision plus politique que sociale) mais sans aller au-delà de certaines frontières légales.

Un des meilleurs exemples d’une telle situation est donnée par ce témoignage sur la manifestation du 10 juin à Paris :

« Place de la Concorde, un mardi soir en république Ils ont osé gazer et charger des manifestants, jeunes et vieux, ce soir en toute légalité La disposition des CRS était la suivante : grillage, canons à eau et forte présence des CRS bloquant l’entrée du pont, un gros paquet à droite,quelques-uns sur la gauche. Belle image de la démocratie, puisque dans le même plan on a une horde de flics derrière leur grillage et au fond l’Assemblée nationale.où siègent à ce moment les députés.

 » Vers 18 h 30, des milliers de manifestants s’amassent sans violence devant les CRS. Slogans : “Raffarin démission, Chirac en prison” ; une ou deux bouteilles en plastique volent du côté des CRS. Deux cars (vides) du côté gauche se mettent en position pour bloquer la sortie vers la gauche. Quelques minutes après, les premiers gaz lacrymo sont jetés. Le vent est favorable aux CRS, les premiers gaz sont pas balancés dans la foule. Les CRS commencent alors à bloquer les issues sur les quais, ne laissant plus passer personne. Cependant le service d’ordre de la CGT, qui s’est interposé entre les manifestants et les CRS, fait tout pour contenir les manifestants. Il essaie de calmer les manifestants qui s’énervent contre les CRS et empêche un petit groupe de dépaver la place. Certains (CNT, Education, SUD...) commencent à s’énerver contre le service d’ordre de la CGT et en viennent quasi aux mains. Le service d’ordre CGT (trois rangées de gros bras) quitte la place devant les flics à 19 heures précises en déclarant à ceux qui les injurient : “Démerdez-vous avec les flics.” En fait, ils vont ailleurs se repositionner selon les ordres d’en haut.

 » Au fur et à mesure, les CRS prennent de moins en moins de précautions. Les gaz sont même tirés horizontalement en direction de la foule. Les salves sont généralement constituées d’une dizaine de lacrymo. Grâce au vent, les gaz se dispersent rapidement (en quelques minutes). Un bravo aux manifestants qui malgré tout continuent à s’amasser après chaque salve devant le cordon, avec des slogans des moins violents (“Tous ensemble”, “Grève générale”, etc.).

 » La manifestation est loin d’être terminée (contrairement à ce qu’annonçait la radio). Les cheminots et RATP n’arriveront qu’après 20 heures sur les lieux. Cependant le service d’ordre de la CGT, qui s’est déplacé, et celui de la CFDT (entre autres) empêchent les derniers manifestants d’accéder à la place et organisent un cordon pour les faire bifurquer dans une rue sur le côté de la rue de Rivoli. Vers 19 h 30, la place est totalement enfumée (une quarantaine de lacrymo en même temps), malgré tout, les manifestants continuent d’affluer. Nous sommes entre 5 000 et 10 000 à être présents et à vouloir rester sur place (certains diront “même la nuit s’il le faut”), mais il ne pourront rester longtemps sur la place (c’est fixé en haut lieu) (une enseignante se retrouvera couverte de bleus par l’action musclé du service d’ordre syndical auquel elle ne voulait pas obéir). Enervement du coté du cordon CRS de gauche : un manifestant âgé est en train de les insulter.

 » Ils ne laissent toujours passer personne. Vers 20 heures, les lacrymos semblent se calmer, on se dit que ça coïncide avec le début du journal télévisé. Peut-être pas à 20 h 20, ça repart de plus belle.(lacrymos et canon à eau). Les yeux et le nez piquent terriblement, certains vomissent. Excédés et désabusés, certains vocifèrent : “Il est beau le dialogue social !”On a beau chercher, pas de médias. Il faut dire que les manifestants ont plus que marre de leur désinformation. Tout au long de la journée ils ont eu droit à des “Libérez l’information”. Une moto RTL qui essayait de se frayer un chemin dans la manif s’est fait prendre à partie, un camarade lui a cassé son antenne. et sa radio-portable Donc pas de médias avec nous... c’est normal, ils sont tous avec les CRS Bref, poursuivons.

 » Vers 20 h 30, ça y est, ça charge. On est tous refoulés rue Royale. Il y a des blessés, certains camarades sont en sang. Il paraît qu’un manifestant a reçu un lacrymo dans la tête. Quelques manifestants traînés au sol sont frappés. Puis nouvelle charge quelques minutes après, un canon à eau fonce sur nous. Tout le monde se regroupe vers la Madeleine. Nouvelle charge, on descend le boulevard qui mène vers l’Opéra Garnier. On est encore 4 000 à 5 000 pas du tout décidés à. se disperser, puis charge brutale des CRS avec leur canon à eau qui avance aussi vite que l’on court.

 » C’est sauve qui peut. Quelques passants attablés aux terrasses des restaurants plongent se réfugier à l’intérieur ; d’autres sont copieusement arrosés. Tout le monde court dans tous les coins.Certains prennent une rue à droite, pour la plupart on débouche au milieu de la circulation sur la place de l’Opéra. Bon nombre (quelques centaines peut-être ?) se réfugie dans l’Opéra. D’autres continuent tout droit et renversent des poubelles sur la rue afin de faire des barricades enflammées pour retarder ma meute des flics qui nous pourchassent. Certains se dispersent d’autres retournent vers l’Opéra où plus de 60 manifestants sont sauvagement arrêtés ; d’autres sortiront libres sans qu’on sache le sens d’une telle discrimination ;pas question que tous sortent.

 » Résumons : les CRS ont gazé ce soir des personnes qui étaient tout sauf des casseurs. Et pas quelques centaines, mais quelques milliers certainement. Ils ne laissaient pas partir les manifestants de la place. J’ai vu personnellement plus de cinq arrestations. Je sais pas combien il y en a eu en tout. Et j’ai vu clairement les CRS balancer des lacrymos en se foutant bien de l’endroit où elles tombaient. Et tout ça sans aucune provoc de la part des manifestants. Elle est belle la démocratie. Et les médias dans tout cela ? les médias continuent à parler des casseurs, d’une petite centaine d’anarchistes, de minimiser le nombre de manifestants et de tout faire pour rendre impopulaire le mouvement. Autant dire qu’ils furent aidés en cela par ce qui avait dû être convenu avec les syndicats avant la manifestation.

 » La violence était uniquement le fait des flics. A croire qu’ils ont consciemment décidé de faire dégénérer les choses. Pour l’instant le mouvement reste calme (j’ai juste vu une voiture qui a été cassée sans raison en toute fin de soirée), mais ça ne va peut-être pas durer. Apparemment ces actions violentes ont été concertées au plus haut sommet afin de durcir la répression (je pense par exemple à Metz, où les flics ont également chargé les manifestants sans raison). Je ne sais pas quel est leur intérêt mais en tout cas n’ayons pas peur de tels agissements qui ne font que renforcer notre colère et notre mobilisation. »

Ce qui frappe dans un tel récit, dans les propos entendus et dans les attitudes parmi ceux qui avaient transgressé l’ordre de dispersion syndicale (pour une bonne part, c’étaient des jeunes vraisemblablement enseignants) c’était une sorte de naïveté devant ce qui se passait que l’on pourrait résumer par « Nous faire ça à nous ». A bien réfléchir, on pourrait conclure que cette génération des trente ans, née après mai 68, n’a guère connu d’affrontements violents avec les forces de l’ordre. Ils n’y sont guère préparés et voient dans la manifestation, ce que nous avons relevé plus haut, un simple moyen de pression pour se faire entendre, en aucune façon un acte de violence sociale destinée à déstabiliser le pouvoir.

Non seulement ils ne sont pas « préparés » (à opposer une autre violence à celle qu’on leur fait subir) mais ils ne sont pas prêts à subir une violence sociale quelconque, encore moins à y répondre ou à en prendre l’initiative. La tradition de lutte leur est pratiquement inconnue et c’est plutôt comme « citoyens » qu’ils entendent exercer une action politique, fût-ce par des moyens autres que les moyens légaux qui s’avèrent inefficients pour leur combat. Les manifestants qui prétendaient rester place de la Concorde ce 10 juin voulaient simplement « rester » et ils ne comprenaient pas que l’ordre public pouvait être troublé par leur résistance pacifique.

Peut-on penser que cette situation accusant leurs propres contradictions dans la lutte qu’ils avaient engagée les a amenés à réfléchir précisément sur cette contradiction, due pour une bonne part à leur position sociale, et sur la nature réelle du pouvoir capitaliste ?

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