Cet article est paru dans Echanges n°122 (automne 2007).
LE JEUDI 9 AOÛT [2007], la banque française BNP Paribas a décidé de geler trois fonds de placement composés de titres liés à des prêts immobiliers américains « à risques », en raison de la crise connue aux Etats-Unis en raison de ces « subprimes », des prêts hypothécaires consentis à des ménages peu solvables (1). Cette décision d’une banque n’a été que le signal en France d’une crise financière généralisée, les Bourses du monde entier accusant de fortes baisses et les banques centrales se voyant obligées d’« injecter » de fortes sommes dans les circuits financiers, c’est-à-dire d’avancer de l’argent aux banques. Cette crise financière aux nombreuses répercussions économiques sera sans doute de longue durée.
Pour comprendre cette crise et ce qui se passe aux Etats-Unis actuellement, il faut remonter à la récession de 2001, et à la débandade de la nouvelle économie (2). Cette année-là, la Réserve fédérale (Fed, la banque centrale américaine) a été contrainte de réduire onze fois les taux d’intérêts en moins de douze mois - ce qui ne s’était jamais vu depuis 1961. Pour relancer la consommation (3), la Fed baissa en juin 2003 ses taux d’intérêts à 1 %, très en dessous du taux d’inflation.
Mais si le crédit facile résout en apparence les difficultés du moment, il ne fait que reporter le problème à plus tard, et donc réduit la demande future, qui pâtit en plus du paiement de l’intérêt que les banques réclament. La triche du crédit facile arrivera vite en bout de course et, si jusqu’à la fin juin 2004, la Fed maintint des taux bas, elle reprit à partir de cette date le chemin du crédit cher - et son principal taux directeur, le loyer de l’argent au jour le jour, qui était de 1 % en mai 2004, est aujourd’hui de 5,25 %. Force était de constater que la baisse des taux n’avait pas stimulé comme prévu les investissements productifs : mais les familles américaines en ont profité pour s’endetter davantage au moyen de crédits hypothécaires. Ces crédits leur permettant de disposer d’une manne financière pour continuer à consommer au-dessus de leurs moyens (4).
Tout fut fait pour que davantage de citoyens américains empruntent de l’argent, même ceux à qui leurs revenus ne permettaient pas de le faire. Les fameux prêts immobiliers à risque (subprimes) vont se développer de manière exponentielle jusqu’à la débâcle financière d’août 2007.
Cette crise n’est une surprise pour personne. Tout le monde savait que la bulle immobilière allait crever, mais personne ne pouvait dire quand, ni envisager le montant de la future dévalorisation financière internationale. La sonnette d’alarme était régulièrement agitée par les économistes, qui ne cessaient de dire que le capital fictif avait dangereusement décroché de l’économie réelle ; celui-ci atteignant maintenant trois fois le PIB mondial, alors qu’il était en 1980 équivalent à ce PIB.
Comme un fil invisible relie l’ensemble des dettes privées et publiques de la planète, la moindre survenance d’un impayé à un endroit ébranle plus ou moins fortement tout le système financier globalisé. C’est ce que nous constatons depuis quinze ans : les crises financières s’enchaînent à la cadence d’une tous les quatre ans. Les Etats, éternels garants de la reproduction du capital, sont alors contraints d’intervenir par le truchement de leur banque centrale pour sauver la reproduction du capital lui-même et sa représentation qui est l’argent et son système financier global.
Alors, comme toujours en pareil cas, le capital fait le choix de liquider les marchandises et les forces productives pour sauver la représentation du capital lui-même, c’est-à-dire son rôle fictif (5) révélé par la crise. Quand le souffle de la crise intervient au niveau de la sphère financière, cela signifie que cette crise couvait déjà depuis longtemps dans la sphère de production de plus-value, que l’économie réelle ne trouvait plus de liquidités pour se régénérer ; bien que ces liquidités soient en excédent sur tout les marchés financiers, elles ne trouvent pas à s’investir dans l’économie réelle jugée peu rentable et à risque. La crise dite des « subprime mortgage » va en quelques jours secouer les principales Bourses de la planète et contraindre les banques centrales à intervenir rapidement et à la hauteur des risques (325 milliards de dollars) pour que le « vrai argent » (dollar, euro, yen) conserve sa fonction de valeur refuge, et que les capitaux ne se retirent pas en masse.
Pendant que les banques centrales intervenaient, les matières premières (6) accusaient déjà des baisses importantes et la première visée en pareil cas, celle qui se déprécie immédiatement, c’est la marchandise force de travail. Elle est alors liquidée en masse : rien que pour le secteur financier américain, une étude (7) chiffre à 87 962 les emplois perdus depuis le début de l’année (75 % de plus qu’en 2006). Effectivement il ne se passe pas une semaine sans qu’une entreprise financière licencie ou se mette en faillite. Les banques et les organismes de crédit hypothécaire ont annoncé 50 000 suppressions d’emplois entre le début et la mi-septembre, principalement les commerciaux chargés de placer ces crédits auprès des particuliers, et qui avaient été recrutés à tour de bras ces dernières années. Les statistiques officielles américaines annonçaient pour le mois d’août, pour l’ensemble du pays tous secteurs confondus, 4 000 emplois perdus, premier solde négatif depuis quatre ans, alors que les économistes prévoyaient 110 000 emplois créés.
Quelques exemples parmi bien d’autres : Novostar Financial va supprimer 37 % de ses effectifs ; American Home Mortgage vire la quasi-totalité de ses salariés (7 000) ; Lehman Brothers ferme sa filiale BNC Mortgage et licencie 1 200 personnes ; Accredite Home Leaders, en survie, supprime deux tiers de ses collaborateurs ; Sentinal Management Group et First Magnus Financial (6 000 personnes licenciées) demandent à être mis sous la loi de protection américaine des faillites. Selon l’agence d’information économique et financière Bloomberg, il y aurait entre 70 et 84 dépôts de bilan d’organismes financiers pour le moment.
Propriétaires... de dettes
Quand le président Bush et son homologue français Sarkozy prétendent faire de leurs pays respectifs des « nations de propriétaires » c’est de nation de « propriétaires de dette » qu’il faudrait parler. Aussi des millions de salariés, et même des chômeurs, seront-ils mis en coupe réglée par les banques et l’endettement « subprime mortgage » ; introduit à ses débuts pour l’achat de taudis et de caravanes, le système s’est étendu rapidement aux appartements et maisons. Chaque petit propriétaire pensant pouvoir spéculer à son niveau en revendant plus cher sa maison, en réalité la plus grande partie d’entre eux seront surtout propriétaires de dettes, car la chute des prix de l’immobilier et du foncier va les pousser à vendre au plus vite, pour avoir de l’argent qui leur permette de se débarrasser de cette dette. Mais au fur et à mesure que le temps passe et que le prix de l’immobilier chute, ils se retrouvent coincés, ne pouvant vendre à un prix suffisamment élevé pour rembourser le capital et les intérêts (8).
Surtout, alors que ces petits emprunteurs bénéficient pendant les deux ou trois premières années d’un taux d’appel (teaser rate) particulièrement bas, de 1 % à 3,5 %, ce taux est « refixé » au terme de cette période en fonction du marché financier, et les taux montent alors à 6,5 % et même jusqu’à 18 %, en fonction du « risque » fixé par le prêteur ; d’où l’importance du taux directeur de la Fed. Alors ils doivent se saigner à blanc pour continuer à payer des traites révisées à la hausse. Quand ils ne pourront plus faire face à la situation, ils seront expulsés et leur bien vendu à perte. Mais ils ne seront pas pour autant libérés de leur dette et devront continuer à rembourser traite sur traite. Cependant, selon le Center for Responsible Lending (Centre pour le crédit responsable), près d’un emprunt sur cinq, contracté au cours des deux dernières années, ne pourra pas être remboursé.
Un à trois millions de personnes, submergées par l’envolée des mensualités, pourraient perdre leur logement, a déclaré le 21 août le sénateur démocrate Christopher Dodd, président de la commission bancaire du Sénat. Le nombre de saisies de logements commence à inquiéter sérieusement le pouvoir, et ce d’autant plus qu’aux Etats-Unis, comme l’indique Patrick Artus dans un entretien au quotidien La Tribune (9) sous le titre « Le pire de la crise financière est devant nous »,
« qu’aux Etats-Unis il y a quatre millions de logements invendus, soit trois années de stock. Evidemment les prix chutent (- 4 % sur un an du prix des maisons). Comme un prêt immobilier finance souvent 80 % de la consommation aux Etats-Unis, c’est toute la demande des ménages qui est touchée. La consommation américaine va donc fléchir et amputer d’un point à un point et demi la croissance l’an prochain qui, au lieu d’atteindre 3,5 %, pourrait ne pas dépasser 2 %. Ce n’est guère bon pour l’Europe qui, par ailleurs, est directement affectée par la crise via ses banques... »
Le scénario est le même en Angleterre, où des ménages se sont eux aussi endettés jusqu’à cinq fois leur revenu brut annuel sur des prêts à long terme ou variables.
La signification de l’intervention des banques centrales
Le jeudi 9 août, après l’annonce de BNP Paribas, la Banque centrale européenne (BCE) volait au secours du système monétaire international et de sa montagne de capitaux fictifs. Balayant tout le discours monétariste sur la rétention de création monétaire, pour juguler l’inflation, elle injectait la somme de 94,8 milliards d’euros (10) pour enrayer la crise. Les banques centrales des Etats-Unis, du Japon, du Canada, de l’Australie lui emboîtèrent le pas.
La déconfiture de nombreux organismes financiers n’allait pas faire que des malheureux. Déjà des prédateurs se positionnaient en augmentant leurs taux d’intérêts interbancaires de 4,1 % à 4,7 % (11). En mettant à la disposition des banques des fonds à 4 %, la BCE indiquait vouloir freiner la monté des taux et la dégringolade des cours boursiers. Loin de rétablir la « confiance », ces interventions des banques centrales ont affolé les « petits actionnaires ». Comme les Bourses ont continué de chuter, la BCE est de nouveau intervenue, injectant une somme globale de ... 156 milliards d’euros... et, le 5 septembre, la BCE a injecté de nouveau 42,24 milliards d’euros dans le système bancaire. Cette intervention massive de liquidités par les banques d’Etat est la troisième en vingt ans (les deux autres sont celle de la Fed en 1998 et celle de septembre 2001).
Chaque crise financière ayant son caractère spécifique, nous devons nous interroger pour savoir ce qui distingue cette « crise immobilière des subprimes » des grandes crises précédentes : caisses d’épargne américaines (1985), krach de 1987, crise asiatique, crise mexicaine (1994), LTCM (12) (1998), bulle Internet (2001), banqueroute de l’Argentine (2002).
« Ce qui fait la spécificité de [la crise actuelle], estime Patrick Artus dans l’entretien déjà cité, c’est que le choc initial est cette fois beaucoup plus petit. Les pertes cumulées sur le secteur immobilier à risque aux Etats-Unis - qui correspondent à l’augmentation de 10 % à 14 % des défauts de paiement - sont actuellement de 30 milliards de dollars. En 1998, le fonds LTCM avait coulé 110 milliards. Le dégonflement de la bulle Internet s’est traduit par une perte de capitalisation boursière de 6 000 milliards entre 2001 et 2003 ! Ce que l’on peut comprendre lorsque sur le Nasdaq, en 2000, on payait les boîtes à 100 fois le résultat. Mais, aujourd’hui, une perte initiale de 30 milliards a produit depuis juin une baisse de 4 500 milliards de dollars de la capitalisation boursière, 2 000 milliards de pertes sur les dérivés sans compter les 5 000 milliards de dollars de titres ABS (13) qui n’ont plus d’acheteurs. Rendez-vous compte ! un choc de 30 milliards engendre 7 000 à 8 000 milliards de pertes potentielles de valeur de marché [souligné par nous].Ce qui veut dire que la crise touche essentiellement des actifs irréprochables. C’est ça qui est nouveau et qui explique qu’on ne l’a pas vue venir. »
S’agit-il d’une crise de liquidités ? Au niveau purement superficiel, nous pourrions dire qu’il y a une crise des liquidités, c’est-à-dire des moyens de paiement mis en circulation - mais pas dans le sens ou elle est généralement présentée. La crise de liquidités ne vient pas d’un manque, mais d’un excédent de liquidités.
Faire boire le noyé
Les pays du Golfe, que la rente pétrolière enrichit jusqu’à la démesure, ne savent plus où placer leurs liquidités. Depuis 2002, les monarchies pétrolières prennent des participations dans les aéroports, les ports, et même dans le fleuron militaro-industriel de l’Europe, EADS (European Aeronautic Defence and Space co). Les Américains comme les Européens, inquiets de cette offensive, veulent mettre en place des mécanismes pour contrer les prises de participation des pays du Golfe dans leurs secteurs stratégiques. La mondialisation auraient-elle atteint pour eux ses limites ?
La crise actuelle est le résultat d’une surdose de liquidités, de crédit, de valeurs circulant sous la forme de titres et produits financiers, n’ayant aucune correspondance avec une valorisation réelle. Elles ne sont que des valeurs fictives, elles représentent le choc dont parle Patrick Artus, qui veut que 30 milliards de dollars de pertes peuvent engendrer 7 000 à 8 000 milliards de perte d’actifs financiers (14). Ce n’est donc pas parce que les banques centrales injectent des liquidités que le système de crédit se remettra sur pied : cela revient à vouloir sauver un noyé en lui faisant boire de l’eau. Nous reviendrons sur cette crise, qui va perdurer, le pire étant devant nous.
Gérard Bad
6 septembre 2007
NOTES
(1) L’expression américaine combine deux termes. « Subprime » est un terme bancaire : banques et assurances classent leurs clients en « non-prime », « prime » et « subprime », selon les risques estimés de défaillance de l’emprunteur. Les « subprimes » sont les plus potentiellement défaillants (en France ce système n’existe pas officiellement mais les variations des taux d’assurance agissent en réalité sur le montant total de l’intérêt) ; quant au mot « mortgage », il signifie hypothèque. On peut traduire « subprime mortgage » par « crédit hypothécaire à risque ».
(2) « Nouvelle économie » est le terme utilisé pour désigner l’économie de l’information et des nouvelles technologies, Internet...
(3) L’Etat fédéral a abaissé fortement le taux d’imposition des ménages et accordé un amortissement fiscal accéléré aux entreprises qui investissaient entre juin 2003 et décembre 2004. La relance par la consommation à crédit a tout au plus maintenu le taux de consommation.
(4) Depuis la récession de 2001, la baisse des salaires réels américains est un fait, qui va jouer négativement sur toute la partie du salariat concerné par les prêts hypothécaires à taux variables. Le salaire stagne ou baisse alors que les traites augmentent. Il arrive vite un moment où le grand écart n’est plus possible, alors le drame des non-remboursements commence, avec les conséquences que nous évoquons.
(5) Le « capital fictif » est en fait un non-capital, au sens où, pour les marxistes, seul a valeur de capital le capital argent engagé dans la production de plus-value. On appelle « capital fictif » la valeur du capital de prêts sur des revenus anticipés, non existants, virtuels, ne pouvant se réaliser, et qui donc doivent se dévaloriser.
(6) Baisse des cours du pétrole brut de la mer du Nord, du plomb, du cuivre.
(7) Etude du cabinet Challenger, Gray and Christmas dont les principaux résultats ont été publiés sur le sitewww.info.RSR.ch.
(8) D’après le quotidien La Tribune du 6 août 2007 , il y aurait 900 000 maisons ne trouvant pas preneur ; et, selon les experts, les prix dans les grandes villes pourraient chuter de 15 à 20 % d’ici deux à trois ans.
(9) « Le pire de la crise financière est devant nous », entretien avec Patrick Artus, directeur de la recherche économique chez Natixis, La Tribune du 27 août 2007.
(10) Pour se faire une petite idée de ce que représente cette somme, une centrale nucléaire de type EPR coûte 3,3 milliards d’euros.
(11) Il s’agit des taux d’intérêtes que les banques s’appliquent entre elles : cette hausse montrait que les banques n’ont plus confiance les unes dans les autres et ne croient donc pas à leur propres communiqués.
(12) LTCM (Long Term Capital Management), un « hedge fund » (fonds spéculatif) sauvé de la faillite par la Fed.
(13) Obligations acquises par les investisseurs et dites « adossées » au portefeuille d’actifs : on parle d’Asset Backed Securities (ABS).
(14) Patrick Artus indique : « Ce sont les moins fragiles qui revendent leurs risques aux plus fragiles. Si les banques américaines et européennes avaient gardé tout le “subprime” dans leurs livres, elles auraient fait aujourd’hui 26 ou 30 milliards de dollars de perte et on en parlerait à peine. Leurs profits ont atteint en 2006 300 milliards de dollars. Elles auraient donc essuyé une perte de 10 %, ce qui n’est pas un grand drame, et il n’y aurait pas eu de crise de marché. C’est bien parce que les banques ont repassé ces risques à des gens plus fragiles que la crise s’est développée. »
Les crises financières dans « Echanges »
« Les crises monétaires, reflets de la crise mondiale du capital » : nos 78 (juillet 1994), 79 (janvier 1995) et 81 (janvier 1996) ;
« L’emprunt international et la dette du tiers monde » : supplément au n° 84 (avril 1997) ;
« La dévalorisation financière internationale » : n° 86 (janvier 1998) ;
« La crise financière internationale, crise du mode de production capitaliste : La crise asiatique acte II » : n° 88 (automne 1998)
« Réflexions sur la crise finale » et « A propos de La Loi de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste d’Henryk Grossmann » : n° 93 (printemps 2000) ;
« La croissance mondiale en berne : l’exemple américain » : n° 115 (hiver 2005-2006).
CRISE FINANCIERE INTERNATIONALE : CRISE DU MODE DE PRODUCTION CAPITALISTE
La crise économique : en France, le rôle des amortisseurs sociaux
Questions sans réponses
La crise ? Quelle crise ?
Quatre articles de Paul Mattick Jr : En plein brouillard, Entreprise hasardeuse, Des hauts et des bas, Que faire ?.