Cet article est extrait de la revue Workers Liberty 2/3, janvier 2003, publiée par l’Alliance for Workers Liberty, organisation britannique..
Ce qui constitue l’Irak actuel a représenté, pendant des siècles, trois provinces de l’empire ottoman (Bassorah, Bagdad et Mossoul) dirigées par Istanbul. Ces trois provinces n’entretenaient pas de liens particulièrement étroits entre elles. Bassorah était orientée vers le commerce dans le Golfe, Bagdad était davantage tournée vers le commerce par voie de terre entre l’Iran et la Syrie, et Mossoul était orientée vers la Turquie.
En 1867, 35 % de la population était encore composée de nomades. Le reste de la population pratiquait une agriculture à la productivité très basse. Dans l’empire ottoman, toute la terre appartenait théoriquement à l’Etat. En réalité, la plupart des terres étaient la propriété de différents clans. La Grande-Bretagne s’intéressait depuis longtemps au Golfe persique puisque cette zone constituait un maillon important dans la chaîne de communications et de commerce entre Londres et l’Inde. Elle conquit donc l’Irak pendant la Première Guerre mondiale. Après la guerre, la Grande-Bretagne et la France se partagèrent les anciens territoires arabes de l’empire ottoman. La France reçut un mandat sur la Syrie et le Liban, et la Grande-Bretagne un mandat sur l’Irak, la Jordanie et la Palestine.
En principe, l’Irak n’était pas une colonie mais un pays administré par la Grande-Bretagne sous mandat de la Société des Nations. Durant la guerre, la Grande-Bretagne, soucieuse de s’assurer du soutien des Arabes, leur avait promis qu’elle les aiderait à obtenir l’indépendance après la fin du conflit mondial. Pour sauver les apparences et essayer de calmer le ressentiment des Arabes, la Grande-Bretagne créa une monarchie irakienne issue d’une famille arabe de seigneurs de la guerre, originaires de ce qui allait devenir l’Arabie saoudite. En fait, les fonctionnaires et l’armée de l’air britanniques dirigeaient le pays. Les Britanniques savaient déjà qu’il y avait du pétrole en Irak. Les exportations de pétrole à partir de l’Iran avaient commencé en 1919, sous contrôle britannique. En Irak, elles débutèrent un peu plus tard, en 1931. La plupart des Irakiens ne profitèrent absolument pas des nouvelles richesses créées par le pétrole. Les exploitations pétrolières constituaient une enclave dans l’économie, totalement isolée du reste. Dans les campagnes, la Grande-Bretagne - suivant le modèle appliqué en Inde - créa une classe de propriétaires fonciers obéissants qu’elle sélectionna parmi les cheiks tribaux ; les paysans continuèrent donc à subir le joug des propriétaires fonciers.
Le mandat britannique accordé par la Société des Nations était censé expirer en 1932. Mais la Grande-Bretagne s’arrangea pour signer un traité qui lui permettait de continuer à exercer un contrôle effectif sur le pays. Ou, plus exactement, la Grande-Bretagne était déterminée à garder la mainmise sur le pays, avec ou sans traité. En 1941, durant la Seconde Guerre mondiale, un nationaliste arabe, Rashid Ali, réussit à se débarrasser du Premier ministre Nuri al-Said, docile laquais des Britanniques depuis des décennies. Rashid Ali était pro-nazi et sa prise du pouvoir fut accompagnée par des pogroms contre la population juive de Bagdad (communauté alors importante). Mais ce qui préoccupait les Britanniques, ce n’était pas son antisémitisme mais le fait qu’il menaçait leur mainmise sur le pays. Ils intervinrent donc rapidement pour remettre Nuri al-said au pouvoir et exercer leur contrôle sur l’Irak. Le ressentiment populaire s’accrut de plus en plus contre les Britanniques et finalement, en juillet 1958, un groupe d’officiers renversa Nuri al-Said et la monarchie. Ils ne mirent jamais en place de véritables institutions démocratiques, mais le coup d’Etat fut suivi par une ouverture et une effervescence politiques considérables. Syndicats, journaux et partis politiques prirent de l’expansion.
Le Parti communiste irakien devint le parti le plus important du pays, au point qu’en janvier 1959 il déclara publiquement qu’il ne pouvait plus - temporairement - accueillir de nouveaux membres, parce que son secrétariat était débordé par le flux des adhésions. Ce parti stalinien n’avait jamais défendu une politique de classe indépendante, puisqu’il avait été fondé en 1934. Encouragés par les importantes révoltes arabes qui éclataient contre les puissances occidentales (guerre pour l’indépendance de l’Algérie, nationalisation du canal de Suez, etc.), beaucoup d’ouvriers et de paysans irakiens qui aspiraient à une sorte de « socialisme » lui accordèrent leur confiance. Mais la direction du Parti hésitait entre deux choix :
soit comploter pour organiser un nouveau coup d’Etat afin de prendre le pouvoir et de chasser les officiers socialisants de l’armée, partisans d’un nationalisme arabe en plein essor ; le PC transformerait alors l’Irak en s’inspirant du modèle soviétique ;
soit accepter l’idée que ces officiers offraient, temporairement, la meilleure solution pour l’Irak ; dans ce cas, le PC essayerait d’obtenir des réformes et d’augmenter l’influence du Parti en soutenant ces officiers mais en exerçant aussi de savantes pressions sur eux.
Le PC choisit la seconde option : il ne s’agissait pas pour lui d’une « trahison », et on ne peut pas affirmer qu’il abandonna la perspective d’une révolution socialiste, car tel n’avait jamais été son objectif. L’instauration d’un régime stalinien en Irak aurait de toute façon converti le pays en une prison pour les travailleurs irakiens. Néanmoins, le choix que fit le parti communiste irakien eut des effets désastreux pour les militants ouvriers et paysans du Parti comme pour ses chefs.
En 1963, et à nouveau en 1968, des factions au sein de l’armée organisèrent des coups d’Etat. Les divergences à propos des problèmes au sein du monde arabe - comme par exemple la question de savoir si l’Irak devait rejoindre la République arabe unie proclamée par l’Egypte et la Syrie en février 1958, République qui dura, au moins, sur le papier, jusqu’en 1962 - jouèrent un grand rôle dans le déclenchement de ces coups d’Etat. En ce qui concerne la politique intérieure, ils marquèrent des tournants chaque fois plus à droite, consolidant un régime militaire de plus en plus autoritaire. Le coup d’Etat de 1963, en particulier, fut suivi par le massacre de milliers de membres et de sympathisants du Parti communiste. Le Parti communiste irakien fut une nouvelle fois décimé pendant les années 1970. En juillet 1978, le régime édicta une loi punissant de mort la lecture d’un journal communiste par toute personne ayant appartenu aux forces armées. Dans un pays où le service militaire était obligatoire, ce décret visait donc la totalité de la population masculine adulte. Ce virage politique à droite n’empêcha cependant pas le régime d’avoir une façade « socialisante » ; en effet, l’Etat jouait un grand rôle dans la société et prétendait assurer une certaine « indépendance économique » - dans la mesure du possible. L’Irak entretint toujours de bonnes relations avec l’URSS, même lorsque l’Etat massacra le Parti communiste irakien. En 1982, sur 173 000 ouvriers travaillant dans des entreprises de plus de 9 salariés, 134 000 étaient employés par l’Etat. Les capitalistes privés pouvaient exercer librement leurs activités mais leurs profits dépendaient essentiellement des contrats qu’ils pouvaient signer avec l’Etat et des faveurs que celui-ci leur accordait. Ce n’était pas un système où les capitalistes contrôlaient l’Etat parce qu’ils s’étaient d’abord enrichis eux-mêmes, mais l’inverse : ceux qui s’enrichissaient devenaient riches en obtenant d’abord un poste dans l’appareil d’Etat ou bien les faveurs de quelqu’un qui en faisait partie. La nationalisation décisive des champs de pétrole se déroula en juin 1972. Peu après, avec la forte hausse des prix du pétrole en 1973-1974, l’Etat irakien se mit à percevoir des revenus dépassant tout ce que l’économie du pays avait jamais connu. Certes, la plus grande partie de cet argent fut investie dans des constructions de prestige et en équipements militaires, mais le peuple irakien profita aussi un peu de l’expansion de l’éducation, des institutions de santé et des infrastructures publiques. L’agriculture déclina - l’Irak, autrefois exportateur de céréales, devait maintenant importer une grande partie de son blé - mais le gouvernement s’en moquait. Investir pour améliorer la productivité de l’agriculture semblait inutile car les profits éventuels n’auraient représenté qu’une partie infime de ceux dégagés par le pétrole. Les paysans se mirent à fuir les campagnes en sachant que leur situation serait moins pénible s’ils vivaient dans une baraque au milieu d’un bidonville et trouvaient un travail occasionnel à la ville, que s’ils restaient à la campagne. Et, en 1980, 69 % de la population vivaient dans les villes. Les revenus pétroliers permirent surtout à la dictature, maintenant dirigée par Saddam Hussein, de se consolider. Les ouvriers irakiens n’avaient pas besoin que leur pays devienne plus « indépendant » - de toute façon, dans un monde dominé par l’impérialisme, toute « indépendance » économique ou politique réelle était impossible. Non, ce dont ils avaient surtout besoin c’était de bénéficier de droits démocratiques pour mener leurs activités syndicales et politiques. Il leur aurait fallu nouer des liens avec les travailleurs du Proche et du Moyen-Orient. Cela seul aurait permis que les gigantesques richesses nées du pétrole dans la région soient utilisées pour le bien de tous plutôt que pour le profit de quelques dictatures corrompues.
Mais Saddam Hussein prit une autre orientation ; il décida de transformer l’Irak en un nouveau « sous-impérialisme ». L’Irak avait depuis longtemps des conflits frontaliers avec l’Iran. Une grande partie de la zone frontalière, des deux côtés, est peuplée par des Kurdes qui ont d’excellentes raisons de détester les Etats irakien et iranien. L’Iran finançait et aidait des révoltes dans le Kurdistan irakien, en échange de quoi les Kurdes iraniens se tenaient tranquilles en Iran. Sous le Shah, l’Iran était une puissance plus importante que l’Irak, dotée d’une population plus importante, et elle jouissait d’un fort soutien américain. En 1975, l’Irak signa un traité sur le tracé des frontières. Mais la révolution iranienne de 1979, au cours de laquelle les islamistes dirigèrent une énorme révolte de masse qui renversa le Shah, changea radicalement la situation. Saddam entrevit à la fois des possibilités et des menaces nouvelles. Il craignait d’abord que les Kurdes, qui prenaient de l’assurance en Iran où le clergé islamique supervisait les troubles plus qu’il ne dirigeait une dictature solidement établie, adoptent la même attitude en Irak. De plus, les chiites irakiens, qui représentent la majorité de la population de ce pays, en particulier dans le Sud, risquaient de sympathiser avec les islamistes iraniens, également chiites, contre l’élite sunnite au pouvoir en Irak. Les groupes islamistes irakiens se livraient à une certaine agitation et les nouveaux dirigeants de l’Iran ne faisaient pas mystère de leur hostilité contre le régime laïc irakien.
Mais Saddam entrevit aussi des possibilités nouvelles : dans la mesure où l’Iran était plongé dans le chaos, ce pays pourrait être vaincu facilement, pensa-t-il. L’Irak allait s’emparer d’une partie de l’Iran et prendre la place de ce pays en devenant la principale puissance régionale dans le Golfe. Les pronostics de Saddam se révélèrent totalement erronés. Aucune révolte islamiste n’éclata en Irak mais l’Iran s’avéra parfaitement capable de résister et de riposter quand il fut envahi par l’Irak en 1980. La guerre se poursuivit pendant huit années, tuant peut-être 500 000 personnes et créant de graves problèmes économiques aux deux belligérants. Les grandes puissances étaient heureuses d’entretenir ce conflit. Tant que l’Iran et l’Irak se faisaient la guerre, aucun des deux Etats ne pouvait agir comme la puissance dominante régionale et menacer les intérêts des autres nations. Les Etats-Unis aidèrent l’Irak, particulièrement durant la dernière phase de la guerre, lorsqu’il leur sembla que, sans l’aide américaine, l’Iran pouvait remporter la victoire. La guerre s’arrêta en 1988, sans vainqueurs ni vaincus. Peu de temps après, les deux Etats signèrent un accord reprenant les termes de celui déjà conclu en 1975. Des deux côtés, les morts, les blessés et les dommages matériels considérables n’avaient servi à rien. Mais chaque gouvernement s’était servi de la guerre pour établir un régime terroriste fondé sur l’état d’urgence et la mobilisation permanente.
Le régime irakien massacra des milliers de Kurdes pour consolider la domination toujours fragile de Bagdad sur cette minorité ethnique. Les horreurs de la guerre impressionnèrent évidemment beaucoup moins Saddam que l’accroissement de son pouvoir personnel qui s’ensuivit. En août 1990, il paria à nouveau sur la possibilité de l’expansion militaire en annexant un petit Etat voisin, riche en pétrole : le Koweit.
Saddam eut-il tort de croire que les Etats-Unis le laisseraient agir à sa guise au Koweit, puisqu’ils l’avaient jusqu’ici généreusement soutenu ? Quoi qu’il en soit, les Américains réagirent et, durant la guerre de 1991, ils chassèrent les troupes irakiennes du Koweit. Si le prix à payer en vies humaines fut très faible du côté américain, il n’en fut pas de même pour les conscrits et civils irakiens. Les Etats-Unis abandonnèrent ensuite les chiites et les Kurdes qui s’étaient révoltés en Irak, après la défaite de Saddam. Les Américains préfèraient traiter avec Saddam, ou attendre qu’un général quelconque renverse le dictateur et entame des pourparlers avec les Etats-Unis, plutôt que de prendre le risque de maintenir un régime fantoche à Bagdad, ou de voir l’Etat irakien exploser et l’Iran acquérir encore davantage de poids dans la région. Finalement, après quelques chamailleries diplomatiques, une « zone de sécurité » semi-autonome fut mise en place dans le Kurdistan, zone bénéficiant d’une protection internationale limitée. Les Nations unies, à l’initiative des Américains, votèrent des sanctions économiques contre l’Irak, en théorie pour que ce pays se débarrasse de toutes ses armes de destruction massive et n’en construise plus d’autres. Les Etats-Unis espéraient sans doute que les sanctions produiraient des effets plus rapides. En fait, ces sanctions provoquèrent une vague de soutien nationaliste à Saddam, ce qui lui permit de rester au pouvoir tandis que son peuple sombrait encore plus dans la misère.
Pendant quelque temps, Saddam usa d’un atout politique : il voulut se faire passer pour le dirigeant arabe le plus militant contre le « sionisme ». Il essaya de se bâtir cette réputation surtout en prononçant de grands discours et en fanfaronnant. Saddam profita du fait que son Etat - contrairement au Liban, à la Syrie, à la Jordanie et à l’Egypte dont il dénonçait le manque de détermination face au « sionisme » - ne possédait pas de frontières communes avec Israël. En 1991, cependant, il lança quelques missiles sur Israël. Actuellement, il est toujours possible que Saddam, s’il était acculé et n’avait plus rien à perdre, lance une bombe contre Israël, pour causer le maximum de pertes « sionistes » et étendre la guerre à tout le Moyen-Orient. « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », a écrit Clausewitz et les marxistes ont souvent répété ce célèbre adage. Nous ne déterminons pas notre position face à une guerre en condamnant l’Etat « qui a tiré ou attaqué le premier », mais en analysant la nature de la politique étatique dont la guerre est la « continuation » des deux côtés. Même si les plans de guerre américains sont criminels, il est impossible de considérer que l’Irak défend essentiellement son indépendance et ses droits politiques dans le cadre de son conflit avec les Etats-Unis.
Depuis les années 1970, au moins, la politique de l’Etat irakien vise essentiellement à tenter de devenir une grande puissance régionale - un sous-impérialisme. A cette fin, il a réprimé plusieurs fois des peuples plus petits, les Kurdes ainsi que la population du Koweit, et il a mené la guerre contre ses voisins. Sa politique vis-à-vis d’Israël est motivée par le pire chauvinisme arabe, dont les effets ne sont atténués que par la distance. Le règne de la terreur contre son propre peuple va de pair avec une politique extérieure réactionnaire. Quelle que soit l’hypocrisie de Bush lorsqu’il dénonce la dictature irakienne, le régime de Saddam est aussi malfaisant et terroriste que tous les autres sur cette planète. Nous devons nous opposer aux plans de guerre américains, non pas parce que nous soutenons le régime irakien, mais parce que nous sommes partisans de la démocratie internationale et de la solidarité prolétarienne.