A l’équinoxe 2007, l’étrange été indien des Bourses.
Entre le 7 et le 17 août derniers, la crise dite des "subprimes" a terrorisé le système bancaire mondial, les Bourses et les banques centrales. Depuis la mi-août, les baisses de taux d’intérêts planchers aux Etats-Unis et les injections de liquidités par les banques centrales -notamment la Banque Centrale Européenne de Francfort- ont rétabli pour quelques semaines au moins la "confiance" sur les marchés financiers, au point que les niveaux d’indices boursiers les plus élevés de l’année 2007 ont été retrouvés dans la première quinzaine d’octobre. Traditionnellement, cela aurait voulu dire que la crise était finie. Mais personne n’y croit. Les traditions ne sont plus respectées !
Il est possible que cette période soit à son tour en train de se clore juste en ce moment, car des faillites bancaires retentissantes se profilent aux Etats-Unis : aux dernières nouvelles (ces lignes sont écrites le samedi 3 novembre) les bourses fléchissent à nouveau sérieusement, car "les vénérables institutions multiplient les annonces de résultats décevants, voire catastrophiques, à l’image de Merryl Linch", selon une dépèche de l’AOF du 2 novembre, qui se termine ainsi : "A Paris, la publication la semaine prochaine des résultats des deux poids lourds de la banque française, BNP Paribas et Société Générale, pourrait accroître encore la nervosité sur les marchés." Qui plus est, ce dernier fléchissement fait suite à une nouvelle baisse significative des taux d’intérêts de la Fed, la banque centrale des Etats-Unis, et signifie donc que de telles mesures ne "rassurent" plus les marchés.
Le plus remarquable n’est pas ce retour en force de la crise au niveau boursier, mais la résistance acharnée des indices boursiers et la volonté politique et économique de maintenir à tout prix la "confiance". La comparaison semblera peut-être obscène ou étrange, mais il y a là quelque chose comme un jihad, au sens d’effort continu de soi sur soi pour ne pas sombrer, de la finance sur elle-même -aidée par les Etats. Ainsi, c’est une panique de grande ampleur, une belle et forte panique, qui s’est produite le 15 septembre. Pas à Buenos Aires comme en 2001, mais à l’épicentre des circuits financiers mondiaux : à Londres. La cinquième banque britannique, la Norhern Rock, était en faillite, l’Etat intervenant pour la renflouer. Les déposants, petits actionnaires, faisaient la queue par centaines aux portes de la banque. De telles scènes, l’impérialisme britannique était parvenu à les éviter aux portes de ses banques même durant les années trente du XX° siècle. Paradoxalement, les indices boursiers ont résisté, sur le coup, à cette panique. Mais l’érosion différée peut n’en être que plus rude.
Plus généralement, durant ces semaines écoulées depuis mi août et qui se terminent peut-être en cette fin octobre 2007, tous les indicateurs passent au rouge -monnaies, prix des matières premières, etc. mais les bourses "tiennent" et c’est là, officiellement, l’essentiel. Donc la musique sur les "fondamentaux qui sont sains" tente encore de s’imposer et les analyses convenues limitent la crise financière à l’ "affaire des subprimes", la qualifiant pour mieux se rassurer de "crise estivale".
Belle inversion idéologique, car la réalité est grosso modo tout le contraire : quand la surface et l’apparence semblent aller bien, les fondations sont rongées. La crise ne provient pas de la "finance" en tant que superstructure, elle concerne les fondations du capitalisme. Dans ces conditions, la "santé de la Bourse" n’a plus la signification qu’elle pouvait avoir autrefois. Elle signifie en fait redoublement de parasitisme envers le mode de production capitaliste lui-même ; la santé, à ce stade, c’est déjà la maladie. Mais il est vrai que pour les actionnaires, il ne s’agit pas seulement d’idéologie puisque tant qu’ils encaissent, tout va bien même si la maison brûle.
Petit coup d’oeil en arrière sur les prévisions des prévisionnistes.
Le CEPII (Centre d’Etudes Prospectives et d’Informations Internationales) est le principal centre français d’étude et de recherche en économie internationale. Il publie chaque année aux éditions La Découverte d’excellents petits recueils sur la façon dont se présente la situation économique pour l’année à venir. Ces travaux font référence dans le monde universitaire, et il faut dire qu’ils se situent un cran au dessus de l’enseignement économique des IUT et écoles de commerce, car ils comportent fréquemment une pointe "critique" envers la finance, influencée notamment par le spécialiste le plus reconnu de ces questions qu’est Michel Aglietta. L’économie mondiale 2008 est donc disponible en librairie cet automne. Les contraintes éditoriales font que les prévisions pour l’année à venir sont, en fait, arrêtées fin juin de l’année précédente. Donc, en l’occurrence, juste avant la crise dite des "subprime". Le résultat est intéressant :
"A l’été 2007, les perspectives de l’économie mondiale sont bonnes." Première phrase du livre !
"Pour l’heure, les bonnes nouvelles se multiplient." La suite à l’avenant ? Il serait trop cruel de dire que oui, car il est logique, du point de vue capitaliste qui est celui de la science économique fut-elle "critique", de trouver que la situation est bonne quand les différents Produits Intérieurs Bruts augmentent fortement sur plusieurs années, le Produit Mondial Brut avec eux, et que cela repose notamment sur des taux d’investissements et de formation brute de capital fixe élevés dans nombre de pays, le taux d’investissement le plus élevé dans les composantes de la croissance du PIB étant atteint en Chine (44% dont plus de la moitié autofinancé, c’est-à-dire, en termes marxistes, provenant directement de la plus-value réalisée par les entreprises chinoises qui la réinvestissent), suivie de l’Inde (34%), et de la Russie pour 18%, pour l’année 2006.
Ce point est absolument décisif. Le capitalisme n’est pas en panne. Les périls planétaires proviennent de son "bon" fonctionnement, non de son anémie. Derrière les chiffres officiels de la "croissance", qui est une catégorie confuse et trompeuse, il y a l’accumulation du capital, opérée par la réalisation de la plus-value produite dans la production de marchandises, et la séquence des années 1998-2007 (si l’on prend pour départ la crise dite "asiatique", cf. mon article du 27 août dernier) est celle qui a produit le plus de marchandises, et permis la réalisation de la plus grande quantité de plus-value, sous forme de profits, dans l’histoire du capitalisme depuis les années de l’aprés seconde guerre mondiale. Donc si l’on s’en tient là on n’a pas l’impression d’avoir affaire à un système gangrené par le parasitisme financier.
D’où le mur qui semble séparer deux types d’analyses pourtant symétriques : celles, "libérales" ou simplement empiriques, qui voient d’abord "la croissance", pour qui les fondamentaux sont sains, et celles, "antilibérales", pour qui le démon de la finance ronge le monde.
Les uns comme les autres sont incapables d’expliquer le lien entre ces deux facettes, pourquoi la croissance de la production et de la réalisation de plus-value signifie aujourd’hui nécessairement aggravation sans précédent du parasitisme financier. Pour les premiers, il y a croissance, production de marchandises, hausse de la consommation, et simplement, pour les plus "progressistes" d’entre eux, quelques mesures de régulation à prendre, du type "Grenelle de l’environnement". Pour les seconds, la méchante Finance dévore la gentille production et l’empêche de devenir vraiment sociale, vraiment équitable et vraiment "bio" ...
Les uns comme les autres se meuvent dans le même univers de pensée et de croyances qui tient pour accordée la normalité du capitalisme. Ni les uns ni les autres n’ont donc vraiment compris que le capitalisme, c’est le commerce équitable, et que le commerce équitable, c’est le capitalisme : en vendant chaque marchandise produite à son "juste prix", comme disaient déjà Thomas d’Aquin et Pierre-Joseph Proudhon, c’est-à-dire au temps de travail qu’elle représente, on reproduit les conditions de l’achat et de la vente de la force de travail réduite à l’état de marchandise, donc les conditions de l’accumulation capitaliste, sa dimension financière comprise.
Sur les fondements optimistes qui étaient donc les siens fin juin 2007, le petit bréviaire du CEPII pour 2008 liste, délibérément ou incidemment, les sujets d’inquiétude qui pourraient selon lui perturber la "croissance".
Ce qui structure ces considérations, c’est la conscience d’un fait central : la place des Etats-Unis est devenue problématique. La croissance de la plus-value n’a plus en effet son épicentre premier aux Etats-Unis, mais en Asie.
De plus, nos profs d’ "économie" pensent qu’il y a eu un boom nord-américain au début des années 2000, dans la mesure où ils font volontairement abstraction des dépenses militaires et du déficit budgétaire, mais ils annoncent sa fin : il y a donc déconnexion entre le ralentissement de la croissance des Etats-Unis et la croissance du reste du monde. Le problème est alors pour eux d’assurer le "découplage" des deux en douceur.
C’est là mettre le doigt sur la question clef : le système capitaliste n’est pas un système abstrait, indépendant des Etats, il a son centre planétaire aux Etats-Unis, or ce centre fonctionne à crédit et n’assure plus l’ordre mondial, mais suscite le désordre, sans qu’il soit possible de le remplacer pour autant. Mais, circonscrit aux questions "économiques", l’ampleur du problème n’apparaît pas, et il semble souhaitable et possible d’aller vers "une résorption des déséquilibres internationaux dans le cadre d’un scénario de découplage entre croissance mondiale et croissance américaine."
Voila un programme qui convient bien aux impérialismes de second rang, qui dépendent des Etats-Unis mais que les Etats-Unis gènent et perturbent : c’est à la fois trés "européen" et, traduit dans le langage de la diplomatie, très "multilatéral". Là où les antilibéraux voudraient un capitalisme équitable et sans finance, les auteurs du manuel du CEPII ambitionnent d’aller vers un monde qui aurait coupé le cordon ombilical avec les Etats-Unis.
Convergence intéressante, mais voyons donc les thèmes d’inquiétudes, les obstacles à ce bel et beau "atterrisage en douceur" qui était appelé par les meilleurs prévisionnistes du capital fin juin 2007.
Le sujet d’inquiétude majeur est nord-américain et il anticipe ce qui est en train de se produire : la place de l’immobilier dans la formation des revenus des ménages aux Etats-Unis fait que "La pire des situations serait que la mini crise des subprime loans du mois de mars soit, en fait, la première d’une série." Pour que la baisse de la consommation des ménages nord-américains et l’affaiblissement des gains de productivité aient des effets limités, il faudrait que les Etats-Unis soient dynamisés par leurs exportations, donc par un affaiblissement du dollar. C’est en partie ce qui a lieu par rapport à l’euro, mais pour que l’effet positif sur les exportations nord-américaines soit décisif il faudrait en fait un réalignement de l’ensemble des monnaies, impliquant le yen japonais et le yuan chinois. Or, ce que l’on observe, c’est le scénario que nos prévisionnistes présentaient comme le pire : dépréciation du dollar concentrée sur son rapport à l’euro, et début de "transmission du ralentissement américain au reste du monde par un plongeon des marchés financiers". Le voeu le plus cher de nos auteurs est que le ralentissement de la croissance reste cantonné aux Etats-Unis, or, ils signalent eux-mêmes quatre pays, et pas des moindres, vers lesquels ce ralentissement doit forcément selon eux se transmettre : Chine, Inde, Canada et Mexique ...
S’articule à cette inquiétude centrale la situation clef du yen japonais dans les mécanismes spéculatifs mondiaux -le yen carry trade consiste à emprunter en yens à des taux trés bas et à placer des fonds en actifs risqués à haut rendement- qui fait justement obstacle au réalignement monétaire mondial souhaité. La financiarisation effarante de la "jeune" "économie capitaliste chinoise est un autre motif d’inquiétude : au printemps 2007 le nombre d’ouvertures de comptes-titres d’épargne atteignait en Chine 380 000 par jours, soit dans les 130 millions l’an. En apparence la place nouvelle de la Chine dans les exportations des autres pays "émergents" d’Asie devrait favoriser le "découplage" entre Etats-Unis et Asie, mais si l’on y regarde de plus prés, déception : ils exportent tellement de composants qui sont assemblés en Chine que la destination finale majeure de leurs exportations est bien toujours les Etats-Unis ...
Enfin, le découplage - atterrissage en douceur invoqué suppose que se maintienne une condition qui était selon nos auteurs remplie début 2007 : qu’il n’y ait pas de hausse majeure sur les matières premières énergétiques et alimentaires. On sait ce qu’il en est depuis ...
Ainsi donc, pour les prévisionnistes les plus compétents, l’économie capitaliste considérée dans son abstraction devait pouvoir effectuer une sortie en douceur de la domination des Etats-Unis. Mais les durs pépins du réel interdisent cette sortie en douceur et accumulent une série d’obstacle que nos économistes peinent à considérer autrement que comme de fâcheux hasard venus tous ensemble au mauvais moment, et dont le pire s’appelle subprime. Ce qu’ils ne peuvent expliquer, c’est la cohérence des pépins, qui n’est autre que l’ensemble des conditions réelles créées par la reproduction élargie du capital.
Démonisation de la Finance, canonisation du Capital.
La très grande majorité des analyses parues sur cette crise sont concentrées sur sa dimension "technique", consistant à nous expliquer en détail ce que c’est qu’un subprime, ce que c’est que la titrisation des risques, etc. Invariablement c’est la "finance" qui est mise au centre de l’analyse. Y compris lorsque l’explication est donnée par des auteurs qui, politiquement, se définissent avant tout comme anticapitalistes.
Où Chesnais résume Aglietta.
Ainsi, le numéro de novembre du Monde diplomatique présente sur deux grandes pages un excellent résumé des explications fournies par Michel Aglietta lui-même, le pape de la théorie économique française, à travers le résumé des analyses de deux livres cosignés par lui, Désordres dans le capitalisme mondial et La Chine vers la superpuissance, le premier écrit avec Laurent Berebbi, employé par la société Groupama Asset Management. Ce résumé est donné par François Chesnais, lui-même théoricien de la finance capitaliste. F. Chesnais semble ici se tenir en retrait, derrière l’analyse d’Aglietta ; or, pour ce dernier, la maladie s’appelle financiarisation excessive, non pas capitalisme, et le problème est d’en arriver, par une intervention du pouvoir politique, à modifier les relations monétaires internationales et à réguler, atténuer, la masse de liquidités mises à disposition des "marchés". François Chesnais conclut en se demandant s’il sera "nécessaire que le système capitaliste passe par une très grosse crise avant que ne soient recréés les fondements d’une régulation monétaire et financière ?" Mais n’y a t’il pas, dés à présent, une telle "régulation" ? Le fonctionnement des banques centrales, le carry trade avec le yen, le rôle de l’OMC et du FMI, dans le cadre de la libre circulation planétaire des capitaux et des titres, tout cela constitue bel et bien, du point de vue "libéral", une "régulation", qui provient historiquement de l’évolution et de la décomposition partielle de la régulation "fordiste" et "keynésienne" de l’aprés seconde guerre mondiale. François Chesnais doute du scénario de l’atterrissage et du découplage en douceur, que l’on vient de voir à propos du petit manuel du CEPII et qui est en fait la perspective pour laquelle milite Aglietta, notamment en raison de la prévision d’une crise majeure de surproduction chinoise et asiatique qui se profile et du refus des Etats-Unis de renoncer aux "privilèges qu’ils tirent du régime de semi-étalon dollar".
Mais plus fondamentalement il est permis de douter de la capacité même du capitalisme à s’auto - organiser pour une régulation "à la Aglietta", car le mode de production capitaliste ne consiste pas en un système de circulation des capitaux désincarné, planant au dessus des secteurs productifs dans l’industrie, l’agriculture et les transports comme au dessus des Etats, mais il s’appuie sur eux et n’est rien sans eux. Les Etats-Unis ont au XX° siècle assumé les contradictions mondiales de tout le système et les ont pour un temps "régulées". Ils ont aussi empéché à ce jour la formation d’autres épicentres dominants à l’échelle mondiale, qu’une vraie concurrence "libre et non faussée" aurait pu ou dû faire émerger, avec l’Allemagne, le Japon et maintenant la Chine. Une supposée "définanciarisation" du mode de production capitaliste n’est pas à souhaiter : elle ne pourrait reposer que sur des destructions massives. Cela s’est déjà produit -ce furent les années trente et quarante du XX° siècle, accoucheuses de cette "régulation" qui semble si regrettée à présent ...
Où Joshua s’autolimite.
Autre exemple : la Note sur l’éclatement de la bulle financière américaine, ayant servi de base à l’exposé fait à l’université d’été 2007 de la Ligue Communiste Révolutionnaire, par Isaac Joshua, publiée sur le site Le Grand Soir. De façon fort surprenante, cette note ne remonte pas aux processus d’où provient la crise : la formation de plus-value, l’accumulation du capital, etc. Elle explique les termes de la technique financière, (presque) comme à des étudiants d’HEC : qu’est-ce qu’une bulle spéculative, qu’est-ce que les prêts sur hypothèques aux Etats-Unis, qu’en est-il du taux d’endettement des ménages américains, etc. Conclusion : "le grand responsable, c’est la mondialisation libérale, guidée par la recherche acharnée du profit. Ce n’est qu’à partir de son instauration que tout a commencé (ou plutôt, recommencé)." Parenthèse significative, notons-le en passant : Isaac Joshua sait bien que rien de tout cela n’a "commencé" avec la "mondialisation libérale" et provient du mode de production capitaliste, que la crise des années trente présentait des phénomènes financiers similaires, qui ont été résolus de la manière agréable que l’on sait (nazisme,guerre mondiale, destruction de l’Europe et coupure du monde en deux ! ), pour engendrer un capitalisme "régulé" qui s’est depuis naturellement développé en capitalisme "mondialisé" et "financiarisé". Il sait tout cela, mais, allez savoir si c’est la présence d’Olivier Besancenot qui le pousse à tant de modération, voila la virile conclusion qu’il en tire dans cette note : "Il faut tout reprendre de A à Z, balayer la mondialisation libérale, le tout marché, l’inadmissible liberté laissée à la rapacité du profit."
La condamnation morale de l’usure, à la manière de Thomas d’Aquin ou de Pierre Joseph Proudhon, n’est pas loin : est-ce donc la "rapacité" qui est la cause de tout le mal ? Entendons-nous : que l’on dénonce devant le grand public la rapacité des spéculateurs et des grands groupes capitalistes, c’est une chose. Que l’on parle le langage de l’antilibéralisme pour s’en extraire et montrer que le recours à l’Etat fait lui-même partie du système, qu’il faut détruire les Etats bourgeois et aller vers un autre système, c’est concevable et d’ailleurs Isaac Joshua parle un peu plus loin, timidement, d’aller, par la voie du "devoir d’ingérence économique" des Etats actuellement existants, vers un "système tourné vers la satisfaction des véritables besoins sociaux" dont on peut espérer que les participants à une université d’été de la Ligue Communiste Révolutionnaire auront compris par eux-mêmes qu’il ne s’aurait s’agir du capitalisme, mais de ce qui fut appelé longtemps, et pourrait s’appeler encore, "socialisme". Mais doit-on laisser ce public là croire que le problème est la "rapacité" des profiteurs ?!
Le problème, que ceux qui en profitent soient rapaces ou non, est la logique inexorable de l’accumulation du capital, qui ne peut que s’auto-engendrer, croître pour croître, sous peine de mourir, et qui se moque complètement non seulement de nous exploiter, mais même de tuer tout le monde et de détruire la planète pourvu que son auto-engendrement, son auto-accroissement, se poursuive. Cette étrangeté provient de la contradiction de ce qu’a, précisément, réalisé le capitalisme : une société humaine mondialisée, capable de s’émanciper de la lutte pour le nécessaire, mais qui repose toujours, comme les sociétés qui l’ont précédée, sur l’exploitation de classe du travail humain. Toute régulation repose sur la reproduction de ce système et non sur l’émancipation de l’humanité envers lui. Toute régulation suppose donc la destruction des forces productives humaines et naturelles dont il se nourrit. Et la morale régulatrice -vilains "rapaces" que ces mangeurs de profits ! - se retournera toujours dans ces conditions contre les humains eux-mêmes, à l’instar du discours écologique qui, au moment où la biosphère est en péril immédiat, n’a d’autre fonction réelle que de faire la morale aux producteurs-consommateurs pour leur faire payer les destructions causées par le capital.
Mais tout cela, Isaac Joshua le sait mieux que nous puisqu’il est l’auteur d’un ouvrage remarquable qui permet justement de comprendre le déroulement concret des cycles du capital dans les dernières vingt années, Une trajectoire du capital, De la crise de 1929 à celle de la nouvelle économie, Syllepses, 2006. Dans son chapitre 5 il montre au plan théorique en quoi la finance est partie intégrante et nécessaire du mode de production capitaliste et en quoi elle est à la fois productive et parasitaire, indissociablement. C’est de ce point de vue qu’il critique d’autres économistes d’ "extrême-gauche" comme Frédéric Lordon, pour qui la "finance patrimoniale" s’oppose au capital industriel parce que le profit serait l’objectif "exclusif" de celle-la, mais pas de celui-ci, et comme François Chesnais, déjà cité, qui fait ou tend à faire de la "dictature des rentiers" par rapport aux intérêts généraux théoriques du capital la marque de notre époque. Il est donc d’autant plus frappant de voir le même I. Joshua s’autolimiter non pas lorsqu’il s’agit d’exposer dans un livre les fondements théoriques de ses analyses mais lorsqu’il s’agit d’expliquer la crise à un public jeune et militant, celui-là même qui aurait vraiment besoin de telles analyses.
Où sévit un obscur Don Quichote.
Avant de poursuivre, je suis obligé ici de faire une petite parenthèse. Nous allons laisser tomber un instant les gens compétents, voire très compétents, pour une certaine indigence. Il se trouve en effet que l’auteur de ces lignes a été critiqué quelque part pour avoir expliqué que la crise serait celle de la finance et pas du capitalisme, et accusé en prime d’avoir reproché à la Banque centrale européenne de "capituler" devant les méchants Américains, soutenant ainsi son propre impérialisme et revendiquant un capitalisme "national" ou "européen" aux côtés... du porte-parole du "Parti des Travailleurs", D. Gluckstein. Ces perles se trouvent sur le site du "Groupe CRI -Communiste Révolutionnaire Internationaliste", groupe issu de l’extrême-gauche française et qui en reproduit jusqu’à la caricature tous les travers en croyant la critiquer. Pour qui a pris la peine de lire ce que j’ai réellement écrit, depuis le début, sur ce sujet, elles sont pour le moins surprenantes. Selon toute vraisemblance, le fonctionnement "intellectuel" de leur auteur est le suivant : "Présumey" étant un "social-démocrate de gauche", il ne peut qu’avoir écrit d’un point de vue réformiste de défense du capitalisme. Donc, ne lisons pas ce qu’il a réellement écrit, mais pourfendons ce qu’il est censé avoir écrit, en affirmant qu’il l’a écrit. Au cas où des membres de ce groupe, agréablement surpris par les analyses anticapitalistes du "social-démocrate de gauche", auraient posé des questions à ce sujet, les voila bien avertis : qu’ils ne s’avisent donc plus de lire ce qui est réellement écrit.
L’intéressant ici, c’est que notre penseur prétend nous donner au passage les premiers linéaments de sa propre analyse de la crise des subprime. Or, ceux-ci ne se distinguent précisément pas de tout ce que l’on a pu lire par ailleurs : il n’envisage pas, lui non plus, d’expliquer le lien qui va de la production et de la réalisation de la plus-value à la réalité concrète de la crise. Lui aussi nous ré- explique pour la énième fois, et fort mal en l’occurrence, comment ça se passe sur les marchés financiers, et qu’à partir de là, opèrent "la complexité, l’opacité et la pourriture des marchés financiers". Bref notre idéologue, tout en pourfendant "Gluckstein et Présumey" qui dénoncent la finance pour mieux protéger le capital et tapent sur Washington pour mieux défendre la bourgeoisie française, est quant à lui rigoureusement incapable d’expliquer la crise dite des "subprime" autrement que par un triste pensum qui se ramène en fait à l’affirmation selon laquelle la finance, c’est vraiment très vilain, très rapace, très opaque et très pourri. Avec en prime des révélations sur la création monétaire par les banques centrales qui auraient réellement le pouvoir de "tirer de leurs chapeaux" des liquidités, c’est-à-dire de l’argent ! Cette affirmation digne d’un Milton Friedman (mais cohérente chez lui) est faite par un soi-disant "marxiste" ! Souhaitons-lui, pour terminer avec lui par une touche de bienveillance, de lire réellement le Capital une bonne fois, car, comme disait Marx, "L’ignorance n’a jamais servi de rien à personne", et encore moins aux savants autoproclamés qui sont les plus durs à éduquer.
Ceci nous montre, en tous cas, que l’on peut se mouvoir complètement dans l’idéologie dominante tout en pourfendant celle-ci tous les matins en se levant, sans se rendre compte de rien.
Propositions antilibérales et capitalistes.
Nous constatons donc que la réduction de l’analyse de la crise du capitalisme à la description de la place importante occupée par la finance est un phénomène très répandu, quasi universel. C’est l’air du temps : le président de la V° République pourfend lui aussi régulièrement les "excès" des "marchés financiers", entre deux escapades au Fouquet’s. Les trois exemples que je viens de prendre concernent chacun à sa façon des auteurs ou des militants qui se veulent consciemment plutôt anticapitaliste qu’antilibéraux mais qui tombent eux aussi, au moins dans certains circonstances, dans cette réduction.
Quelques mots, maintenant, sur un auteur qui n’a pas ces scrupules car, très clairement, il défend "l’entreprise" contre cette "finance" qui la dépouille. Par son style, Frédéric Lordon est un vigoureux pamphlétaire pourfendeur de la "finance". ll n’hésite pas à proclamer qu’il faut manier la "guillotine" contre les revenus boursiers et préconise des mesures fiscales couperets pour en finir avec ce qu’il appelle ce "chancre".
Ce langage plaît à des lecteurs qui y voient une veine anticapitaliste, alors que nous sommes ici dans la grande tradition luthérienne des prèches amers contre l’usure, qui n’ont jamais diminué en rien la domination réelle de celle-ci !
Dans Le Monde Diplomatique de septembre, sous le titre Comment la finance prend le monde en otage, F. Lordon donne un bon exposé de la manière dont opère la titrisation et la formation de capital fictif, mis en relief par la crise présente. Pour en arriver à quelles propositions ?
"... fermer pour de bon le casino et mettre les roulettes au feu" ! Ah ça ira ça ira ... Mais comment donc ?
Hé bien voyez vous, en compartimentant en deux secteurs étanches l’un à l’autre les activités de crédit des banques centrales, pour "découpler la sphère réelle et la sphère financière". Le modèle invoqué par Lordon, c’est le Glass Steagle Act de Roosevelt (voir sa contribution sur le site du Monde Diplomatique : http://www.monde-diplomatique.fr/20...).
Roosevelt avait séparé les banques commerciales et les banques d’investissement et avait "formellement interdit" -mots qui émerveillent tout particulièrement Lordon- aux unes d’empiéter sur le terrain des autres. Pour sauver le capitalisme, Roosevelt avait pris ces mesures en 1933, et beaucoup plus tard c’est Reagan qui a achevé d’y mettre fin.
La montagne antilibérale a vraiment, ici, accouché dune souris : le mythe du compartimentage de la banque centrale comme précaution contre les débordements financiers existait déjà, bien avant Roosevelt, au XIX° siècle et avait inspiré le Bank Act britannique de 1844, qui prétendait séparer les activités d’émission monétaire et les activité de crédit proprement dites de la Banque d’Angleterre, et contre lequel se sont articulés une assez grande partie des travaux de Marx sur finances et banques centrales. Ironie de l’histoire, ce premier compartimentage, antérieur à celui de Roosevelt, était "de droite".
Le paradoxe n’est qu’apparent : sciemment ou inconsciemment, je ne sais, F. Lordon accuse aujourd’hui les banques centrales d’être trop libérales dans leurs émissions en cas de crise, là où, aux débuts de la "mondialisation", les économistes antilibéraux (en ce temps là on disait "régulationnistes" et encore, parfois, "marxistes") leurs reprochaient d’être trop restrictives (c’était au temps des taux d’intérêts très élevés des premières années Reagan). Par la suite, de la même façon, c’est la BCE de Francfort qui fut accusée de faire des restrictions à l’émission, au nom de son dogme de la "lutte contre l’inflation".
Reproches fondés, mais partiels, puisque depuis, pour le service des mêmes intérêts -ceux du capital financier, c’est-à-dire du capital tout court- les mêmes gouvernants et institutions, une fois réduite l’inflation liée aux salaires, sont devenus beaucoup plus accommodants. De sorte qu’aux débuts de la "mondialisation", c’étaient ses partisans, comme Milton Friedman, qui prônaient à la fois l’indépendance des banques centrales et l’inscription dans leurs statuts et leurs missions de la réduction de la masse monétaire et de la maîtrise des taux de change. Or, avec les propositions de l’école d’Aglietta sur le réaménagement des relations monétaires internationales, ou avec celles de F.Lordon, qui passe pour beaucoup plus "radical", sur un nouveau compartimentage "anti-financier" des banques centrales, on voit réapparaître, mais cette fois-ci du côté régulationniste, "progressiste" et "antilibéral", des propositions se voulant autoritaires qui voient dans les banques centrales les clef de voûte de tout le système et s’imaginent qu’en dernier ressort tout dépend d’elles. Le Bank Act de 1844 était un Currency Board, terme qui a désigné depuis les actes publics d’administration financière destinés à limiter l’émission monétaire et à préserver des cours monétaires élevés. A quand les Currency board "antilibéraux" présentés comme visant à domestiquer la méchante finance en limitant les émissions dispendieuses de liquidités ? Avec les dernières propositions de F. Lordon, nous n’en sommes pas loin.
Mais contre qui de telles mesures se tourneront-elles en fait, dans le cadre du capitalisme auquel elles se réfèrent et sur lequel elles reposent expressément ? Facile à deviner : encore une fois contre les mêmes !
Application.
Sans insister plus ici sur la logique théorique et économique des propositions d’Aglietta ou de Lordon, doit-on en déduire que les revendications moins compliquées, plus "populaires" dans leur formulation telles que les résument par exemple les militants d’ATTAC ne sont que bouillie ne remettant pas en cause le capitalisme ?
Jean-Jacques Chavigné les résume ainsi dans Démocratie et Socialisme :
Les gesticulations de Sarkozy ne cacheront pas longtemps l’évidence : il est grand temps de fermer le casino. Les marchés financiers doivent être contrôlés, encadrés démocratiquement. Cela signifie la suppression des paradis fiscaux, la possibilité pour les Etats d’imposer un contrôle des changes et des mouvements de capitaux, l’instauration d’une taxe (du type de la taxe Tobin) qui entrave la libre circulation des capitaux spéculatifs, une réorganisation du système bancaire qui sépare strictement banques commerciales et banques d’investissements.
On notera le reproche initial adressé à Sarkozy : c’est que la dénonciation de la "finance" fait aussi partie, à l’occasion, de son langage, comme elle fait partie du langage de tous les défenseurs du capitalisme ! La formule qui suit -fermer le casino- sonne très "radical", comme du Lordon. Les propositions qui s’ensuivent font forcément partie de tout programme voulant atténuer les effets du capitalisme tout en le maintenant en place. La dernière d’entre elles est une adaptation de l’idée de F. Lordon sur la réorganisation des banques centrales. Mais tout cela est-il possible, en dehors d’une économie de guerre que l’ami Chavigné est certainement un des derniers à appeler de ses voeux ?
Il ne faudrait surtout pas s’imaginer que les militants, les économistes, les syndicalistes, qui défendent de telles propositions, sont à tous coups de fieffés agents du capital. La discussion est nécessaire. Il serait parfaitement respectable de penser qu’aprés les expériences du XX° siècle, massacres de masse du stalinisme et gestion loyale du capitalisme jusque dans la mise en oeuvre de ses contre-réformes néo-libérales par la social-démocratie, dans un contexte de défensive face à ce "libéralisme", il faut, tout en sachant qu’en dernière analyse le problème est bien l’alternative entre capitalisme barbare et socialisme, avancer des réformes de structure, au niveau national, européen et international, par le biais desquelles le capitalisme serait à nouveau mis en cause s’il apparaît, de façon évidente et démocratique, et comme il est probable, qu’il est impossible de faire autrement. Un pouvoir politique qui tenterait réellement de supprimer les paradis fiscaux, de taxer la circulation des capitaux "spéculatifs" (comment les distinguer des autres, au fait ? ), de réorganiser le système bancaire, serait, aujourd’hui, un pouvoir qui ne pourrait qu’avoir été porté au pouvoir et serait appuyé par de puissants mouvements sociaux, anticapitalistes dans leur contenu. Un "vrai gouvernement de gauche", en somme. L’on pourrait alors penser qu’il ne pourrait pas s’en tenir aux mesures dont il est question car, s’il le faisait, il se ferait rapidement circonvenir par la fuite des capitaux et les attaques contre sa monnaie. Ou alors, sil affirmait vraiment vouloir s’y tenir, c’est lui qui serait rapidement conduit à ne pas tenir ses promesses, même celles-ci, et à se retourner contre ceux-là même qui l’auraient porté au pouvoir.
On peut donc, à la rigueur, plutôt que de s’imaginer réellement qu’il soit possible de conduire une telle politique "et puis c’est tout", comme dirait l’autre, l’envisager comme un ensemble de mesures "transitoires" se dépassant elles-mêmes à moins de s’annuler et visant à aller plus loin. Mais, première remarque, dans ce cas là pourquoi ne pas l’expliquer tout de suite ?
L’essentiel est que, malheureusement ou heureusement, la réalité n’est pas que les luttes sociales présentes ne mettent pas en cause le capitalisme. Il est plus destructeur que jamais, et les revendications les plus élémentaires le mettent en cause. Il n’est donc pas nécessaire d’imaginer des propositions d’une grande complexité. Du travail, un toit, un bon salaire, pour tous, dans un monde sans guerre ni destruction, c’est peut-être moins audacieux, mais c’est anticapitaliste et ça conduit au delà de ce que cela paraît défendre -vers l’émancipation humaine et l’abolition du salariat.
Quoi qu’il en soit, il est tout de même difficile d’imaginer des manifestations de masse pour réclamer la séparation des banques commerciales et des banques d’investissements. Des "forums sociaux", avec le public spécifique de ce type de manifestations, sans doute, mais pas de vraies mobilisations de masse. Celles-ci reposent sur des revendications beaucoup plus simples : hausse des salaires, droit à la retraite à 60 ans et à partir de 37,5 annuités pour tous et à taux plein, défense des services publics, baisse et blocage des loyers, sans doute aussi de plus en plus arrêter la destruction de la planète, mais au total des choses bien plus "basiques" que la taxation des revenus financiers ! Et ces choses "basiques" ont directement la vertu "transitoire" que, très laborieusement et intellectuellement, on peut avec de la bonne volonté prêter au programme antilibéral d’un capitalisme encadré et définanciarisé : elles mettent en cause la logique même du capitalisme et posent la question de quel gouvernement, quel pouvoir, quel Etat, peut prendre les mesures d’urgences allant vers la satisfaction des revendications du plus grand nombre.
Dans l’immédiat, en France, au lieu de reprocher sa supposée inconséquence à Sarkozy et d’expliquer qu’il faut deux sortes de banques, ne serait-il pas un tantinet plus efficace et plus populaire, pour mettre en cause la politique libérale réelle de Sarkozy dans ses fondements, de défendre contre tous les abandons la revendication du droit à la retraite avec 37,5 annuités pour tous ?
Cela aurait l’avantage d’être nettement moins utopique que la taxe Tobin tout en étant réellement anticapitaliste, et donc "antilibéral" aussi par la même occasion.
L’unité du capital.
Le capital consiste dans le salariat, rapport social qui fait de la force de travail une marchandise, un rapport social qui est rien moins que naturel et qui a dû être imposé historiquement, avec une extrême violence en moyens matériels de coercition, autant qu’avec une extrême débauche en moyens idéologiques, et qui serait donc inconcevable sans les Etats. C’est cette transformation artificielle de la force de travail humaine en marchandise qui, en même temps, généralise le phénomène du "marché" et fait du capitalisme une économie de marché, la seule au demeurant : pas de marché généralisé sans achat et vente de la force de travail, sans capitalisme, parce que dans le mode de production ainsi constitué, la production dans son ensemble devient production pour le marché. Dans ce rapport social, chaque capitaliste individuel ne récupère pas la plus-value qu’il a fait produire à "ses" ouvriers, mais une part de la plus-value produite par l’ensemble de la classe ouvrière, plus-value dont la circulation et la reproduction est assurée, avec celle de toute la valeur et de tout le capital antérieurement produits, par l’ensemble des salariés. Cette part est grosso modo proportionnelle non à la force de travail réellement mise en oeuvre sous l’égide de ce capitaliste, mais au volume du capital dont il est le représentant, part aliquote du capital social total (ceci se produisant à l’échelle nationale et, de manière synchronisée mais différenciée, hiérarchisée, entre les marchés nationaux dans le cadre du marché mondial). Chaque capitaliste reçoit donc un profit moyen, cette répartition s’opérant par les mécanismes de formation des prix, mais avec le recours absolument indispensable au crédit, et sous la pression de l’Etat. Notons que nous avons là, avec la formation du taux de profit général ou "moyen", l’essence de toute "régulation" dans le mode de production capitaliste, qui ne saurait s’en passer.
En tant que tel, de manière un peu théorique, chaque capital particulier peut donc être envisagé à la fois, soit comme un titre donnant un droit à tirage, via le marché, sur la plus-value sociale totale, soit comme le moyen d’achat des biens de production et des forces de travail dont la mise en mouvement sous son commandement constitue, précisément, la production. Le capitaliste, agent de son capital quelle que soit par ailleurs sa personnalité (qu’il soit "rapace", esthète, philanthrope, etc.) est donc dans son essence synthèse de rentier et de capitaine d’industrie.
Mais de plus tout capital pour fonctionner comme capital a recours à l’emprunt, à partir d’un niveau d’accumulation qui est aujourd’hui trés rapidement atteint, ou, de plus en plus souvent, dés avant la naissance d’une entreprise pour pouvoir effectuer la première mise de fond que constitue l’investissement capitaliste. Il paye pour cela un intérêt. Ceci concrétise la dualité interne entre le capital comme fonction de production et le capital comme pure propriété, entre le côté "capitaine d’industrie" et le côté "rentier" du capitaliste individuel ; l’intérêt payé dans ces conditions apparaît bel et bien pour ce qu’il est : comme le droit d’accés qu’il faut payer pour être un capital, c’est-à-dire pour accéder au partage de la plus-value dans la classe capitaliste, conformément au taux général de profit, et donc faire partie de cette classe.
Considéré comme propriété pure (des moyens de production, donnant un droit de tirage sur le fruit de l’exploitation du travail) le capital s’épanouit donc comme capital de prêt, et comme capital fictif. "Fictif" a deux sens possibles, qui signifient tous deux non pas qu’il s’agit d’imagination pure, mais que des valeurs monétaires fonctionnent comme des capitaux alors qu’elles ne sont pas, à l’origine, des capitaux, ce qui revient à les considérer comme des traites sur la production future, des anticipations qu’une crise peut bien entendu éliminer. Dans un premier sens, "capital fictif" peut s’entendre du "dédoublement" d’un capital réel (cas des actions), le titre représentant celui-ci mais ayant ses variations de prix propres dans le cadre des marchés financiers (dont les Bourses sont le prototype mais non la seule forme). Dans un second sens il s’agit de la "capitalisation" de valeurs qui, à l’origine, ne sont pas du capital, mais qui vont circuler sur les marchés financiers et être utilisées comme du capital par leurs gestionnaires. Ceux-ci ne sont pas les propriétaires juridiques de la majorité des titres qu’ils gèrent, actions ou produits capitalisés, mais comme ils sont déjà les détenteurs de capitaux suffisamment centralisés, ils ont le pouvoir social de contrôler les mouvements des capitaux d’autrui ou des petites valeurs économisées qui, individuellement, ne pourraient pas fonctionner comme du capital. Prix fonciers formés par la capitalisation des loyers, titres de la dette publique et bonds du Trésor, reconnaissance de dettes, cotisations de retraites dans les fonds de pension ... s’ajoutent donc aux actions sur les marchés financiers.
Les taux d’intérêts, qui se sont d’abord présentés ici comme le droit d’accès au profit moyen, jouent encore un rôle déterminant comme taux plancher des dividendes procurés par les actions, et comme criterium dans la capitalisation (une obligation, un bond du Trésor ou un bien foncier ont un prix, qui est déterminé en moyenne comme si les revenus, rentes et loyers, qu’ils rapportent, étaient l’intérêt d’un capital bien que celui-ci n’existe pas ; la valeur des obligations et des terrains aura donc tendance à fluctuer d’une manière inverse de celle des taux d’intérêt).
Pour résumer : le capital est en tant que tel synthèse de propriété pure et de pouvoir social actif de mise en oeuvre des agents de la production. Cette dualité inhérente au capital comme capital se manifeste concrètement dans le crédit qui fait exister un capital "productif" payant l’intérêt comme droit d’accés au profit moyen, et un capital monétaire de prêt. Elle se déploie dans la finance, excroissance certes, mais excroissance nécessaire, inhérente au capital productif en tant que tel, sans laquelle celui-ci ne pourrait d’ailleurs pas fonctionner.
Le taux d’intérêt plancher ou "loyer de l’argent" (historiquement le prime rate de la Banque d’Angleterre), celui de la réescompte des traites ou des prêts à court terme en cas d’action comme prêteur en dernier ressort (ainsi depuis cet été dans les interventions des banques centrales qualifiée d’injections de liquidité, formule juste mais qui peut faire croire à une création de valeur à partir de rien, ce qui est évidemment fantaisiste) a donc une importance déterminante comme niveau plancher des profits "acceptables" quelle qu’en soit la nature. C’est le niveau plancher de la ponction obligatoire sur les investissements productifs sans laquelle ceux-ci seraient impossibles, et c’est la base mathématique de la capitalisation des titres obligataires et des prix fonciers.
Tout cela met en relief le rôle de l’Etat capitaliste dans ces processus, puisqu’il détermine via les banques centrales ces taux planchers. Même dans le cas de la BCE "indépendante" la décision reste politique. L’abandon de l’étalon or en 1971-1973 (même si le rôle de l’or comme réserve de valeur n’a en réalité pas cessé) à la veille de la grande "financiarisation" de l’économie dans les années 1980, n’a pas atténué mais a au contraire renforcé ce rôle des banques centrales, et la revendication néo-libérale d’un Milton Friedman d’une création monétaire entièrement privatisée, sans banque centrale, est demeurée plus utopique encore qu’elle ne l’était avant le triomphe du dit "néolibéralisme".
Cet exposé très rapide vise à montrer l’unité organique entre capital en général et capital financier. S’il est exact que le capital financier, c’est-à-dire toutes les formes de capital qui prennent leur essor à partir de la fonction de capital de prêt, est "autonome", "parasitaire", qu’il forme une "excroissance" et une "bulle", c’est, dialectiquement, parce que et seulement parce qu’il est un développement nécessaire du capital en tant que capital productif. Sa relative indépendance dépend donc de manière absolue du capital productif, il n’est pas "une excroissance, il est son excroissance, le développement nécessaire et indispensable du capital productif.
Il est la branche d’une racine qui ne vit pas sans lui, et l’on ne coupera jamais la branche en préservant la racine : soit on maintient en place l’arbre tout entier, soit on le déracine.
La contradiction entre capital productif et capital financier est donc bien réelle, mais elle découle de la nature du capital dans son unité et ne met pas fin à cette unité, au contraire elle est en fait le mode d’existence de cette unité. Chez Marx, elle correspond au rapport contradictoire entre capital et travail et entre valeur d’échange et valeur d’usage, correspondance dont l’examen nous entraînerait trop loin ici, mais elle ne met pas du tout le capital financier, dans son antagonisme avec le capital productif, sur le même plan que par exemple le capital face au travail. Concrètement, un patron étouffé par les financiers n’est pas l’allié de "ses" travailleurs, au contraire il essaie de se rattraper sur eux. La lutte des classes oppose prolétaires et capitalistes, pas "producteurs" et "financiers". Plus encore, cette "excroissance" qu’est la finance, c’est au fond l’essence même du capital : en effet le mouvement d’ensemble du capital, ce à quoi tout capitaliste aspire, correspond au mouvement propre du capital monétaire de prêt, qui le résume parfaitement : c’est faire de l’argent avec de l’argent, la formule A-A’ (un investissement initial A engendre un retour A’ augmenté du profit). Dans la rédaction du Capital par Marx, cette formule l’a conduit à exprimer l’idée du fétichisme de l’argent et de la marchandise, durant la rédaction du livre III, qui a précédé et probablement inspiré celle du célèbre passage du livre I sur Le fétichisme de la marchandise et son secret : ceci dit bien à quel point pour Marx l’étude du capital financier l’a aidé à dégager la nature du capital en général, du capital productif.
De graves processus opèrent actuellement à l’échelle mondiale.
La crise financière ayant eu pour cause immédiate l’affaire des subprime, est l’un d’eux. Si le capital financier est organiquement au coeur du capital en tant que tel, cela ne veut pas dire que sa place n’a pas varié dans l’histoire. Depuis trois décennies elle est croissante, et ce processus a un caractère destructeur marqué. A l’intérieur de ce processus, le caractère non seulement financier, mais purement rentier, au sens précis de prélèvement opéré en dehors de toute production, ponction, tribut, pillage sur les populations, va en s’aggravant. Plus précisément, la place du foncier et de l’immobilier dans les mécanismes à l’oeuvre aux Etats-Unis et dans le monde entier demanderait une analyse poussée (cf. mon article du 10 août dernier).
Elle n’est cependant que la part superficielle d’un processus plus vaste, qui comporte aussi la montée des prix des matières premières énergétiques et agricoles, avec la perspective d’une pénurie alimentaire à l’échelle de continents entiers, la marche vers une crise majeure de surproduction, et les risques de guerre entretenus par la crise du rôle mondial des Etats-Unis, et l’impossibilité de résoudre cette crise, comme le souhaiterait Aglietta et son école, par une transition douce et un "découplage" entre le système capitaliste mondial et son coeur nord-américain. Le tout sur fond d’une crise sans précédent des moyens de la reproduction naturelle et humaine, produite par la reproduction élargie du capital qui se fait désormais au détriment de la biosphère dans son ensemble.
Il s’agit bien d’un processus d’ensemble, dont la dimension financière n’est, au fond,que l’épiphénomène de surface, un ludion bien visible et fort intéressant, mais qui ne doit pas cacher l’ensemble. Et l’ensemble, c’est le mode de production qui concerne aujourd’hui toute l’humanité. Sa régulation n’est pas la solution, parce que le problème, c’est lui.
Vincent Présumey