INTRODUCTION
Timothy W. Mason (1940-1990), universitaire anglais d’Oxford, consacra d’abord toutes ses recherches à la classe ouvrière allemande sous le nazisme. Sa thèse de doctorat, National-Socialism Politics towards the German Working Classe 1925 to 1939, soutenue en 1971, ne fut jamais publiée en anglais. Son intérêt reposait pourtant sur une exploration des archives nazies, non suspectes de complaisance eu égard au sujet abordé : elles montrent avant tout que les dirigeants nazis étaient bien conscients, tout comme les dirigeants capitalistes, du rôle central des travailleurs dans le système de production et plus particulièrement dans la survie de leur propre régime.
S’il publia de nombreux articles sur ce sujet, dispersés dans des revues universitaires plus ou moins confidentielles, son travail resta ignoré dans toute l’Europe, sauf en Allemagne même. En 1975 parut en allemand un volumineux ouvrage, Sozialpolitik im Dritten Reich : Arbeiterklass und Volksgemeinschaft (Dokumente und Materialen zur deutsche Arbeiterpolitik, 1936-1939), qui reprenait l’ensemble des recherches et matériaux ayant servi à l’élaboration de la thèse, précédés d’une longue analyse de la politique sociale du IIIe Reich et des résistances ouvrières. Cette introduction, révisée et complétée, devint elle-même un livre publié au format de poche en allemand en 1977. Ce ne fut qu’en 1993 (vingt-deux ans après la soutenance de ses premiers travaux et deux ans après le suicide de l’auteur), que parut en anglais, par les soins du cercle universitaire qui avait soutenu ses recherches, Social Policy in The Third Reich. The Working Class and The « National Comunity » (éd. Berg, Providence/Oxford), la traduction depuis l’allemand de l’introduction du livre de 1975. Cet ouvrage a été suivi, en 1995, d’un recueil d’articles, sous le titre Nazism, Fascism and the Working Class (Cambridge University Press).
En France, pratiquement rien : deux ou trois articles enterrés dans des revues confidentielles. Le projet qu’a eu Echanges, dans les premières années 1980, de publier quelques-uns de ces textes, avec l’accord de l’auteur rencontré alors à Oxford, est resté lettre morte. Il est significatif que ces vingt années n’ont rien changé à la situation d’alors pour ces écrits. C’est pourquoi nous pensons, à notre modeste mesure, réparer cette lacune. Les trois textes qui figurent ici permettent de donner un aperçu de l’œuvre de Tim Mason. Leur intérêt pour nous est double : d’une part briser une conjuration du silence, produit des mythes dominants et de la pensée unique qui sévit depuis la fin de la seconde guerre mondiale dans les études sur l’Allemagne nazie ; d’autre part, apporter la démonstration de ce que nous soutenons souvent envers et contre tous : que la lutte de classe est permanente, qu’elle prend des formes très différenciées en fonction des formes de domination sur la force de travail ; que le capital doit constamment modifier ces formes ; qu’il doit se faisant s’adapter à toutes les résistances des exploités.
Les vicissitudes de l’œuvre de Tim Mason montrent bien, si c’est encore nécessaire, la solidité des schémas soigneusement entretenus et protégés de cette pensée unique sur l’Allemagne nazie :
celui de la culpabilité du peuple allemand,
celui d’un soutien unanime du nazisme par la classe ouvrière allemande, qui aurait couvert toutes les exactions du régime.
A l’instar de ceux qu’il considérait comme ses maîtres dans ses recherches et analyses, Edward P. Thompson et Christopher Hill, Tim Mason entreprit d’appliquer la même méthode d’analyse marxiste à la lutte de classe des travailleurs allemands sous le régime nazi. On peut se douter combien dérangeantes furent ses découvertes et analyses. Il ne cherchait nullement à faire entrer cette réalité dans un cadre idéologique, mais au contraire à faire ressortir combien les faits économiques et sociaux distordaient les idéologies et les contraignaient à se plier aux impératifs d’un matérialisme qu’elles entendaient nier. La plus grande partie des polémiques soulevées par le nazisme, y compris celle surgie à propos du négationnisme, se déroulent sur ce terrain idéologique, et masque totalement la réalité matérielle des situations, dont la présence est la plus souvent rejetée d’emblée.
C’est tout l’intérêt du travail de Tim Mason d’apporter matériaux et analyses pour une tout autre approche de la réalité du régime nazi ; le dernier des textes ouvre d’ailleurs des voies pour l’exploration d’autres questions non abordées initialement, principalement en réponse à des critiques véhémentes (au-delà même de la conjuration du silence) que ses révélations n’avaient pas manqué de faire surgir.
Un des intérêts majeurs de ces textes est de montrer comment la lutte de classe se déroule à tous les niveaux de l’exploitation du travail. Selon les circonstances, elle peut prendre des formes souterraines, peu apparentes et souvent ambiguës, particulièrement lorsque le régime politique interdit la manifestation ouverte et organisée des luttes. Ces formes souterraines existent toujours, y compris dans les régimes « démocratiques », car le statut interne de l’entreprise (l’autorité décisionnaire des dirigeants donc du capital) la rend plus proche d’une dictature, et elles s’expriment dans l’obscurité du quotidien de l’exploitation.
L’étude minutieuse des mesures prises par le régime pour se concilier la classe ouvrière et l’amener à se plier aux objectifs du Parti nazi, montre bien comment les résistances de base (individuelles mais dont la multiplication finit par constituer une résistance collective) ou l’utilisation biaisée des tentatives cosmétiques d’un certain Welfare (ce qui fait réfléchir sur ce que le capital inaugurera dans ce domaine après-guerre) contraignirent constamment le régime nazi à adopter des orientations différentes. Ainsi en est-il de la marche du capital.
Puisse cette modeste contribution contribuer à un débat plus large sur les thèmes ici soulevés, mais aussi à inciter à ce que l’ensemble du travail de Tim Mason puisse enfin voir le jour en français.
LA CLASSE OUVRIÈRE
SOUS LE TROISIÈME REICH
1933-1939
Cet essai n’est ni complet ni définitif. Les décisions politiques confuses mais importantes de 1933 peuvent seulement être effleurées ici et aucune tentative n’est faite pour étudier la mobilité sociale dans l’Allemagne des années 1930. On peut seulement noter qu’une des prétentions les plus orgueilleuses des dirigeants nazis était d’avoir créé une communauté nationale dans laquelle le talent et non l’origine sociale était déterminant pour la carrière d’un homme ; pourtant, sur cette question d’ascension sociale dans la classe ouvrière, on ne trouve pratiquement aucune indication sur laquelle on pourrait fonder une telle assertion générale.
De même, une masse énorme de travaux détaillés reste à faire sur des questions concrètes comme les horaires de travail, les salaires réels, les restrictions alimentaires, la santé, la formation professionnelle, la différenciation entre ouvriers qualifiés et semi-qualifiés, de manœuvres au sein de la classe ouvrière, la politique du management face à la classe ouvrière et les institutions sociales du régime nazi ; la liste pourrait être étendue presque indéfiniment. On doit ajouter pourtant que tout ceci, comme bien des aspects de la vie quotidienne sous le IIIe Reich, pouvait beaucoup varier d’une année à l’autre, d’une ville à l’autre, d’une industrie à l’autre et d’une entreprise à l’autre. Dans un monde où les normes sociales et économiques étaient peu à peu, au mpins dans une large proportion, détruites par la puissance administrative et politique, les décisions reposaient de plus en plus sur les individus.
L’uniformisation totalitaire était du domaine du mental, non du domaine matériel (et même dans la sphère du mental un large éventail de vertus contradictoires bénéficiaient du label « national-socialiste ») ; au contraire, la diversité et l’incertitude du monde matériel entraînaient une uniformisation mentale. Partout, malgré d’importantes limites, certains thèmes majeurs peuvent être détectés dans l’histoire des forces sociales du travail dans le IIIe Reich (1).
I
Les mois qui suivirent la destruction physique des syndicats, le 2 mai 1933, furent marqués par le chaos et la confusion dans la vie économique et sociale en Allemagne ainsi que par la plus grande incertitude, dans l’esprit de tous les groupes dominants (industriels, fonctionnaires comme dirigeants du Parti), sur la forme du nouvel ordre social. Peu à peu, en conséquence de la terreur et d’âpres batailles dans les groupes dominants, les orientations du développement devinrent plus strictes : les théoriciens verbeux de « l’ordre social corporatiste » furent éliminés par les praticiens de la suprématie du Parti (2) ; l’aspiration profonde de la base du parti d’en finir avec la grande industrie apparut totalement incompatible avec la tâche plus urgente d’en finir avec les conséquences du Traité de Versailles (3). Deux nouvelles institutions et une ancienne apparurent dans un équilibre malaisé alimenté par des suspicions mutuelles pour préserver, exhorter et exploiter le corps mutilé de la classe ouvrière allemande.
La tâche de préservation revint à l’Etat. Privés de la protection des syndicats indépendants et des conseils d’atelier, les travailleurs - et spécialement ceux des petites entreprises - furent contraints, au printemps et au début de l’été 1933, d’accepter des réductions de salaires (4) : il y avait une armée de réserve de 7 millions de chômeurs - et si la terreur diffuse de crever de faim ne suffisait pas (5), les SA avaient des fouets cachés et des matraques de caoutchouc pour l’éducation des « marxistes » qui refusaient de reconnaître que le 30 janvier [jour où le maréchal Hindenbourg appela Hitler au poste de chancelier, NDE] avait apporté un nouvel esprit d’unité nationale et sociale. Mais un accroissement de la misère de la classe ouvrière n’était pas dans l’intérêt du nouveau régime. Contrairement à ces supporters carrément réactionnaires, Hitler reconnaissait qu’il ne pouvait dominer la population ouvrière en s’en tenant à l’écart d’une manière bureaucratique ; la logique de la politique de masse lui imposait de rechercher un soutien actif. Il prétendait avoir libéré la classe ouvrière de la tyrannie des bonzes (6) marxistes corrompus, restauré la dignité du travail manuel sorti de la gangue du mépris des ouvriers intellectualisés. Traduit en termes matériels, ces sentiments requéraient le maintien du niveau des salaires minimum existant ; c’est dans ce but que fut créé le nouveau poste officiel de « conseiller du travail » (7). Ces conseillers étaient sous l’autorité du ministère du Travail pour l’application des anciens minima et la mise en œuvre des nouveaux règlements sur les salaires minima dans des zones géographiques définies.
La tâche de l’exhortation revint au Front du travail allemand, enfant difforme d’une improvisation hâtive. Il fut fondé pour contrer les ambitions des syndicalistes nazis dans les cellules d’usines du parti, qui menaçaient la tutelle politique du parti et voulaient établir des syndicats radicaux et monolithiques (8). Le nouveau Front du travail devait être lié plus clairement à la direction du parti. L’un des partisans les plus serviles d’Hitler, Robert Ley, qui avait dirigé le Comité d’action pour la destruction des syndicats indépendants, devint à la fois chef suprême de l’organisation du parti et chef du Front du travail. Ley fut d’abord surpris par ses nouvelles attributions, mais reconnut bientôt que la seconde tâche n’était qu’une extension de la première, que ce n’était qu’un petit pas de plus dans l’organisation du travail du parti pour contrôler et orienter l’esprit de la population ouvrière (9). La liaison devait garantir que l’endoctrinement de masse serait conduit sur la base de principes idéologiques orthodoxes. La fonction duale de Ley symbolisait la nouvelle unité du peuple allemand, une unité incarnée seulement par le National Sozialistische Deutsche Arbeitpartei (NSDAP), le parti nazi : toute organisation indépendante de la classe ouvrière, de quelque école politique qu’elle fût, était à la fois dangereuse et inutile. Mais la conception originelle du Front du travail requérait que l’endoctrinement de masse soit sa seule fonction. Les employeurs influents étaient à peine moins effrayés par le pouvoir potentiel d’une telle organisation (dont l’affiliation était en principe obligatoire pour tout travailleur industriel) qu’ils ne l’étaient par le populisme brutal de l’organisation des cellules d’usine du Parti (10). Avec le soutien total des ministres de l’économie et du travail, les employeurs arrachèrent à Ley, en novembre 1933, une déclaration selon laquelle le Front du travail « ne serait ni une organisation où seraient décidées les questions de la vie quotidienne ouvrière, ni une organisation où seraient résolues les divergences naturelles d’intérêt dans la communauté de production (11) ». Ley, qui devait se battre en même temps contre ses détracteurs populistes et autoritaires et qui manquait encore d’idées claires sur la forme et la fonction de son organisation, n’eut d’autre choix que d’accepter. Les patrons dissolvèrent alors leur propre organisation de classe et rejoignirent le Front du travail (12), qui devint par suite le représentant officiel de la doctrine prônant que la lutte des classes avait été abolie. A sa place devait se développer une harmonie affective profonde et sincère, latente dans toutes les manifestations de la vie mais qui avait été si longtemps occultée par les machinations des agents stipendiés de Moscou. Cette harmonie affective, c’était bon pour la productivité et une forte productivité était à la fois le but du « socialisme allemand » et la preuve de son efficacité. L’histoire sociale des six années qui suivirent montre la faillite de cet idéal à la fois cynique et sentimental, archaïque et amateuriste.
L’exploitation des travailleurs restait la prérogative des patrons. Les deux parties, maintenant désignées respectivement par « servants » [Gefolgschaft]* et « chef » [Betriebsführer], étaient indissolublement réunies dans la « communauté d’entreprise » (13). Les ouvriers d’industrie avaient tenu peu de place dans la propagande national-socialiste avant 1933 ; la prise du pouvoir requérait pourtant que les dirigeants nazis règnent sur la société allemande tout entière. Pour cela, ils devaient emprunter les langages, les idées et aspirations des autres groupes sociaux et, dans ce cas, de certains industriels (14). En propageant, dans les années 1920, la doctrine des « communautés d’entreprise », ces industriels et leurs apologistes avaient tenté d’adapter les problèmes de l’organisation industrielle aux idées des principaux courants idéologiques des conservateurs catholiques et des conservateurs romantiques en Allemagne. Plus spécifiquement, ils regardaient avec nostalgie l’harmonie euphorique de « l’heure de vérité » d’août 1914 et le patriotisme unificateur de la vie et de la mort dans les tranchées. Insuffler cet idéal à la base de l’usine restaurerait la structure unitaire de commandement dans l’industrie et affaiblirait le pouvoir des syndicats contestataires (15). Les transformations dans le travail industriel paraissaient apporter un élément nouveau pour le développement de cette communauté d’usine. Le mouvement de rationalisation de la fin des années 1920 avait grandement accru le coût, la complexité et la dangerosité du travail industriel. Le procès du travail avait été émietté et simplifié. Pour leur propre sécurité tout autant que pour les intérêts économiques de l’entreprise, les travailleurs devaient faire face aux nouvelles subtilités d’une auto-adaptation à la machine.
Les managers s’intéressèrent, comme si c’était vital, à la longueur des cheveux des apprentis, de peur qu’ils ne bloquent (16) les machines, ainsi qu’aux tendances des différentes personnes à l’ennui ou à la négligence - afin que chaque homme ou femme puisse être affecté au poste qui lui conviendrait le mieux. La personnalité devint ainsi un facteur de production comme la force de travail pour l’avantage mutuel - facilement démontrable - de l’employeur et du travailleur. Parmi les employeurs, il y avait ceux qui voyaient dans cette nouvelle intimité impersonnelle un pont possible par dessus la cassure sociale créée par les premières machines, plus primitives. Mais l’autorité sans partage du management et un sens militant du but national étaient considérés comme les piliers essentiels de ce pont : les deux personnages qui avaient peut-être exercé l’influence la plus grande sur la nouvelle législation du travail étaient un avocat d’affaires et un ingénieur, mais tous deux avaient combattu pendant toute la première guerre mondiale et tous deux étaient des officiers de réserve enthousiastes en 1933 (17).
Comme il sied à des « servants », les travailleurs étaient maintenant légalement requis de montrer une obéissance absolue et une loyauté sans failles à leur « chef », qui à son tour devait se soucier de leur bien-être. Dans toutes les usines employant plus de vingt servants, un « comité de confiance » devait être constitué pour approfondir la confiance mutuelle et l’harmonie ; les « conseillers de confiance » étaient élus chaque année par les travailleurs, d’après une liste établie par le chef d’entreprise et le délégué d’atelier nommé par le Front du travail. Le comité devait conseiller le chef, qui en était membre de droit, sur les besoins et les souhaits des « servants », dans des matières telles que le règlement intérieur ou le renvoi de tel travailleur. Le dirigeant devait entendre, mais n’était pas obligé de suivre, l’avis de ses hommes de confiance. En cas exceptionnel de conduite « libérale-marxiste » répétée et récalcitrante, et uniquement dans ce cas, la majorité du conseil pouvait se plaindre au conseiller du travail. Si ce dernier décidait que le chef ne respectait pas le nouveau code de chevalerie sociale, il pouvait engager des poursuites devant les nouveaux tribunaux récemment créés, les « Tribunaux de l’honneur social » ; ces tribunaux étaient aussi compétents pour juger les ouvriers qui auraient soutenu des conflits de classe, mais de tels ouvriers étaient habituellement remis sans cérémonie à la Gestapo (18). Bien que la pratique habituelle fît que le délégué d’usine siège au Conseil de confiance, la loi interdisait à ce Conseil d’introduire des plaintes devant les bureaux régionaux du Front du travail ; le lieu de production était la cellule de base autonome de la nouvelle organisation sociale et l’intervention d’organismes extérieurs devait être réduite au minimum. La loi pour l’organisation du travail national du 20 janvier 1934 encourageait les chefs d’entreprise à établir leur propre réglementation salariale dans l’usine et prônait le travail aux pièces pour stimuler les ouvriers. Des taux de salaires standardisés ne pouvait convenir aux besoins différenciés de chaque cellule dans l’organisme social et économique ; et plus grandes seraient les responsabilités réelles de la communauté d’usine, plus cette communauté deviendrait une réalité (19). Tous les contrôles démocratiques importants sur le pouvoir des patrons étaient abolis par la loi ; les années à venir devaient montrer que des contrôles, de quelque nature qu’ils soient, étaient essentiels dans une économie en expansion et dans un régime plébiscitaire.
La prévision à long terme n’était pas parmi les qualités évidentes des bâtisseurs de ce schéma social. Les communautés autonomes d’usine pouvaient paraître l’unité viable d’une politique sociale tant qu’il y avait des millions de chômeurs, assez désespérés pour prendre du travail à n’importe quelle condition, allant jusqu’à risquer leur santé affaiblie pour impressionner leur employeur par leur habileté professionnelle et leur diligence, pour ne pas se retrouver à la rue (20). Le gouvernement avait pourtant proclamé la « Bataille de l’emploi », avait attribué 5 milliards de marks pour des projets de création d’emplois et avait déjà lancé la première d’une série massive de commandes d’armement. A cette époque, on ne se souciait pas de savoir si la communauté d’usine serait capable de se maintenir avec les pressions multiples du plein emploi.
Il était tout aussi vain d’espérer fonder une organisation de plus de 20 millions de membres obligatoires, organisation d’emblée consacrée à la formation d’une communauté du peuple, mais ne disposant pour ce faire d’autre moyen que celui de l’exhortation. Lesq activités du Front u travail pouvaient être limitées à la propagande tant que l’organisme était en formation. A l’automne 1934, cette période appartenait au passé. En octobre de cette année-là, Ley obtint la signature d’Hitler pour un « décret sur l’essence et les buts du Front allemand du travail », qui lui donnait le pouvoir de garantir, « sur la base des principes du national-socialisme, un compromis entre les justes intérêts des parties impliquées dans la vie économique (21) ». Le statut légal du décret fut contesté car ni Schacht (ministre de l’Economie), ni Hess (ministre des Affaires du parti) n’avaient été consultés ; l’approbation du cabinet ministériel était nécessaire pour tout décret modifiant la loi pour l’organisation nationale du travail. Hitler, pourtant, ne vit aucune raison d’éclaircir la situation. Au niveau local également, le Front du travail était très soucieux du respect des formalités légales. Vers la fin de 1934, Graf von der Goltz, ministre délégué de l’Economie, décrivait comme suit les activités du Front du travail à la chancellerie du Reich :
« Ses fonctionnaires se sont arrogé le pouvoir d’inspecter les usines à tout moment pour examiner les possibilités d’améliorer les aménagements sociaux, de négocier les horaires de travail et les salaires et d’enquêter sur toute plainte. Les uniformes bruns, l’autorité du Parti et à l’occasion, si nécessaire, la menace de violence physique suffisent habituellement à mettre au pas les petits employeurs pour qu’il fassent des concessions. Les plaintes sont rares de la part des employeurs, qui craignent les représailles et n’ont guère confiance dans les conseillers du travail. La tâche du Front du travail, qui consiste à donner aux “servants” une compréhension des problèmes de leur usine, le conduira à distribuer des questionnaires sans fin sur les matières premières, les coûts de production, etc., dont il a déjà bombardé les usines.[...] La base de la loi pour l’organisation nationale du travail était le règlement immédiat de tout problème de la communauté d’usine par le chef, le conseil de confiance et la “suite”. Cette base a été totalement abandonnée.Il doit être ouvertement constaté que de tels développements sont porteurs de la montée d’un syndicalisme extrêmement combatif (22). »
A la lumière de ce qui arriva plus tard, ce rapport paraît un peu alarmiste et rétrograde. Ce type d’insubordination affectait rarement les grandes sociétés, et était combattu ailleurs avec un certain succès par le ministère de l’Economie (23). Pas plus que la comparaison avec un syndicat ne tenait la route. Ley employait souvent le terme de « soldats du travail » et les relations entre les fonctionnaires du Front du travail et les travailleurs étaient similaires à celles entre le sous-officier et le simple soldat. Le simple soldat ne pouvait élire un nouveau sergent et le bien-être du simple soldat était pour le sergent une considération secondaire dans la poursuite des buts fixés pour lui par l’Etat-Major. Pourtant, fondamentalement, von der Goltz avait raison ; le Front du travail (qui avait un effectif à plein temps de 30 000 salariés et un budget à peu près deux fois plus important que celui du Parti) (24) devait avoir pour tâche la conversion de la classe ouvrière aux doctrines national-socialistes, il ne pouvait être empêché d’intervenir dans des questions matérielles impliquant directement la classe ouvrière.
La nature précise de ces questions matérielles n’était pas définie par la classe ouvrière elle-même, mais par l’idéal social anti-matérialiste des nazis (25). La beauté et la joie devinrent les principes rhétoriques d’organisation de la société industrielle ; les marchandages sordides et chicaniers sur quelques pfennigs par équipe appartenaient à un passé peu glorieux et les avantages sociaux complémentaires furent remis à leur juste place : au cœur de la relation soiale. Le travail était une expérience joyeuse et créatrice, et une force de travail heureuse était une force de travail productive. Le bonheur pouvait être généré par ces employeurs qui disposaient des ressources nécessaires pour accomplir sérieusement leur devoir légal de s’occuper du bien-être de leurs « servants » (26).
Un département du Front du travail, « La beauté du travail », dirigé par un jeune architecte, Albert Speer, tentait de persuader les employeurs qu’ils avaient une obligation morale d’améliorer la productivité de leurs « servants » en embellissant leurs usines et en améliorant les équipements sociaux. En 1940, « La beauté du travail » avait été l’instrument de la redécoration de 26 000 ateliers, de l’installation de 24 000 salles de douche et de vestiaires et de 18 000 cantines et WC, de l’aménagement de 17 000 jardins dans des sites industriels et de la construction de 3 000 terrains de sport proches des usines (27).
Les contrôleurs d’usine signalaient avec inquiétude l’attitude anti-sociale des ouvriers qui avaient reçu des avertissements pour avoir refusé d’utiliser ces nouveaux aménagements et persistaient à vouloir manger leurs sandwiches faits maison sur une caisse retournée près de leur tour. Encore plus anti-social était le comportement de ces ouvriers qui vandalisaient et endommageaient les nouvelles installations, utilisant les douches carrelées comme les vieilles cabanes auxquelles ils étaient habitués depuis toujours (28). « Des hommes propres dans une usine propre », « Rejoignez le combat contre le bruit », « Un bon éclairage, c’est un bon travail assuré », « Chacun est responsable de son usine », « La joie sur son banc de tour, c’est la garantie d’une meilleure productivité » (29). Mais quelques-uns étaient bien lents à comprendre où reposait réellement leur propre intérêt et il fallut les astuces de l’architecture industrielle, l’incessante et frénétique comédie des slogans du Front du travail et la peur de la Gestapo pour les entraîner dans la préparation de la guerre totale fraîche et joyeuse.
Pas très éloignée des activités standard d’un syndicat était la promotion par le Front du travail d’un programme national de vacances et de distractions bon marché. « La force par la joie » fut conçue par la direction du Parti fin 1933 et son appel potentiel testé empiriquement par la direction du personnel de la Siemens Electrical Company à Berlin au printemps de 1934. Un questionnaire établi sur les conseils du représentant berlinois de « La force par la joie » et distribué aux 42 000 travailleurs de Siemens montra « combien était réduit le cercle de ceux qui font avancer l’existence physique et culturelle d’une nation » (30). 6 500 travailleurs seulement étaient allé au théâtre plus de deux fois dans l’année et seulement 7 500 au cinéma ; 8 000 avaient acheté plus de trois livres dans l’année et 28 500 n’avaient pas voyagé plus loin que Berlin ; 3 500 seulement avaient adhéré à un club de sport et, parmi les hommes, moins de 1 sur 6 avait participé à une formation paramilitaire. Les équipements étaient disponibles et, comme le prouvait l’existence de 14 000 photographes amateurs (31), ce n’était pas la pauvreté matérielle qui limitait le nombre de cette élite. Burhenne tombait tacitement d’accord avec les dirigeants de « La force par la joie » en pensant qu’une persuasion de masse de plus en plus habile était le remède immédiat à un tel manque de participation : on devait apprendre aux gens comment utiliser leur temps de loisir. Mais « La force par la joie » ne cantonnait pas ses activités à ces tâches de persuasion.
Par un exploit gigantesque d’organisation, la campagne et la culture allemande furenttransformées en marchandises auxquelles tous les Allemand pouvaient avoir le même accès : des symphonies étaient jouées dans les usines pendant les repas et on donnait aux entreprises des carnets de billets bon marché pour les soirées de théâtre civique ; les bibliothèques d’usine furent répandues (et expurgées), le sport fut organisé rationnellement, encouragé et subventionné de telle façon que même le manœuvre le plus pauvre pouvait faire de la voile ou jouer au tennis (32) ; et les groupes folkloriques revivaient et donnaient des représentations de danses et chants paysans traditionnels. Au début de 1934, les hauts-parleurs des usines de Berlin déversaient des nouvelles de l’arrivée du premier train de vacanciers de « La force par la joie » en Bavière. L’expansion était très rapide et quelques mois plus tard, la presse exhibait des photos d’heureux touristes allemands à Madère, Lisbonne et dans les fjords norvégiens, transportés dans des paquebots convertis pour doubler le nombre des couchettes disponibles. Le national-socialisme avait réalisé un des plus grands buts de l’Internationale et avait mis l’Europe aux pieds des travailleurs allemands (33). Pour qu’ils n’abusent pas de ces privilèges, les travailleurs allemands étaient accompagnés dans ces voyages à l’étranger de vieux officiers de la Gestapo méritants, qui veillaient à ce qu’ils n’aient aucun contact subversif avec les organisation d’exilés (34).
Si « La force par la joie » pouvait assumer ce rôle par ses économies d’échelle dans l’industrie du tourisme, ce n’était pas dans son propre intérêt, pas plus que pour la plus grande gloire du IIIe Reich. La Joie était une condition essentielle pour la récupération des épreuves et des contraintes du travail industriel, pour le reconditionnement des esprits et des corps, afin d’en tirer des efforts encore plus intensifs dans la bataille de la production (35). Mais beaucoup oubliaient les buts politiques élevés de la distraction et s’abandonnaient sans vergogne à la simple poursuite du plaisir. En 1938, Ley dut rappeler aux passagers d’une croisière de « La force par la joie » que l’organisation n’existait pas pour pratiquer des orgies, et dans tout le pays on chuchotait ironiquement que plus d’une fille avait perdu sa force dans un excès de joie (36).
Ce n’étaient pas les seuls dangers qu’avait anticipés Graf von der Goltz. Le Front du travail n’était pas devenu un syndicat de masse ; Ley et ses subordonnés étaient trop ancrés dans l’idéologie communautaire du Parti pour devenir des avocats déclarés d’intérêts spécifiques. Le réarmement ne l’aurait pas permis de toute façon et la logique du développement organisationnel tentaculaire du Front du travail imposait son expansion dans d’autres sphères sociales, économiques et politiques plutôt que sa contraction en un organe de la classe ouvrière. « La force par la joie » contrôlait la plus grande partie du commerce hôtelier avec ses vacances bon marché et le trafic voyageurs des chemins de fer nationaux dépendit de plus en plus de cette organisation. L’idée de construire une voiture « La force par la joie » à un prix tel que n’importe qui puisse l’acheter conduisit à un conflit dur mais victorieux avec l’industrie automobile (37). Tout ceci et d’autres empiétements tendaient à l’intervention du Front du travail dans la politique économique et 1936 vit une avancée majeure dans cette direction. Hitler consentit à la tenue d’un concours national entre les entreprises pour gagner le Drapeau d’or du Front du travail.
Le but affiché du concours était de stimuler l’amélioration des équipements sociaux dans les usines : la récompense serait basée sur la qualité de l’harmonie régnant dans l’entreprise. Mais pour comparer les sociétés entre elles, le critère serait quantitatif : l’efficacité des techniques de production et l’étude des programmes sociaux dans l’usine.
Malgré les protestations des organisations industrielles, de la Reichswehr et des ministères de l’Economie et du Travail, Ley obtint pour le Front du travail le droit d’organiser et de juger le concours. Les questionnaires d’une légalité douteuse n’étaient plus nécessaires : le Front du travail avait obtenu le droit légal d’accès aux rouages intimes de l’économie ; en 1939, plus de 250 000 usines et bureaux prirent part à ce concours (38). Les années 1936-1937 virent aussi l’expansion du Front du travail dans le champ de la formation professionnelle, un champ d’importance vitale traditionnellement sous le contrôle des Chambres locales du commerce, de l’industrie et des métiers. L’accord de Leipzig de 1935 entre le Front du travail et le ministère de l’Economie avait obligé le Front à obtenir l’approbation de l’Organisation pour l’industrie pour toute mesure affectant l’économie. En contradiction évidente avec cet accord, les lieutenants de Ley commencèrent à établir leurs propres cours de formation et prétendirent être les seuls à pouvoir dispenser les diplômes de qualification dans l’industrie. Les protestations de Schacht finirent les unes après les autres dans les corbeilles à papier du Front du travail et le ministère de l’Economie fut contraint de recourir à l’intervention des gouverneursprovinciaux pour restaurer l’application de la loi. Il semblait que le Front du travail tentait de prendre le contrôle de l’Organisation des artisans et ainsi de contrôler un rouage de plus de l’économie productive. Pourtant, le Front du travail, très ingénieux, organisa un concours national professionnel, avec des tests d’habileté professionnelle et de responsabilité politique pour les membres de chaque métier et profession ; il était difficile de ne pas y prendre part et le nombre des participants s’accrut, passant de 1 million en 1936 à 3,6 millions en 1939 (39).
En arrière-plan de ces rivalités, qui pouvaient rarement être cachées au public, de longues négociations sans résultat se déroulaient sur le statut légal du Front du travail, sur le niveau de subordination au parti et/ou au gouvernement (40) ; et, simultanément, Ley était bloqué par un dur affrontement avec Seldte (ministre du Travail) concernant le droit pour le Front du travail d’être le médiateur dans des conflits sur les salaires et les conditions de travail dans les usines et sur son rôle dans la désignation des conseillers de confiance, maintenant que leur élection était abolie (41). Seldte défendait fermement les principes de la loi pour l’organisation du travail national, Ley se défendait sur la base du décret d’Hitler d’octobre 1934. Mais la lettre de la loi était devenue caduque - la force brutale étant du côté du Front du travail ; l’industriel Thyssen se plaignit amèrement, de son exil, que toutes ses décisions aient requis la sanction du Front du travail ; et les autres employeurs se plaignaient au service civil d’un « second gouvernement » que les délégués du Front du travail avaient imposé dans les usines (42).
Mais ni la codécision dans l’industrie, ni l’intervention dans la définition de la politique économique ne satisfaisaient la dynamique de développement du Front du travail ; la conception d’un statu quo permanent était totalement étrangère à la fois au IIIe Reich et à ses éléments constituants (43). L’interprétation par Ley de son mandat - « assurer sur la base des principes du national-socialisme un compromis entre les justes intérêts de tous ceux qui étaient impliqués dans la vie économique » - devenait de plus en plus large ; cette interprétation exigeait que le Front du travail joue un rôle décisif dans toutes les affaires de l’Etat ; le « darwinisme institutionnel » (44) du IIIe Reich exigeait la conquête du pouvoir réel. En février 1938, Ley fit circuler parmi tous les ministres du Reich quatre projets de lois : une loi sur le Front du travail rendant l’adhésion obligatoire pour tout salarié allemand (45) et rendant Ley lui-même et son organisation indépendants du Parti, lui donnant en tant que dirigeant l’accès direct à Hitler ; une autre loi, sur la réforme de l’organisation de l’industrie, aurait largement accru les fonctions économiques du Front du travail ; une loi sur la Chambre du travail du Reich qui donnerait pouvoir au Front du travail de conseiller et de contrôler le ministère du Travail ; et une loi sur la formation professionnelle, qui donnerait au Front du travail un monopole virtuel dans cette sphère et lui permettrait d’avaler l’Organisation des artisans.
Ces propositions entraînèrent toute l’élite du IIIe Reich dans une unité passagère due à une opposition intéressée. Himmler et Borman virent que la première proposition de loi permettrait de se dispenser du Parti ; la Chambre des industries du Reich vit dans la seconde une menace majeure contre l’autonomie de sa gestion et les généraux y virent une certaine désorganisation freinant les progrès du réarmement. Le ministre du Travail et Darré, leader de l’Organisation agricole, y virent leur propre fonction mise en cause. La crise traîna ainsi pendant trois semaines ; Hitler disait qu’il devenait urgent de la résoudre, mais la libération des Autrichiens de leur « dictature catholique-judéo-marxiste » [Anschluss, 11 mars 1938, NdE] intervint alors et repoussa le problème à l’arrière-plan. Aucune solution n’était possible ; les projets de lois furent rejetés, mais la réduction de l’influence du Front du travail réclamée de tous côtés, spécialement par la Chambre d’industrie du Reich, ne fut pas obtenue. La crise se termina par la demande de Hess, ministre des Affaires du parti, que Ley observe la règle selon laquelle les organisations du parti ne communiquent avec le gouvernement que par l’intermédiaire de son ministère. Les formalités étaient scrupuleusement observées dans le IIIe Reich - où la poursuite délibérée du pouvoir sur une section mettait en danger tout l’édifice politique (46). Le Front du travail était un fait important, pas exactement du type prévu par les critiques du début, mais de toute façon beaucoup plus important que ce que le gouvernement, le Parti et l’industrie avaient souhaité créer. En 1938, ils ne pouvaient éluder les résultats de leur propre cynisme et de leurs terribles préjugés. La logique de la politique de masse dans une société industrielle prenait sa revanche sur leurs brutales aspirations d’amateurs, aspirations que seule la grande crise économique avait pu revêtir d’un vernis de vraisemblance
II
Ces développements n’étaient pas totalement sans rapport avec la crise sociale réelle qui se développait en Allemagne, mais leur rapport était celui de l’effet à la cause.
Le pouvoir du Front du travail s’était inévitablement accru du fait d’un manque croissant de main-d’œuvre. Le travailleur, spécialement le travailleur qualifié, passa dans les années 1930 d’une position antérieure de soumission à celle de marchandise rare. Il exploita sa propre rareté et, comme on aurait dû le prévoir, l’organisation qui très approximativement était porteuse de ses intérêts, y gagna une influence politique prédominante. Mais le Front du travail était largement indifférent aux problèmes réels d’une politique du travail et limita ses efforts à utiliser la situation nouvelle pour consolider ses avantages à court terme (47). Les premiers signes de crise sur le marché du travail apparurent au cours de l’été 1935, quand l’avalanche des constructions militaires et civiles dans le nord de l’Allemagne rendirent très difficile pour les entreprises l’embauche des travailleurs nécessaires ; les secteurs les plus affectés furent les sites de travaux situés dans les zones rurales, où les autoroutes et les casernes devaient être construites. Les taux de salaire étaient calculés selon l’indice du coût de la vie et, dans les zones rurales, la nourriture était bien meilleur marché et les salaires sensiblement plus bas. Le ministère du Travail proposa tout de suite une mesure d’harmonisation, selon laquelle les salaires des ruraux devaient être augmentés et ceux des zones urbaines inflationnistes réduits. Sur l’insistance des dirigeants du Parti, spécialement du Gauleiter Kaufmann de Hambourg, Hitler opposa son veto à ce projet, avec l’argument qu’il était impossible de réduire un salaire quelconque si peu de temps après la grande période de chômage, et d’espérer faire des progrès dans la conquête de la loyauté politique de la classe ouvrière (48). Un schéma prenait forme inexorablement ; le régime avait besoin du soutien politique de la classe ouvrière et de sa pleine coopération dans la course aux armements ; mais, moins il y avait de chômage, moins la classe ouvrière avait besoin de donner sa pleine coopération ; et cette faiblesse politique du régime bloqua pendant longtemps les mesures qui auraient pu remédier à cette faiblesse économique. Hitler affirmait constamment la supériorité du politique sur l’économique ; à partir de mars 1942, cela signifia la primauté de la terreur. Ce qui était politiquement impossible, mais économiquement essentiel à exiger de la classe ouvrière allemande, pouvait être exigé sans le moindre scrupule du travail servile des sous-hommes transportés dans des camions à bestiaux dans le Reich depuis l’Europe de l’Est (49).
Au cours de l’été 1935, une telle perspective restait lointaine mais, dans les douze mois qui suivirent, le cycle avança de plusieurs pas. Quand Goering fut chargé par Hitler, en septembre 1936, de mettre en œuvre un Plan de quatre ans qui rendrait l’économie allemande prête pour la guerre , il trouva des signes de tensions sur le marché du travail. Il établit les motifs de ses plans dans sept premiers projets de lois ; tous sauf un concernaient le travail (50) :
« Le net rétablissement de l’économie allemande a pour résultat qu’un manque notable d’ouvriers qualifiés s’est développé dans le bâtiment, dans les matériaux de construction et dans l’industrie métallurgique ; en outre la satisfaction des besoins de l’agriculture en travailleurs cause des difficultés. Le nombre de travailleurs qui manquent dans ces secteurs de l’économie ne peut pas naturellement être fixé statistiquement mais des rapports actuels indiquent que cela peut s’évaluer en dizaines de milliers. Pour la seule industrie aéronautique, 50 000 métallos seront nécessaires à bref délai ; l’introduction du service militaire de deux ans rendra encore plus aigu ce manque de travailleurs ; et le redéploiement de l’industrie allemande requis par le programme d’exploitation des ressources nationales de matières premières va accroître encore les tensions sur le marché du travail, spécialement dans le bâtiment [...]. » Cette situation préoccupante s’est transformée en menace sérieuse pour les grands projets politiques de l’Etat et on doit y remédier impérativement si le programme de réarmement, le nouveau Plan de quatre ans et la bataille pour la production agricole doivent être menés au terme planifié requis. On peut déjà voir le résultat de cette situation : de nombreuses commandes des forces armées à l’industrie du bâtiment et à d’autres n’ont pu être complètement honorées ou n’ont été exécutées qu’avec retard ; et la main-d’œuvre nécessaire pour rentrer les récoltes cette année n’a pu être réunie qu’au prix des plus grandes difficultés. Cela mis à part, la solution des problèmes de notre réarmement et des approvisionnement en matières premières requiert la stabilité des prix et des salaires actuels ; pourtant la situation présente soumet ces variables à une pression inflationniste constante. Ainsi, l’élimination de ces problèmes est d’une importance décisive dans l’exécution de la mission que le Ministre Président [Goering] s’est vu confier. »
Plus loin dans ce rapport, il est dit que « le manque de travailleurs a eu de nombreuses conséquences sociales et économiques peu souhaitables ». Les agences gouvernementales, poursuit Goering, imposent des délais de livraison absurdement courts aux entreprises et les menacent de lourdes pénalités s’ils ne sont pas respectés. Dans ces circonstances, les industriels se sentent contraints « de ne négliger aucun moyen pour trouver les travailleurs nécessaires à l’exécution d’un contrat ». Les offices du travail ne peuvent plus les aider et les sociétés tentent alors de débaucher les ouvriers qualifiés des autres entreprises, sans se soucier des difficultés ainsi créées ainsi dans ces entreprises et de tout ce qu’elles ont pu faire pour la formation des travailleurs en question.
« Le moyen décisif pour débaucher des travailleurs est de leur offrir des salaires excessivement élevés. Les hausses de salaires qui se succèdent ainsi les unes après les autres sont si erratiques et si élevées qu’elles ne peuvent être considérées comme souhaitables du point de vue de la politique sociale ; et elles ont des conséquences fâcheuses pour l’économie en ce qu’elles fournissent sinon la raison du moins le prétexte pour des hausses de prix. L’ampleur de ces hausses de salaires est considérable ; des taux représentant jusqu’à trois fois le salaire minimum peuvent être payés, avec en plus les heures supplémentaires pour une journée de travail qui peut atteindre quatorze heures. Ces salaires excessifs sont particulièrement répandus dans les industries exécutant des contrats publics. Ainsi, les augmentations de salaires des industries en pleine expansion sont en fait payées par toute la population, puisqu’il ne fait aucun doute que les entreprises concernées en font supporter les coûts par le gouvernement. »
L’insatiable demande publique debiens et services avait fait mourir toute concurrence entre les entreprises ; les agences gouvernementales offraient de payer sur la base « coût plus marge ». Les sociétés qui produisaient principalement pour l’exportation étaient, à l’opposé, contraintes de garder leurs coûts de production le plus bas possible pour répondre à une concurrence féroce. Elles étaient donc dans l’impossibilité d’offrir des hausses de salaires similaires et furent affaiblies par la perte de leurs travailleurs qualifiés au profit des industries en expansion.Les exportations et les réserves de devises étrangères s’en sont trouvées fortement réduites et la volonté d’exporter minée.
« La situation que nous venons d’exposer a un effet encore plus délétère sur l’attachement du travailleur à son entreprise et sur son moral au travail. Le turn-over élevé et anarchique des travailleurs cause des problèmes dans les ateliers. Dans bien des cas, les travailleurs quittent leur emploi sans même donner congé, se trouvant en rupture de contrat ; ou alors, ils forcent leur employeur à les licencier en se comportant de façon indisciplinée, ou en en faisant le moins possible. Les tentatives de grève pour obtenir des augmentations de salaires par ces catégories de travailleurs placés en position favorable sur le marché du travail ne sont plus - on peut le regretter - un événement exceptionnel. L’exode rural -la migration des ouvriers agricoles vers le emplois mieux payés, spécialement dans le bâtiment - est aussi renforcé par ces développements. »
Enfin, Goering enregistrait le mécontentement croissant de ces camarades allemands dont les métiers étaient laissés de côté par le boom d’autres industries, ou qui travaillaient dans des industries comme le textile, qui souffraient des restrictions des importations de matières premières ; le minerai de fer et les produits alimentaires avaient la priorité sur les rares ressources en devises étrangères. Des hausses de salaires étaient totalement exclues pour ces travailleurs, et leur amertume croissante et leur jalousie éveillèrent chez Goering inquiétude et sympathie - des sentiments qui allaient souvent de pair chez les élites du IIIe Reich.
Avant de décrire les mesures qu’il désirait introduire pour faire face à cette crise, Goering discutait de propositions alternatives qu’il considérait comme inadéquates. Il n’existe aucun moyen, affirmait-il, de parvenir à une augmentation immédiate dans l’approvisionnement en travailleurs de ces industries qui subissent lapression la plus forte : la plupart de ceux qui étaient encore au chômage étaient, pour diverses raisons, inemployables ; le transfert physique de travailleurs d’une zone vers une autre pouvait engendrer de graves problèmes (51) ; les plans de formation pour ceux qui avaient perdu leur spécialisation après de longues années de chômage et pour développer l’apprentissage des jeunes étaient lents à donner des résultats et ces résultats n’étaient pas convaincants. Une réglementation plus stricte du coût des contrats publics était nécessaire, de façon urgente, et pouvait aider à décourager le débauchage des ouvriers qualifiés d’une entreprise à l’autre, mais cette réforme n’augmenterait pas d’elle-même l’offre d’ouvriers qualifiés (52). Une troisième proposition, fortement soutenue de tous côtés, destinée à contrer le débauchage de travailleurs, consistait à fixer par la loi un salaire maximum, « mais cela ouvrirait une brèche dans un des principes de base de la loi pour l’organisation du travail national (53). Même si une telle législation pouvait être mise en application, elle devrait fixer un salaire maximum qui deviendrait immédiatement le salaire minimum et il n’y aurait plus de place pour des salaires récompensant les efforts individuels. De plus, le salaire maximum serait probablement tourné au moyen de subventions et de primes secrètes, reproduisant ainsi, sur la base du nouveau niveau maximum des salaires, exactement les mêmes conditions qu’actuellement ; ceci avait été démontré clairement dans les tentatives faites suivant cette méthode à Dantzig. Détecter et effectivement prévenir de tels détournements de la loi serait difficilement possible, puisque dans ces cas - en opposition avec ceux où le salaire minimum légal n’était pas respecté - personne n’irait se plaindre aux autorités compétentes. En dernier ressort, l’établissement d’un salaire maximum affaiblirait l’autorité de l’Etat sans produire les résultats sociaux et économiques souhaités. De plus, aucun changement dans la politique des salaires ne résoudrait le manque de travailleurs qualifiés. » Les propositions de Goering en vue de régler cette situation étaient bien plus radicales que les décrets qui furent publiés. Les promulgations du 7 novembre 1936 n’étaient en fait ni décisives ni aisément applicables ; le traitement n’avait qu’une faible relation avec le diagnostic (54). Avec le premier décret, le gouvernement se donnait le pouvoir d’exiger des entreprises de la sidérurgie, de la métallurgie et du bâtiment de former un certain nombre d’apprentis ; le second décret obligeait les patrons de la métallurgie à obtenir l’autorisation du Bureau du travail pour augmenter leurs effectifs de dix personnes dans une période de trois mois (en cas de conflit, le Bureau du travail devait donner la priorité au réarmement, puis à la production alimentaire, puis aux exploitations nationales de matières premières) ; les cas où, des ouvriers qualifiés de la métallurgie ou du bâtiment étaient employés à des travaux non qualifiés pendant plus de deux semaines devaient être notifiés au Bureau du travail ; le gouvernement commença de tenir un registre de tous les projets importants de construction - les entrepreneurs devant donner des détails avant que la construction ne commence ; l’utilisation maximale des réserves disponibles de main-d’œuvre fut facilitée par un décret donnant au gouvernement le pouvoir d’obliger les entreprises à embaucher des employés de bureau âgés, catégorie de la communauté qui avait été largement laissée de côté dans le redressement économique ; il fut interdit aux journaux de passer des annonces d’offres d’emplois qualifiés pour le bâtiment et la métallurgie ; et si les travailleurs du bâtiment, du matériel de travaux publics, de la métallurgie et des aciéries ou de l’agriculture quittaient leur emploi sans respecter leur contrat de travail, les employeurs étaient autorisés à conserver le livret de travail pendant toute la durée contractuelle du préavis. Sans leur livret de travail, les travailleurs ne pouvaient occuper un nouvel emploi. Le second de ces décrets fut révisé une fois ; par une instruction administrative du 11 février 1937, l’embauche de tout métallo professionnel ou semi-professionnel devait avoir l’approbation préalable des Bureaux du travail. Cette mesure aida les entreprises d’armement à s’approvisionner en main-d’œuvre, mais n’arrêta la spirale des augmentations de salaires dans l’industrie métallurgique que pour un temps (55).
Les développements des deux années suivantes ne laissent aucun doute sur la totale inadéquation de ces mesures ; ce n’était pas dû au fait que le gouvernement avait des scrupules moraux ou législatifs pour envisager des mesures plus énergiques. Le problème était politique et le mémorandum original de Goering indique peut-être ce qui prévenait contre des mesures plus énergiques. « Du point de vue de la politique sociale, la prétention d’un travailleur à un emploi correspondant à ses possibilités et à un salaire récompensant son effort productif individuel est légitime : l’intention du gouvernement est seulement d’éradiquer les nuisances croissantes qui se sont développées avec la pratique du débauchage d’ouvriers qualifiés d’une entreprise à une autre. Cependant, une telle législation est aussi nécessaire pour la protection des travailleurs contre les effets de certaines tactiques de solidarité auxquelles les entreprises de l’armement ont eu recours sous la pression des circonstances et qui se répandront vraisemblablement dans d’autres secteurs, à moins que les causes n’en soient combattues par d’autres moyens. Dans de tels cas, les entreprises ont conclu un pacte par lequel chacune s’engage à ne pas embaucher d’ouvriers actuellement employés par un autre signataire sans l’accord de ce dernier (56). Cette méthode pourtant est fondamentalement malsaine. D’abord de tels accords ne lient, et peut-être pas même totalement, que les entreprises qui y souscrivent, mais ils ne font rien pour prévenir les détournements par des outsiders œuvrant dans des branches proches de l’industrie. Par dessus tout, cependant, la décision sur le sort de la carrière d’un ouvrier ne peut pas être mis entre les mains d’un employeur, qui naturellement est d’abord et avant tout concerné par les intérêts de son usine. Un tel accord entraînerait une tension non souhaitable dans les relations entre les chefs et leurs servants. De telles décisions ne peuvent au contraire être prises que par les autorités neutres de l’Etat (57). »
Le problème « moral », la question de l’attitude des travailleurs envers le système, était dès lors laissé à part ou laissé à la machine de propagande du Front du travail. On déniait aux employeurs une forme d’entraidemais on leur déniait aussi, de fait, l’aide de l’Etat, car les travailleurs devaient rester libres de trouver un emploi conforme à leur compétence et on ne pouvait pas leur dénier le droit à une promotion légitime. Le régime et les employeurs récoltaient à présent les fruits de leur cynisme plébiscitaire et de leur brutalité à l’égard de la classe ouvrière ; et c’était une récolte de faiblesse. Les dirigeants du IIIe Reich ne pouvaient exiger avec succès des sacrifices qu’à leurs supporters les plus loyaux ; mais ils ne pouvaient pas encore abandonner leurs tentatives d’acheter la loyauté de la classe ouvrière (58).
La situation empira : au fur et à mesure que les tensions sur le marché du travail s’accroissaient, la discipline industrielle déclinait. Il y eut beaucoup d’absentéisme à Noël [en 1936]. Confronté à la perspective d’une répétition de cette indiscipline, Goering paniqua et la légalisa par avance l’année suivante,accordant par un décret du 3 décembre 1937 de nouveaux congés payésannuels ; malgré cela, les travailleurs prolongèrent leur absence (59). Ils ne voyaient aucune raison valable de travailler à la Saint-Sylvestre : ni leur entreprise, ni les programmes d’armements, ni l’Etat. Leurs propres organisations avaient été éliminées, ils avaient été intimidés et manipulés, corrompus et rudoyés et contraints de travailler de longues heures ; plus important, pour la première fois depuis 1918, ils n’étaient plus individuellement remplaçables : les patrons ne pouvaient plus les mettre à la porte car il n’y avait personne pour prendre leur place ; ils auraient immédiatement été embauchés par un concurrent. Ils n’avaient aucune raison de se donner du mal, et toutes lesraisons de démissionner.
Les salaires étaient meilleurs qu’ils n’avaient jamais été depuis dix ans et les collègues qui clandestinement écrivaient des slogans anti-nazis sur les paquets de cigarettes vides et les glissaient dans les boîtes à outils ou crayonnaient leurs protestations la nuit sur les murs, ou recyclaient en vitesse les dernières nouvelles de Radio Moscou perdaient leur temps - le système était trop intelligent et trop brutal. Et on ne pouvait qu’avoir pitié pour le désespoir de ceux qui se livraient à la Gestapo en criant « Vive Moscou » dans la rue sur le chemin du retour après une soirée de beuverie. De tels actes de résistance amenaient au mieux quelques jours d’arrestation pour enquête, au pire, en « détention protectrice », le camp de concentration. Ce que les opposants actifs du régime pouvaient faire concrètement n’était pas non plus immédiatement évident ; le risque était sans proportion avec l’effet possible (60).
Les idéologues fervents du Front du travail avaient raison ; une force de travail heureuse était vraisemblablement une force de travail productive et la productivité commença de décliner (61). L’usine de films d’IG Farben à Wolfen en Saxe, qui tournait au début de 1938 avec 600 postes vacants sur une force de travail optimale de 11 000 ouvriers, se rendit compte des travailleurs prenaient des après-midi pour aller au cinéma, ou revenaient saouls de la pause du matin, ou fumaient dans le voisinage immédiat de produits inflammables. L’entreprise passa des annonces d’offres d’emploi en Pologne pour remplir les vides et les travailleurs polonais furent plus productifs que leurs collègues allemands. Le management abandonna une lutte inégale et commença à transférer les travailleurs indisciplinés à la Gestapo, admettant ainsi publiquement son incapacité à traiter le problème (62). Les propriétaires de mines ne pouvaient pourtant pas avoir recours à de telles mesures car personne ne pouvait se tenir auprès d’un mineur de fond dans une galerie d’un mètre vingt. En novembre 1937, le président du conseil de direction de la Compagnie minière de Gelsenkirchen, le Dr Knepper, écrivait en se plaignant au Dr Schlattmann, chef du département des mines au ministère de l’Economie (63). « A leur zénith, les vingt-cinq grandes mines que je dirige ont atteint une productivité annuelle par équipe de 1 956 tonnes. Jusqu’à 1935-1936 nous nous tenions à peu près à ce niveau et durant cette période la production totale s’est accrue de 45 %. Aujourd’hui, la productivité de la Gelsenkirchener Mining Company atteint le niveau de productivité incroyablement bas de 1 175 tonnes par équipe bien que la production totale continue de s’accroître. 5 000 membres de notre force de 51 500 travailleurs sont employés uniquement à compenser cette chute de productivité ; autrement dit, si l’ancien niveau de productivité avait été maintenu, nous extrairions 10 000 tonnes de plus de charbon par jour. »
Il y avait plusieurs raisons à cela ; le Dr Knepper considérait que l’économie tout entière était hypertendue. Le manque de fer faisait que l’on ne pouvait pas obtenir suffisamment de wagons pour évacuer le charbon hors de la mine, pas assez de poutrelles d’acier, essentielles à la sécurité dans les veines les plus profondes. Mais, de loin, le plus important était le « facteur humain ». Le Dr Knepper était soucieux de ne pas paraître mépriser ses « servants » - il voyait bien que le climat avait changé depuis 1933 - mais ses travailleurs n’étaient plus disposés à se donner à fond et l’absentéisme s’était sensiblement accru. Cela pouvait être attribué en partie au fait qu’il devait maintenant ratisser le marché du travail et donner des postes à des hommes qu’il n’aurait jamais embauché autrefois ; en partie aussi à la santé déclinante des travailleurs qui étaient physiquement épuisés et pas très bien nourris.
Mais ces seuls faits ne pouvaient expliquer pourquoi bien des travailleurs considéraient le jour de la paie comme un jour de vacances et se déplaçaient de mine à mine pour obtenir de meilleurs salaires à chaque changement de patron. Beaucoup d’autres quittaient aussi la mine pour des travaux moins épuisants et mieux payés dans les secteurs en expansion de l’économie et le Dr Knepper était plein d’amertume sur le fait que, pour embaucher, les mines devaient entrer en concurrence avec les nouvelles industries et leurs locaux propres et bien éclairés (64). Seize mois de plus passèrent avant que le gouvernement prenne des mesures pour augmenter la productivité dans les mines ; début mars 1939 les équipes durent travailler quarante-cinq minutes de plus, le temps supplémentaire étant payé au taux des heures supplémentaires, et des bonus de productivité furent introduits. Ces mesures ne furent pourtant guère concluantes (65). Les conseillers du travail rendaient aussi compte, en s’en alarmant de plus en plus, de la chute du moral de la force de travail. En octobre 1937, la métallurgie, la mécanique et les matériaux de construction furent confrontés à une forte augmentation des salaires et du piratage des travailleurs qualifiés d’une entreprise à l’autre. Leurs rapports de janvier-février 1938 sur l’industrie du bâtiment en Basse-Saxe étaient plus explicite ; des travaux de construction de la plus haute priorité pour l’armée avaient lieu dans cette région :
« De plus en plus et avec une détermination croissante, les membres des Gefolgschaften revendiquent des salaires plus élevés, et en font dépendre le démarrage de leur travail. Le phénomène, parti des ingénieurs, a déjà touché les autres secteurs de la force de travail. Ainsi des travailleurs amenés de Silésie pour la construction d’un canal pour les Chantiers Herman Goering Works ont-ils déclaré qu’ils ne travailleraient pas pour un salaire de 52 pfennings de l’heure. Un quart des ouvriers ont quitté le site et sont rentrés chez eux. A Gandersheim, la totalité des “servants” (140) d’une entreprise du bâtiment ont revendiqué une augmentation de salaire préalablement à tout travail et menacé de faire grève. [...] L’avenir ne peut être envisagé sans mesures coercitives. [...] Une entreprise de Braunschweig, qui payait déjà 88 pfennings de l’heure alors que le minimum légal était de 59 pfennings, signala qu’elle perdait de cinq à sept travailleurs chaque jour, au profit du site de construction d’une usine Volkswagen. Plus on laisse perdurer de telles conditions, plus le pouvoir de résistance des chefs d’usine s’amenuise et plus la volonté sans scrupules se transforme en une pression égoïste des “servants” sur les patrons (66). »
Le gouvernement continua à ne pas agir. Von Krosigk, le ministre des Finances, fut contraint en février 1938 de ratifier une augmentation de salaires pour les employés du secteur public (67). Le principe de base de la politique gouvernementale des salaires - le minimum ne devait être ni augmenté ni réduit - avait depuis longtemps perdu toute validité en regard des besoins de l’industrie privée ; mais pour les employés du secteur public, les salaires étaient encore en général égaux aux taux minimum légaux ; le réarmement était de plus en plus financé par le déficit - von Krosigk avait peu de prise là-dessus, mais il cherchait à prévenir l’inflation, que ses théories fiscales conservatrices l’incitaient à attendre en imposant l’austérité sur ses foyers mineurs de dépenses gouvernementales. A la fin de 1937 cependant, les ministères ne pouvaient obtenir de dactylos, la Gestapo se plaignait de voir son efficacité souffrir d’un manque de personnel et l’action des Bureaux du travail pour combattre le manque général de main-d’œuvre était gênée par cette même cause (68).
Au printemps de 1938, la crise atteignit son paroxysme. Les statistiques non publiées conservées par le ministère du Travail montrent qu’entre décembre 1935 et juin 1938, les salaires horaires avaient augmenté de 5,50 % et les salaires hebdomadaires de 8,2 %, la différence résultant de l’allongement de la durée du travail. Au cours du premier trimestre de 1938, les salaires horaires avaient commencé à augmenter beaucoup plus rapidement que les salaires hebdomadaires (69). Les statistiques donnent difficilement une idée de la dimension du problème. La spirale des salaires n’était pas contrôlée, et très inégalement répartie ; bien des ouvriers du textile percevaient encore le même salaire horaire qu’en 1932, pour une semaine de travail réduite, et des conditions similaires prévalaient dans la plupart des industries de biens de consommation. Les bénéficiaires réels du manque de main-d’œuvre étaient les 35 % de la population active qui travaillaient dans les aciéries, la métallurgie et le bâtiment. C’étaient précisément ces branches de l’économie les plus vitales pour le réarmement, qui étaient le plus sévèrement affectées (70). De plus, la spirale des salaires se développait à un moment où la politique étrangère, militaire et économique requérait une réduction des dépenses de consommation et une concentration renforcée des ressources nationales sur le réarmement. Et les statistiques restaient muettes sur la grande mobilité des salariés, la chute de la productivité et l’effondrement de l’éthique des travailleurs.
Le 25 juin 1938, au moment de la crise tchécoslovaque, Goering publia un décret sur la formation des salaires, qui donnait aux conseillers du travail le pouvoir de fixer des niveaux de salaire maximum dans les branches désignées par le ministère du Travail ; les patrons enfreignant cette législation pouvaient être condamnés par les tribunaux à des amendes illimitées ou à des peines d’emprisonnement (71). Le pas décisif était franchi et, à partir de ce moment, le régime se reposa de plus en plus sur la force directe de l’administration pour « résoudre le problème de la main-d’œuvre ». Les considérations de popularité étaient, bien qu’à regret, abandonnées, et il ne restait que la menace de guerre pour justifier ces mesures auprès de tous ceux à qui elles s’appliquaient. Le réarmement entraînait une militarisation progressive de la vie ouvrière ; la militarisation idéologique et la destruction des contrôles démocratiques avaient rendue cynique une grande partie de la population. Au cours de l’été 1938, la militarisation légale et physique devint nécessaire pour faire face à l’échec de la première politique - un travail assigné pour un salaire assigné. La politique stratégique et le manque de matières premières entraînaient une portion croissante de la population loin de chez elle et obligeaient à la reloger dans des baraquements en bois au milieu de la plaine du Nord de l’Allemagne ou sur le mur de l’Ouest, le Front du travail et « La force par la joie » s’occupant de leur bien-être et de leurs distractions.
Jusqu’en juin 1938, ces hommes étaient libres de quitter cette existence rudimentaire s’ils pouvaient trouver un autre emploi ; mais en même temps que le décret sur la formation des salaires, un décret sur le devoir de service fut publié, qui donnait pouvoir au gouvernement de contraindre les travailleurs à des travaux d’importance exceptionnelle pour l’Etat ; les employeurs pouvaient être obligés de céder un pourcentage de leur main-d’œuvre et les travailleurs concernés, pourvu qu’ils soient physiquement aptes, devaient obéir (72). Les dirigeants d’usine utilisèrent cette opportunité pour se débarrasser des éléments les moins aptes et les plus « anti-sociaux » de leurs « servants », qui furent embarqués à la frontière française pour construire des fortifications. 300 000 hommes travaillaient dans ces conditions quand l’Allemagne envahit la Pologne, dont près de la moitié sur le mur de l’Ouest (73). Par un nouveau décret du milieu de l’été de 1938, le licenciement de tout travailleur ou technicien par une entreprise quelconque du bâtiment fut soumis à l’accord préalable du Bureau local du travail. Et au même moment, tous les condamnés des prisons allemandes furent envoyés travailler dans le secteur des armements - parmi eux se trouvaient 8 000 métallos (74).
Ces mesures marquaient un changement fondamental dans l’attitude et la politique du gouvernement, mais les effets sur le mode de vie de la population ouvrière furent limités et les pratiques sociales et économiques se conformèrent seulement lentement, à contre-cœur et incomplètement, au nouvel esprit (75). Il y avait de grandes difficultés pour fixer les seuils de salaire maximum, et plus encore pour les mettre en vigueur ; réduire les taux trop élevés entraînait mécontentement et désordres et, comme Goering le notait lorsqu’il avait rejeté cette solution en 1936, personne ne portait plainte pour paiement de salaires illégalement élevés. Dans les mois qui suivirent juin 1938, le gouvernement exhorta inlassablement l’industrie à observer la lettre de la loi. Il semble y avoir eu peu de cas d’employeurs mis à l’amende ou emprisonnés ; les augmentations de salaires étaient largement dissimulées sous forme de logement gratuit, de primes d’assurance, de paiement des cotisations sociales ou, dans un cas particulièrement significatif, de don de motocyclettes. C’étaient de larges trous dans un filet qui se resserrait lentement. Les conseillers du travail firent des rapports favorables sur les effets à court terme de la législation sur le salaire maximum : la recherche frénétique d’emplois mieux payés s’éteignit peu à peu, tout comme la pression gênante des « servants » pour de meilleurs salaires. La crainte exprimée par Goering en 1936 qu’une telle législation discréditerait l’autorité de l’Etat ne se concrétisa pas tout à fait, mais la mesure ne touchait pas et ne pouvait toucher le principal problème social : le refus obstiné et désespérant de la classe ouvrière de devenir les serviteurs désintéressés du régime. Si les événements de l’automne 1939 peuvent servir de guide, la militarisation légale et physique rendit le problème plus aigu, et non moins. De même, le décret sur le devoir de service et le décret sur l’embauche dans l’industrie du bâtiment se montrèrent incapables d’atteindre leurs buts respectifs, et ils durent être réécrits sous une forme plus radicale au printemps 1939 ; ces tentatives de restreindre la mobilité du travail furent, dans quelques zones, complétées par les conseillers du travail, qui allongèrent la durée légale de préavis de départ jusqu’à trois mois (76).
Le processus de militarisation totale de la force de travail commença donc lentement, de façon incertaine ; et la vieille logique du système plébiscitaire n’était pas encore totalement épuisée.
A la fin de l’été 1938, les employés de commerce du Nord de l’Allemagne défièrent ouvertement les ordres du ministère de l’Economie et instituèrent la fermeture de bonne heure les samedis, oublieux des appels à montrer leur solidarité avec leurs camarades surmenés des usines d’armement Le Front du travail offrit faiblement sa bénédiction rétroactive sur cette initiative œuvrant à la beauté et la joie des employés de commerce ; deux mois plus tard, Goering déchargea sa rage et sa frustration dues aux problèmes économiques insolubles contre le Front du travail, menaçant de jeter son chef en prison s’il persistait à forcer les employeurs à construire des piscines pour leurs « servants » (77).
L’hiver de 1938-1939 n’apporta aucun soulagement. Le manque de main-d’œuvre devint plus aigu et en vint à affecter toutes les qualifications dans toutes les professions. Après la conquête de l’Autriche et du pays des Sudètes, le gouvernement dut empêcher les entreprises de dépeupler ces territoires. Par ailleurs, des tentatives de mobilisation des jeunes femmes dans l’agriculture restèrent infructueuses. En février 1939, il fallut publier un nouveau décret sur le devoir de service ; celui de juin 1938 avait promis de n’assigner au travail obligatoire que les hommes célibataires, de les payer au moins au même salaire que ce qu’ils gagnaient auparavant et de ne les contraindre à ce travail obligatoire que pour un temps limité. Le nouveau décret ne contenait rien de tout cela. Dans les mois qui suivirent, les contrôles sur l’embauche dans l’industrie du bâtiment furent étendus aux embauches et licenciements de tous les travailleurs des principales industries : agriculture, chimie, matériaux de construction, fer, acier, métallurgie et mines. L’accord préalable du Bureau du travail devait être obtenu dans tous les cas (78).
Un dirigisme général et total du travail commença pour assurer les tâches prioritaires du réarmement. Mais la réalité économique et sociale demeurait rebelle. Dans la période de paix, aucun système de priorités économiques n’avait été clairement établi ; la liste des priorités avait dû être complétée par une liste de super-priorités, laquelle à son tour devint obsolète par les rivalités internes entre les entreprises d’armements et entre les trois branches des forces armées. La pénurie avait transformé l’idéologie de la lutte sans merci en un recueil de principes de prudence pour la conduite de la vie quotidienne dans le IIIe Reich. Aussi important pour la mise en œuvre du dernier décret est le fait que les Bureaux de travail eux-mêmes, manquant de spécialistes bien formés, ne pouvaient pas vraiment faire face à ces tâches nouvelles. Il était extrêmement difficile d’établir des critères clairs et applicables partout pour décider si une demande de changement d’emploi était justifiée ou non ; les décisions étaient erratiques et variaient de ville à ville (79). Quand la demande d’un travailleur était refusée, il ne restait que la Gestapo pour s’occuper de ceux qui montraient leur colère contre cette décision en ralentissant le travail - et la Gestapo n’avait aucun moyen de remplacer ces travailleurs (80). La communauté d’usine, encore invoquée par les juristes et les propagandistes, était devenue une parodie sans nuances de triste comédie qu’elle avait été autrefois (81).
Le jour où l’armée allemande envahit la Pologne [1er septembre 1939, NdE], l’embauche et le licenciement de tout travailleur devint soumis à l’approbation des Bureaux du travail ; les contrevenants pouvaient être mis à l’amende ou condamnés à la prison. Pour les travailleurs mâles de plus de dix-huit ans, toute la législation limitant les horaires de travail était annulée et les limitations d’horaires pour les femmes et les jeunes étaient largement assouplies. Trois jours plus tard, le 4 septembre 1939, un décret d’économie de guerre autorisa les commissaires du travail à fixer les salaires maximum et les conditions de travail dans toutes les branches d’industrie : il devint désormais illégal de détourner les travailleurs qualifiés en leur offrant de généreux avantages annexes. Les primes pour les heures supplémentaires, pour le travail du dimanche ou pendant les congés, et pour le travail de nuit furent supprimées : jusqu’à l’invasion de la Pologne, il était courant que les travailleurs de l’industrie allemande bénéficient d’un taux majoré de 25 % pour les heures travaillées au-delà des huit heures quotidiennes ; désormais, afin que les servants ne pensent pas que les chefs s’enrichissaient excessivement grâce à la guerre, et pour alléger le fardeau des finances de guerre, les employeurs durent verser aux perceptions la différence entre le taux normal et le taux des heures supplémentaires. Ainsi, une journée de onze heures au taux habituel de 1 Reichsmark (RM) de l’heure rapportait 11 RM au travailleur et 75 pfennings (Pf) à la perception. C’était, comme le soulignait Goebbels, la guerre d’un peuple. Et tous les règlements accordant des congés légaux furent abolis. Les conseillers n’étaient plus obligés de poursuivre les contrevenants au tribunal et obtinrent le pouvoir de les pénaliser sur place. La détermination des salaires maximum et des conditions de travail pour l’ensemble de l’économie s’avéra de toute évidence une tâche trop lourde, et le 12 octobre, on gela simplement tous les salaires (82). A l’exception de la suspension des congés, rien n’indique qu’on ait envisagé que ces mesures désespérées seraient temporaires ; tout le poids de la complexe machine étatique reposa tout à coup sur les travailleurs.
Pendant la deuxième semaine de novembre 1939, comme la fumée qui recouvrait les ruines de Varsovie commençait à se dissiper, les autorités suprêmes du Reich en matière de politique économique et salariale se réunirent d’urgence pour discuter des effets de leurs mesures de guerre (83). Le Front du travail avait protesté contre la dureté de la politique sociale, mais la véritable crise était ailleurs : Posse, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Economie, ouvrit la réunion en déclarant que son ministre se sentait dans l’obligation d’envisager la réintroduction des primes pour les heures supplémentaires, le travail de nuit et du dimanche parce que :
1. le revenu de certains travailleurs ne leur suffisait plus pour se procurer de la nourriture dans le cadre du rationnement ;
2. on avait observé que l’interdiction des primes conduisait au refus de faire des heures supplémentaires, de travailler la nuit et le dimanche, et à des phénomènes qui, pour être formel, relevaient du sabotage. [...]
Pendant le débat qui suivit, on fit état des éléments de base suivants : dans les usines d’armement, la majorité des ouvriers s’étaient en effet absentés le dimanche, et il y avait eu une augmentation parallèle de l’absentéisme dans les équipes de nuit (Thomas). De plus, jusqu’à 80 % des ouvriers du bâtiment étaient restés chez eux le samedi après avoir touché leur paye le vendredi soir (Mansfeld).
L’augmentation nécessaire de la productivité individuelle avait été jusque-là encouragée par des augmentations de salaire. En ce moment, un grand nombre d’employeurs redemandaient ces augmentations de salaire.
Aujourd’hui pourtant, cette méthode ne pouvait pas réussir. Le travailleur moyen ne manquait pas de détermination, il avait atteint les limites de sa résistance physique car il avait dû travailler à un rythme trop rapide pendant de nombreuses années. Ceci était prouvé par les statistiques de maladie qui, dans certains endroits, touchaient jusqu’à 50 % des « servants » (Mansfeld).
D’autre part, on ne réduisait pas les salaires, de telle sorte que si on réintroduisait les primes, les travailleurs de l’industrie seraient exceptionnellement favorisés : ils s’enrichiraient grâce à la guerre. Il est impossible de mener une guerre si on est aux petits soins pour une partie des masses, les ouvriers dans ce cas. L’autorité de l’Etat sera grandement déstabilisée si on réintroduit les primes (Thomas). Dans le décret d’Economie de guerre, la question des primes n’avait été envisagée que d’un point de vue psychologique et non matériel. Il aurait certainement mieux valu ne jamais abolir les primes (84).
Six jours après cette conférence, les primes pour le travail de nuit, du dimanche et pendant les congés furent réintroduites. En même temps, on augmenta le taux d’imposition sur le revenu pour empêcher les ouvriers de s’engraisser grâce à la guerre. Dans le préambule de ce décret, le gouvernement expliquait aux travailleurs les raisons de ce changement de politique :
« Les mesures de black-out dues à la guerre signifient que le travail de nuit met à plus rude épreuve l’endurance des « servants » ; elles augmentent aussi le coût de la vie. En temps de guerre, travailler le dimanche demande aux « servants » des sacrifices, sacrifices qui justifient une compensation. C’est ainsi que l’abolition des primes pour le travail de nuit, le dimanche et pendant les congés, telle qu’elle était prévue dans le paragraphe 18 section 3 du décret d’économie de guerre, ne pouvait être envisagée que comme une mesure temporaire. »
Le lendemain, le 17 novembre, les réglementations d’avant-guerre sur les congés retrouvèrent force de loi, et on indemnisa les travailleurs pour les congés qu’ils n’avaient pas eus depuis début septembre. Un mois plus tard, le 12 décembre 1939, on limita à nouveau les heures de travail : la semaine de travail de base consistait en six équipes de dix heures, et on rétablit le bonus de 25 % pour les heures supplémentaires involontaires au-delà de cette limite (85). Les employeurs continuaient à verser aux perceptions l’équivalent des primes pour les neuvième et dixième heures ; mais en septembre 1940, il fallut rétablir complètement les primes d’heures supplémentaires d’avant-guerre (86).
Lorsqu’en 1944, Goebbels, tout bras ouverts, accueillit le déluge de bombes britanniques et américaines sur les villes allemandes, c’était leur absence de discrimination qu’il célébrait : « La terreur des bombes n’épargne ni les riches ni les pauvres ; les dernières barrières de classe ont dû s’écrouler devant les bureaux du travail de la guerre totale (87). » Face à un ennemi aussi terrible et direct, le peuple allemand pouvait enfin jouir brièvement de son unité nationale et de son harmonie sociale.
Université de York.
suite : L’opposition des travailleurs dans l’Allemagne nazie
Notes
(1) La plus importante contribution à l’étude de l’histoire sociale de l’Allemagne nazie est la thèse (Oxford, 1964) de David Schoenbaum, Classe et conditions dans le IIIe Reich. Le présent auteur lui doit beaucoup. Cette thèse a depuis été publiée à New York (Hitler’s Social Revolution, éd. Doubleday, 1966) et traduite en français (La Révolution brune. La société allemande sous le IIIe Reich, éd. Robert Laffont, 1979) [NdE].
(2) « L’ordre social corporatif », traduction imprécise de der Ständestaat. C’était un slogan immensément populaire au début des années 1930, la pierre angulaire du fascisme allemand, distinct du national-socialisme. Voir Rower, Théories allemandes de l’Etat corporatiste (Melbrave Hill 1967) et K. D. Bracher, W.Sauer et G. Schule, Die national-sozialistische Machtergreifung (Köln und Opladen, 1960), pp. 627 s. Le NSDAP jouait avec ce slogan en partie pour profiter de sa popularité, en partie pour imposer ses propres idées ; mais l’Institut für Ständewesen de l’industriel Thyssen à Dusseldorf, le centre de cette école de pensée, fut fermé mi-1934. Sur l’impossibilité de mettre en pratique ces théories voir particulièrement, Ernst von Salomon, Der Fragebogen (Hamburg, 1952) [Le Questionnaire, Gallimard, 1982] pp 165 s.
(3) C’était la contradiction centrale dans le mouvement nazi et devrait être le point de départ de toute histoire sociale générale du IIIe Reich. Cf Schoenbaum, Big Business in the Third Reich (Bloomingten, 1964) chap II-V.
(4) Nombreux exemples de cette situation dans Jahresbericht der Gewerbeaufsichtbeamten und Bergbehörden für die Jahre 1933 und 1934 (ci-après, Reports of the Factory Inspectorate). Les petits employeurs furent la vieille garde du mouvement nazi, mais quand il fut au pouvoir celui-ci prit nettement position contre eux, les contraignant à améliorer les conditions souvent brutales et primitives qu’ils imposaient à leurs travailleurs. Après 1933, les normes du Parti pour la politique sociale furent largement alignées sur celles des grandes entreprises.
(5) La menace de la misère ne fut pas moins une arme politique aux mains des classes dominantes allemandes de 1929 à1934, qu’une incitation économique pour les travailleurs à s’impliquer de leur mieux dans leur travail. Les militants communistes furent habituellement les premiers à être licenciés bien avant janvier 1933 et, en avril de cette année-là, le gouvernement autorisa le licenciement sans préavis de tous les communistes et de tous les socialistes et syndicalistes qui occupaient des postes dans les conseils d’usine. Voir Gesetz über Betriebsvertretungen 4/4/1933, Reichsgesetzblatt,1, p.461 (ci-après RGBI 1). Cette loi donnait simplement une couverture rétroactive aux actions terroristes des SA et de la Nazional-sozialistische Betriebszellen Organisation (NSBO) dans les usines en mars 1933, voir Deutschen Zentralarchiv Postdam (ci-après DZAP) Reichsarbeitersministerium (ministère du Travail, ci-après RAM) Dossiers 467, 502, 504, 505, et 6462-63.
(6) « Bonzes » : terme ironique et humiliant pour les officiels des syndicats et du Parti. Voir discours d’Hitler aux travailleurs allemands dans « Journée des travailleurs allemands », mai 1933. N. Baynes, The Speeches of A. Hitler 1922-1939 (Oxford 1942, vol. 1, pp. 836 s. Un raisonnement similaire sous-tend l’hostilité des nazis pour les syndicats « jaunes » en 1933, de vieux alliés qui devaient être rejetés.
(7) Gesetz über die Treuhänder der Arbeit, 19 mai 1933, EGBI, I p 285 ; cette mesure bouche-trou fut alors introduite par la loi pour l’organisation du travail national (section 2) du 20 janvier 1934, RGBI, I, p. 1193 (ci-après AOG).
La tâche des conseillers fut d’abord et pendant trois ou quatre ans essentiellement de faire respecter les accords collectifs sur les salaires et conditions de travail d’avant 1933 ; les nouveaux règlements ne furent que lentement promulgués et, en général, différaient peu des anciens accords ; une ou deux journées supplémentaires de congés payés par année furent souvent garanties. Sur le papier, les conseillers disposaient d’un grand pouvoir mais ils ne semblent pas l’avoir exercé en pratique jusqu’en 1938 ; sur la faiblesse de leur position avant cette date, voir Bundesarchiv Koblenz (ci-après BAK), Reichskanzlei143 II, dossier 529a, DZAP, RAM dossier 6635, RWM, dossier 10296.
(8) Pour l’information de base sur le NSBO, voir Hans-Gerd Schumann, Nationalzocialismus und Gewerksschaftsbewegung (Hanovre 1958), pp. 30 ss., 87 ss. Les inspecteurs d’usine n’étaient guère impressionnés par les connaissances politico-sociales de ses membres jeunes et violents ; voir aussi Bracher, Sauer, Schultz, op. cit. p.643.
(9) Indiscrétions de Ley commise dans ce but au Rallye du Parti à Nuremberg en 1936, Internationale MilitarischesGerichtshof, vol. XXX, p.115, document 2283-PS.
(10) Voir la correspondance des principaux patrons avec Dr. Grauert, secrétaire d’Etat du ministre prussien de l’Intérieur à partir de 1933 dans les Hauptarchiv (ci-après HAB), rep.77, dossier 39 et rep 320, dossier 6 ; référence dans Bracher, Sauer, Schulz, op .cit. p. 643.
(11) Texte dans BAK, 143, II, dossier 531 ; il devint bientôt peu recommandé de se référer à cet accord en public.
(12) Ce furent les organisations impliquées dans ce marchandage collectif qui se sabordèrent elles-mêmes, principalement Die Vereinigung deutscher Arbeitgeberverbände ; les organisations économiques des employeurs furent remodelées dans le Reichsgruppe Industrie et n’étaient pas supposées avoir la parole dans l’élaboration de la politique sociale, ce qui ne fut pas entièrement respecté, à la grande irritation du Front du travail.
(13) AOG, clause 1, op. cit. L’existence de la « communauté d’entreprise » devint un fait légal, d’où découlait des obligations légales imposées par les tribunaux du travail.
* Nous reprenons pour le mot Gefolgschaft, employé par la loi du 20 janvier 1934 sur l’organisation du travail la traduction de « servants » (ou ensemble des employés). Tim Mason utilise le mot anglais « retinue ». La traduction de ce mot pose problème. Nos prédécesseurs de la revue Recherches proposent « disciples » ; Elisabeth Guillot, dans sa traduction de LTI, la langue du IIIe Reich, de Viktor Klemperer (Albin Michel, 1996, et Pocket, p. 168, n.1.), propose « suite », mais préfère ne pas traduire. Nous employons aussi parfois le terme d’« exécutants ». (NdE.)
(14) Il reste beaucoup à faire à ce sujet. D’une manière générale, la politique sociale des entreprises industrielles à fort coefficient de main-d’œuvre était plus autoritaire, plus nationaliste et moins généreuse en avantages sociaux que celle des industries utilisant plus de capital fixe, particulièrement l’industrie électrique qui était plus ouverte à l’influence de la sociologie américaine du travail et moins hostile aux syndicats.
(15) Ce thème est peut-être le plus crûment formulé dans la propagande du Deutsches Institut für Arbeitsschulung (DINTA), un organisme de formation influent, patronné en 1926 par United Steelworks et adopté par bien des entreprises de la métallurgie. Voir R.A. Brady. L’Esprit et la Structure du fascisme allemand (Londres 1937) pp.152 ss. Les concepts de base imprégnèrent aussi la sociologie académique dans les années 1920 ; voir spécialement les différents ouvrages publiés et dirigés par le professeur Goetz Briefs, et les critiques de René König dans Die Zeit ohne Eigenschaften (Stuttgart, 1961), pp. 92 ss.
(16) Reports of the Factory Inspectorate 1933-1934, op. cit., Preussen p. 184
(17) Respectivement : Dr Werner Mansfeld, de 1933 à 1942, Ministerial Direktor au RAM, responsable des salaires et de la politique sociale, et Karl Arnold, directeur du DINTA, chef du Amt für Beriefserzieung und Betriebsführung au Front du travail à partir de 1933 et, durant la seconde guerre mondiale, Ministerial Direktor au Reichswirtschaftsministerium (ministère de l’Economie, ci-après RWM).
(18) AOG, op. cit., § 16 et §§ 35-36 ; voir articles par N. Pelcowitz,Political Science Quaterly, 1938. Les employeurs qui étaient ainsi poursuivis étaient invariablement les petits entrepreneurs.
(19) Un raisonnement similaire sous-tendait la Notverordnungen du chancelier von Papen à l’automne 1932 lorsqu’il avait aboli le salaire minimum généralement en vigueur ; ces décrets non seulement provoquèrent une opposition violente de la classe ouvrière mais aussi les critiques de quelques employeurs qui, ayant longtemps recherché un relâchement du système d’accords collectifs, trouvaient qu’en pratique, le salaire minimum était un élément essentiel pour servir de base aux accords touchant les prix et la production. Pour une étude approfondie du sujet, voir L. Preller, Sozialpolitik in der Weimar Republik (Stuttgart 1849) pp.399 ss. Le régime nazi n’essaya pas de répéter l’expérience malheureuse de von Papen.
(20) Bien des références à ce phénomène dans Reports of the Factory Inspectorat, 1933-1934, op. cit. Dans beaucoup de secteurs industriels, la productivité par tête atteignit son plus haut niveau de l’entre-deux-guerres lors des périodes où le chômage était au plus haut ; ceci peut être déduit des statistiques établies annuellement dans le Statitisches Jahrbuch für das deutsche Reich ; voir aussi W. Woytinski, The Social Consequences of The Economic Depression (ILO, Geneva, 1936) et, pour l’industrie charbonnière, voir ci-après la lettre du Dr Knepper au Dr Schlattmann.
(21) Texte intégral dans W. Siebert, Das Richt der Arbeit (Berlin 1941), pp.12-13 et dans bien d’autres ouvrages sur le droit du travail.
(22) Paraphrase d’un rapport sommaire dans un dossier BAK, r43 II, 530 ; l’original était fortement corrigé par le Dr Lammers, secrétaire d’Etat à la chancellerie du Reich. Ce phénomène était dû en partie aux efforts des travailleurs autrefois sociaux-démocrates et communistes pour infiltrer la nouvelle organisation et la transformer en un syndicat. L’afflux de nouveaux membres dans la NSBO à la mi-1933 amena la direction à refuser toute nouvelle adhésion (5 septembre 1933) et à commencer à trier parmi les nouveaux membres les vrais convertis des travailleurs résistants. Plus important est le fait que le Front du travail reposa essentiellement sur la vieille garde radicale du NSBO pour étoffer son appareil administratif dans les premiers mois. Il n’y avait personne pour faire ce travail et les radicaux ne pouvaient être matés en un jour, en dépit des menaces répétées de proscriptions et d’expulsion du Parti. Von der Goltz ne s’aperçut pas que ces deux facteurs deviendraient moins forts plutôt que l’inverse avec le temps. Pour cette complexité, voir Schumann, op.cit. spécialement p 167.
(23) Le ministère de l’Economie conservait des dossiers spéciaux sur les « excès » du Front du travail qui confirment pleinement le rapport de von der Goltz, dossiers RWA, DZAP.
(24) O. Marrenbach ed, Fundamente des Sieges - die Gesamtarbeit der deutschen Arbeiterfront von 1933 bis 1940 (Berlin 1940), p. 26 (l’histoire officielle du Front du travail par son directeur). H.J. Rerichhardt « Die deutsche Arbeiterfront » (dissertation doctorale, Free University, West Berlin, 1956, p. 56) estime que le personnel payé à plein temps par le Front du travail et ses organisations subalternes comptait 44 500 membres en 1939. Pour ses ressources, voir Reichhardt, op. cit. pp.64-65.
(25) Les dirigeants du IIIe Reich ne purent jamais admettre publiquement qu’ils étaient motivés par autre chose que par des raisons idéalistes ; dans sa pratique politique, ce régime fut un des plus grossièrement matérialistes. Voir ci-après.
(26) Ce fut un thème inlassablement répété de la propagande du Front du travail, cf. le magazine bimensuel illustré de l’organisation, Arbeitertum. Pour les sommes considérables payées par les employeurs, voir les sections Sonstiges à la fin des rapports régionaux des inspecteurs d’usine ; de tels versements étaient exemptés d’impôt.
(27) Fundamente des Sieges, op.cit., p. 325. Les effets d’une telle politique sur la productivité par tête ne semblent jamais avoir fait l’objet d’une étude empirique dans le IIIe Reich. Le fait politique qu’elle devait augmenter ne devait pas être remis en question. Une enquête minutieuse après-guerre dans la République fédérale montra seulement une hausse à court terme de la productivité par tête en conséquence de l’amélioration de l’environnement social dans les usines ; mais il ne peut en être déduit sans preuves tangibles que le même schéma pouvait aussi être valable dans les années 1930. Voir T.W.Adorno et W.Dirks ed., Betriebsklima (Frankfurter Beiträge zur Siziologie, Band 3, 1955).
(28) Rapports des inspecteurs d’usine, op. cit. Preussen, 1933-34, pp. 328, 332.
(29) Slogans officiels des « actions » menées par le Front du travail et « La beauté du travail » dans les usines : voir Fundamentes des Sioeges, op. cit., pp. 121, 321. En plus de ces « actions », il y avait des cours du soir ou du week-end mais avec cette philosophie sociale, cours qui dans la seule année 1936 furent suivis par pas moins d’un million et demi d’hommes et de femmes.
(30) Une des très rares occasions où lun programme fut testé empiriquement à l’avance dans le IIIe Reich Il le fut dans les douze premiers mois de son existence. La méthode en était habituellement rétroactive : les bureaux de la Gestapo et du Parti devaient rendre compte pleinement et régulièrement de tous les aspects de l’opinion publique. Cf Heinz Boberach, Meldingen aus dem Reich (Neuwied, 1965), introduction. Détails dans Siemens-Mitteilungen, un magazine bimensuel distribué gratuitement aux travailleurs de l’entreprise, février et juillet 1934.
(31) Werner Burhenne, l’expert de l’entreprise en politique sociale, en analysait les résultats ; il attribuait ces chiffres élevés et nespérés pour la photographie à la publicité intelligente de l’industrie photographique ; pour une explication plus satisfaisante, en termes d’histoire sociale de la culture contemporaine, voir Walter Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierarbeit (Frankfurt, 1963) (trad. fr. L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Allia ou in Œuvres, « Folio Essais ».
(32) Le sport était obligatoire pour les jeunes travailleurs dans beaucoup de entreprises, voir Fundamente der Sieges, op. cit. pp. 348-349.
(33) Cette prétention fut avancée par Ley dans un discours prononcé devant des diplomates étrangers en 1934, publié dans Werden und Aufgaben der Deutschen Arbeitersfront (München, 1934) 70.000 personnes participèrent à ces voyages en 1934, 130 000 l’année suivante. Fundamente der Sieges, op. cit., pp.352-353.
(34) Sicherheitsdienst, Documents dans BAK r58 dossiers 943-949.
(35) Cet objectif de la « Force par la Joie » n’était pas gardé secret par crainte que les gens ne le trouve cynique : au contraire, il fut fièrement et continuellement proclamé dans tout le pays.
(36) Cf note 34 ci-dessus et Hans-Jochen Gamm, Der Flüsterwitz im Dritten Reich (München, 1963) [« Les blagues chuchotées dans le IIIe Reich »), ch.v. Le Bund deutscher Model (BDM) gagna le surnom de Bald deutsche Mutter (Bientôt mère allemande).
(37) Parmi les autres sphères que le Front du travail essaya d’envahir, il y eut l’agriculture, la banque, le logement, la police politique - avec quel succès ? on ne saurait le dire encore.
(38) L’approbation personnelle d’Hitler pour ce schéma fut la clé du succès de Ley ; Goering, à cette époque plénipotentiaire pour le Quatrième Plan annuel, n’osa pas prendre la tête de l’opposition. Quelques employeurs accueillirent la chance qui s’offrait à eux d’être reconnaus comme chefs d’industries modèles, car cela attirerait chez eux les travailleurs qualifiés qui déjà se faisaient rares dans certaines industries. Matériaux dans DZAP, RWM dossier 10312 et 10313. Voir aussi Fundamente des Sieges, op. cit., pp.326 s.
(39) Détails dans DZAP, PWM dossier 9030 et 10257, Fundamente des Sieges, op. cit. Pp. 278 ss. L’artisanat était un important pourvoyeur de travailleurs qualifiés pour l’industrie.
(40) BAK 143 II dossier 530.
(41) Les secondes et dernières élections aux Conseillers de confiance furent tenues en avril 1935 ; ensuite, remplacements et ajouts furent de la compétence du management avec ou sans la collaboration des délégués d’usine du Front du travail mais confirmés ensuite par les conseillers du travail, BAK 143 II, dossier 547b.
(42) F.T.Thyssen, I paid Hitler (London 1941) p. 197 ; minutes d’une conférence des conseillers du travail du 7 février 1936, DZAP, EWM, dossier 10296.
(43) Cf E.M. Robertson, Hitler pre war policy (London 1963), pp. 2-3.
(44) Cette excellente expression a été forgée par le Dr Schoenbaum, op. cit.
(45) Et pas seulement dans le commerce et dans l’industrie, comme c’était le cas jusque-là.
(46) Cette crise est bien documentée : BAK, 243 II, dossiers 5 300, 530a et 548b, 141 dossier 22 et WiIf dossier 1260 ; DZEP RWM dossiers 10311 avril 10321.
(47) L’Institute for Labour Science(AwI) du Front du travail publia un certain nombre d’études sur les problèmes économiques et sociaux urgents, mais il n’y a aucune preuve de leur utilisation pour l’élaboration de la politique générale.
(48) BAK r23 II, dossier 542.
(49) Cette solution fut adoptée après le veto mis aux plans Sauckel pour une réforme structurelle de l’économie allemande, qui furent plus tard largement mis en œuvre par Speer. Les expédients à court terme furent toujours plus brutaux.
(50) L’arrière-plan de ces événements complexes n’est pas clair ; le mémorandum fut préparé par le ministère du Travail (RAM) en août 1936, puis repris et modifié par Goering lors de sa nouvelle nomination. DZAP, RAM dossier 9399 ; texte final dans BAK 243 II dossier 533.
(51) Le problème le plus important était le manque catastrophique de logements dans le IIIe Reich, qui limitait sérieusement la mobilité de la force de travail ; cf HAB, dossier RAM. Toutefois le gouvernement développa de plus en plus le transfert physique de main-d’œuvre, avec le logement des travailleurs dans des baraques ; c’est le seul point sur lequel le mémorandum exagère les difficultés sur le marché du travail.
(52) Cette réforme de base ne fut pas mise en place avant le 15 novembre 1938.
(53) C’est-à-dire le principe d’une récompense en espèces selon l’effort individuel et la qualification. Mais c’était clairement un prétexte, de la part de Goering, pour rejeter la législation sur le salaire maximum. Les autres principes de base de la loi pour l’organisation du travail (AOG) étaient totalement ignorés dans le mémorandum.
(54) Les six premiers décrets furent tous promulgués le 7 novembre 1936 et publiés dans Der Vierjahresplan, vol. I n°1, pp. 37-38 ; le septième fut publié le 22 décembre 1936. Deutscher Reichanzeiger, n° 299.
(55) Reichsarbeitsblatt (ci-après R.Arb.Bl.), I,p.38. L’ordre fut étendu en octobre 1937 pour couvrir deux catégories d’ouvriers professionnels du bâtiment ; l’extension ne semble pas avoir eu beaucoup d’effets en pratique.
(56) L’Inspection des munitions de l’armée encourageait cespactes entre les entreprises, ce qui évidemment se pratiqua encore çà et là après 1938. BAK, dossiers WiH-5.
(57) Ce constat contraste avec l’accent mis par la loi sur l’organisation du travail (AOG) sur l’autonomie de l’usine en tant que cellule sociale. Goering cite AOG lorsque c’est politiquement favorable de le faire.
(58) Cette tentative n’a sans doute jamais été complètement abandonnée ; sur la persistance de cette attitude chez les dirigeants après 1939, voir Alan S.Milwatt, The German Economy at War (London 1965) pp. 10,12, 64.
(59) DZAP EWM, dossier 10352, texte du décret, Raeb. Bl.I, p 320.
(60) Ceci ne doit pas être considéré comme une diffamation de l’héroïsme de la résistance organisée ; cependant la terreur policière était telle que peu de groupes organisés furent actifs après fin 1937. Les arrestations de travailleurs communistes clandestins, de loin les plus importants dans l’opposition ouvrière, atteignirent un total de 1 000 par mois en 1936. Au cours des deux années précédant l’invasion de la Pologne, les protestations individuelles étaient plus typiques que les cellules clandestines. Matériaux dans BAK r 58 et collection St 3 dans Zentrales Parteiarchiv im Institut für Marxismus-Leninismus beim ZK der SED(ci-après ZPA IMI) esp. St. 3.106, pp.143-44. Je suis reconnaissant à l’Institut pour la permission qui me fut donnée de consulter son importante collection de documents policiers sur la résistance ouvrière.
(61) Les causes de la forte productivité du début des années 1930 doivent être recherchées ailleurs que dans le « bonheur » de la classe ouvrière.
(62) Matériaux du Sozialbüro der Filmfabrik Agfa-Wolfen dans leBetriebsarchiv des VEB Orwo-Wolfen, spécialement dossier A 3717.
(63) Texte dans HAB Rep.120/ « &-, dossier 118 : la Gelsenkirchener était une des plus grandes sociétés minières de la Ruhr.
(64) Les rapports mensuels des conseillers du travail, octobre 1937- février 1938, confirment sur tous les points la description du Dr Knepper. Les rapports individuels des conseillers furent réunis et condensés par RAM puis distribués dans les autres ministères ; l’exemplaire destiné à la Chancellerie a survécu. BAK r 43III dossier 528.
(65) Cf une remarquable déduction de Franz Neumann, Behemoth (Londres 1942) p. 282, sur les dessous du décret du 2 mars 1939. Les documents sur l’industrie minière dans ces années-là sont relativement abondants. BAK,141, dossier 174-176 ;HAB REP. 120/316, dossiers 111-120.
La Gestapo commentait également l’échec des nouveaux règlements du travail : ZPA IML St 3/229, pp.11-12. Production Statistics dans BAK r222 dossier 206. Mines et agriculture étaient considérées comme les deux secteurs les plus difficiles de l’économie relativement à la productivité, aux salaires et au manque de main-d’œuvre. DZAP Awl Denkschrift-Zur Problematik einer Reichslohnordning.
(66) BAK, 143 II dossier 528.
(67) Texte dans Seibert, op. cit. (cité ci-dessus note 21) p. 57 ;arrière-plan dans BAK r23 II, dossiers 543-4.
(68) Les Bureaux du travail préparaient un fichier de toute la force de travail, classée selon ses qualifications et son expérience, dans le but de l’orienter en temps de guerre. L’information provenait des livrets de travail rendus obligatoires en 1936-1937. Les rapports de la Gestapo étaient toujours en retard à cette époque. ZPA IML St3.
(69) Statistiques des salaires détaillées 1936-39 dans BAK r43II dossier 542. Il y avait une certaine inflation et les salaires réels augmentaient certainement moins que les salaires nominaux. De combien, on ne peut le dire avec exactitude en raison de fluctuations larges et fréquentes du coût de la vie, de la grande diversité des salaires d’une industrie à l’autre. Les semi-professionnels payés aux pièces tendaient à gagner plus que les professionnels qui, le plus souvent, étaient payés à l’heure - ce qui aggravait encore le manque de travailleurs qualifiés. L’indice officiel du coût de la vie était maintenu au plus bas par nécessité de propagande ; le contrôle des prix existait depuis l’automne 1936 mais pas pour toutes les marchandises, pas tout le temps et avec une certaine inefficacité. Il serait difficile mais utile d’établir une base statistique générale pour l’histoire économique du IIIe Reich.
(70) On peut risquer une hypothèse en suggérant que, dans ce secteur,, ce furent les entreprises moyennes qui se trouvèrent les plus affectées ; les trusts géants pouvaient attirer la main-d’œuvre avec des avantages sociaux et par leur domination sur le marché du travail local.
(71) RGBL, I, p.691. Pour des suggestions sur les relations entre politiques étrangère et politique sociale voir T.W.Mason « Quelques origines de la seconde guerre mondiale », Past and Present, n° 29, décembre 1964 pp. 83-7.
(72) RGBL, I, pp.652, 710.
(73) Fundamente des Sieges, op. cit., p.181. Le mécontentement sur ces sites était une source constante de problèmes pour la Gestapo.
(74) KI 111, I, pp. 191, 207.
(75) Une des raisons de ce fait était une législation promulguée au jour le jour. Les détails mineurs de la mobilisation pour la guerre avaient été minutieusement préparés à l’avance, mais les schémas politiques majeurs n’avaient été étudiés que lorsque la crise était déjà là. Ils étaient alors trop radicaux. Quelques projets dans BNK WiH, dossiers 420n 1&2, 560, 2.
(76) Pour les développements généraux dans les dix-huit derniers mois de paix, voir BAK, dossiers 524 et 1
(77) DZAP RWM dossier 10352 ; et BH Klein, Les Préparatifs économiques allemands à la guerre (Cambridge, Mass., 1959), p. 25.
(78) RGBI. I. pp. 206,403,444.
(79) Les conseillers du travail se plaignaient, dans leurs rapports de juin 1938 à mars 1939, des difficultés à mettre en œuvre la nouvelle législation (BAK, loc.cit.).
(80) Sous la pression des circonstances, la Gestapo réalisa peu à peu que tous les travailleurs mécontents n’étaient pas forcément communistes, et en 1939, elle eut tendance à traiter les « fainéants, les ivrognes et autres éléments anti-sociaux » avec indulgence, par un avertissement sévère ou quelques jours de prison. Voir spécialement Tagesbericht des Gestapo Leitstelle, München 1939-1940, BAK 1010, dossier 578.
(81) Cf. Dr Mansfeld et sa profonde nostalgie pour la pureté idéologique simple de 1934 et AOG : dans sa préface à un commentaire postérieur de cette loi, il se lamentait amèrement sur le rôle croissant de l’Etat dans la politique sociale. Dr. W Mansfeld, Die Ordnung der nationalen Arbeit (Berlin, 1941).
(82) Verordnung zur Abänderung und Ergänzung von Vorschriften aus dem Gebiete des Arbeitsrechts, 1er septembre 1939, RGBI, 1, p 2683. Les jeunes employés dans les industries du charbon et du fer travaillaient déjà plus longtemps depuis le début de 1939. Kriegswirtschaftsverordnung, ibid, p.1609 et Zweite Durchführungsbestimmung, ibid. p. 2028.
(83) Etaient présents les secrétaires d’Etat des ministres de l’Intérieur, du Travail et de l’Economie, le Reichpresscommisar, Dr Mansfeld, et l’expert économique de l’armée, le général Thomas.
(84) Ce protocole très résumé se trouve dans DZAP RWM dossier 10401. Jusqu’à quel point Mansfeld avait-il raison de citer l’épuisement physique comme LA cause importante est difficile à dire ; « se faire porter pâle » était cependant une forme évidente et reconnue de protestation encouragée par ce qui restait du KPD et du SPD à présent illégaux ; de plus, Mansfeld avait besoin de se défendre, ainsi que son ministère, contre certaines critiques. Toutefois, il ne fait aucun doute que son argument contenait une grande part de vérité.
(85) RGBI. 1, p.2254 ; R. Arb Bl.1,p. 545 ; Verordnung über den Arbeitsschutz, RGBI, 1, p. 2403.
Le caractère furtif et fragmenté de ce recul et l’hypocrisie lamentable des raisons avancées étaient les conséquences logiques du mélange unique de cynisme et de naïveté qui avait présidé à l’élaboration de la loi pour l’organisation nationale du travail.
(86) RGBI p. 1205 ; à l’époque, en Amérique, Franz Neumann aussi comprit la signification de ces événements. Op. cit. pp. 28 ss.
(87) H.R. Trevor-Roper Les Derniers Jours d’Hitler (Londres 1962), p. 98, et Schoenbaum, op. cit., ch. XI.