On peut distinguer en France trois groupes principaux dits « noirs » (1) :
les Antillais ou « Domiens » (originaires des DOM, départements d’outremer) qui sont français (environ 1 million vivent dans l’Hexagone),
les Africains qui ont gardé leur nationalité d’origine (environ 400 000),
et les Franco-Africains (leur nombre est inconnu et donc l’objet de toutes sortes de spéculations).
Ces trois groupes ont pris davantage d’importance sur la scène politique française, parce qu’ils réprésentent aujourd’hui, en tout, entre 3 et 6 millions de personnes dans la France métropolitaine, selon les estimations.
Deux dates clés
La date clé, pour les Africains de France, est celle de 1973. Auparavant la population africaine était surtout composée d’hommes célibataires (ou dont la famille était restée au pays), occupant des postes peu qualifiés, et vivant dans des foyers de migrants ou des immeubles vétustes, possédés ou contrôlés par des « marchands de sommeil ». La fermeture officielle de l’immigration, loin de les inciter à rentrer au pays, comme le croyaient les gouvernants réactionnaires de l’époque, les a poussés à faire venir leurs femmes et leurs enfants pour qu’ils vivent à leurs côtés. C’est une des raisons pour lesquelles le nombre d’Africains parmi les migrants est plus élevé aujourd’hui (il atteint 9%) qu’en 1954 (1%) ou en 1962 (4%).
Pour les Antillais, la date clé est un peu antérieure : 1963. C’est une période où les mouvements indépendantistes commencent à acquérir une certaine force aux Antilles, notamment en Guadeloupe (1963 est l’année de fondation du GONG), et aussi l’année (est-ce vraiment un hasard ?) où l’État crée le BUMIDOM (Bureau de migration des départements d’outre-mer), organisme qui va promouvoir et organiser l’émigration des Antillais vers la France métropolitaine. Certes, il s’agit de répondre à une pénurie de main-d’œuvre peu qualifiée dans la fonction publique, notamment dans le secteur hospitalier, mais, sans tomber dans une théorie du complot, on peut constater que cette décision tomba fort bien pour l’impérialisme français, et qu’elle contribua à affaiblir, par ricochet, le mouvement indépendantiste en fournissant du travail dans l’Hexagone à des gens qui, sinon, auraient gonflé, les rangs des chômeurs et des révoltés potentiels. Durant les 30 dernières années, le nombre de Guadeloupéens vivant en France métropolitaine a été multiplié par 9, le nombre de Martiniquais par 8, de Réunionnais par 5 et de Guyanais par 3.
L’arrivée d’un nombre important d’Antillais et d’Africains en France, dans une période de temps relativement courte, a changé le contenu des « questions noires » en France. En effet, la première génération d’hommes et de femmes à la peau noire qui changé de continent (des Caraïbes à la France et de l’Afrique à la France), mais aussi la deuxième génération ont découvert que la valeur de leur « citoyenneté » française (pour les Antillais - automatiquement français -, et pour les Africains qui acquéraient la nationalité en la demandant au bout de 10 ans de séjour, ou leurs enfants qui l’obtenaient simplement en naissant en France) était fortement limitée par la couleur de leur peau.
L’émergence d’une « conscience noire »
C’est pourquoi les Africains, les Franco-Africains et les Antillais ont commencé à se battre contre le racisme, pour la reconnaissance de l’esclavage comme un crime contre l’humanité, et pour la reconnaissance des cultures africaines et antillaises, en particulier à travers de multiples associations communautaires, culturelles, d’entraide sociale, d’aide au développement local en Afrique, etc. Ce processus a, en retour, stimulé le développement de diverses formes de l’afrocentrisme, idéologie censée combattre l’eurocentrisme dominant en France et en Occident.
Pour les Franco-Africains et pour les Antillais, le vote de la loi Taubira, loi qui reconnaissait l’esclavage comme un crime contre l’humanité et prévoyait même (dans sa première mouture) des indemnités aux victimes de la traite, a constitué une première victoire, tout comme la création, sous la pression de SOS Racisme, de la LICRA et du MRAP, de plusieurs institutions étatiques censées lutter contre le racisme et les discriminations (CODAC, HALDE, etc.). Cette victoire institutionnelle a été facilitée par les calculs politiciens de la droite (et un peu de la gauche) qui n’hésitent jamais à créer des commissions pour étudier les problèmes, et à coopter quelques représentants des « minorités visibles » qui pendant le temps qu’ils discutent et se livrent à des mondanités désertent le terrain. Quant à la mise en place de solutions pratiques, là, il ne faut pas rêver. Seule la mobilisation tenace et régulière des personnes concernées permet de petites avancées.
Cependant les « efforts » des gouvernants et des principaux partis politiques n’ont pas été jusqu’à reconnaître ouvertement qu’il existait un racisme institutionnel en France (sur ce concept on lira, dans ce même numéro, l’article d’Afreeya Balanz qui part de la réalité américaine mais s’applique aussi bien à la France qu’à tous les pays d’Europe). L’inertie de l’État a donc poussé les Franco-Africains, les Antillais et les Africains résidant en France à s’organiser soit sur la base de leur couleur de peau, soit à partir du constat que leurs ancêtres avaient été esclaves et que ce passé douloureux influençait encore de façon négative leur réalité présente.
La naissance du CRAN
Le CRAN (Comité représentatif des associations noires) a été fondé le 26 novembre 2005, juste après les émeutes, au cours desquelles la droite et l’extrême droite ont beaucoup glosé sur les prétendus « problèmes » créés par l’immigration africaine. Même si la création du CRAN était en gestation depuis longtemps, il est sûr que les émeutes lui ont ouvert une fenêtre médiatique dont il a su profiter. Ce rassemblement d’associations a choisi de mener une lutte strictement juridique pour :
que le gouvernement autorise l’établissement de statistiques ethniques, et ce afin de mesurer le nombre de « Noirs » vivant en France et de mieux cerner quantitativement les discriminations spécifiques dont ils sont victimes,
un système volontaire de quotas (autour de 8% car le CRAN estime qu’il y a environ 8% de « Noirs » en France) dans toutes les institutions : entreprises privées, chaînes de radio et de télévision (publiques et privées), journaux, justice, police, armée, etc. Le CRAN ne se bat d’ailleurs pas tellement pour que les Noirs intègrent les échelons inférieurs de toutes ces institutions, mais le sommet et les positions dominantes. C’est pourquoi le CRAN cite souvent les « exemples » de Colin Powell ou de Condoleeza Rice, et pleurniche parce qu’il n’y a pas de gradés « noirs » au défilé militariste et chauvin du 14 Juillet ;
une aide financière en compensation des crimes de l’esclavage (la France est responsable de la déportation de 1,5 million d’hommes et de femmes, soit 8% de la traite transatlantique).
Apathie de la gauche et de l’extrême gauche
Face à cette initiative politique menée par des Franco-Africains et des Antillais le plus souvent modérés, la gauche et l’extrême gauche n’ont pas grand-chose à dire. Pour la plupart de ces militants, le racisme n’est une question importante que lorsqu’il sert à dénoncer les propos, ou les actes de la droite ou de l’extrême droite (on en a eu encore un récent exemple avec le discours paternaliste et néo-colonialiste de Guaino-Sarkozy, en juillet 2007, à Dakar, immédiatement présenté comme « raciste », depuis les anarchistes jusqu’à Bernard Henri-Lévy - cf. à ce propos l’article de Patsy dans ce numéro). Le racisme est donc une arme politique qui peut être utilisée par la gauche contre certains partis de droite ou d’extrême droite, mais il n’est jamais reconnu comme un phénomène structurel de la société française qui affecterait donc aussi les « radicaux » et les libertaires. Pour ce qui concerne les travailleurs, l’extrême gauche a tendance à expliquer que le racisme serait un « sentiment » négatif, une « idéologie » dangereuse, qui disparaîtrait pendant les grèves et les mouvements sociaux, situations pendant lesquelles les barrières et les discriminations s’évanouiraient comme par magie. Curieusement, l’usage du terme « Black » par beaucoup de gauchistes, de libertaires, d’altermondialistes franco-gaulois montre plutôt qu’ils ont, eux, un problème avec le mot « Noir », avec la couleur de la peau des « non-Blancs ». Il y aurait donc aussi, en dehors d’une « question noire », aussi une « question blanche » ? Comme c’est curieux...
Après avoir prôné l’assimilation pendant des décennies, les réformistes préfèrent aujourd’hui un mot moins violent : l’intégration. La gauche défend surtout l’idée qu’une bonne éducation humaniste (distillée par les médias et l’Ecole) et le métissage (SOS Racisme a même été jusqu’à parler de « République métissée » - un concept qui ne peut que faire le jeu du Front national) permettront de faire reculer le racisme. En effet, la gauche ne pense pas que le racisme soit un système qui structure la société française ou les sociétés européennes (ou alors l’Allemagne, la Suisse ou l’Angleterre, mais jamais la France !).
Qu’est-ce qui a changé pour les Africains...?
Cette rhétorique des bons sentiments a marché pendant un certain temps :
parce que les travailleurs africains qui venaient en France avant les années 70 avaient leurs familles au pays, et qu’ils n’attendaient rien de la France, hormis un salaire de misère. Et ce d’autant moins que leurs parents et grands-parents, s’ils avaient participé à l’une des deux guerres mondiales ou aux guerres coloniales sous l’uniforme français, connaissaient les limites de la « reconnaissance », symbolique et matérielle, de la France vis-à-vis des « tirailleurs sénégalais » et autres « troupes indigènes ». Leur mot d’ordre n’était pas : « Prends l’oseille et tire-toi », mais plutôt « Ramasse les quelques miettes que tu gagneras à la sueur de ton front et ferme ta gueule ». Les choses ont commencé à changer quand les travailleurs africains ont décidé, après 1973, de faire venir leur famille en France, et quand leurs enfants, métis ou pas, ont exigé de bénéficier des mêmes droits que les citoyens français « normaux ».
Dans les années 60 et 70, les diplômés africains de l’enseignement supérieur retournaient en général dans leur pays natal et ne se préoccupaient pas de changer quoi que ce soit en France et de dénoncer bruyamment le racisme dans l’Hexagone. Ils étaient davantage préoccupés par les problèmes posés par l’indépendance récente de leur pays, qu’ils fussent carriéristes cyniques, ou opposants de gauche. Aujourd’hui il semble que les élites africaines choisissent de plus en plus d’aller étudier dans des universités britanniques ou nord-américaines, où ils pensent qu’ils seront beaucoup mieux acceptés que par les élites franco-gauloises, voire de s’y installer temporairement. Selon un spécialiste, 6 355 Africains du Niger, du Cameroun et du Togo auraient émigré aux Etats-Unis en 2002, et, d’après lui, il s’agirait surtout de migrants francophones très qualifiés.
...et pour les Antillais ?
En ce qui concerne les Antillais, jusque dans les années 60 et 70, la plupart de ceux qui vivaient en métropole avaient l’illusion de retourner en Martinique ou en Guadeloupe pour leur retraite, ou même avant, s’ils arrivaient à économiser assez d’argent pour ouvrir un petit commerce, ou s’ils arrivaient à trouver un emploi dans le secteur public domien. Mais leurs rêves se sont évaporés.
Ces différentes évolutions parallèles dans les « communautés » africaines et antillaises, ont fait qu’un nombre significatif de diplômés de l’enseignement supérieur ont décidé de lutter pour obtenir une place au sein de la société française. La plupart d’entre eux ont essayé d’abord la gauche réformiste (PS et PCF) mais ils ont été cruellement déçus. D’autres ont tenté la droite et le centre, sans pour aurant y être mieux accueillis. Ils ont donc créé des groupes de pression, des lobbies, comme Africagora, et plus tard le CRAN, avec un programme bourgeois tout à fait respectueux de la classe dominante franco-gauloise, sauf sur un point, celui de leur propre discrimination dans l’accès aux sommets de l’appareil d’État et de l’appareil de gestion des entreprises. Ils sont critiqués par ceux qui sont plus attachés à leur pays natal, comme, par exemple, le Collectif DOM de Patrick Karam, qui pense que l’identité antillaise est spécifique, et ne doit pas être diluée dans une vague identité noire. Ces derniers pensent qu’il faut surtout mettre l’accent sur l’esclavage et les conséquences dévastatrices qu’il a encore aujourd’hui. Des protestants aux discours anti-Blancs
D’autres fractions des communautés antillaises ou africaines se sont intéressées à l’afrocentrisme, au protestantisme, et à d’autres formes de nationalisme noir (Black Panthers) ou de panafricanisme. Ces fractions, notamment religieuses, ont une activité moins médiatique, plus souterraine, mais tout aussi significative. Rappelons que les baptistes ont organisé une marche pour Jésus, marche qui a réuni 50 000 personnes à Paris, majoritairement d’origine antillaise ou africaine. Ces protestants n’ont pour le moment, du moins à notre connaissance, pas de programme politique, mais sont très actifs dans certaines banlieues. En ce qui concerne le groupe nationaliste noir le plus extrémiste, la Tribu Ka (interdite et reconstituée sous le nom de Génération Kemi Seba), ou les groupes de rap qui propagent un discours anti-Blancs radical, ils n’ont pas pour le moment d’influence significative, même s’ils sont actifs dans les quartiers populaires. Ils sont boycottés par les radios et les médias, mais sur le Net, on trouve toutes sortes de forums de discussion et de sites concernant les communautés africaine et antillaise et où sont discutées les idées les plus baroques ou réactionnaires.
L’afrocentrisme exerce une certaine influence dans les milieux les plus radicaux sur le plan verbal (2), comme la chaîne cablée Telesud, les éditions Menaibuc, l’Institut Africamaat, mais aussi Kwanza, Abika Cerva et aussi d’autres groupes comme le COFFAD, Collectif des filles et des fils d’Africains déportés. Black Athena de Martin Bernal a été traduit en français, mais dans ces milieux on discute surtout des écrits de Cheikh Anta Diop et de ses disciples.
Il faut noter aussi l’importance du nombre de petites associations (il existe 8 000 associations antillaises et 5 000 associations africaines. Les associations africaines ont souvent un objectif concret mais limité : irriguer une zone spécifique, collecter de l’argent pour un puits, ouvrir un centre de santé dans un village, etc.
Les « foyers » constituent aussi un centre important de la vie sociale, même pour ceux qui n’y vivent pas, parce que l’on peut y avoir des nouvelles de son quartier ou de son village, envoyer de l’argent, etc. Les chômeurs et ceux qui sont dans la galère se voient souvent offrir un repas gratuit par jour, grâce à la solidarité de la collectivité.
Ce qui frappe dans toutes ces activités politiques et sociales autour des « questions noires », c’est l’absence totale de perspective de classe. Dans son livre Communities of resistance, Ambalavaner Sivanandan cite plusieurs exemples sur la façon dont des groupes d’extrême gauche britanniques auraient réussi à combiner efficacement les questions de race et de classe dans les années 60 et 70. Force est de constater qu’en France nous n’avons même pas un passé glorieux qui puisse nous servir de référence.
Y.C.
1. Même si, en Angleterre, dans les années 60 et 70, la gauche avait l’habitude de regrouper les Africains et les Asiatiques sous le même vocable de « Blacks » (Noirs), une telle discussion n’a pas eu lieu en France. Pour plus de détails voir Ambalavaner Sivanandan Communities of resistance, Verso.
2. Un seul exemple de ce pseudo-radicalisme verbal : le représentant de la maison d’édition Menaibuc, lors d’une émission de télévision, expliqua tranquillement que pour lui la solution au racisme dans le logement en France était de promouvoir des crédits bon marché pour que les "Noirs" deviennent propriétaires de leurs appartements et de leurs maisons. Un discours que ne démentirait pas Sarkozy...