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ICO et l’IS - Retour sur les relations entre Informations correspondance ouvrières et l’Internationale situationniste

mercredi 31 octobre 2007

Avant-propos

« On peut écrire une histoire de la lutte de classe où les rivalités internes et les luttes de personnes ainsi que les luttes de groupes qui se déroulent en marge du combat réel entre les classes sont laissées de côté. Ce faisant, on ne dit sans doute pas tout, mais on a dit l’important. Réciproquement, si on a une idée plus romanesque des choses, on peut écrire une histoire très colorée qui ne dépasse pas la description des images que les phénomènes ont laissé dans l’esprit des acteurs de l’histoire. Dans son attachement aux luttes étroite de personnes, cette histoire néglige les facteurs sociaux beaucoup plus larges... »

Paul Mattick, Dictature des intellectuels

(1 - Les notes sont dans ICO et l’IS - Retour sur les relations entre Informations correspondance ouvrières et l’Internationale situationniste (2 : notes).)

Dans la relation des rapports entre l’Internationale situationniste (IS) et Informations Correspondance Ouvrières (ICO), il est difficile d’échapper aux reproches qu’implique l’observation juste de Mattick, citée en exergue, sur les « luttes étroites de personnes ». Pour autant que des principes étaient impliqués, leur affirmation passait inévitablement par des pratiques et de telles pratiques étaient inévitablement portées par des personnes. Dans le récit qui va suivre, nous essaierons pourtant, dans la mesure du possible, d’éviter de sombrer dans une description « très romanesque », et de nous attacher aux principes. Quant au lien de tout ceci avec combat réel entre les classes, il pourra paraître bien ténu. D’une part, si chacun de son côté ces groupes tentaient de se relier à une certaine réalité sociale, ils opéraient dans des cercles très réduits et, notamment en ce qui concernait ICO, connaissaient une diffusion publique et une influence très limitées.

Les événements dont il est question ici se déroulèrent dans le microcosme de ce que l’on appelle communément et fort pratiquement le « milieu d’avant-garde » ou plus pompeusement l’« ultra gauche ».

ICO a disparu depuis près de trente ans. Les matériaux concernant ce groupe et cette publication sont rares, dispersés au gré des vicissitudes de la vie, ou enfouis dans des archives personnelles. Ceux d’ICO ne travaillaient pas pour l’Histoire. Qu’il soit dit dès maintenant que nous ne nous souciions pas de conserver des traces d’on ne sait quelle mission historique. Avant Mai-68, pour la majorité des participants, la lutte était quotidienne, même si elle était sous-tendue par l’idée de construire un autre monde et qu’il importait d’en parler, ce qui arrivait bien sûr. Mais cela restait implicite : ils n’en faisaient ni un credo, ni un but à atteindre à tout prix. Les acteurs d’alors ont, ou disparu, ou pas mal vieilli ; ceux qui ont participé à ce groupe après Mai-68, jusqu’à sa dislocation au milieu des années 1970, ont mal ou bien peu connu ces péripéties ; pour tous les autres ce sera choses nouvelles. Tous pourront critiquer - et nous l’espérons. L’existence d’ICO a correspondu à une période historique du combat social et, sans arrière-plan économique et social, bien des débats pourront paraître incompréhensibles. On pourrait penser aussi que les problèmes qui y furent soulevés ne présentent plus guère d’intérêt. Mais, s’ils peuvent prendre d’autres formes, d’autres formulations, ils restent aujourd’hui fondamentalement identiques car ils furent et restent l’expression des luttes et des réflexions dans un monde capitaliste et ses méthodes de domination.

La question centrale dans le débat entre l’IS et ICO est celle des relations entre des travailleurs de base avec un groupe dont la composition et les débats sont hors du champ desdits travailleurs. Cela reste encore une question essentielle aujourd’hui pour le « milieu révolutionnaire ». Fondamentale même, alors que les structures du capital et les méthodes d’exploitation du travail ont évolué. A vrai dire, il n’y eut pas réellement entre ICO et l’IS de débats, mais une communication très imparfaite qui se fit d’ailleurs, essentiellement, par le canal des épigones de l’IS. Ces « relations » d’ICO avec l’IS ne furent qu’un épisode du problème plus global de la relation entre intellectuels - c’est-à-dire des gens travaillant hors du champ de la production, en clair : profs de fac, éudiants, artistes... - et travailleurs (terme préféré à celui d’ouvriers parce qu’englobant aussi les employés). Précisément, l’histoire d’ICO pourrait montrer que ce type de problèmes a pu surgir à différents moments dans les quinze années de son existence - puisque dès ses débuts, alors qu’ils’appelait encore ILO, le groupe fut curieusement séparé en deux entités, l’une réunissant les « intellectuels » autour de Claude Lefort, l’autre les salariés dans le groupe interentreprises, seuls deux personnes, moi-même (Henri Simon) et Guy Gély, faisant la passerelle - , comme une chose insoluble et insurmontable. Cette histoire reste à écrire.

Bien sûr, chacun de ceux qui liront ces récits ou ces analyses, les survivants d’ICO ou de l’IS tout comme les plus jeunes qui n’ont connaissance de cette période, souvent très partiellement, que par des écrits, n’auront pas à les prendre comme des « vérités » assénées. Chacun pourra demander des explications complémentaires ; chacun pourra tirer des faits qui sont ainsi relatés, de façon souvent incomplète car reposant en partie sur des mémoires faillibles et lointaines, une interprétation et une analyse à sa convenance qui ne coïncidera pas forcément avec la nôtre.

LES BASES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

DU DÉVELOPPEMENT IDéOLOGIQUE

La période qui s’étend de 1958 à 1968 n’est pas souvent considérée en elle-même. Elle peut être vue
- d’un point de vue économique, comme partie intégrante de ce que la classe dominante en France a appelé les « trente glorieuses », avant tout parce qu’elles furent bénéfiques pour l’accumulation du capital ;
-  d’un point de vue politique, dans la suite des conséquences de la mort de Staline, notamment les insurrections d’Allemagne de l’Est et de Hongrie et les événements de Pologne (2). Au début de cette période, la fin de la guerre d’Algérie, à sa fin la montée de l’intervention américaine au Vietnam, le tout sur fond, en France, de guerre froide ; d’anticolonialisme et d’anti-américanisme ;
- du point de vue des travailleurs et de la lutte de classe, une situation définie par la mutation importante notamment du prolétariat agricole en prolétariat industriel, l’expansion du fordisme, le développement du secteur des services, la quasi-disparition du chômage et l’accession pour beaucoup à des conditions matérielles de vie meilleures (expansion du logement et de l’automobile). Dans tous les secteurs économiques, l’apparition de l’automation et les prémisses d’une transformation profonde des conditions d’exploitation du travail. Cette période va être déterminante pour les orientations politiques des militants dans des organisations variées (groupuscules ultra gauche, syndicats ouvriers, syndicats étudiants et partis politiques, notamment le Parti communiste et les marges de la gauche social-démocrate [FGDS, PSU... (3) qui finiront en 1971 par rejoindre la SFIO pour se fondre dans le Parti socialiste), qu’on peut répartir en trois groupes :

- un premier groupe agglomérait en réalité tous ceux qui avaient connu l’avant-guerre, la deuxième guerre mondiale (parfois même la première, tout au moins dans ses séquelles familiales et commémoratives) et l’immédiat après-guerre ;
- un deuxième groupe, beaucoup plus réduit, comptait ceux qui avaient fait leurs classes politiques à des degrés divers dans la lutte contre la guerre d’Algérie (parfois, n’osant pas franchir le pas de la désertion, contraints d’y participer, se mobilisant, notamment dans le milieu étudiant, lors de la révocation des sursis, dans des actions et engagements divers contre la guerre jusqu’au soutien à l’insurrection)  ;
- un troisième groupe, n’ayant pas eu à faire les choix dramatiques que posent en pratique les guerres, arrivera par divers biais sur le terrain politique en ayant grandi, sans trop de difficultés, dans l’apogée de ce que l’on appelait déjà la société de consommation et pour laquelle certains idéologues vantaient déjà (ou déploraient) l’intégration dans la société capitaliste moderne (4).

On pourrait voir dans les conflits que nous allons évoquer des conflits entre ces groupes qui avaient vécu des expériences différentes. Mais au-delà et plus que les événements extérieurs, l’évolution des formes de production et de consommation entraînait une transformation des conditions de la domination capitaliste : à un renforcement des contrôles dans l’encadrement et à une intensification dans l’exploitation du travail correspondait une forme d’aliénation particulière dans la consommation. Les vicissitudes de la domination capitaliste d’Etat de l’URSS signifiaient l’échec de plus en plus évident du projet de transformation sociale lié à l’idée social-démocrate qu’il suffisait d’un pouvoir politique contrôlant les moyens de production sous l’égide d’un parti. Les insurrections prolétariennes dans les pays dominés par cette idéologie montraient que les travailleurs étaient tout autant exploités et réprimés que dans les sociétés capitalistes. Les milieux prolétariens abandonnaient peu à peu cette idéologie, les organisations qui continuaient à s’y accrocher et le projet révolutionnaire qu’elle soutenait. Dans les milieux intellectuels et/ou de la marginalité militante du prolétariat, le questionnement ne pouvait manquer de donner corps à d’autres analyses de la société moderne et des formes d’aliénation qu’elle sécrétait.

Les divergences entre ICO et l’IS peuvent être vues dans des approches totalement différentes de cette recherche d’un monde nouveau sans aliénation, comment il s’organiserait et comment il surgirait. Pour l’IS cela impliquait un bouleversement radical des structures économiques et sociales, mais il devait se produire dès maintenant dans la « critique de la vie quotidienne » et une pratique globale conforme à cette critique ; l’approche était d’abord idéologique. Pour ICO, au contraire cette approche était avant tout pratique, le prolongement de l’expérience quotidienne du travail car l’aliénation était d’abord celle de l’exploitation du travail dont la fin emporterait la fin de toutes les formes diverses d’aliénation. C’est en ce sens qu’ICO considérait toutes les luttes à portée révolutionnaire qui avaient été écrasées non seulement par la répression capitaliste mais par ceux-là même qui se clamaient porteurs d’un projet communiste. Ces divergences seront toujours sous-jacentes dans ces rapports entre ICO et l’IS.

QU’ÉTAIT L’IS EN 1966 ?

L’Internationale situationniste est née en 1957 de la fusion de trois mouvements d’« avant-garde » : l’Internationale lettriste, plutôt littéraire, le Comité psychogéographique de Londres et le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste (critique de l’architecture et de l’urbanisme). Tous prétendaient reprendre le flambeau du surréalisme primitif, dont ils critiquaient l’évolution, jugeant qu’il était devenu réactionnaire, intégré dans la culture marchande. Partant d’une attaque résolue contre la culture, l’IS évolue vers une analyse globale de la société moderne en reprenant l’essentiel de la critique marxiste sur la réification et la fétichisation de la marchandise. Rejoignant les concepts développés par le philosophe universitaire Henri Lefebvre sur la séparation et les contradictions dans le monde moderne, l’IS formule alors une critique de la vie quotidienne.

Tout dans le monde moderne ne serait que survie correspondant à une économie de consommation. Tout ce qu’on y vit est une représentation, ne passe plus qu’à travers un échange marchand : le « spectacle » est un rapport social où les relations entre hommes sont médiatisées non plus seulement par les marchandises mais par leurs images. Aux transformations du capitalisme moderne correspondent la déchéance et la décomposition de la vie quotidienne.

La critique de la vie quotidienne ne doit pas rester une position théorique. Elle doit conduire à une pratique révolutionnaire. L’existence de la séparation entraîne une contradiction entre les formes de la vie et son contenu, contradiction dont surgit la conscience de cette séparation.

Pour les situationnistes pourtant, l’élément porteur de cette conscience est le prolétariat défini comme « l’immense majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur l’emploi de leur vie » (La Société du spectacle, § 114) : seul le prolétaire est capable de rendre compte de sa propre aliénation. Cette subjectivité, le développement de la conscience de l’aliénation, de la volonté de changer la vie est une précondition de la victoire de la révolution communiste. Celle-ci naîtra de la rencontre entre la subjectivité radicale et la possibilité objective d’une transformation du monde. L’IS se veut alors un groupe d’élaboration théorique et pas une organisation révolutionnaire.

Dans un texte diffusé en 1957, Rapport sur la construction des situations, l’Internationale situationniste définissait ainsi parmi ses « tâches immédiates » ses rapports avec ce qu’elle appelait les « partis ouvriers » : « Nous devons soutenir, auprès des partis ouvriers ou des tendances extrémistes existant dans ces partis, la nécessité d’envisager une action idéologique conséquente pour combattre sur le plan passionnel, l’influence des méthodes de propagande du capitalisme évolué : opposer concrètement en toute occasion aux reflets du mode de vie capitaliste d’autres modes de vie désirables. »

Il est possible que cette « ligne de conduite » puisse expliquer l’approche menée par les situationnistes de différents groupes. Nous pouvons supposer qu’ils les voyaient comme des « groupes ouvriers » où ils décelaient des « tendances extrémistes » qui pouvaient bénéficier de leur soutien. Peut-on classer ainsi le bref passage de Debord à Socialisme ou Barbarie de l’automne 1960 à l’été 1961 (5) (sa démission entraîna le départ dudit groupe de quelques jeunes qui se virent pourtant refuser l’admission à l’IS) ? Peut-on classer ainsi l’intervention en avril 1967, au congrès de Bordeaux de la Fédération anarchiste, d’éléments prosituationnistes, membres de trois groupes qui scissionnèrent de la FA pour former une Internationale anarchiste ? Peut-on classer également ainsi leur approche d’ICO, approche qui fait l’objet de cette brochure ?

C’est en 1961 que les situationnistes précisent leurs positions quant aux formes que pourrait prendre la « rencontre » entre la critique consciente radicale de la vie quotidienne et les « conditions objectives » (on peut remarquer que cela coïncide avec le passage de Debord dans le groupe Socialisme ou Barbarie). Ces développements, qui précisent le texte de 1957, marquent pourtant une certaine rupture avec ce texte qui ne fixait que des « tâches de soutien » aux « tendances extrémistes des partis ouvriers ». D’un côté, Debord, dans le n° 8 de la revue (août 1961, p. 20 et suiv.) précise sous le titre « Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne » que « la critique et la recréation de la totalité de la vie quotidienne, avant d’être faites naturellement par tous les hommes, doivent être entreprises dans les conditions de l’oppression présente, et pour ruiner ces conditions ». C’est poser nettement la nécessité d’une intervention dans la société actuelle des éléments les plus « conscients » puisque ce n’est que dans une société communiste que cette critique pourra « être faite naturellement par tous les hommes ».

Suit alors une certaine critique de ce qu’a été jusqu’alors l’Internationale situationniste : « Ce n’est pas un mouvement culturel d’avant-garde, même ayant des sympathies révolutionnaires, qui peut accomplir cela. » Quelle peut être la forme de cette intervention ? Debord précise : « Ce n’est pas non plus un parti révolutionnaire sur le modèle traditionnel... Ce va être la tâche d’une organisation révolutionnaire, d’un type nouveau, dès sa formation. » Le texte ne contient aucune autre précision, pas plus, notons-le dès maintenant, qu’une référence quelconque aux conseils ouvriers.

Ce thème des conseils ouvriers n’apparaît dans la revue que bien plus tard, dans le n° 10 (mars 1966, p. 27), dans le texte « Contribution au programme des conseils ouvriers en Espagne ». Il y est précisé d’une part le « rôle de l’organisation révolutionnaire », chargée de « montrer aux travailleurs ce qu’ils peuvent faire », d’autre part en quoi consistera le « programme des conseils ouvriers » qui doit s’affirmer dans le monde actuel. Les situationnistes ne se posent pas comme l’organisation révolutionnaire dont ils appellent la formation et définissent le programme et les modes d’action. Mais ils se posent et vont se poser de plus en plus en censeurs des groupes existants qui, dans leur esprit, pourraient prétendre ou prétendent être une telle organisation révolutionnaire. C’est cette question qui sera au centre des relations entre l’IS et ICO.

QU’ÉTAIT ICO EN 1966 ?

Informations Correspondance Ouvrières (ICO) est apparu sous ce nom, comme groupe et comme publication, en juin 1960. Mais son origine remonte à septembre 1958, suite à une scission du groupe Socialisme ou Barbarie, dans les remous provoqués par le semi-coup d’Etat gaulliste, quant à la question de l’activité et de l’organisation d’un groupe. Il serait trop long, et hors du propos précis de ce texte, de retracer dans le détail cette genèse. Disons seulement que le titre ICO marquait la séparation entre un groupe de travailleurs (Regroupement Interentreprise qui devenait ICO) et le noyau sorti de Socialisme ou Barbarie sous le titre Informations Liaisons Ouvrières (ILO) formé principalement d’intellectuels et d’étudiants et qui disparaîtra en 1962.

Chaque numéro du bulletin mensuel ICO comportait une dernière page résumant sous le titre « Ce que nous sommes, ce que nous voulons » (voir en annexe I, p. 73) une base minimale, acceptée par tous les participants aux réunions mensuelles. Un encadré précisait que ledit texte n’était ni « un programme ou une plate-forme d’action » et qu’il pouvait être « remis en question à tout moment », constituant le point actuel « d’une discussion permanente ». De fait, durant les quelque quinze années de l’existence d’ICO, ce texte subit des modifications mineures qui ne changèrent rien quant à la nature et aux buts du groupe.

Les premiers paragraphes de ce texte insistent sur le point que les positions qui y sont exprimées sont tirées pour chacun des expériences qu’ils ont vécues dans leur vie de travailleur : c’est de cette expérience que découle leur rejet des syndicats et l’affirmation que la lutte pour leur émancipation ne peut venir que de leur propre action. Leur participation à ICO est en quelque sorte le relais de cette lutte et ce qui s’y échange permet non seulement une information mutuelle sur la véritable nature des relations de travail dans des milieux différents mais constitue une aide dans l’activité que chacun peut développer lors des luttes quotidiennes dans son entreprise.

Après avoir affirmé cette primauté de l’expérience dont l’analyse permettait d’aborder des considérations théoriques, le texte précisait une autre des principales positions d’ICO : l’intervention dans les luttes était le fait de chaque participant qui agissait alors en tant que travailleur et non comme membre d’une organisation. ICO refusait de se poser en groupe révolutionnaire, tentant de propager des schémas soit de lutte, soit d’une société future, considérant qu’il appartenait aux travailleurs eux-mêmes engagés dans le processus d’exploitation du travail de décider des conditions, des formes et des perspectives de la lutte. Il était évident que, ce faisant, ICO ne se comportait en aucune façon comme une organisation, parti ou syndicat ou tout autre groupe idéologique. Ce fut un des points sur lesquels portèrent les premières critiques de l’IS constatant « l’inexistence d’ICO ».

Cet échange d’expériences de luttes, quel que soit leur niveau, était élargi à l’ensemble des luttes tant en France qu’à l’étranger, celles du passé comme celles du présent. Cela impliquait une recherche d’informations et de discussions, soit dans des publications françaises ou étrangères, soit par ces contacts directs avec des travailleurs en lutte et/ou des groupes ou individualités proches d’ICO dans le monde entier. Cela offrait l’opportunité de discussions notamment à l’intérieur d’ICO. Le bulletin reflétait cette diversité d’informations et de discussions.

Mais cela ne s’arrêtait pas à ce niveau. Bien qu’ICO n’affichât aucune théorie ni aucun programme et par suite s’interdisant toute propagande de groupe, il était bien évident, comme le relevèrent plus tard les situationnistes, qu’il existait une théorie à ICO, bien qu’elle ne s’affirmât pas comme telle. Elle était pourtant sous-entendue dans ce que nous venons d’énoncer. Un premier principe d’où tout le reste découlait, était que la théorie, comme bien d’autres choses se référant à la lutte de classe, n’émanait pas de données préétablies mais découlait des faits eux-mêmes. La théorie dégagée des événements ou situations antérieurs était importante, que ce soit pour le marxisme ou pour le communisme de conseils ; elle n’était pourtant qu’un des éléments qui permettait de comprendre les luttes présentes et de dégager d’autres éléments théoriques. C’est pour cette raison qu’ICO donnait des références à d’autres analyses et publiait des textes sur d’autres mouvements importants de luttes du passé comme les conseils ouvriers allemands de 1918-1920, l’Espagne des collectivités de 1936, l’insurrection d’Allemagne de l’Est de 1953 ou la révolution hongroise de 1956.

En ce sens, la participation active à ICO de travailleurs appartenant à d’autres groupes de réflexion anarchistes ou marxistes proches d’ICO et partageant ses préoccupations comme ses bases théoriques, mais qui poursuivaient séparément une propre réflexion théorique, n’était nullement une sorte d’éclectisme. Tout comme la lutte de classe unissait sur le lieu de travail les travailleurs, quelles que soient leurs options politiques ou philosophiques, ICO se voulait le creuset d’une élaboration découlant directement de la lutte de classe et n’excluant personne en fonction de sa propre recherche. L’idée - donc aussi une théorie - était que la lutte transcendait les divisions idéologiques et que, plus cette lutte était globale, plus ces divisions s’estompaient ou plutôt se fusionnaient dans une conscience précise des objectifs, des formes et de la stratégie. En ce sens, la « critique de la vie quotidienne » telle que la prônait les situationnistes était secondaire par rapport à la critique du système d’exploitation qu’impliquait la lutte quotidienne sur le lieu de travail.

Bien que non exprimé sous cette forme, le dernier chapitre du texte de présentation exprimait les approches pratiques de telles théories. Relevant que « le mouvement ouvrier est la lutte de classe telle qu’elle se produit avec la forme pratique que lui donnent les travailleurs », ce texte définissait ce que pouvait être l’action d’ICO, son « intervention ». Si chacun des participants luttait avec ses camarades de travail et intervenait dans les luttes en tant que tel (pour qu’elles soient l’expression de la volonté des travailleurs), ICO n’avait pas à leur donner de directives, mais devait seulement tenter de tirer le sens de cette expérience de lutte : apprendre des autres travailleurs, de leur mouvement, et non leur apprendre.

La « conscience de classe » n’était ainsi nullement ce qu’un groupe pouvait tenter d’injecter chez les travailleurs, qu’ils soient ou non en lutte. Elle évoluait avec la lutte elle-même et pouvait même régresser lorsque la lutte cessait. Cela ne voulait nullement dire qu’ICO considérait qu’il n’y avait pas de perspective pour les travailleurs. Il n’y avait aucun doute, pour tous les participants, que le monde capitaliste devait disparaître et qu’une société communiste devait s’y substituer. Cela n’était pas formulé expressément, mais était impliqué par la dernière phrase du texte de présentation : « Nous considérons que ces luttes sont une étape sur le chemin qui conduit à la gestion des entreprises et de la société par les travailleurs eux-mêmes. » Tout comme ICO se refusait à donner des consignes de luttes ou à avancer un programme, il refusait de donner un contenu précis à cette approche d’un monde communiste : comment cela se déroulerait, quels organismes de lutte et de gestion de la société surgiraient, quelles règles de fonctionnement seraient établies. Ce serait l’œuvre des travailleurs engagés dans la lutte dont la conscience des buts et des moyens se développerait et se préciserait avec l’extension de la lutte.

C’est en ce sens qu’ICO se verra taxer de l’épithète, infamante pour certains, de « spontanéiste ». Il est vrai que cette conception signifie, comme il vient d’être dit, qu’il appartient à ceux qui luttent de fixer buts et moyens et que toute tentative de fixer ces buts et ces moyens serait vaine et même dangereuse, dans la mesure où elle tenterait d’imposer d’autres finalités dans l’élaboration des thèmes d’une nouvelle société. Mais c’était faire un mauvais procès à ICO que lui prêter l’exclusion de toute considération organisationnelle, tout comme de toute approche critique des buts et des moyens. L’existence même d’ICO témoignait d’une activité en ce sens, contradiction que ne manquèrent pas de relever certaines critiques. Tout simplement, les participants d’ICO refusaient d’être les petits soldats d’une organisation ou d’une théorie qui devraient s’imposer comme « la vérité ».

QUI SE RETROUVAIT DANS ICO EN 1966 ?

Il nous a paru important, pour la compréhension de l’attitude des « ouvriers d’ICO » comme les appellera ironiquement un texte de l’IS, d’expliquer ce qu’ils étaient. C’était peut-être la dureté et les dangers de leur vie passée qui soudait plus leur travail commun et les faisait réagir, viscéralement dira-t-on, envers les plus jeunes ou tous autres drapés dans leurs exigences critiques.

A son origine tout comme en 1966, pratiquement tous les participants à ICO, mis à part un ou deux d’entre eux, étaient tous des « travailleurs du rang », ouvriers ou employés, sans qualification ou techniciens, prolétaires au sens même que donnait l’IS à ce mot, dans des branches d’industrie fort diverses : ouvriers d’industrie ou d’imprimerie, postier, techniciens, correcteur, employés, vendant en général, leur force de travail dans de grosses entreprises (Renault, Chausson, Jeumont, Assurances générales, Le Monde, NMPP...) ou des petites boîtes de la métallurgie ou de l’imprimerie. Aucun n’était devenu ouvrier par vocation et encore moins par « entrisme » pour accomplir un « travail politique » en militants d’une organisation. Pour eux, c’était une « condition », arrivée un peu par hasard dans leur existence (ils avaient souvent bourlingué dans d’autres emplois) et ils ne pensaient guère en sortir, par une promotion ou un changement de boulot (à l’époque, on ne parlait guère du chômage bien que cela puisse exister). Tous les emplois se valaient pour eux, ils n’avaient pas d’ambitions et ils se battaient là où ils étaient.

Ils n’étaient pourtant pas des prolétaires quelconques, sans histoire ; les « ouvriers d’ICO » n’étaient pas des travailleurs « ordinaires ». La plupart d’entre eux appartenaient à une génération née avant la dernière guerre mondiale et ils étaient nantis d’expériences fort diverses des affrontements politiques et sociaux des trente années écoulées (1930-1960). Presque tous étaient des rescapés des guerres (mondiales, coloniales...) et ils en avaient souffert d’une manière ou d’une autre. Nombre d’entre eux y avaient risqué leur vie et certains avaient même échappé de peu à la mort. Certains avaient connu dans leur jeunesse les dures incertitudes de la crise économique et sociale des années 1930. Van (6) et Nam étaient Indochinois, survivants de la guerre permanente du colonialisme et, de filiation trotskiste dans leur pays, ne devaient leur survie qu’au hasard de la répression colonialiste, de l’extermination physique des réseaux du Viet Min et des hasards de l’émigration. Agustin, Jaime, Paco, Torrès, étaient espagnols : ils avaient réussi à échapper à la fois en Espagne à la vindicte mortelle des franquistes et des staliniens et en France aux camps des Français et à ceux des nazis. La plupart des autres, Français, avaient survécu à la guerre avec des vicissitudes diverses, parfois dangereuses ; certains avaient fait de la prison sous Vichy et frôlé la déportation dans les camps nazis comme Jeannine, ou avaient été déportés comme Chazé (7). Plusieurs d’origine juive, comme « le petit Marcel », Rina, Serge, avaient vécu les années de guerre dans les angoisses de la clandestinité.

Tous avaient une histoire personnelle qui ne pourrait se résumer en quelques mots. Pour passionnante qu’elle aurait pu paraître, ils ne s’en prévalaient pas, même si, au hasard d’une discussion, ils pouvaient en évoquer certains épisodes. Le plus souvent chacun de ces participants à ICO et qui pour l’essentiel en formaient le noyau dès 1958, montrait une grande pudeur par rapport à ce passé. Il était pourtant évident que celui-ci conditionnait leur activité et que leur présence dans le groupe était une façon de poursuivre le combat de leur vie. Ce qui les unissait alors, c’était plus cette expérience vécue comme des mésaventures dues aux guerres, à la répression capitaliste (notamment sous sa forme colonialiste), aux affrontements anciens ou récents avec la domination idéologique et formelle du Parti communiste stalinien et du syndicat qu’il dominait, la CGT. Il était évident que, pour tous, l’internationalisme était une des bases de leur combat - et pas seulement parce que la composition du groupe était internationale. Cette expérience, ce passé, les avaient amenés pour la plupart à participer à des petits groupes politiques divers, plus groupes de réflexion que d’action, dont la base commune était qu’ils rejetaient résolument le léninisme, c’est-à-dire notamment l’idée d’une « avant-garde » guidant les travailleurs : il n’y avait aucune ambiguïté à ICO sur ce point.

Mais ce qui les avait, dans le court terme, amenés à œuvrer ainsi ensemble, était, par-delà ces options idéologiques liées à ces appartenances qu’ils ne dissimulaient nullement, leur situation de travailleur soumis, par force, à l’exploitation capitaliste. On peut aussi souligner que par l’effet des vicissitudes de leur vie, ils avaient souvent dû aller se faire exploiter dans des secteurs pour lesquels ils n’étaient pas spécialement préparés, qu’ils n’avaient nullement choisis ; ils avaient dû abandonner les espoirs de leur jeunesse. Aucun n’avait particulièrement l’ambition de grimper dans l’échelle des valeurs capitalistes et de faire carrière ; ils savaient ce que signifie la hiérarchie. Si l’on pouvait attribuer leur « refus de parvenir » à la quasi-impossibilité pratique d’avoir de tels espoirs, il était tout autant dû à leurs solides convictions dans le combat de classe.

Leur combat quotidien contre l’exploitation de leur force de travail, leur participation à des luttes plus importantes sur leur lieu de travail, les avait conduits, précisément en raison de leur expérience politique passée, à des affrontements avec les syndicats « reconnus », notamment la CGT. C’était une bonne partie de cette aspiration d’unité qui les avait attirés à ICO. Dans le groupe, la confrontation de leur propre expérience à celle des autres camarades leur apportait sans aucun doute une meilleure compréhension de ce qu’ils vivaient, un approfondissement de l’exploitation capitaliste dans son ensemble. Cela débouchait inévitablement sur des discussions théoriques, même si ces discussions n’étaient pas abordées comme un débat d’idées. Il était évident que la diversité des positions idéologiques antérieures, bien que comportant une large base commune sur le rejet du capitalisme, pouvait amener des divergences et des débats, parfois peu amènes. Mais la volonté de rester unis dans le groupe quelles que puissent être ces divergences était plus forte et fit que le noyau de base, même élargi à partir de 1966, perdura avec cette volonté jusqu’à la grande rupture post-1968.

Il fut souvent reproché à ICO de refuser le débat théorique par crainte de voir le groupe voler en éclats ; mais on peut retourner cette question : quel intérêt avait ce débat théorique pour des travailleurs plongés quotidiennement dans la réalité de l’exploitation, qu’aucun débat ne pouvait leur faire approfondir au-delà de ce qu’ils vivaient dans une perpétuelle évolution ? Beaucoup d’autres, dans cette période du début des années 1960, vinrent se frotter à ICO, mais bon nombre abandonnèrent vite car ils cherchaient un activisme de groupe (ce qui n’était ni le désir des participants initiaux, ni, l’eussent-ils voulu, une possibilité pratique) ou la définition d’une sorte de plate-forme politique sous-tendant un tel activisme.

La vie de chacun était modelée d’abord par les contradictions de son exploitation et, parfois, par les idées qu’il pouvait emprunter à telle école politique ou philosophique. Les relations personnelles qui pouvaient se tisser par-delà la solidarité de classe étaient plus des relations affinitaires. Personne ne privilégiait à ICO le type de relations de « camaraderie politique obligée » que l’on trouve fréquemment dans les partis ou groupes. Personne ne s’autorisait à formuler des jugements d’exclusion sur les comportements personnels en dehors du lieu de travail. Les relations étaient d’abord des relations de confiance mais, au-delà, des amitiés solides pouvaient se tisser et se tissèrent immanquablement. Souligner cette « atmosphère » qui prévalait à ICO, c’est seulement préparer le terrain pour expliquer les « crises » qui purent secouer legroupe, et plus spécialement le dialogue impossible avec les situationnistes.

PREMIÈRES RELATIONS AVEC L’IS : L’AFFAIRE DE STRASBOURG ETSES SUITES

Les participants d’ICO, pour la plupart, ignoraient ce qu’était l’Internationale situationniste. La revue qui portait ce nom ne faisait pas partie de leurs lectures. Ils ignoraient qui pouvait être Debord, et encore plus que ce Debord avait fait un bref séjour à Socialisme ou Barbarie. La filiation d’ICO avec ce dernier groupe aurait pu porter ce fait à leur connaissance. Mais les contacts entre groupes étaient plutôt ténus et la revue S ou B que certains lisaient encore ne mentionna jamais le passage de cette étoile filante dans son ciel. Certains camarades de Noir et Rouge avaient pourtant eu des contacts avec l’IS, comme en témoigne la lettre cordiale que l’IS adressa le 28 avril 1966 (8) à ce groupe anarchiste proche d’ICO. Il en était vraisemblablement de même de trois nouveaux participants, venant du groupe pour le socialisme de conseils, plus au courant des débats qui pouvaient se dérouler dans le « milieu révolutionnaire ».

Par contre, la médiatisation de ce que l’on appela « l’affaire de Strasbourg... » souleva intérêt et discussions. Bien qu’il se déroulât dans le milieu étudiant, milieu guère connu des participants à ICO, ce coup d’éclat ne passa pas inaperçu. D’une certaine manière, une telle action se rapprochait de celles que les travailleurs pouvaient rêver mener dans leur quotidien. La brochure De la misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects économiques, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel, et de quelques moyens pour y remédier, publiée en novembre 1966 aux frais de la section strasbourgeoise de l’Unef (9), conquise par des sympathisants de l’IS, ne pouvait manquer de provoquer des débats dans ICO. D’autant plus qu’une note en bas de page de cette brochure mentionnait ICO d’une manière lapidaire et précise, dans les pages traitant du « futur mouvement révolutionnaire ».

Celui-ci était défini comme assurant la « réalisation internationale du pouvoir absolu des conseils ouvriers ». Mais il y était aussi question d’une « organisation révolutionnaire qui projette de réaliser le pouvoir absolu des conseils ouvriers », sans qu’il soit précisé en quoi elle se distinguerait des conseils ouvriers. Sauf peut-être dans la formule vague selon laquelle « le noyau radicalement révolutionnaire de l’autogestion généralisée, c’est... la direction par tous de l’ensemble de la vie ». Dans le chapitre suivant, après avoir posé que la tâche des conseils ouvriers était non l’autogestion mais « le dépassement concret de la marchandise », le texte indiquait que ce dépassement « implique naturellement la suppression du travail et son remplacement par un nouveau type d’activité libre. ». C’est sur ce dernier point que se plaçait une critique des « groupuscules aujourd’hui en liquéfaction comme Socialisme ou Barbarie ou Pouvoir ouvrier » (10), qui, « pourtant ralliés sur le mot d’ordre moderne du pouvoir ouvrier, continuent à suivre sur ce point central le vieux mouvement ouvrier sur la voie du réformisme du travail et de son “humanisation” ». C’est là que s’insérait la note concernant ICO qui, de toute évidence, était distingué des autres groupes cités : « Un groupe comme ICO au contraire, en s’interdisant toute organisation et une théorie cohérente, est condamné à l’inexistence » (11). D’une certaine façon, en ces quelques lignes, tout ce qui fera débat entre ICO et l’IS était posé.

Cette appréciation de la part des situationnistes ne pouvait avoir été faite qu’à la lecture des écrits d’ICO et nullement par des contacts, soit personnels, soit épistolaires. Le n° 56 d’ICO, de janvier 1967, présenta comme suit la brochure de Strasbourg :

« Pour l’historique de cette brochure et le mouvement situationniste qui en est à l’origine, voir la presse qui en a abondamment parlé de toutes les manières possibles et imaginables. Pour lire la brochure, se munir d’un dictionnaire philosophico-politique et d’un mémento situationniste (mon copain de chez Renault m’a dit : dès les premières lignes je n’y comprends rien). Pour une critique plus approfondie, voir les prochains numéros d’ICO si un copain s’y met. Une appréciation sur ICO : “Un groupe comme ICO, au contraire, en s’interdisant toute organisation et une théorie cohérente, est condamné à l’inexistence” (note 12, p. 27). Par rapport au projet révolutionnaire, on ne revendique pas autre chose. Trois parties : description fort juste de la vie des étudiants, tableau de la contestation de la jeunesse dans le monde actuel, les organisations vieilles ou récentes et le problème de la révolution. »

A ce bref commentaires’ajoutait le texte suivant :

« Un avis d’un étudiant en fin de carrière :

— 1) l’étudiant est un être plutôt ignoré ; c’est d’ailleurs lui, bien sûr, qui s’ignore le plus. Mais à la différence d’autres couches, il bâtit autour de sa condition un nombre extraordinaire de mythes flatteurs, d’illusions soi-disant nobles. Sa misère réelle “économique, politique, psychologique, sexuelle et notamment intellectuelle” a donné lieu à de nombreuses compensations qui ont la particularité d’être reconnues (ou vécues) par tous comme dignes, supérieures, élevées, émancipées, avant-gardistes, etc. Parmi ces compensations, les plus graves sont celles qui procurent un sentiment de liberté totale, sur le modèle de l’Université qui est autonome et diffuse un savoir total et universel. Le style de vie de bohème ostentatoire, bien qu’il n’ait pour cause que les nécessités économiques. des rapports amoureux traditionnels ne mettant pas en cause une seconde Amour, Mariage, la complaisance vis-à-vis de sa misère psychologique, névroses, etc. le culte de l’Art, de la Culture et le sentiment de supériorité qui en découle. “Si les maisons de la culture n’existaient pas, les étudiants les auraient inventées”. La “politisation” qui ne recouvre qu’ignorance et besoin de soumission à des chefs et à des idées...
— 2) à côté de ça, quelques énormités. Car cette critique saignante des études et des étudiants est faite... par des étudiants. Du coup, on voit mieux tout ce que cette attaque a de purement verbal. Aux détails près, le yé-yé Dutronc exprime les mêmes idées : “Plus on apprend, plus on ne sait rien”, “On nous cache tout, on ne sait rien”. Toute la brochure donne l’impression regrettable d’être inutile si l’on songe que tout ce qui est proposé en fin de compte pour “dépasser” le système universitaire, c’est de dégotter des “bourses d’études” et d’entrer à la “recherche” (p. 11). Le projet de critique sociale se réduit à un coup de pied au cul bien ajusté. Mais c’est le même monde en gros (les rédacteurs n’ont-ils pas éprouvé le besoin d’envoyer leur brochure aux “intellectuels de gauche... » qu’ils traitent de tous les noms. Au mieux, on aboutira à une réforme du langage...... »

L’affaire de Strasbourg ne s’arrêta pas aux remous provoqués par la brochure De la misère... Peu de temps après l’écho démesuré de sa publication, elle défraya de nouveau la chronique, fin décembre 1966 et début 1967, cette fois peut-être dans les cercles plus limités de ceux que séduisait l’IS, avec la condamnation sans appel et la démission (exclusion ?) de cette Internationale de ceux qui en avaient été en partie les acteurs. Il ne nous appartient pas de raconter les démêlés autour de ceux que l’IS ridiculisait sous le titre de « Garnaultins (12) ». Ce qui est certain, c’est que ces débats internes, jetés sur la place publique avec force dramatisation et anathèmes, jetèrent un trouble encore plus grand chez ceux qui avaient pu être attirés par « l’affaire », n’avaient compris qu’à moitié les écrits de l’IS et comprenaient encore moins ces échanges musclés et incantatoires. Pour les participants à ICO, qui pour une bonne part avaient subi, soit dans des partis, soit dans des groupes, soit dans des syndicats, de tels procès voire des persécutions, l’absolutisme théorique et pratique des « dirigeants » de l’IS ne faisait que remémorer des situations qu’ils avaient affrontées et qu’ils avaient fuies, précisément pour se retrouver à ICO. Indépendamment de toute discussion sur les positions de l’IS, c’est la manière dont cette organisation traitait les divergences qui entraînait une certaine méfiance. Une telle attitude était ce que nous supportions le moins, tant dans l’exploitation du travail que dans la vie quotidienne. De plus, pour ceux qui pouvaient avoir entendu parler de « cohérence » et de la nécessité d’avoir une pratique conforme à sa théorie - le credo des situationnistes -, cela paraissait bien contradictoire.

La brève recension de la brochure De la misère... dans ICO n’abordait pas cette question, non plus que les questions théoriques importantes que soulevait la note de quelques lignes. Mais elle était assez explicite pour attirer une réponse de l’IS. ICO n° 57 (février 1967, p. 14) fait état de la première lettre adressée par l’IS à ICO et en publie le texte intégral (13) :

« Nous croyons utile de préciser quelques points à propos de la critique du n° 56 d’ICO sur la brochure De la misère en milieu étudiant.

Vous devez savoir que nous approuvons fondamentalement cette position d’ICO qu’est le refus de toute organisation à prétention dirigeante [souligné dans l’original, NDA] par rapport au projet révolutionnaire. Mais nous ne croyons pas qu’une telle volonté “d’inexistence” puisse s’étendre jusqu’au refus d’une théorie précise, et des efforts organisés pour la soutenir. Nous ne croyons pas que le projet révolutionnaire puisse être entièrement suspendu aux moments d’apparition d’une spontanéité sans mémoire et sans langage. Quoique la brochure en question ait été publiée, aux frais de l’Unef, par des étudiants devenus anti-syndicalistes, plusieurs des rédacteurs de cette brochure ne sont pas (et n’ont jamais été) des étudiants. Contrairement à votre camarade, qui fait état de nos envois à des “intellectuels de gauche” - dont évidemment nous n’attendons rien -, nous estimons que communiquer aussi ouvertement que possible à des gens que nous insultons les textes qui les mettent en cause est une pratique de base découlant directement de toutes nos exigences communes. Enfin, il est tout à fait inexact de dire que “tout ce qui est proposé en fin de compte” pour dépasser le système universitaire, c’est de ramasser des bourses d’étude. Il nous paraît qu’il éclate aux yeux de tout lecteur que tout ce qui est proposé en fin de compte comme seul dépassement du système, c’est le pouvoir des conseils ouvriers.

Pour l’IS, Debord, Khayati, Nicholson-Smith, Viénet »

Le même numéro d’ICO (n° 57, février 1967, p 14) évoquait aussi dans ces termes la suite de l’affaire de Strasbourg... :

« Nous avons reçu également des tracts des “dissidents” situationnistes, mais il nous faut un traducteur. D’autre part, les polémiques engagées à la Fédération anarchiste à la suite de la publication du texte De la misère... ont provoqué une crise et de profonds remous, dont on trouve un son de cloche dans les derniers numéros du Monde libertaire et un tout autre son dans des documents que l’on peut obtenir auprès de B. G. Aussi, de l’IS, un tract en forme d’affiche : “Attention trois provocateurs” concernant les exclus de Strasbourg. »

Quelques jeunes venus récemment à ICO soulevaient à la même époque, quant à la cohérence et aux pratiques de la vie quotidienne, des critiques qui s’apparentaient quelque peu à celles de l’IS. Ils formèrent ce qu’on appela le « groupe de Clamart » (14). Ils semblaient, sinon avoir eu des contacts directs avec l’IS, du moins avoir eu connaissance de ses écrits. Il est possible aussi qu’il aient eu des contacts avec les Strasbourgeois et ait été édifiés par ces rapports pour le moins conflictuels au sein de l’IS. Toujours est-il qu’un de ces jeunes donna pour ICO un texte qui pouvait paraître une défense, sinon des Strasbourgeois, du moins une critique de ces rapports.

Le texte parut dans le n° 58 d’ICO sous le titre « A propos d’insultes et de provocations et de leur théorisation ». Ce n’était pourtant pas réellement une réponse à la première lettre précitée de l’IS.

« “J’ai subi une brusque ondée de papiers situationnistes, parisiens et strasbourgeois”, nous écrit un camarade. Nous avions compris que, par “théorie de la cohérence”, nos camarades de l’IS entendaient trouver une signification à l’ensemble des contradictions sociales dans lesquelles nous vivons ; et nous étions d’accord avec eux lorsqu’ils s’efforçaient de percevoir derrière l’apparente complexité des rapports humains une tendance à l’unité, un ensemble qui puisse échapper à l’arbitraire d’une pensée affectée par la compétition. L’aptitude à être le plus haut moment de la conscience ne pouvait représenter dans notre esprit que cette attention fondamentale qui se libère de l’aliénation des rapports de marchandise, et non pas ce mot dénué de sens derrière lequel il est habituel de se placer afin d’éviter toute discussion.

L’“hérésie” telle qu’elle est pratiquée dans l’article “Attention trois provocateurs...” et dans des articles précédents ne nous semble pas le moyen le plus efficace pour venir à bout des difficultés qui surgissent des différences d’opinions exprimées à l’intérieur d’un groupe ; par le simple fait que ses éléments composants sont les produits d’une société “frustrante” et par conséquent limitative en toutes directions. Rappelons que l’insulte est non seulement un mode d’interprétation erroné, mais également l’expression d’un mode d’existence aliéné ; et il serait vain de vouloir créer à partir de son usage une théorie et une pratique révolutionnaire. Dans ce sens, si l’on entend par esprit révolutionnaire l’aptitude à dépasser les structures mentales qui correspondent à la production et à la consommation compétitive de marchandises, cette aptitude peut-elle se satisfaire notamment des méthodes habituelles du spectacle, qui suppose une différence d’essence entre spectateur et acteur. et partant une division arbitraire des hommes entre eux anti-historique Lorsque l’action en vient à se passer de l’interprétation, elle crée une machine policière et répressive figée dans son devenir à l’image de toute forme de domination. »

Ce texte était accompagné d’une sorte de traduction, dans un style qui se voulait plus directement accessible. Cet essai ne mérite ici une mention que parce qu’il sera évoqué par la suite dans une réponse de l’IS (15).

Tout ce qu’on peut constater à ce stade des rapports qui s’esquissaient entre ICO et l’IS, c’est que les deux principes posés par les trois lignes de la brochure De la misère... :
- le refus de se poser comme organisation
- le refus de référence à une théorie cohérente n’étaient nullement discutés. D’une certaine façon, le débat était noyé dans la question étudiante et dans l’affaire de Strasbourg. Le dernier texte des jeunes, une sorte de plaidoyer pour ceux de Strasbourg, soulignait la contradiction dans l’attitude des « dirigeants » de l’IS, ce que la majorité des participants à ICO ressentaient comme un malaise vis à vis de l’IS.

LES RENCONTRES INTERNATIONALES D’ICO LES SOUS-MARINS DE l’IS

ICO commença en 1966 à organiser des rencontres annuelles nationales et internationales (16). Nous n’en attendions pas des miracles. C’était avant tout une opportunité de se connaître autrement que par lettre (Internet n’existait pas), d’échanger des informations sur les luttes et d’aborder éventuellement des débats théoriques. Une première rencontre s’était déroulée en juillet 1966 mais, soit directement, soit indirectement, l’IS ne s’y était pas manifestée. Il n’en fut pas de même à celle de juillet 1967 qui, comme la précédente, se tint dans une auberge de jeunesse du MIAJ (17) à Taverny (Val-d’Oise), dans la banlieue nord de Paris.

Après le congrès de la Fédération anarchiste à Bordeaux en avril 1967, des débats orageux (18) tournèrent autour de l’Internationale situationniste. Trois groupes dissidents formèrent une Internationale anarchiste, groupe éphémère dont il est difficile de dire si cette « Internationale » servait de groupe d’action de l’IS, bien que cela ait pu le paraître. Elle regroupait le Groupe anarchiste Révolution, le Groupe libertaire de Ménilmontant (dont un des membres s’appelait Le Glou) et le groupe anarchiste de Rennes (19). Toujours est-il que Jacques Le Glou, mandaté apparemment par cette Internationale anarchiste, assista comme « observateur » à la rencontre internationale d’ICO de juillet 1967 (20). Ces rencontres étaient élargies en ce sens qu’annoncées dans ICO, elles accueillaient tous ceux qui voulaient y venir, soit comme individu, soit comme émanation d’un groupe, bien que ne participant pas à ICO. C’est ainsi qu’un autre groupe proche d’ICO, le GLAT (Groupe de liaisons et d’action des travailleurs) (21), venait lui aussi en observateur. Position qu’on pouvait juger ambiguë, puisque ces « observateurs » ne se privaient pas d’amener des textes et d’intervenir. Mais cela ne gênait nullement les gens d’ICO. Au contraire cela faisait partie de ce que nous considérions comme essentiel dans l’apport d’informations sur les luttes et le brassage des théories que défendaient les uns et les autres.

Le Glou s’annonça comme suit dans une lettre avant la rencontre :

« Salut,

Pour Taverny, te confirme “l’observateur”, je ne sais pas encore le nom ; inclus auberge et repas en commun. Quant à “l’observateur” en question, il va de soi que nous portons en nous le combat ouvrier, lutte inséparable de notre existence.

Je dois bien t’avouer jusqu’à ce jour, tu connais la jeunesse d’existence de notre organisation, que nous n’avons rien fait sur ce plan, mais à la fois tout fait puisqu’il implique notre réalité révolutionnaire, il y est inclus.

Nous ne sommes attachés à aucune étiquette, sinon à la “cohérence”, et on fait nôtres toutes les valeurs riches, les théories situationnistes par exemple : critique du spectacle, l’image du vieux monde, considéré comme un spectacle, urbanisme et architecture en situations, critiques des “progressistes” de demain qui s’installent aujourd’hui au nom de la liberté, au nom de l’individu, et qui ne sont en fait qu’un complément de culture, éléments indispensables de l’appareil. Nous ne nous rattachons à aucune idéologie, il s’agit pour nous de dépasser ces terrains et de déboucher sur un comportement révolutionnaire et libertaire.

Notre premier impératif, s’il en est un, est la communication avec les ouvriers, car si nous sommes nous-mêmes ouvriers, nous constatons des décalages dans l’analyse des événements, dus sûrement à des méthodes différentes, également sur le plan des méthodes de l’action à envisager.

Cette sensation de vivre tout nous amène sur le plan pratique, à un radicalisme, dont les premières actions n’ont pas éclairé suffisamment les camarades de l’extérieur, nous le regrettons, mais puisque nous incluons le jeu dans notre existence, tu comprendras que nous n’avons de comptes à rendre à personne. Voilà frère dans mon galop matinal, quelques mottes de terre, détachées de mon sabot, elles illustrent notre casaque transparente, et crois-moi nous ne manquerons pas de cravaches, les bêtes sont paresseuses cette année. PS ; La discussion était amorcée dans le dernier ICO, c’est bien ça ? (22). »

Les participants, militants ou groupes pouvaient envoyer des textes qui étaient diffusés avant la rencontre en vue d’une éventuelle discussion. Un de ces préliminaires mérite d’être mentionné car il sera évoqué ultérieurement dans les textes de l’IS qui ne pouvait en avoir eu connaissance que par cet « observateur » Le Glou,. Il s’agit d’une correspondance triangulaire échangée avant la rencontre entre des camarades allemands de Munich (23), ICO et le groupe britannique Solidarity (24). Lors de préparatifs de la rencontre de 1967, ces camarades de Munich avaient proposé, dans une lettre du 5 mai 1967, outre leur participation, d’inviter des groupes britanniques comme Heatwave (Londres), des gens comme les Provos révolutionnaires (25), Rebel Worker (Chicago) et « d’inclure dans les discussions les questions pratiques et théoriques que tout groupe comme IS, Heatwave, Rebel Workers et les provos posent ».

Il semble que ces groupes avaient certains contacts avec l’IS (ce qu’ICO ignorait à ce moment). Une lettre de Debord à Khayati (26) mentionne ces relations éventuelles dans ces termes : « J’ai rencontré ce jour un déserteur français (Phil Travers) qui a passé une année en Angleterre et connaît bien tous les nouveaux groupes radicaux (parmi lesquels un groupe londonien proclamé “socialiste libertaire”) proche des Wobblies (Instables) de Chicago, leur bulletin Heatwave répondant au Rebel Worker des Américains. » Cette proposition du groupe de Munich entraîna une réaction du groupe britannique Solidarity qui, dans une lettre adressée directement à Munich le 6 juin, précisa qu’il ne souhaitait nullement la présence de ces groupes ou une discussion de leurs idées. Le 28 juin, le groupe allemand, suite à cette position de Solidarity, déclina toute participation à la conférence : ICO ne put qu’entériner une telle décision, mais cette question rebondira dans la polémique soulevée par l’IS (27).

Pour en revenir à la rencontre internationale de juillet 1967, signalons seulement les interventions de Le Glou qui sont bien dans la même veine que sa présentation. Seulement quelques aperçus extraits du projet de compte rendu qui circula parmi les participants à la rencontre pour publication définitive qui ne vit pas le jour... pour cause de Mai 68 :

3e séance du dimanche 30 juillet 1967 :

Deux questions (adressées aux participants de Solidarity) :
- 1. Les textes proposés par des ouvriers concernent-ils la totalité des problèmes de la vie et dépassent-ils les problèmes de salaires et de conditions d’emploi ?
- 2. refusez-vous des tracts qui ne contiennent que des problèmes partiels ?

Même séance :

Si on admet le conditionnement et si on perçoit l’oppression en conséquence, on agit en conséquence. A partir de ces réalités, le groupe indépendant existe. J’admets donc la violence grandissante consécutive à l’oppression grandissante. L’action est la dialectique du conditionnement. Je ne suis à aucun moment victime mais maître de ma vie. Dans la pratique, les individus perçoivent l’oppression avec des réactions différentes. Vous êtes indépendant tout en vous sachant inclus dans une totalité évidente. Car si on peut prouver que les révolutions sont le fait d’individus, ces individus agissent conséquemment à des expériences de masse. La masse revient à la masse par la volonté d’individus. Les luttes ouvrières par leur seule aspiration doivent être radicales tant sur la théorie que sur la pratique - je le répète - en fonction du conditionnement et de la déformation automatique qui en découlent. »

6e séance, dimanche 30 juillet (dernière séance de la conférence) Nous avons entériné trop rapidement et trop facilement les discussions de ce matin.

Toutes les communications, tous les échanges qui peuvent être effectués entre les groupes présents sont a priori, aliénés si les options sont essentiellement différentes. La production ne fait pas la consommation mais bien le contraire. Je refuse catégoriquement toute participation à une brochure mutuelle si les groupes diffèrent quant à la priorité révolutionnaire. En conséquence, je refuse toute collaboration avec ceux qui se prétendent responsables des ouvriers ; l’idéologie est un fait acquis pour eux. Notre radicalisme considéré comme un fait révolutionnaire ne peut concevoir ce repli. Une plate-forme possible est la critique globale. Si cette conception n’est pas acquise pour tous, la communication mutuelle porterait dans ses contradictions évidentes son impuissance.

En conséquence, je refuse d’engager mes forces dans une organisation porteuse d’une liberté hypothétique et d’un esclavage certain pour la classe des travailleurs. Outre le fait que ces interventions de Le Glou tombèrent un peu dans le désert, la dernière provoqua une intervention brève et violente d’un camarade « observateur » du GLAT déclarant que « pour voir des clowns il préfère aller au cirque ».

Le « clown » fut piqué au vif et, peu après la rencontre, envoya le texte suivant (texte figurant dans ICO n° 64, octobre 1967, supplément consacré à la rencontre) :

« Taverny ou la réunion sociale considérée comme une parade :

Le défilé commença de bonne heure le samedi. Devant ni major, tant mieux, ni majorettes, tant pis. Quelques individus libres, puis d’autres qui, à la surprise générale, se dressent des cages où les barreaux sont très serrés ; qu’en est-il ? disent-ils. La consommation sera le fait de la production. Permettez camarades que je vous désavoue.

La lutte de classe sera le fait du seul prolétariat, à bas les étudiants et à bas les autres, la lutte ne sera que dans le travail, fragmentons la lutte, elle ne sera que plus forte, ne perdons pas notre temps dans les dispersions, appuyé en cela par un bénévole américain (note à mettre) le clown, mais l’oppression du spectacle ? les mêmes individus, sortez les le clown se rassoit et lit le texte desdits camarades : “Nous essayons d’être utiles à la classe ouvrière” et le clown pensa que lui, pauvre clown était et n’était pas la classe ouvrière mais que violemment il refusait le spectacle de la classe ouvrière. Jamais il n’accepterait de signer un tract de son organisation, laissant ces méthodes d’acquisition aux totalitaires, comment des hommes dits libres peuvent-ils être la conscience des autres ? Le clown savait la réalité poétique et avait été pour le moins choqué d’entendre un rire ironique, quand il avait parlé au camarade hollandais de Benjamin Péret, toujours les mêmes camarades. Car ces hommes ne pensent pas monsieur, ils savent, oui ? la lutte de classe du prolétariat, combattons le capitalisme ! après ? la lutte des classes du prolétariat, combattons le capitalisme ce genre d’individus peuvent être mis en cause pour nombre de raisons et par le fait même, ils ne sont pas révolutionnaires ! dès l’instant où leur lendemain est déjà leur aujourd’hui, ils sont prisonniers de leurs habitudes, ils ne croient pas à l’instant révolutionnaire, à la fulgurante chute de la comète leurs interventions à ce niveau ont été très significatives, prenant la parole plus longtemps que les autres, ils ânonnent des réalités faisant ainsi rétrograder la conversation, leur langage n’est déjà fait que de lettres mortes, leurs théories d’expertises du passé.

C’est essentiellement à eux que s’adressaient mes interventions car ils les provoquaient, ainsi j’ai pu dire : à bas toutes les idéologies, seule la lutte totale peut apporter à l’homme libre, c’est une évidence que les syndicats sont au service du pouvoirc’est une autre évidence que nous défendrons les camarades libres contre les hommes de main des syndicats mais c’est aussi une évidence que nous refusons radicalement tout amalgame au sein de cette lutte, des camarades qui ne peuvent considérer le jeu inclus dans le quotidien révolutionnaire sont des tristes sires, leur communication ouvrière se limitera à lutte de classe du prolétariat, abattons le capitalisme ! ne pas considérer comme banalités évidentes l’oppression du spectacle, l’oppression du sexe (“la liberté de l’homme commence par la liberté de la femme”), l’oppression de l’urbanisme (vive l’IS)ne pas réaliser une critique globale avec l’oppression du travail relève d’un concept réactionnaire qu’il faut combattre dès maintenant car il s’agit de savoir si certains camarades ne veulent pas se libérer d’un esclavage pour d’autres esclavages, moins voyants peut être mais aussi réalistes je tiens les théories situationnistes comme révolutionnaires et mets en cause ceux qui les réfutent systématiquement le clown qui a plusieurs peaux est à la fois plusieurs personnages n’ayant pas retiré son masque il fut très surpris d’être reconnu par un de ces fameux camarades dont j’ai parlé précédemment, j’ai nommé les camarades glatouilleurs, mais ces mêmes glatouilleurs ne savaient pas que le clown les avait lui-même reconnuset au même instant où cette évidence trouait l’espace, il s’écria : je ne suis pas venu pour rien, je les ai découverts la fête pouvait s’éteindre les bêtes étaient à tout jamais enfermées derrière les cages construites par leurs propres espritsfait le lendemain matin de ladite parade, au domicile du clown »

Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’ensemble des « communications » de Le Glou, tant par lettre que dans ses interventions, non seulement laissaient les participants à ICO plutôt indifférents, mais qu’elles confirmaient le malaise que nous avons évoqué, touchant, par-delà une certaine incompréhension, le sentiment ressenti d’être en présence d’un donneur de leçons qui leur assénait de manière un peu méprisante sa « vérité ».

S’inspirant des échanges avant et lors de la conférence, sans aucun doute communiqués par Le Glou, l’IS adressa à ICO quelques jours seulement après la rencontre, la lettre suivante (28) :

« A Henri Simon,

Paris, le 1er août 1967

Cher camarade,

Nous avons transmis à l’IA la demande de documents. Nous serons, quant à nous, contents d’un échange de vues et d’informations avec ICO, si un jour la chose vous paraît réalisable. Nous n’avons jamais pensé opposer nos tentatives d’activité - qui sont évidemment restreintes - à une “inactivité” d’ICO. Déjà la publication de votre bulletin nous paraît une activité utile et instructive. Nous vous avons reproché votre “inexistence” volontaire sur le plan théorique. En fait nous croyons que vous êtres trop modestes sur cette question : il nous paraît évident que vous avez tous des positions théoriques assez précises, et leur mise entre parenthèses peut empêcher leur développement plus conséquent, mais non supprimer le mauvais côté - “idéologique” - des références opposées restant sous-jacentes. Naturellement, nous trouverions excellent que des dizaines de milliers de travailleurs soient déjà en liaison sur des bases comme ICO a pu les expérimenter. Mais nous pensons que vous êtes encore, malheureusement, sur une position de novateurs, dont il faut bien assumer toutes les difficultés. Et même dans le développement maximum du futur mouvement possible, pour notre part nous croyons que la majorité des ouvriers doivent devenir des théoriciens. Sur ce point, nous ne sommes pas aussi “modernes” que les provos : nous sommes aussi naïfs que d’autres ont pu l’être il y a cent vingt ans. Vous nous direz que c’est difficile. Nous répondrons que le problème dût-il rester posé pendant trois autres siècles, il n’y a absolument pas d’autre voie pour sortir de notre triste période préhistorique. Ceux qui refusent de parler de la Chine (comme si c’était un autre monde) nous paraissent l’image inverse de ceux qui en viendraient à rallier l’appui critique au Viet-cong.

Nous ne pouvons expliquer que par cette curieuse haine de la théorie l’opposition vraiment frénétique que manifestent certains contre les situationnistes, alors qu’ils ne se donnent même pas la peine de préciser quel point fondamental de ce que nous avons dit et fait leur paraît inacceptable. Et nous comprenons bien les conditions pratiques où ceci se produit : quand les “Anglais” s’opposent à une discussion avec l’IS, il ne s’agit évidemment pas des camarades ouvriers qui ignorent totalement de quoi il s’agit, mais de leur idéologue-écran, Chris Pallis, qui a dû leur garantir la “clownerie” du sujet comme il leur a garanti frauduleusement la pensée révolutionnaire de Cardan, alors que nous avons critiqué depuis des années la voie “bourgeoise moderne” où Cardan avoue maintenant - en France tout au moins - qu’il galope. Vos camarades allemands, en faisant une discussion assez byzantine entre Heatwave et nous, manifestent eux-mêmes un peu le même genre d’horreur.

Le débat là-dessus était d’autant moins utile que nous n’aurions certainement pas accepté une rencontre avec plusieurs des groupes de votre récent meeting international. Des procédés de discussion dans le style GLAT, par exemple, nous paraissent valoir n’importe quelle vieillerie trotskiste, avec tout juste un petit changement dans le dogmatisme glorieux.

Fraternellement,

Debord, Khayati, Viénet »

Cette lettre fut publiée dans ICO n° 64 (octobre 1967, pp 18-19) avec la réponse d’ICO qui suit :

« Votre lettre a été lue à la dernière réunion des camarades de Paris et il a été convenu qu’elle serait publiée dans le prochain bulletin pour que tout camarade d’ICO ait la possibilité d’y apporter une réponse selon l’intérêt qu’il peut porter aux idées qui y sont développées ou les réflexions qu’elles auront pu lui inspirer. Il apparaît que votre exposé définit assez clairement la situation particulière d’ICO et que cette situation implique que les camarades d’ICO peuvent, en regard des problèmes dont ils ne connaissent qu’un aspect particulier, envisager des réponses différentes ou même n’apporter aucune réponse. Comme, effectivement, nous ne pouvons pousser l’histoire, un échange de vue et d’informations ne se fera qu’alors qu’il apparaîtra nécessaire et réalisable à une majorité de camarades. Ceci étant différent des contacts ou des liens qu’un camarade peut établir à titre individuel avec tout autre groupe s’il le pense souhaitable. La disparition de toute méfiance, de toute prévention, de toute agressivité reste liée essentiellement, non aux pratiques respectives des uns ou des autres, mais à la vigueur des assauts, des expériences de chacun contre la muraille des routines et des systèmes, d’autant plus établie qu’elle se dit “révolutionnaire”. »

Cette réponse n’était nullement une dérobade : elle exprimait bien l’opinion des participants à ICO. Personne n’excluait l’idée d’une rencontre et de discussions avec l’IS, mais on ne peut dire que cela ne s’accompagnait pas d’une certaine méfiance, bien entretenue non seulement par la réputation de l’IS mais aussi par ce qui était apparu dans l’affaire de Strasbourg et les interventions de Le Glou, que chacun voyait maintenant comme le porte-parole, le sous-marin, de l’IS. Sollicité, comme tous les autres participants à la conférence, de donner son avis sur le projet de compte-rendu, Le Glou adressa en octobre 1967 la lettre suivante (non publiée), ce qui ne pouvait que confirmer les préventions que nous venons d’évoquer.

« Vos réflexions de Taverny

Cette rencontre, quoi que vous en pensez, n’a jamais été un seul moment d’un niveau élevé. On a seulement vu des individus incapables de s’exprimer que par des références à des hommes du passé. L’important est de réunir dans une action commune des individus ou des groupes possédant un terrain de critiques identiques ; si ce minimum n’est pas atteint, la réunion n’a pas d’intérêt. Où par exemple la banalité de la suppression des conneries n’est pas évidente.

On s’envoie alors des querelles passées, des querelles présentes et des querelles futures.

Il ne s’agit ni de faire revivre Marx (idéologie), ni de le faire pourrir (idéologie encore) ni de faire prendre l’air à Proudhon (cette vieille salope) ou à Bakounine. L’idéologie est morte pour les révolutionnaires, sinon c’est la révolution qui n’est qu’une lettre morte Contrairement à ce que certains pensent, la lutte des classes est le sens pratique de la révolution, il s’agit de définir un combat avec une prise de conscience, d’où la finalité est déterminée par les désirs de l’individu. Il est à ce sujet, très caractéristique que quelques vieux cons ont cru bon de se marrer quand j’ai parlé de bonheur, où une prise de conscience commence ou une autre s’arrête ; ou par exemple le but d’une organisation est d’améliorer les conditions de l’esclavage et une autre où cette finalité n’est qu’un minimum. La lutte n’est pas la même, une comporte des concessions, l’autre est ridicule.

- 1. La lutte de classes ayant pour finalité le minimum illusoire de la liberté de l’homme
- 2. l’inaction et la réflexion continue sont doublement contre-révolutionnaires.

Préparons les prochaines rencontres sur un terrain identique, car c’est la cohérence objective qui amène à aborder l’essentiel, c’est-à-dire le sens même de la vie et non ses protocoles.

D’autre part, vous ne parlez pas du point des sociétés mères et filiales ? Est-ce abandonné ? Munich n’a pas reçu le compte rendu. Oubli ?

Mes contacts extérieurs à la réunion avec des membres d’ICO m’ont laissé entendre qu’un terrain commun est possible. J’attends. (29) »

Les retombées de la participation de Le Glou à la conférence internationale de l’été et ultérieurement à quelques réunions mensuelles permirent à l’IS, ainsi qu’il était indiqué dans la lettre précitée de l’IS à ICO, de se faire une certaine opinion sur ICO. D’où un texte sur ICO dans le n° 11 de l’IS paru à l’automne 1967, texte qui fut reproduit dans ICO n° 65 (novembre 1967), précédé des quelques lignes suivantes ;

« “Lire ICO.”

Dans le n° 11 (octobre 1967) de l’Internationale situationniste (BP 307-03 Paris) figure sous ce titre un article sur ICO. Nous en reproduisons ci-après l’essentiel ; il continue la discussion autour des thèmes abordés (ou plutôt pas abordés) à la rencontre internationale. Comme nous l’indiquions dans le précédent numéro d’ICO, il appartient à chaque camarade de dire ce qu’il pense.

“Lire ICO

Nous ne connaissons pas directement les camarades du Regroupement Inter Entreprises qui publient Information Correspondance Ouvrière (Adresse : Blachier, 13 bis rue Labois-Bouillon, Paris 19e), dont nous recommandons vivement la lecture pour la compréhension des luttes ouvrières actuelles (ICO a publié aussi d’intéressantes brochures sur Le Mouvement pour les conseils ouvriers en Allemagne, l’Espagne d’aujourd’hui, etc.). Nous avons beaucoup de points d’accord avec eux, et une opposition fondamentale : nous croyons à la nécessité de formuler une critique théorique précise de l’actuelle société d’exploitation. Nous estimons qu’une telle formulation théorique ne peut être produite que par une collectivité organisée ; et inversement nous pensons que toute liaison permanente organisée actuellement entre les travailleurs doit tendre à découvrir une base théorique générale de son action. Ce que La misère en milieu étudiant appelait le choix de l’inexistence, fait par ICO en ce domaine, ne signifie pas que nous pensons que les camarades d’ICO manquent d’idées, ou de connaissances théoriques, mais au contraire qu’en mettant volontairement entre parenthèses ces idées, qui sont diverses, ils perdent plus qu’ils ne gagnent en capacité d’unification (ce qui est finalement de la plus haute importance pratique). Ainsi, on peut dire qu’il existe jusqu’à présent une assez faible dose d’information et de correspondance entre les rédacteurs d’ICO et nous. Un étudiant qui rendait compte, dans leur bulletin n° 58, de la critique situationniste du milieu étudiant avait cru lire que tout ce que nous proposions “en fin de compte” pour dépasser le système universitaire, c’était d’y ramasser des bourses d’études.

Dans une lettre que publia leur numéro suivant, nous faisions remarquer que nous avions parlé plutôt du “pouvoir absolu des conseils ouvriers”, et qu’il y a là comme une nuance qui n’est pas indigne d’attention. Il nous semble aussi qu’ICO s’exagère la difficulté et le byzantinisme du vocabulaire de l’IS, conseillant de se munir d’un fort dictionnaire, et allant même une fois jusqu’à se donner la peine de publier sur deux colonnes des remarques, en style situationniste et leur traduction en style courant (nous n’avons pas compris avec certitude quelle colonne était la plus situationniste).

A propos d’une rencontre internationale de quelques groupes similaires de travailleurs d’Europe, organisée en juillet à Paris par ICO, on peut lire dans le bulletin préparatoire cette Lettre des camarades allemands :

“Il semble que nous enverrons tout au plus un seul observateur cette année, donc faites vos prévisions sans tenir compte de nos suggestions. Les camarades anglais (Solidarity) paraissent avoir des objections assez fortes à étendre la participation dans la direction que nous avions suggérée. Ils ne pensent pas seulement que la participation des situationnistes serait de peu d’intérêt, ce sur quoi, comme vous le savez, nous sommes d’accord ; mais aussi ils désapprouvent la participation de Heatwave, de Rebel Worker et des Provos. Bien qu’ils ne le disent pas explicitement, je présume que ceci indique qu’ils désapprouvent aussi que soient discutés des thèmes que nous considérons comme importants. Si je les comprends correctement, ils considèrent que de tels thèmes, comme : la psychologie de l’autoritarisme, c’est-à-dire de la personnalité autoritaire, intériorisation des normes et valeurs aliénées, oppression sexuelle, culture populaire, vie quotidienne, le spectacle, la nature marchande de notre société, ces trois derniers points dans le sens marxiste situationniste sont ou bien des questions “théoriques”, ou bien ne peuvent être “politiques”. Ils suggèrent plutôt que nous organisions une conférence distincte avec les groupes indiqués. Dans ces conditions, nous sentons que notre participation signifie pour nous plus une dépense d’argent qu’un réel intérêt. Car nous sommes à une étape du capitalisme où la fraction la plus éclairée de la classe dirigeante envisage sérieusement depuis quelque temps de remplacer l’appareil hiérarchique de la production par des formes plus démocratiques, c’est-à-dire une participation des travailleurs à la direction, naturellement à la condition qu’ils parviennent par un lavage de cerveaux à faire croire aux ouvriers qu’ils peuvent s’identifier aux dirigeants.”

C’est peut-être l’occasion de préciser quelques points. Ces groupements d’ouvriers avancés comportent, comme il est juste et nécessaire, un certain nombre d’intellectuels. Mais ce qui est moins juste et nécessaire, c’est que de tels intellectuels - dans l’absence d’un accord théorique et pratique précis qui seul les contrôlerait - peuvent être là, avec leur genre de vie tout différent qui reste incritiqué, et leurs propres idées plus ou moins contradictoires ou téléphonées d’ailleurs, comme les informateurs des ouvriers ; et d’autant plus aisément au nom d’une exigence puriste de l’autonomie ouvrière absolue et sans idées. On a Rubel, on a Mattick, etc., et chacun a son dada. Si cent mille ouvriers en armes envoyaient ainsi leurs délégués, ce serait très bien. Mais en fait ce prototype du système des conseils doit reconnaître qu’il est ici dans un stade tout différent : devant des tâches d’avant-garde (concept qu’il faut cesser de vouloir exorciser en l’identifiant dans l’absolu à la conception léniniste du parti “d’avant-garde” représentatif et dirigeant). C’est la méfiance envers la théorie qui s’exprime dans l’horreur que suscitent les situationnistes, moins forte qu’à la Fédération anarchiste, mais bien sensible, même chez ces camarades allemands plus tournés vers les questions modernes. Plus ils les voient agitées avec une inconsistance théorique rassurante, plus ils sont contents : ainsi ils préfèrent encore des provos, ou l’anarcho-surréalisme des Américains de Rebel Worker, plutôt que les situationnistes “de peu d’intérêt”. S’ils préfèrent aussi la revue anglaise Heatwave, c’est parce qu’ils n’ont pas encore remarqué qu’elle s’était ralliée à l’IS. Cette discrimination est d’autant plus curieuse qu’ils demandaient explicitement à discuter de certaines thèses de l’IS. On peut préciser encore mieux : les Anglais du groupe Solidarity, qui exigeraient ce boycott des situationnistes, sont en majorité des ouvriers révolutionnaires très combatifs. Nous ne serons démentis par personne en affirmant que leurs shop-stewards n’ont pas encore lu l’IS, et surtout pas en français. Mais ils ont un idéologue-écran, leur spécialiste de la non-autorité, le Docteur C. Pallis (30), homme cultivé qui connaît cela depuis des années, et a pu leur garantir l’inintérêt absolu de la chose : son activité en Angleterre était, tout au contraire, de leur traduire et commenter les textes de Cardan, principal penseur de la débâcle de Socialisme ou Barbarie en France. Pallis sait bien que nous avons depuis longtemps peint l’évidente course au néant révolutionnaire de Cardan, gagné à toutes les modes universitaires et finissant par abandonner toute distinction avec la quelconque sociologie régnante. Mais Pallis faisait parvenir en Angleterre la pensée de Cardan, comme la lumière des étoiles éteintes, en choisissant surtout des textes moins décomposés, écrits des années plus tôt ; et en cachant le mouvement. On comprend qu’il préfère éviter ce genre de rencontre.

D’ailleurs la discussion là-dessus, que nous ignorions, était hors de propos, car nous n’aurions certainement pas jugé utile de figurer dans les dialogues de sourds d’un rassemblement qui, à ce stade, n’est pas mûr pour une communication réelle. Les ouvriers révolutionnaires, si nous ne nous trompons pas, iront eux-mêmes vers ces problèmes, et devront trouver eux-mêmes comment s’en saisir. A ce moment nous verrons ce que nous pouvons faire avec eux. Contrairement aux vieux micro-partis qui ne cessent d’aller chercher des ouvriers, dans le but heureusement devenu illusoire d’en disposer, nous attendrons que les ouvriers soient amenés par leur propre lutte réelle à venir jusqu’à nous ; et alors nous nous placerons à leur disposition. »

(Internationale situationniste, n° 11, octobre 1967.)

Ce texte de la revue Internationale situationniste, par-delà les polémiques sur tel ou tel groupe ou tel ou tel individu, comportait deux points essentiels :

- l’un traitait des positions théoriques dans ces termes : « Nous avons beaucoup de points d’accord avec eux, et une opposition fondamentale : nous croyons à la nécessité de formuler une critique théorique précise de l’actuelle société d’exploitation. Nous estimons qu’une telle formulation théorique ne peut être produite que par une collectivité organisée ; et inversement nous pensons que toute liaison permanente organisée actuellement entre les travailleurs doit tendre à découvrir une base théorique générale de son action. » Il y avait là, clairement formulée, l’opposition entre ICO et l’IS. L’IS se voulait porteur d’une théorie qui devait fare l’objet d’une propagande pour rassembler les travailleurs. ICO pensait que cette théorie, en tant que théorie globale, se dégagerait de l’action ouvrière et ne pouvait faire l’objet d’une propagande, et encore moins être le ciment d’une action de classe puisque qu’on y considérait que c’était la cohérence de cette action de classe qui dégageait la théorie ;

- l’autre évoquait l’action d’une avant-garde : « Mais en fait ce prototype du système des conseils doit reconnaître qu’il est ici dans un stade tout différent : devant des tâches d’avant-garde (concept qu’il faut cesser de vouloir exorciser en l’identifiant dans l’absolu à la conception léniniste du parti “d’avant-garde” représentatif et dirigeant). » Mais ces propos sur la théorie et sur l’avant-garde était tempérés, ce qui les rendait quelque peu confus, par la conclusion précisant que « les ouvriers révolutionnaires, si nous ne nous trompons pas, iront eux-mêmes vers ces problèmes, et devront trouver eux mêmes comment s’en saisir » et que « nous attendrons que les ouvriers soient amenés par leur propre lutte réelle à venir jusqu’à nous ; et alors nous nous placerons à leur disposition ».

L’ambiguïté ne levait pas les préventions que l’attitude des « observateurs » et les pratiques connues de jugements à l’emporte-pièce et d’exclusion infamantes pouvaient valoir à l’IS, entravant les relations qui s’esquissaient ainsi. Ce n’était pas l’« horreur » envers les situationnistes relevée par le texte de l’IS, mais la méfiance existait, bien réelle, pas tant pour les théories situationnistes que pour ceux qui tentaient de les imposer.

DES RÉACTIONS À « LIRE ICO » QUI N’EURENT GUÈRE DE SUITES IMMÉDIATES

Dans le n° 65 d’ICO (novembre 1967, p. 23) ce premier texte de l’IS sur ICO était suivi (p. 27), sous la mention « D’un camarade de Paris, à propos des situationnistes », d’un bref écrit qui, si ma mémoire est fidèle, aurait été rédigé par un des jeunes venus récemment à ICO (par hasard, cette réponse cohabitait avec les observations de Le Glou que nous venons de citer). Elle était faite à la première personne et n’avait pas été discutée lors d’une réunion :

« Je pense que
- 1. il serait enrichissant de confronter nos “positions théoriques assez précises” même avec le mauvais côté idéologique (hermétisme, utopisme, bolchévisme feutré de certaines de leurs positions) en dehors des réunions mensuelles consacrées avec juste raison à la vie des entreprises.
- 2. dire que nous pouvons attendre deux ou trois siècles que chaque ouvrier devienne K. Marx est à la fois bouffon et mystificateur. La plupart des ouvriers ne théoriseront (et pas dans le sens actuel du mot) qu’une fois qu’ils auront pris la gestion totale de la société en mains. S’engager dans un cercle vicieux : pas de véritable révolution sans ouvriers théoriciens et ouvriers véritablement théoriciens (mais le pourront-ils) après la révolution, c’est refuser de poser le problème :
- 1) en luttant chaque jour dans son lieu de travail et ailleurs contre la société dominante et ses armes
- 2) ne pas avoir le subjectivisme de n’envisager que l’aspect théorique dans la réalité en marche : la conscience révolutionnaire est conditionnée par une pratique révolutionnaire dans une situation explosive ou une crise générale de la société (voir la révolution hongroise et les contacts fructueux ouvriers-étudiants, les grèves sauvages en Angleterre, la révolte des Noirs...) Evidemment dans l’exacte mesure où l’existence sociale détermine le mode d’appréhension de la réalité jaillit la différence des conceptions. »

Cette lettre entraîna la réponse suivante de l’IS (31) :

A ICO, 26 décembre 1967

Chers camarades,

Pour continuer les clarifications préalables à une discussion éventuelle, nous répondrons au camarade de Paris qui a écrit page 27 de votre numéro 65 :

Libre à lui de nous trouver utopiques et hermétiques. On est toujours l’utopiste de quelqu’un. Et il nous faut bien dire que, dans notre cas, il est loin d’être seul à exprimer cet avis. Mais quant au “bolchévisme feutré” de certaines de nos positions, on s’en défend hautement : il sera bon, pour commencer, de nous préciser ce reproche pour des positions déterminées. On y répondra de notre mieux. Pour le reste : nous ne séparons évidemment pas théorie et pratique (cette position est aussi étrangère à “notre théorie” qu’à la vie pratique). Nous ne donnons pas une place à part, et supérieure, à la théorie. C’est-à-dire que nous sommes plus d’accord qu’il ne le pense avec son troisième point.

C’est justement parce que ce camarade néglige cet aspect voyant du problème qu’il en vient à donner une interprétation réellement assez “bouffonne et mystificatrice” de notre lettre publiée dans le précédent numéro d’ICO.

Nous n’avons pas dit que chaque ouvrier doit “devenir Karl Marx” (ce qui d’ailleurs n’est un but pour personne, puisque le travail théorique précis qui se rapporte à ce nom a déjà été fait en son temps). Et surtout pas qu’on doive “attendre” un tel résultat trois ans, ou trois siècles, avant que des luttes commencent.

Une telle caricature est précisément, à notre sens, anti-théorique, dans la mesure où elle néglige des évidences historiques qui devraient être tenues pour amplement démontrées. Bien sûr, c’est en prenant en main “la gestion totale de la société” que la majorité des travailleurs peuvent devenir “théoriciens”, et pas dans le sens actuel du mot, heureusement !

Ce camarade n’a donc pas vu que notre lettre suggérait, tout au contraire, que ceux des travailleurs qui sont, dès maintenant, en meilleure position que d’autres pour comprendre leurs buts et leur propre action devraient, au moins, commencer à être aussi théoriciens. D’ailleurs, en fait, ils le sont. On les presse seulement de l’être avec plus de conséquence.

Jamais nous n’avons laissé croire (lire la revue IS) que nous n’envisageons “que l’aspect théorique” dans la réalité en marche, ou que nous méprisons des luttes quotidiennes. Et si rien ne vaut le moment révolutionnaire pour la prise de conscience oui, d’accord, pourquoi accepterait-on de faire, entre ces rares moments révolutionnaires, comme s’ils n’avaient pas existés ? C’est une échappatoire de renvoyer “les différences de conception” entre nous, inexactement présentées, à une causalité mécanique dans une différence fondamentale de “l’existence sociale”. On ne sait pas très bien quelle “existence sociale” autonome et privilégiée ce camarade imagine pour les situationnistes. Mais dans la mesure où nos conceptions ne sont pas ce qu’il dit, il n’est pas très étonnant que leurs supposées causes suffisantes soient elles-mêmes entachées d’imaginaire. Comme nous ne voulons pas abuser de vos pages, où vous avez certainement à publier des choses plus importantes que la poursuite de cette discussion, il serait bien suffisant de transmettre cette lettre au camarade intéressé.

Debord, Khayati, Vienet »

On ne sait pas trop pourquoi cette dernière lettre de l’IS ne fut pas publiée dans ICO (ce qui n’était pas habituel). On peut supposer, parmi les explications possibles de ce silence, tout comme du fait qu’il ne semble pas y avoir eu de réponse, que les remous divers qui vont agiter ICO fin 1967-début 1968 ne furent pas étrangers à ces lacunes inhabituelles. Elle ne procédaient nullement d’un refus de poursuivre la discussion. Le petit noyau de jeunes était très critiques des préoccupations habituelles d’ICO, soulevant même des attaques personnalisées qui n’étaient pas sans rappeler le comportement des situationnistes. Ces débats, trop longs pour être mentionnés dans ce cadre strict des relations entre ICO et l’IS, posaient en fait des questions similaires sans qu’on puisse dire, à ce moment, si ces jeunes avaient eu des contacts avec l’IS ou se référaient à ses écrits. La dernière ligne du commentaire de Le Glou déclarant « Mes contacts extérieurs avec des membres d’ICO m’ont laissé entendre qu’un terrain commun est possible » permettent de penser que de tels contacts avaient été pris. Toujours est-il que ce groupe de jeunes abandonna ICO en décembre 1967, mettant ainsi un terme à un débat qui relevait du dialogue de sourds.

L’article « Lire ICO » de l’IS n’avait pas bien sûr laissé indifférents les participants d’ICO. Mais il n’en était pas de même des lecteurs éventuels. Quelques rares lettres parvinrent à ICO se réclamant de la publicité donnée à ICO par l’IS ; on peut supposer que les lecteurs habituels de cette revue ne voyaient guère d’intérêt dans l’activité d’un groupe de travailleurs et le report de leur quotidien. Parmi ce courrier vint une copie d’une lettre adressée à l’IS par le groupe de Munich qui avait refusé de participer à la rencontre de juillet suite à l’ostracisme du groupe anglais Solidarity sur tout ce qui pouvait se référer aux situationnistes. La publier reste sans intérêt car elle n’apportait rien au présent débat, étant un plaidoyer pro domo de ce groupe qui protestait de la sincérité de ses positions situationnistes. Elle ne fut pas publiée dans le bulletin ICO et on doit ajouter qu’il n’y eut plus de contacts avec ce groupe allemand dont nous ignorons même le destin ultérieur (32).

Les débats que nous venons d’évoquer servirent de prétexte à l’IS pour lancer, toujours par personne ou groupe interposés, sa grande offensive sur ICO ; peut-être ses protagonistes jugeaient-ils, par les débats en cours notamment avec le groupe de jeunes, peut-être par des contacts avec ces derniers que nous ignorons, que le fruit était mûr pour provoquer « l’épreuve de vérité » dans ICO.

APRÈS L’INTERNATIONALE ANARCHISTE, LES ENRAGÉS DE NANTERRE.

QUEL ÉTAIT LE BUT DE l’IS ?

En février-mars 1968, les médias commencèrent à parler des milieux étudiants. Pas tant dans la foulée de l’affaire de Strasbourg que dans ce qui alimentait aussi ces milieux, poussés par les groupes trotskistes et maoïstes de même que par les organisations étudiantes du Parti communiste français, travaillés par la « Révolution culturelle » en Chine. Tout cet ensemble, dans la persistance des campagnes anti-américaines du PCF, se retrouvait pour donner vie à toute une série de propagandes et de manifestations contre l’intervention américaine au Viêtnam : les comités Viêtnam étaient particulièrement actifs dans les universités et y trouvaient aisément des troupes. Ce n’était pas vraiment un hasard. Ce n’est qu’après Mai-68 et dans la recherche des « causes » de ce qui avait ainsi secoué la France et fasciné le monde, que l’on se remémora l’arrivée dans l’enseignement supérieur des légions de jeunes du baby-boom de l’immédiat après-guerre. Ceux-ci étaient aussi poussés vers ces études par la réforme de l’enseignement secondaire, qui avait facilité leur venue dans le second cycle du secondaire et le baccalauréat, clé d’entrée dans le supérieur. On se remémora encore, après coup, que ces jeunes, enfants des « trente glorieuses » du redressement du capital en France, cherchaient autre chose qu’une réussite sociale dans une société prospère.

L’imprévision des planificateurs de la politique faisait, d’une part que les installations universitaires ne répondaient guère à cet afflux, d’autre part que les mentalités de la hiérarchie universitaire ne répondaient pas aux aspirations de cette nouvelle génération. Ce n’est pas non plus un hasard si, indépendamment de toute considération politique, cette impréparation se polarisa à la faculté de Nanterre, dans la banlieue ouest de Paris. Le site était encore en construction sur un terrain vague occupé en partie par un bidonville et des règlements stricts notamment dans les foyers ne correspondaient plus à l’évolution des mœurs. C’est dans ce vivier en partie politisé autour des manifestations contre la guerre du Viêtnam, en partie révolté par les conditions de leur vie étudiante qu’allait se développer ce courant plus ou moins protéiforme qui prendra le nom de Mouvement du 22-Mars. Ce mouvement comportera une marge radicale, les Enragés, fortement influencée par les situationnistes (33).

ICO ne comptait pas du tout d’étudiants parmi ses participants. Mais le mouvement qui se développait alors, notamment à Nanterre, ne nous laissait pas indifférents. Certains d’entre nous, des travailleurs, étaient aussi membres du groupe anarchiste Noir et Rouge, qui comptait dans ses rangs des étudiants de Nanterre, dont Daniel Cohn-Bendit et Jean-Pierre Duteuil. Il paraissait dès lors normal que, par ce canal des copains d’ICO membres de Noir et Rouge, quelques-uns de Nanterre fussent conviés à une réunion d’ICO pour expliquer en quoi consistait leur mouvement. C’est de qui fut fait le 23 mars 1968. Un résumé de leurs positions, rédigé par l’un d’entre eux, fut publié, avec le compte rendu de la réunion (ICO, n° 70, avril 1968, p. 17) dans les termes suivants :

« LES MOUVEMENTS ÉTUDIANTS

Ce qui suit ne prétend pas donner une vue complète et critique des mouvements étudiants. Peut-être un camarade essaiera-t-il de dire ce qu’ils représentent réellement dans la société capitaliste moderne. Quelques informations données par des camarades étudiants lors de la dernière réunion d’ICO sur des faits récents :

NANTERRE, vendredi 22 avril : un mouvement s’est développé spontanément contre l’Unef pour protester contre l’arrestation de membres du comité Viet-Nam. Les bâtiments administratifs furent envahis, certains ayant l’espoir d’y casser tout ; mais ce fut stabilisé par des ténors trotskistes et anarchistes : “Pas de sabotage.” On se retrouva 150 dans la grande salle de réunion des profs, tous membres de groupuscules - aucun flic ne parut. Comme on avait besoin de verres, on voulut piquer ceux de cette salle servant aux libations professorales. Un membre du syndicat des résidents nous a dénoncés et les ténors sus-visés nous traitèrent de voleurs, de vandales, etc. Leur but paraît seulement de faire une mini-Unef dont ils auraient la direction. Il y avait même deux représentants de l’administration dans cette “occupation” pacifique et nous nous sommes faits injurier parce que nous avions demandé la sortie de ces deux vieux croûtons.

NANTES : il y a eu une action dans le même genre que celle de Strasbourg l’an passé : le bureau de planning familial et de psycho a été dissous. Mais à côté de ça, tous sont très contents d’avoir pris des contacts avec la Fédération de l’Education nationale (FEN) et FO de Nantes et notamment de dialoguer avec Hébert. Tous se sont retrouvés (50 FO, 100 Unef et 15 CGT) dans une réunion de défense de la laïcité boycottée par la CGT (34).

Ce qui est intéressant, c’est que derrière ces errements bureaucratiques circulent des textes valables dénonçant la signification des études de psychologie et de sociologie. De plus à Nanterre, si quelque chose doit être fait, c’est maintenant : quand tout sera terminé, ce sera une sorte de camp de concentration, tout y est calculé pour un conditionnement parfait et éviter que des rassemblements puissent y avoir une efficacité quelconque (station du métro à 1 km, caserne de gardes républicains à proximité)....

La publication de cette note déclencha l’ire des Enragés qui, dès la parution d’ICO n° 70 envoyèrent ce « prière d’insérer » :

« Correctif à ICO n° 70, avril 1968, sur “Les mouvements étudiants”.

Camarades,

Nous nous étonnons de l’interprétation faite dans le dernier ICO des propos tenus par un de nos camarades sur l’état des mouvements étudiants à Nanterre et Nantes. Nous sommes précisément de ceux qui veulent prendre leurs désirs pour la réalité ; cela tient à la réalité de nos désirs. En tous cas, nous ne voulons en aucun cas faire prendre les vessies pour des lanternes.

Précisons donc quant aux faits que, contrairement à ce qui est rapporté dans le dernier n° d’ICO :

- à Nanterre : le Mouvement du 22-Mars ne s’est nullement développé contre l’Unef (composé qu’il était de toute la racaille militante des groupuscules trotskystes et “anarchiste” qui s’accommodent fort bien de l’Unef) mais parallèlement.

Le groupe des Enragés était de ceux, très minoritaires, qui avaient l’intention de “casser tout” comme vous dites. Le vandalisme de cette minorité se traduisait par la volonté de s’emparer des dossiers, accessoirement de s’équiper en verres. Surtout, les Enragés avaient exigé préalablement la sortie des représentants de l’administration universitaire et des staliniens, à quoi il fut répondu par un “anarchiste” du groupe de Nanterre (Hydre de Lerne - FA bis) que “les staliniens qui sont là ce soir ne sont plus des staliniens”. Cohn-Bendit, un autre “anarchiste” qui s’est taillé une manière de réputation depuis qu’il s’est excusé d’avoir insulté le ministre Missoffe, et qui risque fort de devenir le leader du mouvement en formation, prétendit quant à lui disserter sur le vol, déclarant notamment que lui-même n’avait “rien contre”, mais que “dans certaines circonstances (celles-là par exemple) le vol cessait d’être un acte politique pour devenir du sabotage et de la provocation”. Sans doute est-il de ceux qui nous ont compris le mieux : s’il ne s’agissait nullement pour nous de saboter ce mouvement étudiant, en retour c’était bien de provocation qu’il s’agissait.

De toute façon nous jugeâmes bon de nous retirer de cette ennuyeuse et compromettante farce, non sans avoir exclu 5 individus qui refusèrent en la circonstance de “se couper des masses”.

- A Nantes : il ne s’agit aucunement d’une action “dans le même genre que celle de Strasbourg l’an passé” ; les quelques dissolutions d’organismes officiels (BAPU, Planning familial) n’étant en fait que le vernis extrémiste dont ne manqueront plus de se couvrir tous les mouvements étudiants à prétentions radicales de l’avenir. Quant aux textes qui circulent de façon autonome, ils ne sont pas “valables” mais très faibles ; leurs partis pris essentiels restent pourtant intéressants et non-négligeables. Les petits chefs anarcho-syndicalistes de l’Unef locale n’y peuvent rien. Ils n’y sont pas non plus pour grand-chose.

Nous vous faisons part en outre de notre tristesse à vous voir qualifier d’étudiant le camarade présent à votre dernière réunion. Etant bien entendu pour tout le monde que les étudiants sont des cons et qu’ils ne sauraient rien être d’autre que fascistes patriotes ou staliniens, on nous fera au moins confiance sur ce point : nous ne sommes pas des étudiants. Cela nous dispensera aussi d’une trop longue mise au point quant à la paternité du mouvement de Nanterre qui nous est attribuée par la grande presse. Pour ce qui est du chapeau de l’article, une réponse à la question de savoir ce que “représentent réellement dans la société capitaliste moderne” les mouvements étudiants sera donnée dans une brochure actuellement en préparation à paraître courant mai : “À NANTERRE COMME AILLEURS LES ENRAGÉS VOUS EMMERDENT.”

Nous vous montrons les dents ;

Paris 12-13 avril 1968, LES ENRAGÉS

Cette « Prière d’insérer » fut lue à la réunion d’ICO du 20 avril 1968. Normalement, comme pour toute correspondance qui semblait en valoir la peine, elle aurait dû figurer dans la « Correspondance » du n° 71 d’ICO de mai 1968, publié dans le week-end du 11 mai. Mais, après la réunion -qui se tenait toujours un samedi - du 20 avril , Christian Lagant, du groupe Noir et Rouge, un des piliers d’ICO, s’était opposé à cette publication dans une lettre qu’il m’avait adressée :

« J’aurais dû t’en parler hier, mais j’avoue ne pas avoir réalisé sur le moment. Et puis, la chaleur et la fatigue aidant (si j’ose dire)...Oui, c’est à propos du pathos des “Enragés”. Je voudrai, savoir si on publie ces trucs (c’est-à-dire ce qui a été lu avec la signature...) dans ICO. Ou j’ai mal compris, ou j’étais dans la lune ou fortement “affaibli”, mais je croyais qu’on lisait cela à titre de documentation... C’est en repensant à tout cela dans la solitude et le calme que je crois me souvenir qu’il était question d’imprimer ces textes dans ICO. Si oui, je suis au regret de m’opposer fortement à une telle parution. En effet, je crois me souvenir que le groupe de Nanterre, membre de l’Hydre de Lerne, ainsi que Dany (pas nommément pour lui, mais enfin) sont désignés par nos Enragés.

Or par précaution anti-flicarde élémentaire, nous ne parlons pas de ces événements dans Noir et Rouge (et pourtant on est très bien placés si on voulait faire”mousser”) car trop de copains sont impliqués, de toute manière, nous ne saurions en parler avec les précisions objectivement (comme dit l’autre) données par les Enragés. Si nous passons ça dans ICO je trouve que cela sera grave, très grave. Je sais, j’aurais dû réagir avant... mais tous ces Rogers, les Enrogers, tous ces gens qui se téléguident et font des astuces, c’est très fatigant, hein ? Aussi, sans exiger autoritairement le retrait des trucs enragesques (je n’en ai pas le “pouvoir” seul) je demande qu’il soit au moins sursis à leur parution. Que celle-ci soit rediscutée à une prochaine réunion d’ICO. Cela, c’était l’argument majeur qui me semble tout de même grave. J’insiste peu sur les autres côtés : polémique facile (tout le monde règle ses comptes, alors dans ICO ?) surtout que lesdits enragés ont déjà donné un compte rendu auquel il faudra au moins répondre...De plus, si on se met à passer tous les papiers des Enragés, et signés... Pourquoi ne pas passer les papiers de Noir et Rouge, etc. ? Je crois que ces gens n’ont pas fini de nous emmerder comme je te l’avais dit mercredi... (fin illisible) (35).

PS : Comme mal écrit à la fin, je te le redemande, amène lesdits pathos mercredi, je voudrais les relire. »

Le n° 70 d’ICO, publié le 11 mai 1968, faisait mention de ce développement dans les termes suivants :

« Mise au point sur les mouvements étudiants

Un membre du groupe des “Enragés” (voir ci-dessus) qui avait exposé quelques faits et son point de vue sur les mouvements de Nanterre et de Nantes a jugé que la transcription de ses paroles dans le dernier bulletin ne correspondait pas à ses propos. Ce groupe nous a adressé une “Prière d’insérer” contenant moins une relation des faits qu’une apologie de leur activité présente et future en milieu étudiant. Un autre groupe d’étudiants (qui ne renient pas leur qualité d’étudiants) a proposé, toujours à la suite du même article d’ICO, d’envoyer sa propre mise au point.

Après la réunion et sachant fort bien que cette situation déclencherait diverses accusations, des camarades ont demandé par lettre à ce que la publication de ces textes soit différée et discutée au cours de la prochaine réunion d’ICO ; ces camarades donnent deux motifs à leur demande :
- mise en cause sous leur nom personnel d’étudiants dans la “Prière d’insérer »
- accaparement publicitaire des pages d’ICO par des débats entre groupes extérieurs à ICO.

ICO n’en avait pas fini avec ce groupe des Enragés. Le compte rendu de la réunion du 20 avril apporte quelques précisions complémentaires sur ce qu’on peut appeler l’offensive des situs sur ICO via les Enragés, surfant sur la polémique autour du mouvement étudiant :

« 34 présents - le nombre élevé de participants ne doit pas faire illusion. Il vient du subit intérêt pour les réunions d’ICO d’un groupe de six ou sept jeunes camarades qui s’intitulent “Les Enragés”et qui, bien que vomissant avec véhémence la qualité d’étudiant, ont fait parler d’eux jusqu’à présent surtout dans les enceintes des facultés. Ils pensent, comme d’autres avant eux, avoir découvert des contradictions entre les positions des camarades d’ICO et de la pagaille dans les discussions (pagaille provoquée pensent-ils par leurs judicieuses observations). Or ce sont des faits que personne n’a jamais tenté de dissimuler à ICO ; cette situation est pour nous le reflet de celle des travailleurs dans le monde capitaliste et notamment dans celle que la plupart d’entre nous vivent dans les entreprises où ils travaillent. Ce n’est ni la première fois ni la dernière que des camarades au nom d’une “efficacité” au service d’une “Cause” voudront prétendre nous faire définir une “fonction” et un “rôle” alors que nous cherchons des informations, des explications, des confrontations de nos expériences de travailleurs. Ce n’est ni la première fois, ni la dernière que ces mêmes camarades nous déchireront à belles dents parce que nous n’aurons pas accepté d’être les militants d’une ancienne ou d’une nouvelle idéologie. »

Le même bulletin faisant cette mise au point annonçait également une réunion spéciale prévue depuis longtemps devant discuter de l’organisation du « travail d’ICO » pour le 4 mai suivant. Une telle réunion était devenue nécessaire en raison de l’accroissement tout relatif des participants à ICO dans l’année précédente. A posteriori, on peut considérer que ce regain d’intérêt pour ICO était un signe prémonitoire de l’explosion de Mai-68. Mais personne, à ce moment-là, ne faisait une telle analyse. Toujours est-il qu’il devenait urgent de faire ce travail car on ne pouvait continuer à fonctionner à 25-30 comme on pouvait le faire à 10 au début d’ICO, dix ans auparavant.

Cette “ réorganisation » du travail n’était pas seulement une question matérielle et pratique car toute forme de fonctionnement met en jeu des considérations de principes, politiques en l’occurrence. C’est en ce sens que la participation des Enragés pouvait se comprendre et il était évident qu’ils saisiraient cette opportunité pour tenter de mettre à nu les divergences qu’ils pouvaient avoir avec ICO, dans la ligne des critiques des situationnistes, et qu’il supposaient devoir également exister au sein des autres participants à ICO. Avec quelque raison valable, car ils ignoraient que le groupe de jeunes, dont les critiques d’ICO allaient dans leur sens et sur lesquels ils pensaient compter dans une intervention à cette réunion, avaient à ce moment cessé toute participation à ICO.

LES « SORTANTS » AVAIENT-ILS JAMAIS EU L’INTENTION D’ENTRER ?

LA RÉUNION DU 4 MAI 1968

Il n’était pas dans les principes ni dans la pratique d’ICO d’exclure quiconque ni d’interdire à qui que ce soit de participer aux réunions et même au travail d’élaboration et de discussion. Un projet, diffusé quelques jours avant le 4 mai à tous les participants habituels, fut présenté pour cette réunion sur le travail d’ICO. Il proposait, étant donné l’incompatibilité entre les nouveaux venus - étudiants pour la plupart - et la vieille garde, de créer deux sections d’ICO qui assureraient alternativement la rédaction du bulletin. Il n’était rien dit de concret sur les réunions mensuelles ni sur les modalités pratiques de cette nouvelle formule, qui pouvaient être élaborées lors de la discussion. Dans l’esprit de ceux qui les avançaient, la réunion spéciale devait permettre de clarifier la situation et peut-être de la dépasser, et avant tout de tester les intentions réelles des « contestataires ». Ce n’était nullement une manœuvre, contrairement à ce que pensèrent les « nouveaux venus » : après tout, l’hydre à deux têtes pouvait vivre dans une fructueuse confrontation. Mais ce n’était manifestement pas le but de leur intrusion.

D’emblée ce fut l’affrontement et, devant le dialogue impossible, la majorité (essentiellement la vieille garde) se rallia à une proposition d’entériner les propositions de collaboration alternative en tenant deux réunions distinctes dans deux salles distinctes. Si les « contestataires » refusaient de sortir, alors les « majoritaires » sortiraient pour se réunir séparément, laissant la salle aux « enragés-situs ». Il ne fut jamais établi de compte rendu de cette réunion, on devrait dire de non-réunion, car tout allait être balayé le samedi suivant, qui marque le début de Mai-68 et la nuit de la rue Gay-Lussac (36).Ce qui est sûr, et ces événements furent trop marqués pour que ma mémoire soit défaillante, c’est que lesdits « enragés-situationnistes » se levèrent comme un seul homme, et sortirent de la salle avec à leur tête René Riesel qui prononça sur le pas de la porte cette mémorable parole ; « Ça vous retombera sur la gueule ! » Quelques jours plus tard cette menace prit la forme d’une missive signée de Le Glou et Riesel :

COMMENT ICO INTERDIT UNE DISCUSSION DONC SE RENIE ET N’A PLUS QU’À DISPARAÎTRE PAR LA FAUTE DE SES JEAN-FOUTRES DE DIRIGEANTS (CAR IL EN AVAIT !)

Les camarades d’ICO doivent maintenant savoir que le Pouvoir qui organise leurs discussions est celui qui contrôle leur ronéo (peut-être parce que personne d’autre n’a voulu s’en occuper ?). Le Pouvoir se reconnaît facilement partout, par sa capacité de sélectionner les questions qui seront posées et de fixer les termes d’un référendum. Par la proposition de Simon dans la circulaire du 27 avril, il n’est laissé qu’un seul choix aux camarades qui viendront à la réunion du 4 mai, et il veut que ce choix soit fait immédiatement, avant toute discussion :
- ou bien on approuve la conservation intégrale de ce qu’ICO était jusqu’ici (on ne sait toujours pas quoi) et alors on doit discuter uniquement de l’organisation des tâches matérielles : c’est bien comme ailleurs, la finalité de la production ne doit pas être discutée.
- ou bien on doit s’en aller si on veut parler d’un peu plus. Et alors ICO - maintenant - vous calomnie d’avance, en vous accusant d’être des idéologues ou de vouloir une conscience éthique. Nous ne sommes pas des idéologues, et nous crachons sur votre idéologie sournoise. Nous méprisons aussi bien toute préoccupation éthique (par exemple, celles de votre Rubel) (37), que votre économisme mécaniste. Nous sommes pour la théorie, pour la lutte, pour la vérité, pour le moins autant que vos chefs sont contre la théorie, contre la lutte, contre la vérité. Leur proposition du 27 avril vient de vous donner leur mesure.

Ceux qui accepteront un tel étouffement de la discussion mériteront ces chefs, et mériteront par là-même d’avoir toujours des chefs. Ce qui est en jeu n’est pas le contenu, supposé bizarre, de nos propositions ; c’est un principe, le seul qu’ICO avait affiché. La nébuleuse démocratie inutilisée d’ICO a donc révélé sa réalité devant la première modeste question qui a surgi. ICO se condamne, et ne croyez pas que cela restera ignoré.

Paris, le 4 mai 1968.

Jacques Le Glou ; René Riesel.

Le reste de la réunion de travail sur « le travail » se perd tant dans la mémoire que dans la grande tourmente qui venait mais que personne, pas même les situs et leurs épigones, n’avait prévu.

Le numéro 71 d’ICO paraîtra en plein début de Mai-68 : in extremis, un bref texte fut ajouté, sous le titre « Les étudiants et le pouvoir », qui se référait explicitement aux affrontements de la nuit du 10 au 11 mai à Paris. Il soulignait que la violente répression de cette bataille de rue entre flics et étudiants n’avait pas provoqué de réaction ouvrière immédiate de solidarité. Cette réaction fut décalée mais « organisée » avec la manifestation conjointe des syndicats ouvriers et étudiants du lundi 13 mai (38). Son effet indirect fut l’abandon de l’occupation de la Sorbonne par les flics et sa réoccupation par les étudiants, et l’occupation des autres facultés de Paris et de province. Il n’est pas dans notre projet de retracer la genèse de tous ces événements mais de revenir sur l’objet de ce travail : les rapports d’ICO et de l’Internationale situationniste.

D’une certaine façon, la réunion du 4 mai et la « sortie » des « enragés-situs » marque la fin des relations ICO-IS.

Mais, comme le présageait Riesel, les suites se retrouvent dans les écrits des situationnistes. Les participants d’ICO, pris dans la tourmente de la grève générale et des occupations, militaient et luttaient sur leur lieux de travail, manifestaient et n’avaient plus guère de contacts avec les étudiants. Ils avaient brusquement d’autres intérêts : lutter comme ils ne l’avaient jamais fait - et nous tentions tant bien que mal de garder les contacts entre eux, ce qui n’étaient pas facile. Les débats avec les situationnistes et les Enragés prenaient alors une importance bien mineure et toute relative, et finalement tomba dans l’oubli. La fin de l’histoire et cette réunion du 4 mai ne furent jamais, et pour cause, publiés ni dans ICO, ni ailleurs.

C’est l’IS qui prit cette peine, dix-sept mois après ces affrontements, dans son n° 12 (qui fut aussi le dernier) de septembre 1969, avec un article de dénigrement « Qu’est-ce qui fait mentir ICO ? » (voir chapitre suivant), et avec un rappel du conflit ICO-IS dans un texte :

« Préliminaires sur les conseils et l’organisation conseilliste » (sous la signature du même Riesel, alors intégré dans l’IS) et aussi avec le livre de René Vienet Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations (39).

Une bonne partie des écrits postérieurs concernant l’IS, et ils sont légion, s’attachent plus à la lettre de ces derniers écrits et rarement aux divergences profondes qui étaient en cause. Une partie de ce travail vise à montrer que, par-delà les « querelles de boutiques », ces divergences mettaient en jeu des principes politiques qui sont encore valables aujourd’hui et restent toujours objets de débat. Avant de les aborder, il nous paraît quand même important de rectifier quelques faits qui, sous la plume des situationnistes, témoignent seulement que ces derniers ignoraient totalement comment ICO fonctionnait et ce qu’étaient les camarades regroupés dans ICO. Cela pourra paraître quelque peu fastidieux, mais nous l’estimons nécessaire.

QU’EST-CE QUI FAIT MENTIR L’IS ?

Les voies de l’IS et celles d’ICO, dans le grand chambardement de mai-juin 1968, divergent totalement. ICO, ne se prenant pas pour un groupe politique chargé d’une mission, ne pouvait agir en tentant de promouvoir un but au mouvement ; c’était ce que ses contempteurs appelaient son immobilisme, son refus d’intervention. Rien n’était pourtant plus faux. Chacun des participants à ICO - tous étaient, répétons-le, d’une manière ou d’une autre des travailleurs impliqués dans une unité de travail - œuvrait au sein de cette unité de travail pour tenter de pousser le plus loin possible les travailleurs, leurs camarades de travail, à décider par eux-mêmes de leur mouvement et de la suite à lui donner, sans préjuger des formes et des objectifs que ce mouvement pouvait prendre. C’était une tâche difficile qui pouvait se mener dans les entreprises, au sein ou en dehors des comités de grève, ou à l’extérieur des entreprises, dans les comités d’action ou dans la participation aux manifestations de masse.

Mis à part la réunion d’ICO du 25 mai qui, en raison de l’afflux des participants (plusieurs centaines, alors que les réunions habituelles ne mobilisaient que 20 à 25 personnes), dut se déplacer dans un amphithéâtre universitaire de Jussieu, il n’y eut pas de collectif ICO intervenant en tant que tel dans la grève ni de participation à des comités ouvriers-étudiants impulsés depuis les facs occupées par ces groupes politiques. Cela procédait d’une volonté délibérée : une coordination du mouvement devait venir de la base en lutte et non d’organismes se posant en quelque sorte en concurrent des syndicats qui, bien sûr, s’opposaient à toute forme de coordination qui n’émanaient pas d’eux. La lutte interne pour pousser à l’autonomie de la lutte était une tâche d’autant plus difficile que presque au début du mouvement quasi spontané d’extension du mouvement, les syndicats, quelque peu préparés, avaient délibérément mis la main sur les comités de grève. Non seulement ils bloquaient tout contact direct horizontal avec des « éléments de l’extérieur », y compris avec les entreprises en grève du même secteur ; mais encore ils pouvaient s’opposer à toute « action radicale » à l’intérieur même de l’entreprise en grève, veillant notamment à la « protection de l’outil de travail » par une surveillance étroite des supposés « éléments perturbateurs » pour prévenir toute tentative de sabotage ou même de remise en route autogestionnaire de la production (40).

Il suffit de lire les ouvrages que les situationnistes ont consacrés à leur action en Mai-68 pour savoir qu’ils s’étaient, faute de pouvoir contrôler les comités d’occupation des facs, érigés en Conseil pour le maintien des occupations (CMDO), qui, pour autant qu’il propageait par tracts la bonne parole autour du thème des conseils ouvriers, se comportait pourtant en véritable organisation quasi bolchevique, comme maints témoignages peuvent le confirmer.

Quelles qu’aient été les voies de cette intervention dans le mouvement étudiant et dans celui des travailleurs (qui, malgré quelques ponts fragiles, restèrent bien distincts), quels qu’aient été les efforts des uns et des autres pour le pousser vers une voie révolutionnaire, le mouvement de Mai connut la fin que chacun sait et ce n’est pas notre propos d’en discuter ici. Pour en revenir à « ICO et les situs », il faut croire que l’IS n’était pas spécialement bien informée sur l’activité des membres d’ICO pendant cette période, car on trouve dans l’ouvrage de Vienet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, ce coup de patte :

« D’autres tendances “conseillistes” - en ce sens qu’elles étaient pour les Conseils, mais sans vouloir en reconnaître la théorie et la vérité - se manifestèrent dans les bâtiments de l’annexe Censier de la Faculté des Lettres, où elles tinrent en commun, en tant que “Comité d’action travailleurs-étudiants”, une discussion quelque peu inactive, et qui ne pouvait guère progresser vers une clarification pratique [....].

Le groupe anti-syndical d’Informations Correspondance Ouvrières, qui n’allait pas jusqu’à être conseilliste, et qui n’était même pas sûr d’être un groupe, siégea cependant dans une salle à part. Indifférent à la situation, il y rabâcha le fatras habituel de son bulletin, et y rejoua son psychodrame obstructionniste : fallait-il s’en tenir à l’information pure pasteurisée de tout germe théorique, ou bien le choix de l’information n’était-il déjà pas inséparable de présuppositions théoriques dissimulées ? Plus généralement, le défaut de tous ces groupes, qui tiraient leur fière expérience du passé lointain des défaites ouvrières, et jamais des nouvelles conditions et du nouveau style de lutte qu’ils ignoraient par principe, ce fut de répéter leur idéologie habituelle, sur le même ton ennuyeux qu’ils avaient gardé pendant une ou deux décennies d’activité. Ils semblèrent n’avoir rien aperçu de nouveau dans le mouvement des occupations. Ils avaient déjà tout vu. Ils étaient blasés. Leur découragement savant n’attendait plus que la défaite pour en tirer les conséquences, comme des précédentes. La différence, c’est qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de prendre part aux précédents mouvements qu’ils analysaient  ; et qu’ils vivaient cette fois le moment qu’ils choisissaient de considérer déjà sous l’angle du spectacle historique - ou même du remake peu instructif (41). »

Précisons seulement, pour infirmer ces lignes, qu’ICO n’a jamais siégé pendant les événements de Mai, ni dans une salle à part de Censier, ni ailleurs et que pendant cette période aucun bulletin ne parut qui « aurait rabâché son fatras habituel ». La seule réunion qui eut lieu est celle déjà mentionnée du 25 mai, une extension de la réunion mensuelle d’ICO. Cela n’excluait nullement les contacts entre camarades d’ICO impliqués dans la grève chacun sur son lieu de travail, en fonction des réalités de leur situation propre. Ces contacts étaient fréquents, pas organisés à l’avance et pas autour d’une « permanence » quelconque, en fonction des impératifs et/ou des besoins de chacun.

Bien que venant avec beaucoup de retard, la vengeance annoncée par Riesel lors de la réunion du 4 mai et reflétée dans le livre de Viénet, apparut dans toute sa dimension dans le dernier numéro de l’IS (n° 12) avec un titre accrocheur : « Qu’est-ce qui fait mentir ICO ? » Je dois préciser auparavant, pour la compréhension de ce long réquisitoire, qu’ICO avait publié dès juillet 1968 une brochure, La Grève généralisée en France, mai-juin 1968, [et qui vient d’être rééditée aux éditions Spartacus] dans laquelle chacun exposait comment s’était déroulée la grève dans son entreprise, le tout accompagné d’une analyse générale et d’une annexe sur la théorie des conseils ouvriers. L’IS y fait une allusion critique dans le texte qui suit. Ultérieurement, un débat sur l’activité et l’organisation d’un groupe s’était engagé dans les numéros 80 et 81 d’ICO (mai et juin 1969), débat déjà mentionné et dont nous reproduisons ci-après l’essentiel. L’IS y fait également allusion dans ce qui suit.

Pour la facilité de la critique, j’ai séparé les paragraphes de ce texte de l’IS pour y opposer à chaque fois ce que je considère comme la réalité des faits (le texte de l’IS est en italiques, précédé de la mention « IS » et mes précisions en caractères ordinaires ).

IS : « Nous avons dit dans le précédent numéro de cette revue (octobre 1967) les quelques points d’accord que nous pensions avoir avec les gens qui publient le bulletin Informations Correspondance Ouvrières (Adresse : Blachier, 13 bis rue Labois Rouillon, Paris 19e), sans cacher notre désaccord sur leur refus de “formuler une critique théorique précise de la société actuelle”. »

Le « refus de la théorie » chez ICO a toujours été une critique formulée par tous les groupes qui d’une manière ou d’une autre veulent imposer au mouvement de lutte sur le lieu d’exploitation, qui une direction, qui une tâche, qui une organisation. Faute d’avoir pu imposer ses conceptions théoriques, l’IS reprend son idée de l’« inexistence d’ICO », rejoignant en ceci la critique générale sur la théorie sans voir qu’ICO avait bel et bien une théorie - qui était avant tout que la théorie vient du mouvement lui-même et non l’inverse -, mais qu’il ne le proclamait pas à chaque moment.

IS : « ...en précisant d’autre part que nous ne les connaissions pas directement. Certains de ceux qui sont aujourd’hui parmi nous avaient eu entre-temps l’occasion de les connaître directement, mais on verra que ce n’est pas seulement pour cela que nous les connaissons mieux. »

Cela mérite des précisions qui montrent que l’IS ne connaissait pas vraiment ICO. Le seul qui nous avait quelque peu côtoyé était Le Glou, dont la participation aux réunions fut très épisodique et qui ne s’associa jamais réellement au travail d’ICO (de plus, ne travaillant pas en entreprise, il n’avait à dire que des généralités - voir les extraits de la rencontre internationale). Quant à Riesel et à ses copains enragés, ils n’assistèrent qu’à deux ou trois réunions, sans chercher à avoir d’autres contacts ou participation aux discussions et travaux matériels, illustrant bien là l’opinion de l’IS selon laquelle la participation à ICO ne consistait que dans la présence à ces réunions mensuelles, ne mentionnant nullement tout le travail parallèle. D’autre part, sans que je puisse le prouver, il semble qu’à cette époque et sûrement après Mai-68, des contacts eurent lieu avec les membres du « groupe de Clamart ». Il est vraisemblable également que l’IS connaissait, à travers des contacts antérieurs avec Noir et Rouge, l’existence et les activités d’ICO.

IS : « ...Nous ne savions alors d’ICO que ce qu’apprenait la lecture de son bulletin : un groupe antisyndical, majoritairement anarchiste. Ceci expliquant cela, il n’était pas étonnant de les voir parler des conseils sans oser se définir comme conseillistes, ni de lire dans leur plate-forme (« Ce que nous sommes, ce que nous voulons ») pour définir leur action : « Nous ne pouvons que leur (les travailleurs) apporter des informations, au même titre qu’ils peuvent nous en donner. » Cela, que La Misère en milieu étudiant avait appelé le choix de l’inexistence fait par ICO, ne recoupe pourtant que partiellement sa réalité... »

ICO « majoritairement anarchiste », c’est faux : sur les vingt et quelque présents en permanence à chaque réunion mensuelle, deux ou trois étaient membres du groupe anarchiste Noir et Rouge (en rupture avec la Fédération anarchiste [FA]) et Pierre Blachier, qui se revendiquait anarchiste, avait été exclu de la FA ; une bonne partie des autres participants pouvaient se revendiquer communistes de conseils. L’épithète « anarchiste » sonne pourtant assez méprisante dans ce texte de l’IS, ce qui semble pour le moins curieux puisque lors de sa venue à ICO, Le Glou se revendiquait membre de l’Internationale anarchiste. Autre inexactitude, que l’IS ne pouvait ignorer : d’une part les contacts suivis et ouverts avec le groupe communiste de conseils hollandais Acte et Pensée et avec d’autres représentants de ce courant comme Paul Mattick, d’autre part la publication de textes sur le communisme de conseils, dont notamment une brochure sur les conseils allemands en 1965 (que cite pourtant le premier article « Lire ICO »). Ce qui est certain, c’est qu’ICO refusait d’« afficher » une position théorique (nous avons expliqué ci-dessus pourquoi) qui pourtant était bien présente et affirmée par ailleurs. Tout cela ne justifiait nullement cette « théorie » de l’IS de l’« inexistence d’ICO » propagée à tout venant après Mai-68. (La lecture d’ICO montre d’ailleurs qu’à différentes reprises il y eut des polémiques autour notamment de l’anarcho-syndicalisme mis en cause par les communistes de conseils.)

IS : « ICO existe, et cette existence pèse même un poids assez lourd de mensonges par omission, de hiérarchie occulte, et d’éreintements discrets. Un membre du groupe des Enragés (Riesel) assistait à une réunion d’ICO à la fin de mars 1968. Comme on le lui demandait, il fit un compte rendu des activités de son groupe, et de la situation dans l’Université à Nantes et Nanterre. Cet exposé fut publié dans le n° d’ICO suivant cette réunion, sur un ton hostile et avec une importante quantité de contresens. Surpris de cette malveillance, mais sentant quand même d’où venait le coup (des gens de Noir et Rouge participant à ICO, et amis de Cohn-Bendit et du “22-Mars”), les Enragés exigèrent par lettre la publication d’un prière d’insérer assez dur. A la réunion suivante, le “22-Mars” avait dépêché un envoyé qui demanda la publication conjointe d’une réponse au prière d’insérer. Les Enragés acceptèrent. Alléguant qu’il est inélégant de nommer les gens qu’on attaque (Cohn-Bendit en l’occurrence, qui avait déjà la une de tous les quotidiens), les patrons d’ICO ne publièrent jamais le prière d’insérer (42). »

Il est vrai que le « prière d’insérer » ne fut jamais publié. Mais sa publication n’avait été que différée avec l’annonce d’un débat lors de la prochaine réunion mensuelle de mai ; tout fut emporté par la tourmente de mai et les situationnistes - Riesel et Le Glou en tête - avaient d’autres chats à fouetter, tout comme les camarades d’ICO. J’ai déjà précisé qu’ICO n’avait aucun lien avec un groupe étudiant quelconque et qu’aucun étudiant ne participait aux réunions, sauf, exceptionnellement, ceux qui avaient été invités pour expliquer ce qui se passait à Nanterre. L’IS essaie d’entretenir les insinuations déjà exprimées par les Enragés, d’une connexion quelconque entre ICO, le 22-Mars, Noir et Rouge, etc.

IS : « ...On voit l’élégance de ces gens, au moins égale à la discrétion qui leur fait cacher tout aussi bien les noms et les textes de leurs oppositionnels. C’est que, aussi surnaturel qu’ils veuillent le faire croire, ICO a une opposition. Et c’est davantage dans leur empressement à masquer cette trivialité que dans leur vertueuse antipathie pour le papier imprimé qu’on trouve l’explication de la fureur qui les prit quand un certain nombre de révolutionnaires leur écrivirent pour prendre contact, à la suite de la notule “Lire ICO”, parue dans IS 11. Dans une circulaire du 27 avril 1968, ICO se plaignait des critiques “d’un groupe d’étudiants dits “les Enragés”, influencés par les situationnistes et qui ont manifesté un intérêt subit pour ICO”. Les petits propriétaires d’ICO se voyaient tout de suite noyautés ! Et précisaient que ce ne pouvait être que par des “idéologues” et des obsédés de l’éthique - pourtant ils ne visaient pas leur vieil ami Rubel -, car la vraie lutte des classes “ se déroule sur le terrain économique et hors de toute “conscience” (au sens idéologique du terme)”. Peut-on mieux mépriser à la fois ses contradicteurs et les ouvriers ? Et la réalité historique ? »

Si mes souvenirs sont précis, Maximilien Rubel (voir note 37) n’assista jamais qu’à une seule réunion d’ICO, mais fut présent aux rencontre internationales. Quelques participants à ICO, dont Ngo Van, faisaient également partie du groupe de discussion pour le socialisme des conseils autour de Rubel ; mais ils venaient à ICO sur leur seule qualité de travailleurs. Si leurs interventions, inévitablement, pouvaient porter la marque de leur accord avec les positions de Rubel, elles n’en étaient pas moins celles de travailleurs et pouvaient faire, à tout moment, l’objet de désaccords critiques des autres participants.

IS : « Si ICO ne prétend rien offrir d’autre que des informations, il exige en retour qu’on ne lui demande rien de plus. Le degré de participation requis de ses membres n’est ainsi que leur capacité de se réunir une fois par mois pour rabâcher les quelques mêmes évidences, communiquer les mêmes informations découragées en provenance des mêmes entreprises, et remettre à la séance suivante la discussion sur l’orientation générale du groupe. »

Nous avons déjà fait grâce ci-dessus de cette idée qu’il ne se passait rien entre les participants hors des réunions mensuelles. Contrairement aux jeunes du « groupe de Clamart », les sous-marins situs qui de 1966 au début de 1968 approchèrent ICO ne firent rien d’autre que d’être présents à des réunions, avec le but bien précis, non d’y participer pleinement, mais d’y accomplir un travail de division. Quant aux réunions mensuelles, cette affirmation montre combien les situs connaissaient peu ICO, en dehors des quelques réunions auxquelles ils avaient participé. Hors de ces réunions régulières, les camarades d’ICO se rencontraient fréquemment de façon informelle, pour mettre au point tel ou tel travail, discuter, etc. y compris indépendamment des liens d’affinité qui pouvaient justifier d’autres rencontres.

IS : « Que des gens nouveaux viennent mettre leur doigt dans l’engrenage, la machine s’arrête le temps de les fatiguer. On peut écrire ensuite (no 66, déc. 67) “Tôt ou tard les camarades qui poursuivent d’autres fins (c’est toujours la propagation d’une idéologie sous une forme ou une autre) s’éliminent d’eux-mêmes pour une raison ou une autre, c’est-à- dire qu’ils cessent de venir”. Ce ton papelard ne doit pas faire illusion : quand les “camarades” disent clairement qu’ils entendent mener la discussion à l’intérieur, sur la base des principes affirmés, non pour les nier mais pour aller au-delà, pour dépasser l’économisme primaire et amorcer aussi une critique de la vie quotidienne, ICO les éconduit parce que leur texte est trop long ! Et quand les mêmes “camarades” le tirent eux-mêmes, ICO refuse de leur communiquer la liste des abonnés. Cinq ou six oppositionnels que nous ne connaissons pas furent ainsi repoussés au début de l’année 1968. Deux mois après, le problème était à nouveau soulevé par d’autres. »

Les « cinq ou six oppositionnels » (un bien grand mot parce que les participants d’ICO s’accommodaient fort bien des « oppositions », et ceux qui quittèrent le firent parce qu’ils jugeaient intolérable de ne pas pouvoir imposer leurs vues) dont il est question ici concernent évidemment le « groupe de Clamart ». Ainsi qu’il est précisé dans le texte, Yves Le Manach s’en détacha assez rapidement, tout au moins dans les relations avec ICO, et ne fut jamais signataire des textes critiques d’ICO. Roger y avait associé sa compagne et la sœur de celle-ci, manifestement pour faire nombre ; finalement le groupe, dans cette activité critique, se résumait à Roger et Claude. Ces derniers ne furent pas « repoussés » ; ils rompirent avec ICO parce qu’ils jugeaient, ce qui était leur droit le plus strict, qu’ils ne pouvaient imposer à ICO une orientation - dont, alors et encore aujourd’hui, on ne discernait pas clairement en quoi elle consistait, ni pour chacun des participants ni pour ICO en général. Quant à l’affirmation « nous ne les connaissons pas » elle semble, en septembre 1969 (date de parution d’IS n° 12), particulièrement inexacte. Peut-être était-ce vrai lors de la rédaction du premier texte du « groupe de Clamart » en mai 1967. Mais ce n’était sans aucun doute plus vrai en mai 1968 et après ; il aurait été plus correct de dire alors “nous ne les connaissions pas ». Une lettre d’Yves Le Manach donne toutes précisions sur leurs relations avec l’IS (voir annexe II).

IS : « Le fait que les Enragés approchent ICO au même moment parut à ses maîtres révélateur d’un vaste complot visant à miner leur pérennité sur le groupe. C’est sans doute pourquoi, tout en minimisant le mouvement tel qu’il commençait à prendre forme, ils choisirent le “ 22-Mars” contre les Enragés. L’aile cohn-bendiste avec laquelle ils étaient en contact leur garantissait suffisamment l’inexistence formelle et l’absence de théorie cohérente du “ 22-Mars” pour qu’ils lui fassent confiance ; du moins ces étudiants-là ne viendraient pas se mêler des affaires des travailleurs conscients d’ICO. »

A aucun moment il n’a été question à ICO de refuser la participation des « enragés-situs », étudiants ou autres Le Glou : ils quittèrent d’eux-mêmes lorsqu’ils virent que la majorité des autres participants refusaient de se plier à leurs impératifs. Ce que relate Yves Le Manach (voir annexe II) confirme, si c’était nécessaire, que toute critique de leurs positions était exclue à partir du moment où ils avaient défini ce qui était « leur vérité » du moment. Curieux renversement de la pensée qui fait accuser les autres des conséquences de ce que l’on pratique soi-même : les situationnistes, dans ce cas, se voyaient exclus alors que c’est eux-mêmes qui s’excluaient en excluant les autres en désaccord avec leurs positions.

IS : « Cette conscience ne va pas beaucoup plus loin que leur sens du ridicule. Les lamentables analyses de leur numéro de Mai-68, qui paraissaient au moment où l’on pouvait prévoir sans extrapoler un affrontement majeur... »

Ultérieurement, on a pu apprendre que les situationnistes actifs, qui n’étaient que quatre, ne rédigèrent avec les Enragés la proclamation dans laquelle ils appelaient à l’action immédiate que le 15 mai 1968, alors qu’il était évident qu’un mouvement de grande ampleur s’amorçait ; ils étaient eux-mêmes divisés sur le sujet et ne réussirent d’ailleurs pas à persuader Vaneigem d’ajourner ses vacances, dont il ne revint qu’une semaine plus tard (voir La Véritable Scission dans l’Internationale, Champ Libre, 1972, p. 144, et L’Amère Victoire du situationnisme, de Gianfranco Marelli, éd. Sulliver, 1988, p. 114-115). Le texte critiqué par l’IS « Les étudiants et le pouvoir » avait été ajouté in extremis à un numéro d’ICO (n° 71, mai 1968) déjà ronéoté avant la fameuse nuit du 10 au 11 mai de la rue Gay-Lussac et avant que soit connu l’appel à la grande manifestation du 13 mai. Il soulignait que les samedi 11et dimanche 12, il n’y avait pas eu de réaction de solidarité spontanée entre le monde des travailleurs et celui des étudiants durement réprimés. Il ne disait rien de plus dans un sens ni dans un autre. Tout ceci reste, même aujourd’hui, un sujet de réflexion sur les origines de Mai-68. Bien prétentieux alors celui qui prétendrait avoir pu prédire, même le 13 mai, que la France entrerait quelques jours plus tard dans la plus grande grève générale de son histoire.

IS : « ...et qui veulent prouver l’inanité et l’inadéquation de la lutte entreprise, ont au moins ceci de comique qu’elles ne disent pas à quel moment ces fins observateurs de la conjoncture historique se sont aperçus qu’“il s’est passé quelque chose” (La Grève généralisée en France, Mai-Juin 1968, brochure ICO-Noir et Rouge). On peut imaginer que c’est au même moment que le parti stalinien. Rien ne contredit cette hypothèse, pas même l’identité du terme “grève généralisée” pour désigner le mouvement des occupations. ICO n’a pris le train en marche que le jour où la vieille taupe vint creuser sous le café où il se réunissait d’ordinaire, en troublant le déroulement de la réunion mensuelle par l’écho des explosions des grenades de la police. Comme le parti dit communiste, ICO voit essentiellement dans le mouvement des occupations une accumulation de grèves locales. La différence ne réside qu’en ceci qu’ICO sait et dit que ce sont des grèves sauvages. Ainsi, “Mai-68 n’a été de ce point de vue (l’évolution vers une autonomie des luttes) que l’expression brutale d’une situation latente se développant depuis des années, en rapport étroit avec la modernisation rapide du capitalisme français.” Il faut avoir l’énorme culot de ces gens pour, sans rire, tenter de minimiser à ce point le mouvement des occupations, tout en reconnaissant sur un ton soudain lyrique que “la grande masse des travailleurs est entrée en lutte poussée par la volonté de changer quelque chose dans le système d’exploitation”. Ils pourraient savoir que “la réalisation d’un monde nouveau dans lequel leur intervention sera totale, c’est-à-dire où ils géreront totalement leur activité dans leur travail, et partant, dans leur vie” passera par l’explication du mystère qui fait présenter à ICO ces réalités comme séparées.

Qui ces partisans désabusés de la grève sauvage essaient-ils d’abuser quand ils expliquent lourdement, analysant les luttes de classes en France en mars 1969 (“Organisations et mouvement ouvrier” [ICO nos 79 mars 1969, et 80 avril 1969, NdA]), que puisque les grèves sauvages avant mai visaient des revendications catégorielles, puisque dans celles d’après mai “...les travailleurs d’un secteur limité de l’entreprise ne veulent pas ou plus de ce qu’on leur impose touchant uniquement leurs conditions particulières de travail (salaires ou autres), on retrouve là le caractère des grèves sauvages de Hollande, d’Angleterre, des USA” (...) “Certains voudront voir dans ces quelques grèves le début d’une généralisation des luttes ou d’une transformation des luttes ou d’une transformation radicale du mouvement ouvrier. Si mai a été à la fois un révélateur et a ainsi précipité une évolution, il n’a pas modifié radicalement le contexte des luttes” ? Incapables de voir qu’un syndicat ne soutient une grève sauvage que pour mieux la circonvenir, mais qu’il lui est de loin préférable de la perdre dans les méandres d’une grève légale, les réalistes d’ICO se montrent encore plus bêtes que les abrutis de Lutte ouvrière : “L’intransigeance des patrons et du gouvernement les (les syndicats) a forcés à organiser le 11 mars une manifestation centrale” en posant que la grève du 11 mars 1969 “fait partie de cette exploitation politique du mouvement ouvrier”.

C’est sûrement parce qu’eux ne briguent d’autre poste que celui qu’ils ont déjà, spécialistes presque reconnus de l’anti-syndicalisme, que les “ouvriers” d’ICO peuvent nous prédire un bel avenir, “la conquête d’un grand nombre de sièges de conseillers municipaux et autres”. Pour des ouvriers, ils oublient un peu facilement ce que le mouvement révolutionnaire fait des calomniateurs.

La haine d’ICO pour tout ce qui ressemble à de la théorie ne vient pas d’une méfiance, qui serait justifiée, envers leurs militants étudiants ou leurs amis intellectuels. Les dirigeants objectifs d’ICO, ses tenanciers de ronéo, se sont eux-mêmes mutés en intellectuels à force de tourner la manivelle. Aujourd’hui ils souhaitent que de vrais intellectuels viennent les relayer dans cet épuisant labeur, pour pouvoir se consacrer à plein temps à l’entretien d’ICO : qui, ils le savent, n’a rien d’autre à perdre qu’une existence illusoire. Les étudiants ne manqueront pas à l’appel, mais les révolutionnaires sauront qu’on peut lire ICO, pour y trouver l’idéologie anti-syndicaliste de l’époque des groupuscules. »

On renonce à discuter de ce qui apparaît dans la fin de cet article comme un véritable salmigondis de phrases caviardées dans différents textes d’ICO (jusqu’à attribuer à ICO une citation de Lutte ouvrière pourtant fermement critiquée). Il faudrait des pages et des pages. On n’a même pas retrouvé certaines des citations qui motivent des menaces à peine voilées. Quant à la « haine d’ICO » pour la théorie, nous avons déjà fait justice de telles affirmations qui, pourtant, auront la vie dure. En fait, le texte « Organisations et mouvement ouvrier » mentionné ci-dessus abordait,sans citer d’organisations particulières, ce qui faisait divergence entre ICO et l’IS. Nous verrons plus loin comment ce débat se résoudra à ICO.

Ce chapitre est le dernier de l’histoire des non-relations ICO-IS. Version IS bien sûr, dont on pourra juger de l’exactitude en se référant au déroulement des faits comme il a été exposé. Pourtant, étant donné que cette critique saignante sert souvent de base à toutes les hagiographies de l’IS, on peut, si cela est nécessaire, apporter les documents prouvant ce que nous avançons et les compléter éventuellement avec ce que chacun de ceux qui auront vécu ces événements pourra nous apporter.

POUR UNE APPROCHE THÉORIQUE

Dans le même n° 12 de l’IS qui contenait cette charge contre ICO, figurait un autre texte, signé René Riesel, « Préliminaires sur les conseils et l’organisation conseilliste » (p. 64 et suiv.). C’est la première fois que sont exposées clairement la vision politique de l’IS sur l’organisation d’une société communiste, en termes concrets plus que théoriques.Ce texte, combiné aux déclarations de l’IS sur le rôle d’une organisation, aide à comprendre les divergences et les affrontements entre ICO et l’IS tels qu’ils apparaissent dans ce que nous venons d’exposer.

On peut remarquer tout d’abord que ce texte se plaçait dans un courant historique, celui du communisme de conseils - tout comme le faisait ICO. Il se référait aux soviets russes (1905 et 1917-1920), au mouvement des conseils italiens (1919-1920), à celui des conseils allemands (1918-1921) et à la révolution espagnole de 1936-1937. Ces références détaillées insistaient surtout sur la répression tant interne qu’externe que ces activités révolutionnaires et les conseils rencontrèrent, pour en tirer des enseignements et formuler des règles précises sur le fonctionnement des conseils leur permettant de ne pas tomber dans ce qui avait, toujours d’après l’IS, fait la perte de ces tentatives révolutionnaires historiques.

Mais, comme le titre de l’article l’indique, son propos n’était pas tant de définir ce que devaient être les conseils que de fixer ce que devait être une organisation révolutionnaire baptisée, pour la circonstance, « organisation conseilliste ». Curieusement, alors que le texte du même numéro « Qu’est-ce qui fait mentir ICO ? » fustigeait notre groupe sur cette question d’organisation, tout un paragraphe de ces « Préliminaires » en rajoutait dans ces termes :

« Quelques organisations existent aujourd’hui qui prétendent sournoisement ne pas en être. Cette trouvaille leur permet à la fois d’éviter de se soucier de la plus simple clarification des bases sur lesquelles elles peuvent rassembler n’importe qui (en l’étiquetant magiquement “travailleur”) ; de ne rendre aucun compte à leurs semi-membres de la direction informelle qui tient les commandes ; de dire n’importe quoi et surtout de condamner en amalgame toute autre organisation possible et tout énoncé théorique maudit d’avance. C’est ainsi que le groupe “Informations Correspondance Ouvrières” écrit dans un récent bulletin (ICO n° 84, août 1969) : “Les conseils sont la transformation des comités de grève sous l’influence de la situation elle-même et en réponse aux nécessités mêmes de la lutte, dans la dialectique même de cette lutte. Toute autre tentative pour formuler à un moment quelconque d’une lutte la nécessité de créer des conseils ouvriers relève d’une idéologie conseilliste telle qu’on peut la voir sous des formes diverses dans certains syndicats, chez le PSU ou chez les situationnistes. Le concept même de conseil exclut toute idéologie.” Ces individus ne savent rien de l’idéologie, comme on pense, la leur se distinguant seulement d’idéologies plus formées par un éclectisme invertébré. Mais ils ont entendu dire (peut-être dans Marx, peut-être seulement par l’IS) que l’idéologie est devenue une mauvaise chose. Ils en profitent pour essayer de faire croire que tout travail théorique - dont ils s’abstiennent comme du péché - est une idéologie, chez les situationnistes exactement comme au PSU. Mais leur vaillant recours à la “dialectique” et au “concept” qui ornent désormais leur vocabulaire ne les sauve nullement d’une idéologie imbécile dont cette seule phrase témoigne suffisamment. Si l’on compte seulement, en idéaliste, sur le “concept” de conseil ou, ce qui est encore euphorique, sur l’inactivité pratique d’ICO pour “exclure toute idéologie” dans les Conseils réels, on doit s’attendre au pire : on a vu que l’expérience historique ne justifie aucun optimisme de ce genre. Le dépassement de la forme primitive des Conseils ne pourra venir que des luttes devenant plus conscientes, et des luttes pour plus de conscience. L’image mécaniste d’ICO sur la parfaite réponse automatique du comité de grève aux “nécessités”, qui fait voir que le Conseil viendra très bien à son heure, à condition surtout qu’on n’en parle pas, méprise complètement l’expérience des révolutions de notre siècle, qui montre que “la situation elle-même” est aussi prompte à faire disparaître les Conseils ou à les faire capter et récupérer, qu’à les faire surgir. » (Les passages soulignés le sont dans la revueIS.)

Il importe ici d’apporter des précisions sur ce qui s’était passé à ICO après Mai-68. Le groupe avait connu un soudain essor et un afflux de nouveaux participants aux réunions mensuelles, tenues à l’université de Jussieu et qui pouvaient alors regrouper jusqu’à plus de 100 personnes. De nombreux groupes de province se rattachèrent également à ICO, formant une sorte de fédération de groupes plus ou moins informelle. La grande majorité de ces nouveaux venus n’était pas des ouvriers mais des étudiants ou enseignants ; les situationnistes n’étaient pas parmi ces nouveaux participants, mais une bonne partie de ceux qui venaient ainsi étaient de toute évidence influencés par le « situationnisme ». De ce point de vue, la critique de l’IS visant le terme de « travailleurs », qui s’appliquait parfaitement à ICO avant Mai-68, n’était plus de mise, pas plus que le maintien au dos de chaque bulletin de la présentation « Ce que nous sommes, ce que nous voulons », qui aurait dû être modifiée afin de refléter ce qu’était devenu ICO. D’autant plus que, si le noyau de travailleurs n’avait pas fui devant la nature beaucoup plus idéologique des débats, une bonne partie s’en trouvaient totalement noyés dans des discussions qui leur passait par-dessus la tête.

De ce point de vue, ICO amorçait d’une certaine façon son déclin (il en allait d’ailleurs de même pour l’IS), déclin qui n’était pas dû à ce que les conclusions de l’IS pouvaient faire penser. C’est un tout autre problème, que nous évoquerons plus loin. Tout ce que l’on peut dire pour le moment, c’est qu’au début de 1968, alors que se déroulaient les débats que nous avons évoqués et que le texte de l’IS était censé relater, ICO était presque uniquement formé de travailleurs.

Un autre point permet de souligner encore plus ce qui apparaît comme un procès d’intention. Le numéro 84 d’ICO, dont est tiré le paragraphe qui nourrit l’essentiel de la critique de l’IS, n’est pas le bulletin mensuel, mais un numéro spécial consacré uniquement aux discussions de la rencontre nationale de juin 1969. Comme nous l’avons souligné ci-dessus pour la rencontre de 1967, tout intéressé pouvait assister à ces rencontres, y apporter sa contribution et participer aux discussions. Le compte rendu ne reflétait pas la position d’ICO, mais seulement celle de l’intervenant. Le passage dont est tiré la citation, intitulé « Classe ouvrière - Conseils ouvriers », précise dans ses premières lignes : « Les points soulignés ci-après sont seulement des directions de discussions qui se sont dégagées lors de l’intervention des différents camarades dans le débat théorique. » Il était bien clair que ce qui était alors exprimé n’était nullement la position d’ICO. La critique pouvait bien sûr en être faite, mais l’élever à une critique d’ICO relevait de l’intention, non seulement d’avoir un repoussoir pour développer les positions de l’IS, mais aussi de discréditer ICO. Le ton de la critique justifie une telle interprétation.

Il n’en reste pas moins que le texte de Riesel permettait de préciser la divergence entre l’IS et ICO, divergence qui n’avait pas été abordée ouvertement dans les débats quelque peu tumultueux antérieurs ni dans les développements sur « l’inexistence » d’ICO.

Après un exposé historique, les « Préliminaires... » postulaient que :

« Les organisations conseillistes qui vont se former ne manqueront donc pas de reconnaître et de reprendre effectivement comme un minimum, à leur compte, la Définition minimum des organisations révolutionnaires adopté par la VIIe conférence de l’IS. » (Souligné dans le texte.)

En quoi consistait cette « définition minimum » adoptée par l’IS en juillet 1966 et qu’aucun des périsituationnistes n’a jamais proposée à ICO lors des approches de 1966-1967 ? Elle avait été publiée dans le n° 11 de la revue IS (octobre 1967), dans un ensemble titré « La pratique de la théorie », et qui rend compte de cette 7e Conférence : « Considérant que le seul but d’une organisation révolutionnaire est l’abolition des classes existantes par une voie qui n’entraîne pas une nouvelle division de la société, nous qualifions de révolutionnaire toute organisation qui poursuit avec conséquence la réalisation internationale du pouvoir absolu des Conseils ouvriers tel qu’il a été esquissé par l’expérience de ce siècle.

Une telle organisation présente une critique unitaire du monde, ou n’est rien. Par critique unitaire, nous entendons une critique prononcée globalement contre toutes les formes géographiques où sont installées diverses formes de pouvoirs séparés socio-économiques et aussi prononcée globalement contre tous les aspects de la vie. Une telle organisation reconnaît le commencement et la fin de son programme dans la décolonisation totale de la vie quotidienne ; elle ne vise donc pas l’autogestion du monde existant par les masses mais sa transformation ininterrompue. Elle porte la critique radicale de l’économie politique, le dépassement de la marchandise et du salariat.

Une telle organisation refuse toute reproduction en elle-même des conditions hiérarchiques du monde dominant. La seule limite de la participation à sa démocratie totale, c’est la reconnaissance et l’auto-appropriation par tous ses membres de la cohérence de sa critique : cette cohérence doit être dans la théorie critique proprement dite et dans le rapport entre cette théorie et l’activité pratique. Elle critique radicalement toute idéologie en tant que pouvoir séparé des idées et idées du pouvoir séparé. Ainsi elle est en même temps la négation de la survivance de la religion et de l’actuel spectacle social qui, de l’information à la culture massifiées, monopolise toute communication des hommes autour d’une réception unilatérale des images de leur activité aliénée. Elle dissout toute “idéologie révolutionnaire” en la démasquant comme signature de l’échec du projet révolutionnaire, comme propriété privée de nouveaux spécialistes du pouvoir, comme imposture d’une nouvelle représentation qui s’érige au dessus de la vie réelle prolétarisée.

La catégorie de la totalité étant le jugement dernier de l’organisation révolutionnaire moderne, celle-ci est finalement une critique de la politique. Elle doit viser explicitement dans sa victoire sa propre fin en tant qu’organisation séparée. »

(Mots soulignés par l’IS.)

Plus concrètement, le texte de Riesel précisait que la tâche de l’organisation conseilliste « sera de préparer le pouvoir des conseils ».

L’idée récurrente chez l’IS, dès la brochure de Strasbourg, qu’un « groupe comme ICO... s’interdisant toute organisation et une théorie cohérente est condamné à l’inexistence » ne résiste guère à un examen sérieux. On peut dire d’emblée qu’ICO avait une toute autre approche organisationnelle et théorique que l’IS, approche rejetée sans un examen critique autre que cette condamnation sans appel qui permettait d’éluder le débat.

Comme le souligne Yves Le Manach (voir annexe II), la composition d’ICO s’était quelque peu modifiée au milieu des années 1960, ce qui entraînait une certaine propension à aborder des questions sous un angle plus théorique. Ce n’était d’ailleurs pas tant cela que déplorait Yves (qui exprimait par ailleurs son insatisfaction de la répétition monotone des échos de boîte) mais le fait que quelques « grosses têtes » monopolisaient la discussion et bloquaient, sans le vouloir, tout dialogue approfondi véritable.

Une autre approche qui sera développée dans la brochure que j’ai publiée lors de ma rupture avec ICO en 1973, ICO, un point de vue, est celle d’une division entre travailleurs et intellectuels, une sorte de dialogue impossible. Certains camarades, lors de la sortie de cette brochure, purent objecter que cette division était quelque peu artificielle tant il était difficile non seulement de tracer une frontière entre ces deux entités, mais aussi de les définir (43).

Il était néanmoins évident que l’insertion dans une unité de travail économique (ce qui était le cas pour la quasi-totalité des participants à ICO lors de l’approche polémique de l’IS avant Mai-68) entraînait une certaine division au sein du groupe et des différenciations dans l’approche de débats plus théoriques. Le quotidien des travailleurs supposait la soumission obligée à des règles strictes de travail imposées par une hiérarchie sociale disposant de fonctions d’autorité et/ou professionnelles ; leur résistance, leur lutte s’articulait sur ce quotidien et toute réflexion, toute théorisation partait de cette expérience. Le rapport de force capital-travail n’était pas une notion abstraite et fixait les possibilités comme les limites de leur lutte à n’importe quel niveau.

Pour ceux qui étaient hors de ce circuit de production capitaliste, l’approche des mêmes problèmes était plus idéologique, alors même qu’ils pouvaient avoir connaissance de cette réalité quotidienne des travailleurs par le récit que ceux-ci en faisaient. Si les mêmes travailleurs n’adhéraient pas à un des partis ou groupuscules tentant de construire « le » parti, s’ils se heurtaient, dans leurs interventions dans le quotidien des boîtes, aux syndicats (tout autant hiérarchisés que les entreprises), c’était d’abord parce qu’ils rejetaient toute autorité, notamment de la part de ceux qui pouvaient venir à eux nantis de « vérités » et/ou d’une « conscience de classe » différente de ce qu’ils ressentaient de par leur exploitation. Et ils rejetaient encore plus quiconque prétendait leur dicter une ligne de conduite.

Ce problème s’était posé surtout avec les jeunes du « groupe de Clamart ». Peut-être n’était-ce pas dans les intentions de ceux-ci de se poser en censeurs de l’activité et de la vie des participants d’alors, mais ces derniers les avaient ressentis comme tels. Ils voyaient dans les critiques de ce groupe, même si ce n’était pas exprimé ainsi, pas tant l’irruption dans leur propre intimité que les prémisses de pratiques organisationnelles qu’ils avaient fuies jusqu’alors. D’une certaine façon, cette question, même sous-jacente, se posait à l’intérieur d’ICO.

A priori, il n’y avait aucune hostilité de la part des participants d’ICO vis-à-vis de l’IS. Je reviendrai plus loin sur le débat ou plutôt le non-débat théorique, qui a pu apparaître un des défauts majeurs d’ICO. Le rejet dont se plaignent les textes situationnistes précités est venu, non d’un échange d’idées puisque celui-ci n’a pas vraiment eu lieu, mais de la manière dont les sous-marins de l’IS (essentiellement Le Glou et Riesel) approchèrent ICO et se comportèrent, tant dans les réunions auxquelles ils furent présents que dans les écrits critiques qui accompagnaient ces participations épisodiques. Il y avait de grandes similitudes avec les critiques du « groupe de Clamart », surtout dans la façon de faire. Ce que les uns et les autres pouvaient connaître du puritanisme autoritaire de l’IS (notamment dans l’affaire de Strasbourg) ou, ultérieurement, de l’activité des situationnistes dans le CMDO en Mai-68, ne fit que confirmer ce qu’on pouvait pressentir dans l’approche des sous-marins de l’IS. On retrouvait là le sectarisme d’organisation - que nous tentions de fuir ou dont nous voulions nous débarrasser. Sous le couvert de la « passivité » d’ICO vis-à-vis des approches de l’IS et de l’hostilité marquée après la visite des Enragés début 1968, il y avait, dans les faits, une approche théorique, qui ne fut jamais évoquée comme telle. Peut-être l’aurait-elle été si Mai-68 n’avait pas emporté dans son flot le fétu de paille de ces débats à peine amorcés. C’est un débat qui devait resurgir au sein d’ICO fin 1969 et qui est tout autant actuel : le rôle des avant-gardes et la question de la conscience de classe. S’il ne fut nullement posé, ni par les uns ni par les autres, à ce moment-là, il était bien sous-jacent dans des échanges qui étaient n’importe quoi sauf des débats, escamotés par des réactions qui faisaient que tout restait superficiel.

Il y avait peut-être aussi autre chose, dans ce rejet des inquisitions quelque peu moralistes communes aux jeunes du « groupe de Clamart » et aux situationnistes. Autre chose qui, lors de la grande fournaise de Mai-68, pouvait être un des éléments moteurs du mouvement. Les affrontements, mineurs mais significatifs, au sein d’ICO révélaient une insatisfaction profonde devant une société apparemment prospère, qui ne répondait nullement aux aspirations de chacun. On pouvait y voir, chez les jeunes travailleurs déjà en activité tout comme chez les jeunes lycéens et étudiants (pour la plupart travailleurs exploités en devenir), la jonction entre les frustrations d’une société basée sur l’argent et les réactions contre l’exploitation du travail (présente ou future). D’où une certaine mise en accusation des aînés qui, reposant en quelque sorte sur leur passé militant, se résignaient au confort relatif que leur avaient apporté les « trente glorieuses ». Mais cela aussi ne fut guère évoqué, encore moins théorisé, masqué par les réactions épidermiques face à la véhémence des « frustrés ». Cela se rapportait pourtant à cette question récurrente d’« avoir une vie conforme à ses idées », ce qui sous-tendra bien des comportements individuels et/ou collectifs dans l’après-68. Dans son ouvrage L’Amère Victoire du situationnisme Gianfranco Marelli, après avoir souligné « l’intention déclarée » de Debord « de doter l’IS d’un texte qui lui permît de résoudre définitivement l’épineuse question de la séparation entre la théorie et la pratique révolutionnaires » et fait appel à « l’expérience historique des conseils ouvriers », ne voit dans les différends entre l’IS et ICO qu’une « querelle des organisations conseillistes, (qui) loin de favoriser la réflexion et les analyses théoriques, n’a généré qu’une lutte de primauté dont le critère était la cohérence - cohérence interne et cohérence à l’égard du mouvement révolutionnaire (44). »

D’une part, on peut voir effectivement dans ce critère de cohérence la clé des comportements que nous venons d’évoquer et de leurs conséquences. D’autre part, il est bien évident qu’il y avait des divergences entre la conception des conseils ouvriers et de leur réalisation formulée par l’IS et celle formulée par ICO. Mais ces différences de conception, qui se répercutaient inévitablement sur le rôle d’une organisation, n’apparurent qu’après Mai-68 et en dehors de tout débat théorique sur ces sujets. Gianfranco Marelli voit dans le dénigrement d’ICO par l’IS l’effet de « jalousies », fruit « d’une situation prérévolutionnaire ». Il n’y eut jamais en fait d’affrontement. C’est seulement d’ailleurs en septembre 1969, dans le n° 12 de l’IS, que fut publié le texte de Riesel donnant le concept détaillé, version IS, des conseils et de leur réalisation. Bien sûr cette version s’opposait à celle d’ICO qui tentait de se référer aux précédents historiques, dans lesquels les conseils étaient apparus indépendamment de toute théorisation préalable et, par suite, de toute organisation les préconisant et/ou les propageant. A ICO, nous avions au cours des années publié divers textes historiques sur les conseils, en tant que matériaux pour rétablir une vérité historique. Ils devaient servir d’éléments pour un débat qui, dans notre esprit, restait ouvert et auquel seule l’évolution des luttes pouvait apporter des réponses. De temps à autre, on pouvait trouver dans ICO des éléments de ce débat, mais on peut effectivement regretter qu’il n’ait jamais été franchement formulé.

Contrairement à ce que laissent supposer les commentaires de Gianfranco Marelli, les notions ainsi présentées comme les « positions d’ICO » ne furent jamais exposées de manière aussi élaborées que... dans le texte de Riesel. Marelli se réfère, tout comme l’IS, au compte rendu de la réunion nationale de juillet 1969 paru dans ICO n° 84 (août 1969). Cette réunion fut, comme en général ce type de rencontres et encore plus dans cette période proche de Mai-68, un véritable chaudron de sorcières où bien des positions divergentes s’affrontaient : ce numéro publiait des contributions diverses, sujettes à discussion, et qui ne reflétaient pas la position d’ICO.

ORGANISATION ET MOUVEMENT OUVRIER :

UN MÊME DÉBAT SOUS D’AUTRES FORMES

Précisément, on retrouve dans ces affrontements le problème posé par l’IS : celui d’une organisation révolutionnaire œuvrant pour la réalisation des conseils. L’éclatement d’ICO qui se produira dans les années suivantes résultera pour une bonne part d’analyses politiques justifiant la construction d’une telle organisation dans une situation considérée alors comme pré-révolutionnaire. Celles qui se référaient aux conseils comme structures d’organisation d’une société communiste professaient, en général (bien que ne se référant aucunement aux théories situationnistes), le même concept que l’IS à ce moment : l’objectif était de préparer le pouvoir des conseils et que la réalisation de ce pouvoir déterminait la disparition de l’organisation en tant qu’organisation séparée. C’est encore un débat dans le monde d’aujourd’hui, mais bien sûr sous des formes quelque peu différentes.

En fait, le débat que cherchait l’IS et qui n’avait pas eu lieu surgit d’une manière plus précise dans ICO lorsque, dans l’immédiat après-Mai-68, se posait à tous les participants, anciens et nouveaux, dans la retombée des luttes ouvrières et le foisonnement de groupes dans toute la France, la question « que faire ? ». Les comités ouvriers-étudiants de Mai-68 et les comités interentreprises avaient bien tenté de se survivre, bien que coupés de la lutte qui les avait vu naître : la plupart mouraient à petit feu et devenaient peu à peu, au mieux des cercles de militants d’entreprise, au pire des annexes des partis politiques - trotskistes, maoïstes...- ou de cercles plus idéologiques que de liaison ouvrière.

Partant de mon expérience d’entreprise (aux AGF) durant la grève généralisée et d’un noyau combatif qui se refermait sur l’entreprise, j’avais tenté de poser le dilemme concret de la « suite de Mai » en termes plus généraux pouvant aussi servir à tous les camarades placés dans des situations identiques dans leur propre entreprise. Un autre participant d’ICO, plus théoricien et n’ayant pas une expérience directe de militant d’entreprise, Serge Bricianer, y répondit en expliquant du même coup les raisons de son éloignement d’ICO (45).

Sous le titre « Organisations et mouvement ouvrier », les deux articles que j’avais écrits furent publiés dans les nos 79 (mars 1969) et 80 (avril 1969) d’ICO. Le premier décrivait la situation concrète de l’après-Mai-68 dans une grande entreprise, celle où je travaillais (Assurances générales de France, 6 000 salariés). Le second tentait une approche plus générale du problème ; c’est cet article que je reproduis ici :

« Organisations et mouvement ouvrier

« A travers ce qui peut paraître constituer les problèmes particuliers des employés du groupe Assurances Générales de France se trouve posée en réalité la situation générale qu’affrontent les travailleurs de beaucoup d’entreprises et spécialement des grandes entreprises. Les techniques de production se modifient rapidement et profondément :
- concentration, d’où des unités de production plus grandes et plus grande distance entre le niveau de décision des dirigeants et les exécutants ;
- automation, d’où bouleversement des habitudes des habitudes de travail et des qualifications ;
- rationalisation poussée du travail à la fois par la recomposition des tâches et la mise en œuvre de matériel nouveau.

Cette transformation des techniques de production, si elle ne modifie en aucune façon le trait fondamental du système capitaliste (l’exploitation du travail salarié), modifie par contre les rapports de production ; tout l’appareil répressif qui happe le travailleur dès son premier pas dans l’entreprise se trouve par conséquent transformé aussi bien dans ses règles (conditions de travail et de salaire) que dans ses agents (dirigeants, cadres, syndicats).

La révolte de mai exprimait, pour toute une catégorie de contestataires qui se trouvaient dans les entreprises à l’avant-garde du mouvement (militants syndicaux ou groupusculaires, éléments jeunes actifs, cadres “dans le mouvement”) la défense d’intérêts différents de ceux des travailleurs de base ; on doit se poser la question si, à travers la grève, on n’assistait pas à la genèse d’une nouvelle classe prenant conscience de son rôle, de ses possibilités d’action. On doit d’ailleurs poser la même question relativement au mouvement étudiant qui fut l’amorce du mouvement dans les entreprises.

L’échec de la tentative de constituer une organisation de base d’entreprise sous la forme d’un conseil de délégués de service montre bien qu’il ne peut y avoir d’organisation de lutte permanente. S’ils [les conseils] se constituent au cours d’une grève, ils subsistent tant que dure la grève ; s’ils essaient d’y survivre, ils se liquéfient peu à peu avec ce qui avait été l’unité de la lutte ; la résurgence des conflits d’intérêts particuliers et des conflits idéologiques (qui les masquent et les expriment à la fois) ne sont que la conséquence du “retour à la normale” et du rétablissement des rapports de force habituels. Mais la tentative elle-même a un sens : elle s’inscrit dans le mouvement - à ses débuts - qui pousse les travailleurs à “faire leurs affaires eux-mêmes”. Ce mouvement est lui-même le produit de l’évolution de la société d’exploitation qui ne donne pas d’autre issue aux exploités. Si, malgré tout, une organisation de base se constitue, soit survivance d’un comité de grève, soit, comme dans le cas présent des AGF, par l’action individuelle de quelques travailleurs, elle se trouve devant un choix qui détermine sa fonction dans l’entreprise, indépendamment d’elle, mais parce qu’une “activité” quelconque sur le plan réel est déterminé par les relations et les rapports de force de cette réalité sociale et non par l’idée préalable que l’on se fait de cette activité. Ce problème est loin d’être théorique : il est même au centre des tentatives des groupes politiques (essentiellement Lutte ouvrière ou les groupes pro-chinois qui cherchent l’implantation dans les entreprises) ou des comités d’action d’entreprise ou de regroupements moins formels, de se constituer en “groupes militants d’entreprise”. Dans la mesure où ils se considèrent comme “avant-garde agissante” et où ils essaient de prendre des postes dans l’appareil de gestion (comité d’entreprise, délégation du personnel, etc.) de leur propre chef et non sous le contrôle des travailleurs en lutte, ils tendent à devenir inévitablement une organisation semblable à un syndicat ou à une cellule de parti.

Ils évoluent alors, de par leur place dans l’entreprise et les fonctions qu’ils entendent y assumer, vers une solution syndicale de rechange, s’ils ne se fondent pas dans de nouvelles structures syndicales ou incorporant tout ou partie des syndicats traditionnels. Ce n’est pas un hasard si la CFDT peut jouer au “gauchiste” et si la réunification syndicale devient un problème d’actualité.

La petite guerre entre les comités d’action, les groupuscules, la CFDT et autres noyaux militants ne doit pas dissimuler l’essentiel : le choix n’est pas, pour les travailleurs, entre diverses organisations qui s’offrent à les “défendre”, mais entre leur propre organisation et pas d’organisation du tout si celle-ci ne peut exister. Ce n’est pas là une vision pessimiste : c’est la réalité de la lutte de classe.

Pour accomplir le rôle d’auxiliaire de la gestion capitaliste qui est dictée par leur existence même d’intermédiaires entre la direction et les travailleurs au sein des rapports de production capitalistes, les syndicats sont imbattables : les transformations de leur attitude sont la conséquence des transformations des techniques de production et des structures de l’entreprise capitaliste. Dans la mesure où ces syndicats préexistent, leurs structures sont inadaptées à ces transformations et un frein à l’évolution même du capitalisme et à la modification de leur fonction.

L’activité en marge des syndicats - si elle n’est pas l’activité des travailleurs eux-mêmes mais celle d’une “avant-garde” -, alors même qu’elle apparaît le dépassement du syndicat, contribue alors à faire accoucher de structures d’encadrement de type syndical, plus “modernes” c’est-à-dire adaptées au capitalisme moderne : nouveau langage, nouvelles revendications, unification syndicale, etc. sont la perspective de cet “activisme”, qu’il prenne comme champ d’action le travail dans les syndicats ou en dehors d’eux. Le problème n’est pas d’être ou de ne pas être dans les syndicats ou les groupuscules, mais d’agir pour ou avec les travailleurs. C’est tout le problème de l’avant-garde, des minorités agissantes, qui se trouve posé au niveau de l’entreprise. Que peut-on faire alors sur le plan d’une entreprise ?

Informer, expliquer, c’est-à-dire en toute circonstance mettre à même les travailleurs de l’entreprise de décider eux-mêmes ce qu’ils feront - ou ne feront pas -, s’ils agiront ou non, mettre à leur disposition les moyens matériels dont ils peuvent avoir besoin, les aider par des discussions à prendre conscience des limites ou de la portée de ce qu’ils font. Mais en aucune façon se substituer à eux, essayer à chaque moment d’entraîner ou de susciter an nom d’une “combativité” qui n’est jamais permanente et n’est qu’un élément de la lutte de classe (peut-être même pas le plus important).

La différence avec les positions activistes que nous avons critiquées ci-dessus peut paraître subtile, d’autant plus que, par rapport aux travailleurs de l’entreprise et au mouvement ouvrier dans son ensemble, le groupe ou noyau activiste ou non activiste se situe inévitablement “en marge”.

Ceci est d’autant plus vrai que les groupes ou noyaux activistes sont contraints, ne serait-ce que pour prendre pied dans une entreprise, d’accomplir ce travail d’information et d’explication.Même avec des arrières-pensées, ce travail peut être très réel. D’un autre côté, des noyaux “non activistes” peuvent dans un mouvement ou par le jeu de circonstances, se trouver à impulser, à être ce que les patrons appellent les “meneurs”, simplement parce que les travailleurs de l’entreprise leur font confiance. Et, en fin de compte, les travailleurs de l’entreprise gardent toujours les possibilités “d’utiliser” les militants qui s’offrent comme ils utiliseraient une machine à écrire, une ronéo et de les abandonner s’ils ne leur donnent pas satisfaction. Quant à l’exploitation des luttes par les innombrables groupuscules, on ne peut se plaindre de la publicité quelque peu abusive qui leur est faite ; il y a assez de silence dans la grande presse et beaucoup de ces groupuscules consacrent assez de colonnes à leur action politique. Il faut faire la part de l’exaltation, de l’exagération, des omissions, il faut surtout, en toutes circonstances, tenter de voir clair et le dire.

Pris sous les feux croisés des propagandes syndicales, anti-syndicales, groupusculaires ou anti-groupusculaires, les travailleurs choisissent. Indéniablement des polémiques constituent une ouverture ; elles sont à la fois la conséquence d’une modification du rapport de forces dans les entreprises et elles provoquent un échange d’informations et de discussions. Mais il ne faut pas leur accorder un caractère déterminant, la lutte de classe reste la lutte d’intérêt des travailleurs contre tous les exploiteurs : ce n’est pas la propagande d’un groupe ou l’activisme de quelques-uns qui en change le contenu ou qui lui donne forme. C’est précisément en situant à tout moment toutes ces “activités” dans le contexte réel de cette lutte de classe qu’un travail d’informations et d’explications prend un sens très différent de ce que cherchent à faire les “minorités agissantes”.

S’il peut y avoir une règle d’or, elle peut se résumer simplement :
- ne rien revendiquer pour les travailleurs sans leur accord préalable ;
- ne pas lancer de mot d’ordre d’action sans leur accord préalable ;
- ne pas tenter d’agir seul ou en groupe restreint pour des problèmes qui sont ceux d’autres travailleurs ;
- faire qu’à chaque moment, les travailleurs puissent déterminer eux-mêmes ce qu’ils demandent et ce qu’ils font.

Le mot action ramené à ce niveau est rempli d’ambiguïté. Bien sûr, de réunir des camarades d’entreprise, discuter des problèmes de l’entreprise, recueillir des informations, chercher des explications, dénoncer des injustices, décrire la société et tous les appareils de domination tels qu’ils sont dans leur finalité réelle, et, dans ces buts, diffuser des tracts et des bulletins, coller des affiches, prendre la parole, tout cela c’est agir. Mais il y a tout un monde entre ceux qui agissent ainsi pour une organisation, pour propager un système, quel qu’il soit, et ceux qui le font seulement pour que les travailleurs connaissent leur propre réalité et puissent faire les choix qui les concernent.

Celui pour qui l’action est propagande, recrutement, cherchera à persuader, entraîner sur une ligne définie à l’avance entre “militants conscients”, entre initiés : toutes ses explications, toutes ses actions, la confiance même de ses camarades de travail, leur solidarité, se trouveront rétrécis par l’incompréhension, voire la méfiance. La même distance s’établira peu à peu par des canaux divers comme avec les dirigeants de l’entreprise, cadres et bureaucrates syndicaux. C’est avec ceux-ci qu’il se retrouvera à discuter et à régler les problèmes des travailleurs sans eux. D’autant plus rapidement s’il accepte des postes de délégués et qu’il sera forcé alors de jouer le jeu. L’information elle-même se rétrécira à la fois par le silence imposé par la règle du jeu dans l’entreprise et par l’expression émasculée du rôle réel à travers l’idéologie fermée du militant.

Celui pour qui l’action individuelle ou collective est informations et explications, et agissant seulement avec tous les travailleurs concernés et seulement lorsqu’ils ont choisi leurs objectifs et moyens, peut éviter tous ces écueils alors même qu’il n’en est pas conscient.

L’information et l’explication se sont trouvées entièrement renouvelées en mai. Ce n’est pas une question de technique, bien que cela puisse paraître comme tel. Cela dépend d’un changement profond de mentalité qui exclut le “professeur qui sait”. Le fait lui-même peut, pour ceux qui l’observent et le vivent, contenir autant d’informations et d’explications qu’un long discours sur un papier. L’entreprise abonde en faits de ce genre (pas provoqués de l’extérieur) qui sont la trame même de l’exploitation capitaliste et qui entraînent des réactions des dirigeants, cadres ou syndicats. Ces réactions donnent une connaissance directe de la réalité. Le cloisonnement de l’entreprise empêche qu’ils soient connus comme tels : les diffuser autrement que par le récit traditionnel et sans l’exaltation d’une propagande qui tend à présenter - et à déformer - toute lutte comme un “modèle révolutionnaire” constitue la redécouverte d’une communication totale entre les travailleurs et l’enrichissement réciproque des expériences individuelles et collectives, communication que l’entreprise détruit pas sa répression de chaque instant et dont les hiérarchies se réservent le monopole. A notre avis, l’utilisation de l’image, d’un vocabulaire nouveau, le “détournement” de la publicité, l’action directe d’une minorité constituent parmi d’autres, autant de manifestations de ce changement de mentalité par rapport aux dirigeants de tout acabit.

Tout ceci correspond, sur le plan de l’entreprise, à un affranchissement des tutelles syndicales et à une action des travailleurs par et pour eux-mêmes. Les grèves “sauvages” qui éclatent ici et là sont la confirmation de cette transformation du rapport de force exploiteurs-exploités. Mais ces transformations sont elles-mêmes la conséquence des modifications du capitalisme dont nous parlions plus haut. Tout ceci forme un ensemble dont les éléments interfèrent l’un sur l’autre. Nous rejoignons ici une constatation faite plus haut : dans la mesure où cette action directe (et l’utilisation d’un langage nouveau) sort du cadre de ces rapports interdépendants, c’est-à-dire du domaine de la production, elle devient une technique ou une action pour l’action qui peuvent se poursuivre indéfiniment sans autre résultat que l’exacerbation ou la désillusion de ceux qui l’utilisent. La “non-conscience” des travailleurs trouve facilement sa voie et l’imagination de ces expressions nouvelles parce qu’ils sont au centre vital de la société : la production. La “conscience” des “militants” dérive ou tourne en rond vers un activisme identique, finalement, à celui des organisations traditionnelles pour ces organisations. Leur activité repose obligatoirement sur une situation et touche les travailleurs ; elle est un élément, non essentiel mais non négligeable, de l’évolution globale de la société vers un monde nouveau, mais d’abord un reflet de cette évolution : si l’on veut “jouer un rôle” dans une société d’exploitation, on finit par être un agent de la transformation de cette même société et non de sa libération, quelque intention qu’on en ait. »

Ce texte, comme d’autres parus dans ICO auparavant, n’entraîna pas à vrai dire une discussion mais la réponse ci-après de Serge Bricianer. Celui-ci y explique les raisons de son retrait et les divergences avec le texte ci-dessus. En fait, ce texte, tout comme les critiques de l’IS vis à vis d’ICO, soulevait la question de la conscience de classe et du rôle des militants et des organisations. Le plus simple, malgré la longueur du texte (paru dans ICO n° 81, mai 1969, p. 18) est de laisser la parole à ce camarade :

« La différence

Le texte ci-dessous répond à deux ordres de préoccupations. Le premier, relativement personnel, concerne implicitement les raisons de mon absence aux réunions d’ICO depuis un certain temps. Le second se rattache à la critique de positions maintes fois exprimées dans ICO, notamment dans l’article “Organisations et mouvement ouvrier” paru dans le dernier numéro, celui d’avril.

Cette conception comprend en gros deux volets. Selon l’un, la “classe” intellectuelle, désireuse de soumettre les luttes ouvrières à sa volonté de pouvoir, diffuse des idées adaptées à cette fin et cherche à organiser l’agitation sur cette base. Selon l’autre, les travailleurs en lutte sécrètent naturellement et tous ensemble “leur” théorie, tout ce qui, sur le plan de la conscience (mot toujours placé entre guillemets), a été conçu en dehors du “domaine de la production” ne peut avoir que des effets néfastes. On notera que cette conception voit dans tout processus de prise de conscience essentiellement un “reflet de l’évolution” (p. 15 [ci-dessus, p. 61, NDE]). Tout en laissant de côté, vu le manque de place, cet aspect fondamental, j’essaierai de faire ressortir la différence entre les deux formes historiques du mouvement ouvrier et entre les deux formes de conscience qui vont avec.

Suivant l’auteur de l’article [“Organisations et mouvement ouvrier”], les journées de Mai-68 ont vu se manifester deux courants de sens opposé ; l’un composé des “travailleurs de la base” poursuivant une “lutte d’intérêts contre tous les exploiteurs” ; l’autre, réunissant des militants des syndicats et groupuscules, à propos de qui il est dit : “On doit se poser la question si, à travers la grève, on n’assistait pas à la genèse d’une nouvelle classe prenant conscience de son rôle et de ses possibilités d’action. On doit d’ailleurs se poser la même question relativement au mouvement étudiant qui fut l’amorce du mouvement dans les entreprises” (p. 12 [ici 56]).

Les syndicats traditionnels étant de moins en moins adaptés à l’évolution récente des entreprises capitalistes, cette “nouvelle classe” se présenterait comme une “solution de rechange”. Il est un peu gênant de voir poser des questions pareilles sans les appuyer sur une analyse sérieuse, dans les termes comme dans le fond.

De tout temps, le mouvement ouvrier traditionnel, même le plus réformiste, a compris dans ses rangs une aile marchante. Le fait, sans dater de mai dernier, loin de là !, ne prête pas à discussion. En effet, la tactique visant à “redresser” les vieilles organisations constitue un produit naturel tant de la forme syndicats que de la forme parti, lesquelles, nées dans une période dépassée, sont toujours plus ou moins en retard, au cours des phases critiques, sur l’évolution de la société globale. Mais cela autorise-t-il à confondre cette aile marchante avec une classe ayant des visées historiques autonomes ? Et peut-on véritablement tenir pour une critique matérialiste le procédé démagogique bien connu consistant uniquement à traiter d’arrivistes les groupes et les individus dont on juge les attitudes nocives ? Loin de là, c’est la forme d’organisation à laquelle ils se rattachent, et les conséquences de cette forme qu’il faut essentiellement chercher à mettre en relief.

En réalité, derrière ce type de raisonnement, il y a l’idée que la “bureaucratie , les “intellectuels” (concepts extrêmement vagues malgré les apparences) constituent une nouvelle classe en lutte contre la bourgeoisie et utilisant les travailleurs comme une masse de manœuvre amorphe. C’est l’idée de gens comme Chomsky ou Touraine, celle aussi naguère de Socialisme ou Barbarie. Il est impossible de la discuter en quelques lignes. Je me contenterai donc de souligner que la dévalorisation de la fonction intellectuelle, sans être encore vraiment inscrite dans les faits, est une certitude pour l’avenir. Qu’il y ait dans le mouvement étudiant des tendances à “redresser” les anciennes organisations pour obtenir des réformes radicales, c’est incontestable. Toutefois, le milieu étudiant constitue un milieu par définition socialement instable, divisé à l’extrême, et nullement une classe. Et, surtout, il ne suffit pas de se bagarrer dans la rue pour arracher des réformes qu’une société hautement structurée n’est pas du tout disposée à consentir.

Lorsqu’une analyse a pour but de servir l’action autonome en général, elle ne doit pas tendre, sous prétexte d’hyperlucidité, à soupeser les situations comme si leur solution (l’acceptation ou le rejet d’une alliance entre deux courants sociaux par exemple) dépendait du critique et de son groupe. Au contraire, son objectif est de mettre en lumière les côtés éventuellement positifs de l’action. Or, l’aspect le plus important des Journées de mai dernier, c’est précisément l’union des travailleurs “manuels ” et des travailleurs “intellectuels” qui s’est esquissée à cette occasion, union certes ambiguë (des deux côtés), éphémère et avec perspectives encore obscures (s’il est évident qu’elles déplaisent souverainement à tous les exploiteurs). Mais une transformation véritable de la condition humaine est-elle concevable en l’absence d’une union de ce genre ? L’acquis essentiel de mai, selon moi, c’est cette promesse. Rien n’est plus facile que d’en relever la précarité, mais en ce cas, on ne peut pas se borner à dire : “on doit se poser la question” ; il faut expliquer comment la catégorie des “manuels” peut se passer de l’autre. Et le racisme anti-intellectuel traditionnel du mouvement ouvrier n’offre aucune réponse digne d’être retenue. Aussi bien, une nouvelle classe n’arrive au pouvoir que si, d’une part l’ancienne classe dominante capitule dans une assez large mesure (perspective à peu près exclue aujourd’hui) et surtout si les travailleurs se révèlent incapables de prendre conscience de leurs fins propres et de lutter avec acharnement pour les faire triompher.

L’action dans l’entreprise

Suivant l’auteur de l’article [“Organisations et mouvement ouvrier”] : “le choix n’est pas pour les travailleurs entre diverses organisations qui s’offrent à les “défendre”, mais entre leur propre organisation et pas d’organisation du tout, si celle-ci ne peut exister” [p. 58].

C’est là simplifier outrageusement les choses. En effet, la vie sociale en général est impossible sans organisation. Les travailleurs sont donc organisés de toute façon par leurs conditions de travail, sur la base de l’entreprise, sur leurs conditions d’existence, sur la base de la nation. Certes l’adhésion à la forme d’organisation des exploiteurs, au travail, est généralement passive mais, sur ce plan, en tout cas, il n’y a pas de choix. Et tant que les conditions de l’harmonie sociale se maintiennent, la forme syndicat-parti apparaît, à tort ou à raison, comme une forme d’organisation adaptée à la résistance aux pressions patronales. En temps ordinaire, l’opposition n’est possible qu’en pensée, s’il reste vrai qu’elle peut parfois préluder à une rupture réellement pratique et qu’elle constitue la condition première de cette rupture aux heures de crise.

Or l’opposition en pensée prend de multiples aspects, des aspects traditionnels ou encore des aspects subversifs. Elle est le fait plus particulièrement de ceux que les patrons appellent les “meneurs” - comme le dit l’article. Ces meneurs sur le plan de l’entreprise, on pourrait aussi les appeler des “délégués”. Pas toujours des délégués élus dans les règles, s’il arrive souvent qu’ils appartiennent à des formes de représentation officielle (syndicats). Ces hommes, personne ne les a invités à lancer des initiatives, à prendre des responsabilités : ils réagissent à un ordre de choses qui leur paraît intolérable. Dans des conditions données, leurs camarades de travail partagent leur “opposition en pensée”, se reconnaissant en eux totalement ou partiellement, les dépassant parfois dans la lutte, n’allant d’autres fois qu’à mi-chemin. Cela ne signifie nullement que les travailleurs utilisent ces délégués “comme des ronéos” (p. 14 [59]) c’est-à-dire comme un matériau inerte, en l’absence de toute conscience de part et d’autre, mais au contraire que, pendant un certain temps, ils adoptent plus ou moins leurs vues, se reconnaissent plus ou moins en eux.

Il est extrêmement rare que, sur le plan d’une entreprise déterminée, cette “délégation”, à la composition variable selon les moments, ne soit que le prolongement d’une “minorité agissante” extérieure à l’entreprise. Les “délégués”, au sens défini à l’instant, se révèlent spontanément sur le tas ; mais on doit ajouter cependant qu’ils ont assez souvent une formation d’“avant-garde”, soit politique (par exemple les shop stewards anglais “de choc” qui sont fréquemment des staliniens ou trotskistes) ou syndicale (les éléments dits gauchistes de la CFDT en France).

A certains de ces éléments qualifiés de “noyaux activistes”, l’article d’ICO oppose des “noyaux non activistes”. Les premiers, nous dit-on, cherchent à agir au sein de l’entreprise “pour propager un système” [p. 60] et il semble sous-entendu que tout “système” est destiné à servir les intérêts d’une future classe dirigeante, et à séduire les travailleurs dans cette intention. Quant aux seconds, ils agissent pour que “les travailleurs connaissent leur propre réalité et puissent faire les choix qui les concernent”. Il a été précisé auparavant que cette différence est “remplie d’ambiguïtés” et qu’elle “peut paraître subtile”. Et cela se conçoit quand on note que les seuls types d’action dont on nous parle ici sont du genre prise de parole, diffusion de tracts, collage d’affiches, etc. Comment en effet distinguer dans ces conditions le “mauvais” système des uns, du “bon” système des autres ? D’autant que les tenants du “système” ne sont pas forcément des crapules, mais souvent des “meneurs” agissant sur la base d’une conception donnée. Si différence il y a, ce n’est visiblement pas sur le plan de la revendication ou de la dénonciation.

L’ancienne conception et la nouvelle

En fait, lorsqu’une différence peut se faire jour, elle ne réside pas essentiellement dans l’aspect extérieur de l’intervention - discours ou tract - mais dans le contenu de ce qui a été dit ou écrit, dans les idées exprimées de façon explicite ou non. En d’autres termes, la différence en question a un caractère politique (le mot n’apparaît nulle part dans l’article). En vertu de cette loi absolue que quiconque cherche à agir socialement le fait avec une certaine intention, intervenir sur le plan d’une entreprise comme sur un plan plus large suppose l’existence cachée ou proclamée d’un système de référence politique, de repères pour penser et exprimer sa pensée.

Si ces systèmes prennent des aspects variant énormément suivant le lieu et l’époque, les groupes ou les partis, ils ont tous une seule origine, la lutte de classes. A notre époque, en ce qui concerne le mouvement ouvrier dans les pays développés, il existe fondamentalement deux seulement de ces systèmes. Le premier ramène à l’idée générale de la révolution au xixe siècle, à l’idée selon laquelle la classe ouvrières, trop faible quantitativement et qualitativement pour exercer seule le pouvoir, doit charger un corps spécialisé et permanent de la représenter, soit au sein soit à la tête des institutions étatiques et des unités de production. Telle est la conception archaïque qui, avec d’importantes nuances, continue de servir d’idée motrice aux groupuscules entre autres.

Les travailleurs, quand ils réagissent à l’exploitation capitaliste, adoptent volontiers cette conception. Elle n’exige d’eux qu’un minimum d’efforts, parfois même pas du tout, et correspond par ailleurs à tout ce qui leur est inculqué tant à l’école et plus tard par la soumission à des machines, que dans la vie en général. Pourtant il leur arrive aussi de recourir à un type d’action tout autre, l’action directe, où la délégation est également directe, sans passer par un corps spécialisé. Les actions de ce genre sont aujourd’hui encore sporadiques et éphémères. Mais il n’en a pas toujours été ainsi, ce qui explique l’apparition au xxe siècle d’une nouvelle idée générale du communisme. Que dit ce nouveau principe ? Eh bien, il dit que maintenant la lutte de classe a pour objet l’organisation de la production et de la distribution par les producteurs eux-mêmes. Le vieil objectif a fait son temps. Il ne s’agit plus de gagner du poids dans la société et de faire inscrire cet avantage dans le droit et dans les institutions : tout ce qui pouvait être réalisé à cet égard dans le cadre du capitalisme développé, l’est aujourd’hui sous des formes assurément très diverses suivant les pays. Dès lors, un but final peut apparaître, la prise en mains directe par les producteurs de leurs conditions d’existence. Et s’il en est ainsi, la forme d’organisation doit elle aussi changer et la forme conseils succéder à la forme syndicat-parti. Bien entendu, il est question ici de deux principes très généraux, très abstraits. Mais les considérations suivantes vont contribuer à les éclairer tant soit peu.

L’idée au siècle dernier [XIXe siècle] était axée sur la recherche de la sécurité. Celle-ci impliquait non seulement la création de formes d’entr’aide (mutuelles, coopératives) ou de coalitions (syndicats) mais aussi, dans les pays où se déroulait le processus historique de la révolution bourgeoise (soit en Europe de l’Ouest), la création d’une forme politique, électoraliste, le parti chargé d’assurer la position des classes laborieuses urbaines parmi les autres classes d’une nation donnée, et d’infléchir à leur avantage des rapports défavorables par nature à ceux qui se présentent sur le marché en vendeurs de force de travail généralement peu qualifiés. C’est donc un partage du pouvoir d’Etat, dans des secteurs plutôt secondaires (municipalités, assurances sociales, commissions paritaires, etc.), que visait l’ancien mouvement ouvrier et que, sous des formes diverses, il finit par obtenir et continue d’assumer de nos jours.

Un concept clé allait (et continue d’aller) avec cette idée : l’intérêt commun des diverses classes, lequel correspond pour une part à l’intérêt immédiat que les travailleurs ont de pouvoir vendre au meilleur prix leur force de travail. Ce concept lui-même se raccorde à un genre de conscience plus général, la conscience nationale d’essence démocratique ou populaire, incarnant un ensemble de valeurs liées à la conservation de l’ordre existant, une conservation acquise au prix de réformes rendues possibles (mais non inévitables) par le développement de la production. On peut dire aujourd’hui que l’objectif de la sécurité sociale a été atteint grosso modo s’il est vrai qu’il reste encore pas mal de place pour des améliorations de détail et cela notamment dans le plus grand pays capitaliste du monde : les Etats-Unis.

Toutefois, l’idéal de la sécurité ne s’est pas imposé par sa seule vertu ; il a fallu pour cela des luttes acharnées, puis (à partir d’un certain stade où l’intérêt immédiat de la production ne s’opposait plus absolument à celui des travailleurs), la menace de voir de telles luttes reprendre. L’élément que ces luttes ont engendré, c’est la solidarité, née de la nécessité de tenir tête à un ennemi commun. Il y a donc une base non plus permanente et rattachée à l’ordre social existant comme l’élément “sécurité”, mais une base momentanée : la lutte de classe autonome. Depuis un demi-siècle, celle-ci, dans ses formes les plus avancées, tend à donner à la solidarité une base permanente : les conseils ouvriers. L’apparition et le maintien de cette dernière sont évidemment liés à la réalisation au moins tendancielle de l’unité de la classe des producteurs. A son tour, cette unité dépend du niveau atteint par la conscience que cette classe a été capable de prendre tant de ses fins et de la nature de ses luttes que de la force d’organisation qu’elle revêt.

Il s’agit donc d’une différence entre deux modèles fondamentaux, deux systèmes de pensée. Cette différence, il va de soi, est moins tranchée en pratique qu’en théorie. Par exemple, il arrive que des représentants du modèle archaïque, les bureaucrates ouvriers, fassent appel à la solidarité et à l’unité de classe pour lutter contre des sanctions frappant les travailleurs individuels. L’on voit également que les dirigeants de syndicats figurant parfois au nombre des plus corrompus (dockers) lancer des mouvements de solidarité effective avec les ouvriers d’une branche d’industrie en grève dans le pays ou à l’étranger (refus de décharger les marchandises). Cependant, on se trouve toujours devant des mouvements fragmentaires et soumis à des corps spécialisés. A l’inverse, un mouvement tel que la Commune de Hongrie de 1956, qui ressortait nettement au second modèle puisqu’il prenait avant tout appui sur la forme conseils, se réclamait de l’intérêt général - et non de l’intérêt de la classe - en exigeant un remodelage radical de la production - et se donnait comme l’expression de la conscience nationale. On conçoit aisément que si cette contradiction n’avait pu être surmontée dans une assez large mesure, elle aurait provoqué un déclin accentué de la forme-conseils comme forme d’organisation unique et unitaire des producteurs et cela même en l’absence (inconcevable en fait) d’intervention extérieure.

Cette distinction soulève bien d’autres objections encore, qu’il faudra laisser de côté ici. De toute façon, elle n’a pas directement pour but de servir à rédiger un tract, par exemple. Son objet n’est pas tellement d’éveiller une volonté d’action, mais plutôt d’alimenter une réflexion politique. Elle a en effet une mission de fournir des éléments d’orientation, au moyen desquels il devient possible de raffermir une attitude face à certaines situations ; en bref, de contribuer autant que faire se peut, à l’éclosion d’une mentalité nouvelle, dont la lutte de classe est la condition nécessaire.

La bureaucratie ouvrière

Bien entendu, mettre l’accent sur des considérations de ce genre, lesquelles n’apparaissent pas en clair dans les luttes au sein des entreprises, revient à “intervenir” du dehors et à prôner un “système”, à se former une “idée préalable” du but final, l’abolition du salariat, et à faire de la propagande en ce sens. A l’inverse, d’après l’auteur de l’article critiqué ici, tout le problème se ramène à agir pour ou avec les travailleurs (p. 13 [58]). Le caractère purement verbal de cette distinction-là saute aux yeux. Qu’est-ce qui prouve qu’on est avec, sinon ses propres affirmations ? Quel est le groupuscule qui ne se dit pas avec, le parti ou le syndicat qui ne se présente pas comme l’incarnation même du prolétariat ? Du reste ces derniers disposent d’un argument massue : leur composition purement ouvrière. Sans doute, il s’agit là d’une apparence puisque la politique des syndicats, on le sait assez, n’est déterminée ni par les travailleurs en général, ni par les travailleurs syndiqués mais, en fonction de la situation, par une bureaucratie d’origine habituellement ouvrière et poursuivant des fins qui lui sont propres.

Il existe trois clés d’interprétation fondamentales de la bureaucratie ouvrière. Je vais me contenter de les rappeler, sans les discuter comme il se devrait. La première de ces interprétations consiste à voir en cette bureaucratie une future classe dominante (et n’est donc pas loin du point de vue de l’auteur de l’article). Elle invoque une expérience historique qui s’est déroulée il y a cinquante ans [en1917, NdE] dans un pays arriéré [la Russie, NdE] empruntant la voie de la révolution bourgeoise et projette le schéma (incroyablement arbitraire) qu’elle en tire sur les réalités contemporaines. Selon elle, les partis et les syndicats d’un pays industrialisé moderne sont capables de s’emparer du pouvoir et de l’exercer seuls. Or rien de tel ne s’est produit en Occident, alors que les occasions de telles prises du pouvoir n’ont pas manqué précisément. Bien au contraire, l’histoire prouve avec toute la clarté désirable que ces organisations ne songent même pas, quelles que soient les circonstances, à exercer des responsabilités pareilles et que sortir du cadre électoraliste est à leurs yeux parfaitement inconcevable (et il y a des raisons matérielles à cela).

En définitive, la première clé conduit la plupart du temps, mais pas toujours, à proclamer que tout effort émancipateur est voué à engendrer un nouveau régime d’oppression, pire encore que l’ancien. La deuxième clé consiste à présenter la bureaucratie comme une excroissance pathologique, qu’il est possible d’extirper tout en conservant la forme d’organisation qui l’a produite : c’est l’interprétation de la bureaucratie (stalinienne, trotskiste, maoïste et autre) quand elle se contemple elle-même. Mais il existe encore une troisième clé, selon laquelle la bureaucratie est avant tout le fruit de la faiblesse historique du prolétariat, incapable de mettre en place une forme d’organisation nouvelle, et qui s’en tient à la recherche de la sécurité. Bien entendu cette formule n’épuise pas le sujet, mais elle permet à tout le moins d’entrevoir le moyen pratique, dans des conditions données, de surmonter cette faiblesse au moyen des conseils ouvriers. Loin de mener à considérer les comités d’action, par exemple, comme le marchepied d’on ne sait quelle future classe dominante, elle voit en eux une forme pour l’action, parfaitement susceptible, les circonstances et l’indifférence des travailleurs aidant, de devenir une forme pour l’inaction bruyante, comme c’est le cas le plus souvent à l’heure actuelle.

Conscience pratique et conscience historique

Une classe qui ne dispose d’aucune forme de propriété pour l’utiliser comme point d’appui dans ses luttes, comme position de repli en cas d’échec, une classe qui n’a pour point d’appui que des clauses de droit protectrices et destinées à garantir la perpétuation de son état de servitude ne peut surmonter sa faiblesse qu’en développant sa conscience de classe. Qu’est-ce à dire ?

Nous avons vu tout à l’heure qu’il existait un type de représentation plus ou moins informelle et spontanée. Le fait qu’il soit adopté dans certaines circonstances par les travailleurs, plus précisément, le fait que ceux-ci se “reconnaissent” en lui, indique qu’il ne s’agit pas seulement d’un phénomène lié aux conditions de la production, mais aussi d’un phénomène de conscience. Cette conscience, après bien d’autres, je l’appelle conscience pratique. Et parler de conscience pratique amène tout naturellement à parler de conscience théorique.

L’histoire du mouvement émancipateur n’est pas sans présenter quelques constantes. En voici une : dans toute situation de crise, accompagnée d’une action de classe réelle, une conscience théorique se manifeste, non pas certes dans toute la classe, mais dans un secteur extrêmement restreint en premier lieu et qui va s’élargir avec les progrès éventuels de l’action. On peut se demander si cette conscience est toujours adaptée à des situations nouvelles. Et, en tout état de cause, les prétoriens intellectuels de la classe ennemie ne manquent jamais de la contester. Mais la réalité du fait est indéniable, comme le démontre sa répétition dans des phases historiques différentes. Des hommes qui se sont désignés eux-mêmes pensent les problèmes qui se sont posés, se posent et vont se poser, le moyen privilégié de cette pensée étant la discussion au sens le plus large. Pas plus que les producteurs ne se reconnaissent à tout moment, dans les formes les plus avancées de la conscience pratique, dans les “meneurs” les plus résolus, pas plus ils ne se reconnaissent immanquablement et sur-le-champ dans les formes prises par la conscience théorique (lesquelles vont du slogan subversif aux constructions les plus abstraites et rigoureuses). On observera à ce propos que la classe bourgeoise n’a jamais ni accepté d’emblée, ni adopté intégralement les variantes de conscience que ses théoriciens lui proposaient.

Néanmoins, elle s’est indiscutablement reconnue dans une certaine conscience théorique, née tant de ses luttes pratiques que des conditions d’exercice de son pouvoir, de sa forme d’organisation. Et l’on peut dire la même chose, comme une loi absolue, de toute classe luttant au sein d’une société divisée en classes : toute lutte sociale engendre une pensée politique.

L’idée qui aujourd’hui doit constituer le noyau d’une conscience théorique des producteurs, laquelle en est encore à se chercher, c’est l’idée du communisme au xxe siècle, l’idée des conseils. Dans les conditions présentes, l’activité théorique abstraite ne peut être qu’une activité spécialisée. J’entends d’ici les clameurs des gauchistes du genre spontanéistes, protestant que l’on perpétue ainsi la division du travail, etc. Mais les déclamations n’y changent rien : dans le cadre de la société capitaliste en tout cas, la division du travail est extrêmement poussée et parfaitement insurmontable, sinon en paroles ; c’est même un puissant facteur de révolte. En outre, il s’agit d’une activité dont les limites sont nettes, tant au plan quantitatif - le nombre d’hommes qui à l’heure actuelle “se posent des questions” dans une perspective de subversion étant finalement des plus restreints - qu’au plan qualitatif - le rôle des idées dans l’histoire étant vraisemblablement moindre qu’on aimait croire au [xixe] siècle ( ...et que le croient ceux qui voient dans une “fausse conception” du parti, personnelle [à] Lénine, la raison fondamentale de l’apparition d’une bureaucratie dirigeante en Russie. On ne prétend nullement ici que cette idée ne joua aucun rôle en l’occurrence, mais sûrement pas le rôle déterminant que ses fidèles et certains de ses détracteurs se plaisent à lui attribuer). Mais c’est aussi une activité qu’il est au pouvoir des hommes de poursuivre, quand bien même elle n’est pas très bien vue de nos jours. Et elle est souhaitable dans la mesure où elle permet, au travers d’une confrontation permanente, d’éclairer les esprits.

C’est pourquoi la condition nécessaire de cette activité apparaît clairement : l’association. Toute association suppose l’existence d’un réseau de coordination. En ce qui concerne les organisations de modèle archaïque, traditionnel, ce réseau se trouve institutionnalisé dans la fonction bureaucratique, mais en outre il a une raison d’être d’où lui vient sa cohésion propre : la revendication immédiate. Une association dérivée du second modèle a besoin, elle aussi, d’un réseau de coordination. Seulement, ses buts étant différents, ce réseau ne repose plus sur la revendication mais sur la discussion. L’association ne réunit plus des sections ou des cellules soumises à une instance centrale qui met en forme la revendication, sur la base des rapports de force immédiats tels qu’elle croit pouvoir les déterminer, lui assigne des limites et en assure le marchandage, le cas échéant, auprès de la classe dominante. Elle rassemble, au contraire, des groupes d’affinités qui élaborent et diffusent les idées liées aux luttes autonomes des travailleurs quand il s’en produit ; des groupes qui s’appliquent à des tâches d’orientation théorique convenant à leurs options de base. Il est clair cependant qu’un groupe d’affinités ne peut faire du travail efficace s’il contient en son sein des éléments par trop disparates et il est clair également que s’il vit replié sur lui même il tournera très vite à la chapelle, perdue dans des rêveries inoffensives ou des déclarations activistes (on trouve aujourd’hui des exemples des deux cas). C’est pourquoi ces groupes ont pour moyen d’existence, d’une part la réflexion active sur les luttes, d’autre part l’échange avec d’autres groupes aux buts en gros analogues. Les nécessités mêmes de l’échange (contacts directs, respect de l’autre, coopération) contribuent à donner à l’ensemble sa cohésion, sa structure mouvante (puisqu’elle suppose qu’on peut passer sans trop d’histoires d’un groupe d’affinités à un autre). Dès lors, il importe peu que des groupes de ce genre puissent être considérés par certains comme “extérieurs à la classe”. N’est-il pas évident que la classe a de toute façon la possibilité, dont elle ne s’est jamais privée, de se reconnaître ou non dans les idées que ces groupes lui proposent ? (il faut d’ailleurs souligner le caractère scolastique sur ce plan de la distinction entre “extérieur” et “intérieur” de la classe). Au demeurant, une construction théorique élaborée sans souci des réalités de la production et de la vie du travail ne peut se prêter ni à la vérification, ni à la confrontation ; elle reste affaire personnelle ou sectaire.

ICO constitue indiscutablement un groupe d’affinités. La fonction qu’il s’assigne principalement : diffuser des informations, revêt une importance évidente du point de vue de la matière théorique, entre autres. Et les idées d’autres groupes sont parfois discutées dans son bulletin (tout en visant un peu trop la dénonciation de tel ou tel, sans plus, chose assez vaine pour une revue qui n’atteint forcément qu’un public d’initiés). Toutefois, on peut douter que cela suffise à satisfaire les diverses volontés de comprendre le monde et de propager des idées qui se font jour de manière en quelque sorte spontanée. En témoignent au reste les phases de tensions et les multiples défections qu’ICO a connues ces dernières années. Tout se passe comme si l’information devait éclipser la réflexion ; au cours des années, la résolution d’aborder des questions théoriques a souvent été prise sans jamais être suivie d’effets. A une exception près, les contributions théoriques aux publications d’ICO demeurées purement individuelles n’ont que rarement donné lieu à un débat réel “faute de temps”. Le courrier d’ICO prouve que pas mal de camarades se reconnaissent plus ou moins dans ses efforts. Et sans doute en va-t-il de même pour d’autres groupes d’affinités qui ne se réclament ni du marxisme ni de l’anarchisme classiques. Mais il ne s’ensuit pas de là que ces divers groupes permettent de s’exprimer comme ils l’entendent, collectivement, un certain nombre “d’en dehors”. Non parce que ces groupes pratiquent l’exclusion mais tout simplement parce que “ça ne colle pas”. Dernièrement un camarade déplorait le foisonnement des organes anarchistes (ICO 77, p. 20).

A juste titre quand il regrettait le repli sur soi autosatisfait de la plupart de ces organes mais à tort, je crois, quand il proposait la solution institutionnelle “l’hebdo anar”. En tout cas ceux qui se situent (ou pensent se situer) en dehors des vieilles doctrines n’ont que faire de vingt périodiques. Il leur en faut 200, rien qu’en France. Il serait bon en effet de savoir chanter sur tous les tons avant qu’une situation nouvelle oblige à choisir le mieux adapté.

Mais la théorie de la “non-conscience” (en réalité la conscience reflet), laquelle, par une pente naturelle, aboutit à une théorie de la “non-organisation”, risque fort en revanche de servir bientôt de justification à des désenchantés. »

ÉPILOGUE

Les années 1969-1970 furent cruciales pour toutes les organisation politiques et syndicales, mais plus encore pour les groupes ou groupuscules politiques. Les deux textes que nous venons de reproduire témoignaient sinon d’un débat du moins de préoccupations à l’intérieur même d’ICO. Ils faisaient en quelque sorte écho à ce qui avait été la profession de foi de l’IS et au centre de la polémique ICO-IS. Après le mouvement de Mai-68 en France et des engagements des uns et des autres, face à ce qui se poursuivait en Italie sous le nom de « Mai rampant », face à un « retour à la normale » rempli de soubresauts, dans un rapport de forces que le capital s’efforçait difficilement de rétablir à son profit, se posait partout, dans les milieux militants qui avaient vécu des heures exaltantes et qui n’aspiraient qu’à les perpétuer, et comme dans toute période historique, une éternelle question, la même question à laquelle les deux textes que nous venons de reproduire avaient tenté de répondre : « Que faire ? »

La réponse n’était bien sûr pas abstraite. Elle dépendait étroitement de la perception que l’on pouvait avoir et de l’analyse qu’on tirait de la situation et du niveau des luttes, non seulement en France mais en Europe et dans le monde. Et, comme souvent, la volonté « d’aller plus loin » obnubilait quelque peu réflexion et analyse,surdimensionnant certains faits, en laissant d’autres de côté. Tous ces noyaux politiques étaient confrontés à un afflux de nouveaux militants, attirés qui par la critique radicale, qui par l’action sur les lieux de production, tous dans la perspective de « continuer Mai-68 » avec la vision d’une révolution à venir.

Continuer, mais comment ? Comme le constate le texte « La différence », il y avait un foisonnement de groupes affinitaires qui aspiraient à « sortir de leur cocon ». Prémonition ou pas, on peut penser que l’irruption des débats style IS-ICO peu de temps avant Mai-68 témoignait d’une évolution du niveau des luttes sociales et des mentalités pour sortir des préoccupations routinières. L’Internationale situationniste devait aller au-delà de la critique théorique, d’où l’approche vers le conseillisme et vers un activisme organisationnel ; ICO devait aller au-delà du cantonnement dans le quotidien de la lutte de classe, d’où les débats houleux avec des contestataires, pas seulement les prédateurs de l’IS mais au sein même d’ICO.

Ces ruptures avec la période pré-1968 et ce « besoin d’en découdre » traversaient tous les groupes. Les maos sortaient de l’ennui des débats théoriques du marxisme althussérien et des joutes avec les staliniens pour se lancer à corps perdu, avec des variantes activistes allant d’une apologie bornée de la Révolution culturelle au situationnisme le plus délirant, vers la classe ouvrière ; ils développèrent l’activisme organisé des « établis » contestant durement et physiquement toutes les contraintes de l’usine, à commencer celle portée par les « petits cadres ». L’IS peaufinait, comme nous l’avons vu, les implications pratiques de la théorie des conseils ouvriers et de l’organisation chargée d’aider à l’accouchement d’une société communiste et, dans la foulée de son CMDO des journées de Mai, tentait tant bien que mal d’intégrer ou de repousser (puisqu’il ne s’agissait pas d’avoir des disciples ni des adhérents, ce qui conduisit à l’autodissolution de 1972) ceux qui avaient été séduits par sa critique radicale du système. La vieille Fédération anarchiste ne pouvait contenir la poussée des jeunes brisant les carcans idéologiques de la vieille garde et voyait s’échapper les branches multiples de noyaux tous plus radicaux les uns que les autres, forts de l’aura du Mouvement du 22-Mars. Même les trotskistes de la nouvelle LCR s’affirmaient contre le sectarisme ouvriériste de Lutte ouvrière et allaient jusqu’à affronter les flics sur le terrain dans des batailles rangées. ICO abritait sous sa vaste et imprécise ombrelle idéologique toute une diaspora de groupes locaux qui, loin de se fédérer et d’apporter une cohésion, ressassaient, parmi d’autres critiques notamment organisationnelles, les vieilles querelles idéologiques.

Les deux textes que j’ai reproduits ci-dessus témoignaient d’une même recherche, de préoccupations communes, mais marquées de façon différente par le milieu dans lequel chacun se mouvait.

Le premier de ces textes se préoccupait essentiellement du militantisme d’entreprise et émanait effectivement du militant de boîte que j’étais : il extrapolait l’irruption dans les luttes quotidiennes des « donneurs de leçons » qui, à mon avis, non seulement n’apportaient pas grand-chose à ces luttes, mais dévoyait d’une manière ou d’une autre les velléités d’action autonome. Le second, tout en critiquant durement une telle approche au nom d’une vision historique, brossait un tableau contrasté de ce qu’avait été et de ce qu’était ICO, dans une sorte de constat d’impuissance à l’amener à être autre chose.

Ce que tous ces noyaux contestataires avaient en commun, c’était l’idée que Mai-68 avait ouvert une porte et que, même si le capitalisme essayait de la refermer, on y avait mis le pied et que « tout restait possible » (c’était, symboliquement le titre d’un journal « mao-spontex » : Tout, nous voulons tout). Pourtant une réalité s’imposait, parfois ouvertement, le plus souvent insidieusement. La fête était finie mais on n’en finissait pas de décrocher les lampions. Et tout l’activisme ne pouvait plus dissimuler que peu à peu, il n’avait plus prise sur la réalité sociale et que la répression commençait à éliminer et à décourager. Le feu de paille du superactivisme des maos en usine s’éteignit rapidement pour finir par sombrer dans des tentatives éphémères de clandestinité = terroriste. Début 1972, Debord et Sanguinetti rédigèrent La Véritable Scission dans l’Internationale, une sorte d’avis de décès, tout en affirmant que l’IS avait été en prise avec « l’effondrement d’un monde, effondrement qui a maintenant commencé sous nos yeux ». Bien d’autres noyaux de moindre importance disparurent sans gloire et sans actes de décès.

Dans ce reflux, qui était en fait l’échec d’une poussée révolutionnaire, les démons traditionnels resurgissaient : il fallait s’organiser politiquement et syndicalement pour poursuivre la lutte. Les plus militants dans les entreprises étaient conviés à se retrouver dans la CFDT (46) ; sous des formes diverses, des groupes polititiques prospéraient autour d’un léninisme réaffirmé ou réintroduit dans le centralisme d’un parti fort. Le refus d’une fraction d’ICO de s’engager dans la « perspective révolutionnaire » qui imposait la construction d’une organisation digne de ce nom entraîna l’éclatement du groupe avec une polarisation autour des vieux courants politiques : d’un côté les éléments se référant au marxisme qui formèrent le CCI, organisation très centralisée de style léniniste, de l’autre les éléments anarchistes qui, après diverses tentatives, se retrouvèrent dans une organisation, l’OCL, autour de la revue Courant alternatif (47). Ce fut une période difficile, avec des affrontements d’une grande violence verbale et qui touchèrent parfois les limites de la violence physique ; l’explosion incontrôlée des théories les plus délirantes donnait en contrepoint plus de poids à celle des « organisateurs » (48). Quelques-uns essayèrent de conserver autour du communisme de conseil et d’un regroupement international, et avec pas mal de vicissitudes, une activité de groupe essentiellement vouée à des publications.

Mais cela était, bien sûr, plus idéologique, fort éloigné de ce qu’avait été ICO : les « travailleurs d’ICO » avaient fui et peu de jeunes travailleurs l’avaient rejoint.

Au moins, l’IS disparue avait laissé une forte influence, directe ou diffuse. Elle a marqué, jusqu’à aujourd’hui, malgré les inévitables récupérations, plusieurs générations de militants. Qui peut dire ce qu’a perpétué ICO, hors d’avoir assuré le relais avec tout le courant historique communiste de conseil ? Que reste-t-il des débats qui ont agité cette période ? Les acteurs d’alors, à de rares exceptions près, ne sont plus dans le mouvement militant. Ceux qui se trouvent aujourd’hui dans ce mouvement sont-ils persuadés de ce que, malgré les divergences, leurs prédécesseurs des années 1960-1970 pensaient et que le texte cité plus haut de l’IS affirmait :

« La nouvelle époque est profondément révolutionnaire et elle sait qu’elle l’est. A tous les niveaux de la société on ne peut plus et on ne veut plus continuer comme avant. »

ANNEXES

I. - « Ce que nous sommes, ce que nous voulons »

Le texte qui suit figurait sur la dernière page du bulletin et des brochures d’Informations Correspondance ouvrières (ICO) dès 1960. Il subit quelques modifications mineures. La version qui suit est celle de 1966. A dater de novembre 1970, elle cesse de figurer sur le bulletin : de fait elle ne correspondait plus à la composition de ce qu’était devenu ICO.

« Le but de notre regroupement est de réunir des travailleurs qui n’ont plus confiance dans les organisations traditionnelles de la classe ouvrière, partis ou syndicats. Les expériences que nous avons faites nous ont montré que les syndicats actuels sont des éléments de stabilisation et de conservation des régimes d’exploitation. Ils servent d’intermédiaires sur le marché du travail et utilisent nos luttes pour des buts politiques et non pour les épauler et les coordonner.

C’est pourquoi nous pensons que c’est à nous-mêmes de défendre nos intérêts et lutter pour notre émancipation. Mais nous savons que nous ne pouvons le faire d’une façon efficace en restant isolés. Aussi cherchons-nous à créer des liaisons effectives directes entre les travailleurs, syndiqués ou non, de différentes usines, entreprises ou bureaux. Ceci nous permet de nous informer mutuellement de ce qui se passe dans nos milieux de travail, de dénoncer les manœuvres syndicales, de discuter de nos revendications, de nous apporter une aide réciproque.

Cela nous mène, à travers les problèmes actuels, à mettre en cause le régime et à discuter de problèmes généraux, tels que la propriété capitaliste, la guerre, ou le racisme. Chacun expose librement son point de vue, et reste entièrement libre de l’action qu’il mène dans sa propre entreprise.

Dans les luttes, nous intervenons pour que les mouvements soient unitaires et pour cela, nous préconisons la mise sur pied de comités associant de façon active le plus grand nombre de travailleurs, nous préconisons des revendications non hiérarchisées, non catégorielles, capables de faire l’unanimité des intéressés. Nous sommes pour tout ce qui peut élargir la lutte et contre tout ce qui tend à l’isoler. Nous considérons que ces luttes ne sont qu’une étape sur le chemin qui conduit vers la gestion des entreprises, et de la société, par les travailleurs eux-mêmes. »

II. - Le « groupe de Clamart »

En 1964 des jeunes camarades Claude, Mireille, Roger et Yves apportèrent d’autres préoccupations, d’autres débats et des critiques sur ce qu’était alors ICO. Laissons la parole à l’un d’eux, Yves Le Manach, qui raconte ainsi ses contacts avec ICO :

« ... Je suis rentré d’Algérie à la mi-octobre 1963 avec quelques jours de permission libérable pendant lesquels j’ai rencontré Roger, par hasard, boulevard du Port-Royal. Alors que je l’avais quitté lambertiste, je le retrouvais rompant avec Voix ouvrière et participant à la construction d’une Ligue communiste révolutionnaire japonaise (expression de la Zengakuren) avec des anciens de Socialisme ou Barbarie, de Voix ouvrière, de quelques anars... Je fus convié à me joindre à cette expérience qui se voulait au-delà du léninisme. Notre bible était Histoire et Conscience de classe de Lukacs. En dépit de notre volonté de dépasser le léninisme, j’ai le souvenir d’un groupuscule parfaitement bolchevik. Fort d’une vingtaine de participants, nous étions constitués en deux cellules et nous avions un Comité responsable (auquel ma condition d’ouvrier m’avait donné directement accès). Au début de 1964, lors de la grève de la SVR (une entreprise de province) qui durait depuis quelques mois, les leaders de notre parti avaient pris contact avec des lambertistes afin de soutenir cette grève. Convié à participer à cette rencontre, je fus surpris de voir comment ces militants pouvaient instrumentaliser une grève pour le bénéfice de leurs organisations. Déçus, Danièle (ma compagne d’alors) et moi avons quitté la LCR, entraînant avec nous une partie de ses membres. Roger était parti au service militaire et n’avait participé que de loin.

C’est à cette même époque que Danièle est entrée aux AGF où elle a fait connaissance d’Henri [Simon, NdA]. J’ai l’impression que nous avons participé à notre première réunion d’ICO à la fin du printemps 1964 car ICO se présentait comme une alternative au groupe que nous venions de quitter. Je me souviens qu’ICO se réunissait pour une des dernières fois dans le 1er ou le 2e arrondissement [effectivement, les comptes rendus de ces réunions parus dans ICO mentionnent la présence de camarades de Sud-Aviation et du Crédit lyonnais, en l’occurrence Yves et Roger, dès mai 1964 (ICO n° 39, juin-juillet 1964), NdA]. Les première personnes qui nous ont accompagné à ICO et qui venaient aussi de la LCR étaient J. Z. et sa femme M. (qui travaillait au Crédit Lyonnais), mais qui ne ont pas restés. Je ne me souviens pas que Roger soit venu à ICO à cette époque, il était encore au service militaire.

Avec Roger, sa compagne Mireille, Marie-France (la sœur de Mireille) et Claude, nous avons constitué un groupe informel (le “groupe de Clamart”) qui a commencé à se réunir vers 1966. Il s’agissait surtout d’un groupe de discussion, mais là aussi, nous étions maître de notre organisation. Danièle ne participait pas à ce groupe informel, mais à Pouvoir ouvrier. Même si je faisais encore partie du groupe de Clamart quand Claude et Roger ont écrit leur texte à propos de l’IS (je me souviens que nous en parlions), je n’y ai pas participé. Cela faisait partie de leur activité au sein d’ICO auquel je ne participais plus (mais sans pouvoir en préciser la date). D’ailleurs je ne me souviens pas d’avoir participé à ICO en compagnie des membres du groupe de Clamart (sauf, peut-être, avec Roger). Je me suis éloigné d’ICO avant de m’éloigner du groupe de Clamart.

Nos rapports respectifs avec l’IS n’y étaient pour rien car nous les [les situationnistes] avons rencontrés seulement à la faveur de Mai-68, chacun de son côté. Si j’ai cessé de participer aux réunions d’ICO, c’est en partie parce que trouvais qu’il y avait de plus en plus d’intellectuels. J’ai des difficultés avec les gens qui ont la parole trop facile, qui semblent ne jamais douter, qui donnent l’impression d’être toujours sur une estrade ou dans un salon. Pour moi, la parole est laborieuse et rare, elle doit faire l’objet d’un certain respect. Mais si je me suis éloigné d’ICO, c’est aussi parce que le simple fait de témoigner de nos vies de salariés ne donnait pas suffisamment de sens à mon existence. Je ne me souviens pas d’un rejet définitif ; d’ailleurs, j’ai encore participé à une réunion d’ICO à l’Auberge de jeunesse de Taverny en 1968. [Les comptes rendus de réunions mensuelles d’ICO cessent de mentionner Sud-Aviation en novembre 1965 et évoquent le “départ d’un camarade” sans préciser lequel, mais avec une déclaration qui se rapproche de celles de la présente lettre, NdA.] J’ai quitté le groupe de Clamart à la fin 1967 pour des raisons “affectives” plus que théoriques (même si les questions affectives peuvent se théoriser). Mais il n’y a pas eu de rupture brutale, d’insultes. J’ai continué à entretenir des relations épisodiques avec eux jusqu’à mon départ à Bruxelles à la fin de 1970. C’est Claude, par exemple, qui m’a fait participer à la revue Le Semeur en 1969. Je crois me souvenir qu’en 1968, Roger ne travaillait plus au Crédit Lyonnais mais qu’il était postier. Pour ma part, en Mai-68, je ne faisais plus partie d’aucun groupe. »

Il importe, à ce stade du récit, de parler de Claude, qui rejoignit ce groupe de Clamart mais qui n’était pas en contact avec Roger et Yves, et leurs compagnes respectives lors de la venue de ceux-ci à ICO. Leur rencontre avec Claude se fit à travers ICO. Claude était le fils d’un militant de l’Union communiste, Lasté, qui était resté en contact avec Chazé y compris lorsque ce dernier avait rejoint, avec d’autres membres du groupe bordiguiste FFGCI, Socialisme ou Barbarie. Claude avait séjourné au Mexique dans le cadre de ses études de sociologie, d’où il adresse à Chazé une longue lettre sur ce pays. Chazé propose en février 1966 à Henri de publier dans ICO des extraits de cette lettre, ce qui est fait. Rentré en France en avril, Claude, sur les conseils de Chazé, commence à participer à ICO - mais proteste contre la publication de sa lettre et sur la brève présentation qui en avait été faite.

Ce détail a son importance car il fut souvent utilisé par la suite dans les polémiques que j’évoque dans cette brochure pour alimenter les frustrations que des jeunes pouvaient éprouver dans leurs relations avec les anciens. Comme ce jeune en fin d’études était disponible, il accepta la proposition d’aller voir ce qui se passait à Herstal, près de Liège (Belgique), où des ouvrières de la FN (fabrique d’armes) menaient une grève sauvage depuis février 1966. Si le compte rendu qu’il fit de cette grève se tenait, en revanche les analyses et les conclusions étaient quasi inexistantes. Des commentaires avaient donc été ajoutés à son texte (paru dans ICO n° 50, juin 1966, p. 1). Cela ne fit qu’accroître chez Claude la frustration dont nous venons de parler.

Dans une lettre à Chazé, je résumais ainsi mes impressions sur l’élaboration de cet article :

« ...Il a sué sang et eau à faire son papier sur Liège et surtout à le finir ; j’ai dû faire toute la conclusion en reprenant de-ci de-là quelques idées qu’il y avait glissées. Toute sa science politique ne lui était guère d’utilité. Quelle distance avec des travailleurs, comme s’il devait apprendre à lire... ICO le décevra à coup sûr à moins qu’il ne se plie à un long et décevant “apprentissage” qui lui fera pratiquement abandonner et réviser tout ce qu’il a appris. » C’est dans ce contexte que, tout en continuant à participer à ICO, il rejoignit le groupe de Clamart, vraisemblablement dans le courant de 1966. Dans la Correspondance de Guy Debord figure (tome 3, p. 294) une lettre de l’IS du 28 novembre 1968 adressée à “Claude, Roger et Yves” qui montre que des contacts existaient entre le “ groupe de Clamart ” et l’IS.

Il serait trop long et hors de mon propos de retracer les démêlés, parfois pénibles, des « vieux » d’ICO avec ce « groupe de Clamart » : leurs critiques tout comme leur démarche étaient quelque peu similaires à celle adressées par les situationnistes, avec lesquels ils eurent ultérieurement des relations aussi épisodiques que difficiles. Ce qui est certain, c’est que leur présence critique au sein d’ICO et les débats révélés par le bulletin purent faire croire aux situationnistes qu’ils pouvaient trouver au sein du groupe un appui pour leur « offensive » sur ICO.

III. - Bibliographie

— Quelques ouvrages permettant une approche des positions et de l’évolution des situationnistes, parmi les innombrables écrits s’y rapportant :

- Internationale situationniste, 1958-1969 : les 12 numéros de la revue réunis en un seul volume, Van Gennep- Amsterdam, 1970, rééd. Champ libre 1975, Fayard, 1997.

- Les différents ouvrages de Guy Debord , notamment La Société du Spectacle (Buchet-Chastel, 1967, rééd. Champ Libre, 1971, Gallimard, 1992, « Folio »1996) et Commentaires sur la société du spectacle (1988, rééd. « Folio »,19963).

Les principaux sont repris dans Œuvres, coll. « Quarto », Gallimard, 2006.

La Correspondance de Guy Debord est en cours de publication (Arthème Fayard, 5 volumes parus).

- De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économiques, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier. De nombreuses éditions depuis l’originale de novembre 1966.

- Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, de Raoul Vaneigem, Gallimard, 1967, rééd. « Folio », 1992.

- Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, René Vienet, Gallimard, 1968.

- Une bonne analyse de l’IS, d’ICO et d’autres groupes gauchistes dans une perspective historique : Les Origines du gauchisme, de Richard Gombin, Seuil, 1971 (épuisé) (Gombin participa à ICO après 1968).

- Plus critiquable mais donnant pas mal de détails : L’Amère Victoire du situationnisme. Pour une histoire critique de l’Internationale situationniste (1957-1971), de Gianfranco Marelli, éd. Sulliver, 1998.

- Guy Debord ou la Beauté du négatif, de Shigenobu Gonzalvez, Mille et une nuits, 1998, rééd. Nautilus 2002.

- Archives et documents situationnistes (n° 1, 1991), Denoël.

- Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste, éd. Allia,1985, épuisé.

— Les matériaux se rapportant au groupe ICO sont parcellaires et souvent anciens et oubliés. Il n’existe pas d’histoire globale d’ICO.

- La collection d’ICO (1958 -1975) est la meilleure source : des photocopies sont toujours possibles sur demande auprès d’Echanges (echanges.mouvement@laposte.net).

De même pour les comptes rendus des rencontres nationales et internationales.

- L’ouvrage de Richard Gombin déjà mentionné, Les Origines du gauchisme (Seuil) lui consacre quelques pages (145 et suiv.) ; de même, l’ouvrage de Giangranco Marelli L’Amère victoire du situationnisme (Sulliver) consacre quelques pages (216 et suiv.) aux rapports entre ICO et l’IS.

- ICO, un point de vue, d’Henri Simon, touche seulement le départ d’ICO de l’auteur en 1974 et le débat qui a suivi, mais donne un aperçu sur ce qu’était ICO après 1968. Des copies peuvent être obtenues auprès d’Echanges, ainsi que la copie d’un entretien avec Henri Simon réalisé par le groupe publiant Anti-Mythes : « De la scission avec Socialisme ou Barbarie à la rupture avec ICO » (n° 6, décembre 1974).

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