PRÉFACE
La présente brochure de mon ami Hermann Gorter a fait son chemin parmi les travailleurs des Pays-Bas et elle fera aussi son chemin parmi les prolétaires germanophones, sans aucune autre recommandation. Si je la fais précéder de quelques lignes de préface, c’est parce que, dans un certain sens, je porte la responsabilité du fait que la compréhension du matérialisme historique fut contestée à Gorter par un de ses critiques.
J’avais exprimé l’idée en 1903, dans un article du Neue Zeit, que, dans le cours qu’avait connu jusqu’à présent l’évolution sociale, les commandements de la morale sociale ne s’appliquaient de manière absolue qu’à l’intérieur de l’organisation sociale, la nation ou la classe à laquelle on appartenait, qu’ils ne s’étendaient pas totalement à l’ennemi de la classe ou de la nation. La constatation de cette réalité est encore aujourd’hui volontiers exploitée, notamment par les prêtres catholiques, contre moi et également contre mon parti. Avec leur amour bien connu de la vérité, ils dénaturent la constatation d’une réalité observée depuis de nombreux millénaires, depuis le début de l’évolution humaine, pour toutes les classes et toutes les nations, en une invitation à mes camarades de parti à ne pas tenir compte des points de vue moraux en vigueur et à mentir effrontément aux masses populaires quand l’intérêt du parti l’exige. L’humour de cette affaire, c’est que mon exposé figurait dans un article qui polémiquait contre l’ancien révisionniste, aujourd’hui ex-social-démocrate, G. Bernhardt, parce que celui-ci réclamait, pour les camarades de parti « se situant à un échelon supérieur », le droit de tromper les masses.
Or Gorter a ratifié plus tard cette même constatation, mais il en a fait un usage plus sérieux que moi. Il a été attaqué pour cela non pas par des adversaires, mais par des camarades. On lui a reproché de ne pas comprendre le marxisme, que Marx lui-même s’exprimait tout autrement que Gorter. Comme preuve, on s’est référé aux statuts de l’Internationale qui contiennent cette phrase :
« L’Association internationale des travailleurs, ainsi que les sociétés et les individus qui y adhèrent, reconnaissent la vérité, la justice et la moralité, comme les règles de leur attitude mutuelle et envers tous les hommes, sans considération de couleur, de croyance ou de nationalité. »
Cette phrase serait en désaccord complet avec l’affirmation de Gorter. Or elle provient de Marx, le rédacteur des statuts de l’Internationale. II est tout d’abord à remarquer que la phrase n’a rien à voir avec l’affirmation de Gorter. Celle-ci constate quelque chose qui a eu lieu jusqu’à présent partout depuis des temps immémoriaux. Dans les statuts, on ne constate pas des faits historiques, mais on émet des exigences à l’égard des membres de l’Internationale.
Or, on ne peut pas prétendre que ces exigences soient formulées de manière spécialement heureuse et claire. Car que sont la vérité, la justice et la moralité ? Chaque classe n’a-t-elle pas des points de vue particuliers sur la justice et la moralité ? La solidarité n’appartient-elle pas par exemple à la moralité prolétarienne ? Et voulons-nous étendre absolument la solidarité prolétarienne aux capitalistes ? Il existe bien sûr de nombreuses situations où les capitalistes et les prolétaires sont face à face avec les mêmes intérêts. Dans de tels cas, le prolétariat mettra en oeuvre bien plus rapidement encore que les capitalistes la solidarité exigée par sa moralité. Après le tremblement de terre de Messine [cette catastrophe survenue le 28 décembre 1908 à Messine, en Italie, causa 84 000 morts. NDLR]), les prolétaires qui volaient au secours des victimes ensevelies ne se sont pas demandés si elles étaient riches ou pauvres ; ils ont cherché à sauver des êtres humains, autant qu’ils le pouvaient. Ce ne furent pas des considérations prolétariennes mais capitalistes qui ont gêné l’action de sauvetage parce qu’elles poussaient au premier plan le sauvetage de la propriété.
Or là où ce ne sont pas les êtres humains qui se trouvent face à la nature, mais où ce sont les capitalistes qui sont face aux prolétaires. En tant que tels dans la société, il est impossible de parler de solidarité entre eux ; les uns cherchent à comprimer les salaires, et les autres cherchent à les faire augmenter. La première chose, comme la seconde, ne peut se produire qu’en portant atteinte à l’une des deux parties.
Et là où les prolétaires se heurtent à l’antagonisme des capitalistes, ils ne sont pas tenus non plus à une sincérité absolue à leur égard. Qui voudrait donc exiger des ouvriers en grève qu’ils communiquent aux capitalistes la vérité intégrale sur le niveau de leur caisse de grève ? Abuser les capitalistes ennemis là-dessus peut, dans certaines circonstances, être carrément un devoir moral pour un prolétaire doté d’une conscience de classe.
Bien sûr, cette position des statuts de l’Internationale contient un noyau très juste. Nous devons reconnaître la vérité, la justice et la moralité, comme règles de notre attitude dans les relations entre nous. Chez tous les combattants d’une armée, il doit régner la vérité ; nous n’avons donc pas le droit non plus de dire aux camarades une contrevérité quand nous croyons qu’elle est dans l’intérêt du parti. C’est ainsi que, dans l’article du Neue Zeit de 1903 déjà cité, je disais :
« De même qu’il existe des lois économiques qui sont valables pour toute forme de société, de même il existe aussi des principes moraux dont personne ne peut se dispenser. L’un des plus importants parmi eux est le devoir de sincérité vis-à-vis des camarades. On n’a jamais reconnu ce devoir vis-à-vis de l’ennemi ; en revanche, sans lui, il n’existe pas de coopération durable entre camarades mis au même rang. II est valable pour toute société sans contradictions de classe, il est valable à l’intérieur d’une société pleine de contradictions de classe pour tout parti spécifique de camarades de classe. Mentir aux camarades de parti était considéré jusqu’à maintenant comme permis dans les partis où deux classes agissaient de concert, l’une d’elles s’associant à l’autre afin d’exploiter sa force dans son intérêt. C’était la morale de parti du jésuitisme, du cléricalisme en général. » (Neue Zeit, XXII, l, page 5.)
Que les statuts de l’Internationale aient refusé expressément cette morale de jésuites, c’était tout à fait légitime.
La seule fois où, à ma connaissance, Marx a invoqué ce principe des statuts, il l’a fait également dans le sens où il trouvait répréhensible de mentir aux camarades. Il prenait à partie les bakouninistes parce qu’ils formaient une organisation secrète au sein de l’Internationale ; celle-ci « donnait comme premier devoir à ses adeptes de tromper les internationaux profanes sur l’existence de l’organisation secrète, sur les motifs et même sur les buts de ses paroles et de ses actes. » (« Un complot contre l’Internationale », 1874, page 33.)
Sans une sincérité mutuelle, sans une confiance réciproque entre ses membres, il est impossible à un parti démocratique de mener une lutte énergique. Mais il n’est cependant pas concevable d’établir un devoir de sincérité à l’égard de tous les hommes, en toutes circonstances, par exemple à l’égard des policiers qui poursuivent nos amis.
Si donc le passage en question des statuts de l’Internationale provenait de Marx, on pourrait alors dire qu’il n’avait pas été très heureux dans sa rédaction et qu’il avait donné à une idée digne de considération une forme mal venue. Cela surprendrait il est vrai grandement de la part de Marx. Mais Marx n’a pas du tout rédigé ce passage. Cela a été démontré pour la première fois, à ma connaissance, par Jäckh dans son Histoire de l’Internationale. J’en suis arrivé à la même opinion et elle m’a été confirmée par la fille de Marx, la camarade Laura Lafargue.
L’on ne doit pas oublier que Marx n’était pas un autocrate dans l’Internationale. Il était obligé, dans l’intérêt de l’unité de la lutte de classe prolétarienne, d’accepter beaucoup de décisions dont il n’était pas vraiment enchanté.
Les statuts de l’Internationale n’ont pas été rédigés de son seul fait. Des proudhoniens et des mazziniens y participèrent également. Si l’on voulait rendre Marx responsable du passage en question parce qu’il se trouvait dans les statuts de l’Internationale, il serait alors aussi coresponsable de la phrase suivante des statuts qui, du point de vue aussi bien du style que de la logique, constitue une unité avec elle. Les deux phrases en relation sont :
« L’Association internationale des travailleurs, ainsi que les sociétés et les individus qui y adhèrent, reconnaissent la vérité, la justice et la moralité, comme les règles de leur attitude mutuelle et envers tous les hommes, sans considération de couleur, de croyance ou de nationalité.
« Elle considère comme le devoir de chacun de réclamer les droits civiques et les droits de l’homme non seulement pour soi mais aussi pour tous ceux qui font leur devoir. Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits. »
Celui qui pourrait encore avoir un doute sur le fait que le passage à propos de la vérité et du droit proviendrait ou non de Marx verrait ce doute s’évanouir quand il constaterait que ce passage est en étroite relation avec cet autre passage qui ne réclame les droits civiques que pour ceux qui « font leur devoir ». Nous avons là une disposition tout simplement risible, car son interprétation est élastique. Quelle autorité décidera en effet de qui fait son devoir et de qui est par conséquent digne des droits civiques ? Ce n’étaient pas seulement les bourgeois et les ouvriers qui avaient des opinions très différentes sur les devoirs du citoyen, car, même parmi les travailleurs, il existait encore à l’époque de l’Internationale de grandes différences. C’est qu’ils étaient encore en effet, de multiples manières, dans le sillage des conceptions bourgeoises. Chez les proudhoniens, la grève était considérée comme un manquement au devoir. Et donc, ouste le droit de vote des grévistes ! Il ne serait jamais venu à l’esprit de Marx de réclamer par exemple le suffrage universel uniquement pour ceux « qui accomplissent leur devoir ».
Officiellement, Marx ne pouvait naturellement pas s’opposer aux deux phrases du statut, à la rédaction duquel il avait participé et qu’il avait accepté comme un tout. Mais, à titre privé, il manifesta, ainsi qu’on m’en a informé de source sûre, son mécontentement à propos de ces paragraphes. Mais il existe aussi un indice de ce mécontentement qui a fini par être accessible au public.
La première publication des statuts provisoires eut lieu en 1864 à Londres en annexe à l’édition anglaise de l’adresse inaugurale. En avril 1866, ces statuts furent publiés en langue allemande dans le Vorbote de Genève par Jean Philipp Becker. Les deux paragraphes en question y sont complètement absents. Il est inutile de penser que Jean Philipp Becker a été choqué par eux. Les questions de théorie ne le préoccupaient que rarement.
Ne serait-ce pas Marx qui serait à l’origine de leur mise à l’écart du statut provisoire ? Ce fut l’absence de ces deux paragraphes dans l’édition allemande du statut qui attira mon attention pour la première fois, indépendamment de Jàckh, sur le fait qu’il y avait des différences dans la rédaction du statut et que les deux paragraphes se heurtaient à une contradiction.
Que plusieurs phrases, que Marx avait en horreur, aient été insérées dans le statut par les proudhoniens, cela se déduit de ce qui suit. Les statuts provisoires avaient contenu au § 9 cette résolution :
« Tout membre de l’Association internationale des travailleurs recevra, en cas de transfert de son domicile d’un pays à l’autre, l’assistance fraternelle des travailleurs associés. »
Cela n’était pas suffisant pour la commission de programme et pour le plenum du Congrès de Genève qui établit les statuts définitifs, et qui ajouta :
« Cette assistance consiste :
a) dans le droit à l’information sur tout ce qui concerne sa profession à l’endroit où il se rend ;
b) dans le droit au crédit aux conditions déterminées dans le règlement de sa section et au montant garanti par elle. »
C’est ici qu’apparaît indéniablement au grand jour la source des insertions ; il s’agit du proudhonisme petit-bourgeois qui voulait émanciper le prolétariat avec ses banques d’échange et avec le crédit mutuel gratuit, de même qu’il rêvait d’une justice éternelle qui transforme la propriété privée pour une raison d’égoïsme en une institution idéale.
Le proudhonisme domina tout le congrès de 1866. La résolution sur les syndicats qui avait été proposée par le conseil général et qui est encore aujourd’hui exemplaire, l’intéressa à peine. La discussion en fut courte. La résolution suivante, qui fut proposée par les délégués parisiens, fut d’autant plus ardemment discutée et adoptée à l’unanimité :
« Organisation d’établissements de crédit internationaux.
1) Le Congrès recommande à toutes les sections de faire des études sur le crédit international et d’envoyer les travaux correspondants au conseil général, qui en fera part à tous les camarades dans ses "communiqués", de sorte que, au prochain congrès, certaines résolutions puissent être prises à ce sujet. 2) Le Congrès recommande d’étudier immédiatement l’idée de la fusion coopérative de tous les établissements de crédit ouvriers fondés ou encore à fonder en une future banque centrale de l’Association internationale des travailleurs. »
Encore une résolution seulement afin de caractériser le Congrès de Genève. Elle concerne la question du travail des femmes. Varlin et Bourdon proposèrent de déclarer :
« Le manque d’instruction, la surcharge de travail, une rémunération trop faible et de mauvaises conditions d’hygiène dans les usines sont aujourd’hui, pour les femmes qui y travaillent, les causes d’une déchéance physique et morale. Ces causes peuvent être supprimées par une meilleure organisation du travail, c’est-à-dire par la coopération. Il faut chercher non pas à éloigner la femme du travail dont elle a besoin pour vivre, mais de l’adapter à sa force. »
Cette excellente résolution fut refusée ; en revanche, c’est la résolution suivante, qui provenait des proudhoniens Chemale, Tolain et Fribourg, qui fut adoptée :
« Sous le rapport physique, moral et social, le travail des femmes est à rejeter en tant que cause de la dégénérescence (des travailleurs ?) et l’un des ressorts du déclin moral de la classe capitaliste. « La femme a reçu de la nature certaines tâches, et sa place est dans la famille ; son devoir consiste à élever les enfants, à habituer l’homme à l’ordre, à la vie de famille et à des moeurs plus douces. Ce sont les services que la femme doit rendre, les travaux dont elle doit s’acquitter ; lui imposer d’autres tâches est une mauvaise chose. »
Cette conception bornée du travail féminin est elle aussi authentiquement proudhonienne. On en arrive donc aux conceptions les plus fausses quand on fait tout bonnement retomber toutes les déclarations de l’Internationale sur le dos de Marx. Beaucoup d’entre elles ont été suscitées précisément par des éléments anti-marxistes. Celui qui veut invoquer les déclarations de l’Internationale pour caractériser la pensée marxiste doit avoir déjà appréhendé clairement cette pensée elle-même et ses différences d’avec l’esprit des autres écoles socialistes de l’époque de l’Internationale.
On peut être un très bon marxiste, comprendre très bien le matérialisme historique et pourtant être en contradiction avec de nombreuses résolutions de l’Internationale et de nombreuses phrases de ses statuts.
Cela concerne a priori les phrases qui ne proviennent pas de Marx. Mais il ne serait pas très marxiste de vouloir nous arrêter devant des phrases de Marx et de nous incliner devant elles sans faire preuve d’esprit critique. Aucune personne, dès qu’elle s’est frottée à sa méthode, n’aime naturellement se mettre sans nécessité en contradiction avec un penseur si important, avec un géant de la pensée comme Marx. Dans le cas présent, ce n’est pas non plus nécessaire. Or sa contradiction avec les statuts de l’Internationale est, à ma connaissance, la seule objection qui a été présentée à l’encontre de la compréhension du matérialisme historique de la part de Gorter. Que les lecteurs allemands soumettent maintenant sa brochure elle-même à leur jugement.
K. Kautsky
I. Le thème de la brochure
La social-démocratie ne comprend pas seulement l’aspiration à transformer la propriété privée des moyens de production, c’est-à-dire des forces naturelles et des outils, ainsi que celle du sol, en propriété commune, et ceci grâce au combat politique, à la conquête du pouvoir de l’État, - la social-démocratie ne comprend pas seulement une lutte politique et économique, non, elle est plus, elle comprend aussi un combat d’idées pour une conception du monde, combat qui est mené contre les classes possédantes.
Le travailleur qui veut aider à vaincre la bourgeoisie et qui veut amener sa classe au pouvoir doit surmonter dans sa tête les idées bourgeoises qui lui ont été inculquées depuis sa jeunesse par l’État et par l’Église. Il ne suffit pas qu’il fasse partie du syndicat et du parti politique. Il ne pourra jamais vaincre avec eux s’il ne se transforme pas lui-même intérieurement en un autre être humain que celui que les dominants ont fait de lui. Il existe une certaine conception, une conviction, une philosophie pourrait-on dire, que la bourgeoisie rejette, mais que le travailleur doit s’approprier s’il veut pouvoir vaincre la bourgeoisie.
Les bourgeois veulent persuader les travailleurs que l’esprit est au-dessus de l’être social matériel, que l’esprit domine et développe de lui-même la matière. Ils ont utilisé l’esprit jusqu’à maintenant comme un moyen de domination : ils disposent de la science, de la loi, du droit, de la politique, de l’art, de l’Église, et c’est avec tout cela qu’ils dominent.
Ils aimeraient faire croire maintenant aux travailleurs que cela est dans la nature des choses, que l’esprit, de par la nature, domine l’être social matériel, qu’il domine le travail des ouvriers dans l’usine, dans la mine, dans le champ, dans le chemin de fer et le bateau. Le travailleur qui croit cela, qui croit que l’esprit crée la production par lui-même, qu’il produit le travail et les classes sociales, ce travailleur-là se soumet à la bourgeoisie et à ses complices, les prêtres, les érudits, etc., car la bourgeoisie a la plus grande partie de la science, a l’Église, a donc l’esprit, et elle doit, si cela est la vérité, dominer. Pour conserver son pouvoir, la classe possédante persuade les travailleurs de cela.
Mais le travailleur qui veut devenir libre, qui veut placer l’État au pouvoir de sa classe et prendre aux classes possédantes les moyens de production, ce travailleur doit comprendre que la bourgeoisie, avec sa manière de se représenter les choses, les met sur la tête et que ce n’est pas l’esprit qui détermine l’être, mais l’être social qui détermine l’esprit. Si le travailleur comprend cela, alors il se libérera du gouvernement spirituel des classes possédantes et il opposera à leur façon de penser sa propre pensée plus forte et plus juste.
Mais en outre, c’est parce que l’évolution sociale, l’être social lui-même, vont dans la direction du socialisme, parce qu’ils préparent le socialisme, que le travailleur, qui comprend cela et qui comprend que sa pensée socialiste provient de l’être social, reconnaîtra que ce qui se passe autour de lui dans la société humaine est la cause de ce qui se produit dans sa tête, que le socialisme naît dans sa tête parce qu’il grandit là dehors dans la société. I1 reconnaîtra et sentira qu’il possède la vérité sur la réalité ; cela lui donnera le courage et la confiance qui sont nécessaires pour la révolution sociale. Cette connaissance est donc tout aussi indispensable que le syndicat et la lutte politique pour le combat prolétarien ; l’on peut dire que la lutte économique et politique sans cette connaissance ne peut pas être conduite complètement au bout. Car l’asservissement spirituel empêche le travailleur de mener correctement la lutte matérielle ; la conscience d’être, lui pauvre prolétaire, spirituellement plus fort que ses maîtres, l’élève déjà au-dessus d’eux et lui donne la force de le vaincre aussi réellement.
Le matérialisme historique est la doctrine qui explique que c’est l’être social qui détermine l’esprit, qui contraint la pensée à prendre des voies définies et qui décide par-delà la volonté et les actes des personnes et des classes. Nous essaierons dans cette brochure de démontrer aux travailleurs aussi simplement et clairement que possible la vérité de cette doctrine.
II. Ce que le matérialisme historique n’est pas
Mais avant que nous passions à tirer au clair ce qu’est le matérialisme historique, nous voulons préalablement, afin d’écarter certains préjugés et de prévenir des malentendus, dire ce qu’il n’est pas. En effet, en dehors de ce matérialisme historique qui est la doctrine de la social démocratie, doctrine particulière fondée par Friedrich Engels et Karl Marx, il existe encore un matérialisme philosophique, et peut-être même plusieurs systèmes de ce type. Et ces systèmes ne traitent pas, comme le matérialisme historique, de la question de savoir comment l’esprit est contraint par l’être social, par le mode de production, la technique, le travail, de se mouvoir dans des voies déterminées, mais du rapport entre le corps et l’esprit, entre la matière et l’âme, entre Dieu et le monde, etc. Ces autres systèmes, qui ne sont pas historiques mais de philosophie générale, tentent de fournir une réponse à la question : comment se comporte la pensée en général par rapport à la matière, ou bien comment la pensée est-elle née ? Le matérialisme historique demande au contraire : d’où cela provient-il que, à une époque donnée, on pense d’une manière ou d’une autre ? Le matérialisme philosophique général dira par exemple : la matière est éternelle, et l’esprit naît d’elle dans certaines circonstances ; il disparaît à nouveau quand ses conditions n’existent plus ; le matérialisme historique dira : que les prolétaires pensent autrement que les classes possédantes, c’est une conséquence de telles ou telles causes.
Le matérialisme philosophique général s’interroge sur la nature de la pensée. Le matérialisme historique s’interroge sur la cause des changements dans la pensée. Le premier essaie d’expliquer l’origine de la pensée, le second son évolution. Le premier est philosophique, le second historique. Le premier suppose un état dans lequel il n’existe pas de pensée, pas d’esprit, le second suppose l’existence de l’esprit. On remarque la grande différence. Celui qui veut examiner et apprendre à connaître la doctrine de la social-démocratie doit commencer par bien tenir compte de cette différence. En effet, ses adversaires, et avant tout les croyants, veulent à tout prix confondre les deux systèmes et, du fait de l’aversion des travailleurs croyants à l’égard du premier, bannir également le second. Les pasteurs des croyants disent : le matérialisme proclame que le monde entier n’est rien d’autre que de la matière mue mécaniquement, que la matière et la force sont les seules choses qui existent de manière éternelle et absolue, que la pensée est simplement une sécrétion du cerveau, comme la bile l’est du foie ; ils disent que les matérialistes sont des adorateurs de la matière et que le matérialisme historique est la même chose que le matérialisme philosophique. Beaucoup de travailleurs, notamment dans les régions catholiques, qui restent encore attachés à l’adoration servile de l’esprit et qui sont très peu à connaître les véritables idées de la social-démocratie sur la nature de l’esprit, telles qu’elles ont été présentées par Joseph Dietzgen, croient à ce discours et ils ont peur d’écouter les orateurs sociaux-démocrates qui veulent les conduire à l’adoration de la matière et ainsi â la damnation éternelle.
Ces affirmations sont fausses. Nous montrerons, au travers d’une série d’exemples, que le matérialisme historique ne traite pas du rapport général de l’esprit et de la matière, de l’âme et de la substance, de dieu et du monde, de la pensée et de l’être, mais qu’il explique seulement les changements dans la pensée, produits par les transformations sociales.
Nous enlèverons ainsi une arme puissante des mains des démagogues chrétiens.
Mais si nous prouvons que le matérialisme historique n’est pas 1a même chose que le matérialisme philosophique, nous ne voulons pas dire ce disant que le matérialisme historique ne peut pas conduire à une conception générale du monde. Au contraire, le matérialisme historique est comme toute science expérimentale un moyen pour parvenir à une conception philosophique générale du monde. C’est justement là une partie importante de sa signification pour le prolétariat. Il nous rapproche d’une représentation générale du monde. Cette représentation n’est cependant pas la représentation matérielle-mécanique, pas plus qu’elle n’est la représentation chrétienne-catholique, ou évangélique, ou libérale, elle est une autre conception, une nouvelle conception, une nouvelle vision du monde qui n’est propre qu’à la social-démocratie. Le matérialisme historique n’est pas cette conception du monde elle-même, il est une voie, un moyen, l’un des nombreux moyens pour y parvenir, comme le sont également le darwinisme, l’ensemble de la science, la doctrine du capital de Marx et la doctrine de l’esprit de Dietzgen ou bien la connaissance de ces moyens. Un seul de ces moyens ne suffit pas pour parvenir à cette conception du monde, mais, tous ensemble, ils y mènent.
Étant donné que, dans cette brochure, nous ne discutons que du matérialisme historique, nous ne parlerons évidemment pas de manière détaillée de la conception philosophique générale de la social-démocratie. Avec quelques-uns des exemples qui nous conduiront à l’éclaircissement de notre sujet, nous trouverons cependant l’occasion de montrer cette conception générale du monde, afin que les lecteurs comprennent dans une certaine mesure cet universel dont le matérialisme historique constitue une partie avec tant d’autres sciences.
III. Le contenu de la doctrine
Qu’est donc le contenu général de notre doctrine ? Avant de commencer à montrer sa justesse et sa vérité, nous donnerons préalablement aux lecteurs un aperçu général et clair de ce qui est à prouver. Il est évident pour quiconque observe la vie sociale autour de lui que les membres de la société vivent dans certains rapports mutuels. Socialement, ils ne sont pas égaux, mais ils se situent à un rang supérieur ou inférieur, et ils s’opposent les uns aux autres en groupes ou classes. Le spectateur superficiel pourrait penser que ces rapports ne sont que des rapports de propriété ; les uns possèdent de la terre, les autres des usines, des moyens de transport ou des marchandises destinées à la vente, d’autres ne possèdent rien. Le spectateur superficiel pourrait aussi penser que la différence est principalement une différence politique ; certains groupes disposent du pouvoir d’État, d’autres n’ont aucune ou presque aucune influence sur celui-ci. Mais celui qui regarde plus profondément remarque que, derrière les rapports de propriété et les rapports politiques, il se trouve des rapports de production, c’est-à-dire des rapports dans lesquels les hommes sont les uns vis-à-vis des autres lorsqu’ils produisent ce que dont la société a besoin.
Travailleurs, entrepreneurs, armateurs, rentiers, grands propriétaires terriens, fermiers, grossistes et épiciers, ils sont ce qu’ils sont à cause de la place qu’ils prennent dans le processus de production, dans la transformation et la circulation des produits. Cette différence est encore plus profonde que celle selon laquelle l’un a de l’argent et l’autre pas. La transformation des richesses naturelles est le fondement de la société. Nous sommes réciproquement dans des rapports de travail, de production.
Sur quoi se fondent donc ces rapports de travail ? Est-ce que les hommes, en tant que capitalistes et travailleurs, grands propriétaires terriens, fermiers et journaliers, et comme peuvent encore s’appeler autrement toutes les autres sortes de membres de la société, flottent ils simplement en l’air ? Non, ils se fondent sur la technique, sur les outils avec lesquels ils travaillent dans la terre, dans la nature. Les industriels et les prolétaires s’appuient sur la machine, ils sont dépendants de la machine. S’il n’y avait pas de machines, il n’y aurait ni industriels ni prolétaires, en tout cas pas tels qu’ils sont aujourd’hui.
Le simple métier à tisser faisait naître le travail à la maison de toute la famille, les métiers à tisser en bois rassemblés engendraient une société avec ses petits maîtres et ses compagnons, la grande machine à tisser en fer mue par la vapeur ou l’électricité une société avec des grands industriels, des actionnaires, des directeurs, des banquiers et des ouvriers salariés.
Les rapports de production ne planent dans l’air comme des bandes de fumée ou de vapeur, ils forment des cadres solides dans lesquels les hommes sont enfermés. Le processus de production est un processus matériel, les outils sont les points d’angle et d’appui des cadres dans lesquels nous nous trouvons.
La technique, les outils, les forces productives, sont l’infrastructure de la société, le fondement véritable sur laquelle tout l’organisme gigantesque de la société, ainsi développé, s’élève. Mais ces mêmes hommes qui forment leurs rapports sociaux en fonction de leur mode de production matériel, forment aussi leurs idées, leurs représentations, leurs conceptions, leurs principes, en fonction de ces rapports. Les capitalistes, les ouvriers et les autres classes, qui, du fait de la technique de la société dans laquelle ils vivent, sont obligés de se situer les uns vis-à-vis des autres dans des rapports déterminés - en tant que maître et valet, propriétaire et sans propriété, propriétaire foncier, fermier et journalier - ces mêmes capitalistes, ouvriers, etc. pensent également en tant que capitalistes, ouvriers, etc. Ils forment leurs idées, leurs représentations, non en tant qu’êtres abstraits, mais en tant qu’hommes vivants réels très concrets qu’ils sont, en tant qu’hommes sociaux qui vivent dans une société déterminée.
Ce ne sont donc pas seulement nos rapports matériels qui dépendent de la technique, qui se fondent sur le travail, sur les forces productives ; mais, puisque nous pensons à l’intérieur de nos rapports matériels et sous ces rapports, nos pensées dépendent aussi directement de ces rapports et donc indirectement des forces productives.
L’être social moderne du prolétaire moderne a été créé par la machine. Ses pensées sociales, qui résultent du rapport dans lequel il se trouve en tant que prolétaire, se fondent donc indirectement sur le machinisme moderne, dépendent indirectement de celui-ci. Et il en est de même avec toutes les classes de la société capitaliste. En effet, les rapports dans lesquels des hommes individuels sont les uns vis-à-vis des autres, ne sont pas uniquement valables pour eux seuls. Socialement, l’homme n’est pas dans une relation particulière, qui lui appartiendrait en propre, vis-à-vis des autres ; il a beaucoup de semblables qui sont exactement dans le même rapport avec les autres. Un ouvrier - pour rester sur le même exemple - n’est pas seul en tant que travailleur salarié par rapport à d’autres hommes, il est l’un des nombreux salariés, il est membre d’une classe de millions de salariés qui, en tant que salariés, se trouvent dans la même situation que lui. Et il en est de même avec tous les hommes dans le monde civilisé ; tous appartiennent à un groupe, à une classe, dont les membres se comportent de la même manière dans le processus de production. Il n’est donc pas seulement vrai qu’un ouvrier, qu’un capitaliste, qu’un paysan, etc., pensera socialement ainsi que les rapports de travail le feront penser, mais que ses conceptions, ses idées, ses représentations, coïncideront dans leurs traits principaux avec celles de centaines de milliers d’autres gens qui se trouvent dans la même situation que lui. II existe une pensée de classe, de même qu’il existe aussi une position de classe dans le processus de travail.
La forme - nous nous occupons ici toujours de l’aperçu général de notre doctrine -, la forme dans laquelle les rapports de travail des différentes classes, des capitalistes, des entrepreneurs, des ouvriers, etc., se révèlent, est en même temps un rapport de propriété dans la société capitaliste et en général dans une société divisée en classes. Les capitalistes, les salariés, les marchands, les paysans, occupent non seulement une position qui leur est propre dans la production mais aussi dans la possession, dans la propriété. L’actionnaire qui empoche les dividendes joue dans le processus de production non seulement le rôle de bailleur d’argent et de parasite, mais il est aussi copropriétaire de l’entreprise, des moyens de production, du terrain, des outils, des matières premières, des produits. Le commerçant n’est pas seulement quelqu’un qui échange, un intermédiaire, mais aussi un propriétaire de marchandises et du profit commercial. L’ouvrier n’est pas seulement celui qui fabrique des biens mais aussi le propriétaire de sa force de travail, qu’il vend chaque fois, et du prix qu’il en retire. En d’autres termes, les rapports de travail sont, dans une société qui est divisée en classes, en même temps des rapports de propriété.
II n’en a pas toujours été ainsi. Dans la société communiste primitive, le sol, la maison construite de manière communautaire, les troupeaux, bref, les moyens de production principaux étaient propriété commune. On accomplissait les travaux sociaux essentiels ensemble ; on était, abstraction faite de la différence de sexe et d’âge, à égalité dans le processus de production, et il n’y avait pas de différence ou seulement une faible différence dans le domaine de la propriété.
Mais après que la division du travail est devenue si grande que toutes sortes de métiers particuliers ont été créées, et après que, grâce à une meilleure technique et une meilleure division du travail, un surplus, par rapport à ce qui était directement nécessaire à la vie, a été produit, certaines professions éminentes du fait du savoir ou de la bravoure, telles que celles des prêtres ou des guerriers, surent s’approprier ce surplus et finalement aussi les moyens de production. C’est ainsi que naquirent les classes et que la propriété privée est devenue fa forme à l’intérieur de laquelle les rapports de travail se sont révélés.
« C’est grâce au développement de la technique et grâce à la division du travail que les classes se sont donc créées. Les rapports de classe et les rapports de propriété reposent sur le travail. C’est grâce au développement de la technique qui a mis certaines professions en état de s’emparer des moyens de production, que naquirent les possédants et les sans propriété, et que la grande majorité du peuple s’est transformée en esclaves, en serfs et en salariés. »
Et le surplus, que la technique et le travail produisent au-delà de ce qui est directement nécessaire, est devenu de plus en plus important, et de plus en plus importante est donc devenue aussi la richesse des possédants et de plus en plus dur le contraste de classe pour les sans propriété. C’est dans la même mesure qu’a donc augmenté la lutte de classe, la lutte que les classes mènent pour la possession des produits et des moyens de production, et c’est ainsi qu’elle est devenue la forme générale de la lutte pour l’existence des hommes dans la société. Les rapports de travail sont des rapports de propriété, et les rapports de propriété sont des rapports entre des classes qui luttent les unes contre les autres ; et tous ensemble ils reposent sur le développement du travail, ils résultent du processus de travail, de la technique.
Mais la technique n’est pas stationnaire. Elle est incluse dans un développement et un mouvement rapides ou lents, les forces productives croissent, le mode de production change. Et quand le mode de production change, les rapports dans lesquels les hommes se trouvent les uns vis-à-vis des autres doivent aussi nécessairement changer. Le rapport des anciens petits maîtres entre eux et vis-à-vis de leurs compagnons est tout à fait différent du rapport actuel des grands entrepreneurs entre eux et vis-à-vis du prolétariat salarié. La production mécanisée a produit une modification des anciens rapports. Et puisque, dans une société de classes, les rapports de production sont en même temps des rapports de propriété, les seconds sont révolutionnés aussi avec les premiers. Et puisque les conceptions, les représentations, les idées, etc., se forment à l’intérieur des rapports et en fonction des rapports dans lesquels les hommes vivent, la conscience se modifie également lorsque le travail, la production et la propriété changent.
Le travail et la pensée sont inclus dans un changement et un développement continuels. « En modifiant la nature par son travail, l’homme modifie en même temps sa propre nature. » Le mode de production de la vie matérielle conditionne toute la vie sociale. « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, mais au contraire c’est leur être social qui détermine leur conscience. »
Mais, à un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production et de propriété existants. Les nouvelles forces productives ne peuvent pas se développer à l’intérieur des anciens rapports, elles ne peuvent pas s’y déployer pleinement. C’est alors que débute une lutte entre ceux qui sont intéressés au maintien des anciens rapports de production et de propriété et ceux qui ont intérêt au développement des nouvelles forces productives. Il se présente une époque de révolution sociale jusqu’à ce que les nouvelles forces productives remportent la victoire et qu’apparaissent les nouveaux rapports de production et de propriété dans lesquels elles peuvent prospérer.
Et, au travers de cette révolution, la pensée des hommes change également, elle se modifie avec elle et en elle.
Voilà brièvement résumé le contenu de notre doctrine. On peut encore une fois la récapituler, dans une présentation claire, de la manière suivante :
I. La technique, les forces productives forment la base de la société.
Les forces productives déterminent les rapports de production, les rapports dans lesquels les hommes sont les uns vis-à-vis des autres dans le processus de production.
Les rapports de production sont en même temps des rapports de propriété.
Les rapports de production et de propriété ne sont pas seulement des rapports de personnes, mais de classes.
Ces rapports de classes, de propriété et de production (en d’autres termes l’être social) déterminent la conscience des hommes, c’est-à-dire leurs conceptions du droit, de la politique, de la morale, de la religion, de la philosophie, de l’art, etc..
II. La technique se développe continuellement. Les forces productives, le mode de production, les rapports de production, les rapports de propriété et de classes, se modifient par conséquent de manière ininterrompue.
La conscience des hommes, leurs conceptions et leurs représentations du droit, de la politique, de la morale, de la religion, de la philosophie, de l’art, etc., se modifient donc aussi avec les rapports de production et les forces productives.
III. La nouvelle technique entre, à un certain stade de son développement, en contradiction avec les anciens rapports de production et de propriété.
Finalement, la nouvelle technique l’emporte. La lutte économique entre les couches conservatrices qui ont intérêt au maintien des anciennes formes et les couches progressistes qui ont intérêt à l’apparition de nouvelles forces parvient à leur conscience sous des formes juridiques, politiques, religieuses, philosophiques et artistiques.
Nous allons maintenant essayer de démontrer la justesse de ces thèses. Nous montrerons la relation causale entre le changement de pensée et le changement de la technique humaine au cours d’une série d’exemples. Si nous y réussissons, nous aurons alors sapé un pilier important sur lequel s’appuie le pouvoir des capitalistes vis-à-vis des ouvriers. Il serait en effet ainsi prouvé qu’aucune providence divine ni aucune supériorité spirituelle d’hommes ne peuvent empêcher les travailleurs de dominer le monde quand la technique les transforme en maîtres matériels et spirituels.
IV. Nos exemples.
Les exemples que nous donnerons doivent être en premier lieu très simples. Ils doivent être compris par des ouvriers qui ont peu de connaissances historiques. C’est pourquoi il faut qu’ils possèdent, de par leur clarté, une force de persuasion. Nous choisirons donc de grands phénomènes très larges dont l’effet est partout visible.
Si notre doctrine est juste, elle doit évidemment être valable pour l’histoire entière.
Elle doit pouvoir expliquer toutes les luttes de classe, tous les bouleversements dans la pensée des classes, de la société.
Il faut cependant une grande connaissance historique pour expliquer, grâce à notre doctrine, des exemples tirés des siècles précédents. Nous montrerons ultérieurement combien il est dangereux de vouloir appliquer notre doctrine à des époques ou à des situations que l’on ne connaît pas ou que l’on connaît peu. Ni le lecteur ni l’auteur de cette brochure ne disposent de connaissances historiques aussi vastes. Nous prendrons donc non seulement des exemples très simples, mais nous les chercherons principalement dans notre époque ; de grands phénomènes que tout travailleur connaît ou peut connaître à partir du milieu dans lequel il vit, des changements dans les relations sociales et dans la pensée sociale qui doivent sauter aux yeux de tout homme vif. Des problèmes en outre qui sont du plus grand intérêt pour l’existence de la classe laborieuse et qui ne peuvent être résolus d’une manière satisfaisante pour cette classe que par la social-démocratie.
C’est ainsi de plus que nous ferons en même temps de la bonne propagande.
Mais des arguments très importants et apparemment puissants seront administrés contre notre doctrine. C’est pourquoi, lorsque nous discuterons de toutes sortes de phénomènes spirituels, comme des changements dans les idées politiques, dans les représentations religieuses et autres faits similaires, nous laisserons se déployer et nous combattrons à chaque fois l’un des arguments les plus significatifs de nos adversaires, afin que notre doctrine puisse être envisagée progressivement de tous les côtés et que l’on obtienne d’elle une bonne vision d’ensemble.
Les modifications matérielles entraînées par le changement de la technique peuvent être repérées très facilement. Dans chaque branche d’industrie, dans les moyens de transport et aussi dans l’agriculture, partout, la technique change, les forces productives changent. Nous voyons se produire cela tous les jours devant nos yeux.
La composition des caractères, la fabrication des imprimés, se faisaient encore il y a peu de temps généralement à la main. Mais le progrès de la technique a apporté la linotype qui fait fondre les caractères en obéissant à la main du typographe et les met â leur place.
Le soufflage du verre se faisait avec la bouche. La technique a inventé les outils qui fabriquent le verre à vitre, les bouteilles, etc.. Le beurre se faisait à la main. On a inventé une machine qui traite en un temps réduit de grandes quantités de lait ; la machine est maintenant utilisée universellement.
La pâte est pétrie à la main dans le fournil du petit boulanger, la machine le fait dans la fabrique de pain.
La lumière était produite par la mère de famille dans le ménage à l’ancienne. Elle nettoyait la lampe, elle la remplissait, elle veillait à remplacer la mèche. Dans le ménage moderne, le gaz ou le courant électrique sont livrés depuis très loin par la machine.
Partout où l’œil regarde, on assiste à une modification des forces productives, dans toutes les branches industrielles, ainsi qu’à un changement et à une évolution de plus en plus rapides. La machine réussit des tours de main que l’on estimait impossibles pour elle.
Et avec les forces productives, les rapports de production changent, le mode de production change. Nous avons déjà parlé du métier à tisser mécanique, et comment il avait entraîné d’autres rapports parmi les entrepreneurs, et entre eux et les ouvriers. Auparavant, il y avait de nombreux petits artisans avec de petits ateliers les uns à côté des autres et proportionnellement peu de salariés. Maintenant, il y a des centaines de milliers de salariés, et proportionnellement peu de propriétaires d’usine, peu d’entrepreneurs. Les fabricants se comportent les uns vis-à-vis des autres comme de grands seigneurs, et comme des despotes asiatiques vis-à-vis des ouvriers. Quel bouleversement dans ce rapport ! Et pourtant tout cela n’a été déterminé que par la machine.
Et en effet, c’est elle qui a procuré des richesses à celui qui a pu l’acquérir, qui l’a mis en état de vaincre ses concurrents, d’obtenir à crédit un capital gigantesque, et peut-être de constituer un trust. Et c’est elle, la force productive, qui a fait perdre leur propriété aux petits propriétaires et qui a forcé des milliers d’entre eux à entrer dans le salariat.
Et quelle est la conséquence de la nouvelle force productive dans la préparation du beurre ? La machine, qui transforme des milliers de litres de lait en beurre, serait trop chère pour le paysan moyen, et il aurait également trop peu de lait pour elle. C’est pourquoi elle est achetée en commun par une centaine de paysans qui traitent maintenant leur lait de manière collective. La force productive s’est modifiée, mais les rapports de production se sont également modifiés, ainsi que toute la manière de produire ; là où précédemment cent personnes travaillaient isolément, là où les femmes et les filles du paysan faisaient le beurre dans l’exploitation agricole, ce sont maintenant une centaine de personnes qui coopèrent en faisant travailler des ouvriers salariés pour le compte de leur collectivité. Les paysans, leurs femmes, leurs filles, et un certain nombre de prolétaires, sont entrés dans de nouveaux rapports de production entre eux et vis-à-vis de la société.
De tenir en ordre la lampe à gaz ou à pétrole était l’affaire de la maîtresse de maison ; des centaines de milliers de femmes s’occupaient dans les maisons de la production de la lumière. Mais si la municipalité construit une usine à gaz ou une centrale électrique, les rapports de production se modifient alors. Ce n’est pas un être humain particulier qui produit mais un grand organe social : la commune. Une nouvelle sorte d’ouvriers, qui étaient autrefois rares, font leur apparition par milliers : les ouvriers municipaux, qui sont dans un tout autre rapport à la société que le producteur de lumière antérieur. Autrefois, la voiture de transport de marchandises et la malle-poste se traînaient à travers le pays : La technique a inventé la locomotive et le télégraphe, et il a été ainsi possible à l’État capitaliste d’attirer à lui le transport des biens, des hommes et des nouvelles. Des centaines de milliers d’ouvriers et d’employés sont entrés dans de nouveaux rapports de production. Les masses humaines qui, dans la commune, l’État ou l’Empire, sont dans un rapport de production direct à la collectivité sont bien plus grandes que les foules armées d’autrefois.
II n’y a pas d’activité où la technique n’a pas introduit une nouvelle manière de produire. De haut en bas, de l’établissement de recherche scientifique en chimie, du laboratoire de l’inventeur jusqu’au travail le plus humble, jusqu’à l’élimination des ordures dans une grande ville moderne, la technique et la façon de travailler se modifient dans cesse. Dans chaque activité, des révolutions ont eu lieu de sorte que les inventions ne sont plus l’oeuvre du hasard ou d’hommes de génie, mais l’oeuvre de personnes qui sont formées à dessein pour les trouver, et qui cherchent consciemment dans une direction prédéterminée.
L’une après l’autre, les branches de production sont modifiées ou bien complètement éliminées. La vie économique d’un pays capitaliste moderne est semblable à une ville moderne où naissent de nouvelles constructions à la place d’ensembles anciens de maisons et de rues.
La nouvelle technique engendre le grand capital, elle engendre donc aussi le système bancaire et de crédit moderne qui multiplie encore les forces du grand capital.
Elle engendre le commerce moderne, elle engendre l’exportation de biens de masse et de capitaux, et c’est ainsi que les mers se couvrent de navires et que d’entières parties du monde sont assujetties au capitalisme pour la production de minéraux et de produits agricoles.
Elle engendre les grands intérêts capitalistes que seul l’État est assez puissant à défendre. Elle engendre par conséquent l’État moderne lui-même avec son militarisme, son goût pour la marine de guerre, sa politique coloniale et son impérialisme, avec son armée de fonctionnaires et sa bureaucratie.
Est-il nécessaire que, disposant de ces exemples, nous attirions l’attention des travailleurs sur le fait que les nouveaux rapports de production sont en même temps des rapports de propriété ? Le nombre de propriétaires de moyens de production dans l’Empire allemand a diminué de 1895 à 1907 de 84 000 dans l’industrie et de 68 000 dans l’agriculture alors que la population croissait fortement ; en revanche, le nombre d’hommes qui vivent de la vente de leur force de travail a augmenté de trois millions dans l’industrie et de 1 660 000 dans l’agriculture. C’est un changement non seulement dans les rapports de production mais également dans (es rapports de propriété qui a été provoqué par la nouvelle technique, laquelle a étranglé la petite entreprise et a transformé des centaines de milliers d’enfants de petits bourgeois et de petits paysans en travailleurs salariés. Et qu’est d’autre la soi-disant nouvelle classe moyenne qu’une classe avec de nouveaux rapports de propriété ? Les fonctionnaires au nombre énormément accru, les officiers, les professions scientifiques, l’intelligentsia, les enseignants mieux payés, les ingénieurs, les chimistes, les avocats, les médecins, les artistes, les propriétaires de succursales commerciales, les gérants, les voyageurs de commerce, les petits boutiquiers dépendant du grand capital, tous ceux qui reçoivent de la bourgeoisie une rémunération pour leurs services, directement ou indirectement par le biais de l’État, cette nouvelle classe moyenne se trouve dans un autre rapport de propriété que l’ancienne classe moyenne autonome. Et les grands capitalistes modernes qui dominent le monde et la politique mondiale avec leurs banques, leurs syndicats, leurs trusts et leurs cartels, sont dans des rapports de propriété vis-à-vis de la société tout à fait différents des Florentins, des Vénitiens, des commerçants et industriels hanséatiques ou flamands, hollandais ou anglais, des siècles précédents.
En conséquence, les rapports de production et de propriété ne sont pas des rapports de personnes mais des rapports de classes.
La nouvelle technique crée, d’un côté, un nombre qui croît continuellement, et plus vite que la population, de sans propriété, lesquels forment progressivement la majorité de la population et ne reçoivent presque rien de la richesse sociale, ainsi qu’un très grand nombre de petits bourgeois et de petits paysans, d’employés et de membres de sortes de métiers les plus diverses, à qui l’on donne extrêmement peu. Mais, d’un autre côté, la technique crée un nombre proportionnellement petit de capitalistes qui, par leur domination économique et politique, tirent à eux la plus grande partie, et de beaucoup, de la richesse sociale.
Et ce qu’ils amassent chaque année en matière de plus grands surplus est utilisé à nouveau pour exploiter ceux qui ne possèdent rien ou peu, les ouvriers, les petits paysans et les petits bourgeois, les peuples étrangers des pays non encore développés de manière capitaliste, de sorte qu’une accumulation progressivement croissante, à intérêts composés, apparaît, qu’une aggravation de l’insuffisance d’un côté, de l’excédent de richesse sociale de l’autre, se manifeste.
La technique qui continue de progresser crée donc non seulement de nouveaux rapports de production et de propriété, mais en même temps de nouveaux rapports de classes, et, dans notre cas, une plus grande séparation des classes, une plus grande lutte des classes.
Chacun reconnaît cela, n’est-ce pas ? Ce n’est vraiment pas difficile à reconnaître. Les classes se sont éloignées les unes des autres, la lutte des classes actuelle est plus grande, plus étendue et plus profonde, qu’il y a cinquante ans. Chaque année, le gouffre s’est élargi, il s’est approfondi et il devient de plus en plus grand. Et il est clair et net que la cause en est la technique.
Le côté matériel de l’affaire que nous voulons expliquer est donc facile à saisir. A-t-on besoin de beaucoup de mots pour expliquer au fils d’un paysan saxon ou westphalien, qui est devenu ouvrier d’usine, qu’il a dû le devenir à cause de la technique, à cause du nouveau mode de production ? Qu’il n’y avait pas de perspectives pour lui dans la petite entreprise, que la compétition actuelle était trop difficile, que le capital requis était trop grand, que seulement peu de gens peuvent réussir dans la petite entreprise mais que la grande foule doit travailler sans succès ? Le grand capital, c’est la grande technique ; qui est à même de l’amasser avec la grande technique ? L’ouvrier moderne sent très bien que la situation matérielle, la maigre nourriture, le mauvais logement, l’habillement assez pauvre pour lui, pour sa classe, constituent une conséquence des nouveaux rapports de production qui sont nés des anciens rapports de production grâce à la technique.
II n’est pas difficile de voir l’être matériel de toutes les classes en relation nette avec les rapports de propriété et de production, et donc avec les forces productives. Personne ne peut plus désigner l’habillement de prix, la bonne nourriture, l’habitation de luxe du fabricant, comme un don de Dieu, car il est clair qu’il a acquis son bien-être et sa fortune grâce à l’exploitation. Personne ne peut plus voir de la « prédestination » dans la faillite du commerçant ou du spéculateur, car la cause qui a été à l’origine de sa chute est à trouver dans la bourse des marchandises ou des valeurs.
Personne ne peut plus parler de la colère du ciel lorsqu’un ouvrier est frappé par un chômage qui dure des mois, par la maladie et par la misère continuelle, car les causes naturelles, au mieux sociales, de tout cela, qui prennent toutes racine dans la nouvelle technique, sont suffisamment connues, du moins du travailleur. Il n’est plus non plus supportable que l’on rende les facultés intellectuelles personnelles ou le caractère de l’individu responsables de sa prospérité ou de son malheur car, dans la grande entreprise qui supplante tout, des millions de personnes avec des talents excellents ne peuvent pas s’élever.
La société est parvenue à un tel niveau de développement que les causes matérielles de notre être matériel résident ouvertement, à la vue de tous, aussi bien dans la nature que dans la société.
De même que nous savons que le soleil est la source de toute vie naturelle sur terre, de même nous savons que le processus de travail et les rapports de production sont les causes du fait que les choses sont ce qu’elles sont dans la vie matérielle sociale. Que le travailleur observe d’un regard calme et ferme son existence matérielle, celle de ses camarades et des classes qui sont au-dessus de lui, et il trouvera que ce qui a été dit est juste. Cela le libérera déjà de beaucoup de préjugés et de superstitions.
La question devient à première vue plus difficile quand il s’agit de reconnaître la relation entre le travail matériel, les rapports de production et de propriété, et l’être spirituel. L’âme, l’esprit, le coeur, la raison, nous ont été si longtemps présentés, à nous et à nos prédécesseurs, comme ce qui nous est propre, ce qui est mieux, ce qui est tout-puissant (et même de temps en temps comme ce qui est unique) !
Et pourtant ... quand nous disons : « L’être social détermine la conscience », cette thèse est certes, dans sa signification globale, une grande vérité nouvelle, mais, déjà avant Marx et Engels, on a beaucoup exposé, démontré, et admis, ce qui indiquait cette même direction et qui préparait la vérité supérieure qu’ils ont trouvée.
Tout homme instruit ne croit-il pas, ne sait-il pas, maintenant par exemple, et beaucoup avant Marx et Engels n’avaient-ils pas déjà démontré clairement, que l’habitude, l’expérience, l’éducation, l’environnement des hommes forment aussi spirituellement ? Et nos habitudes ne sont-elles pas des produits de la société ? Les hommes qui nous éduquent n’ont-ils pas été eux-mêmes éduqués par la société, et ne nous donnent-ils pas une éducation sociale ? Notre expérience n’est-elle pas une expérience sociale ? Nous ne vivons pas seuls comme Robinson ! Notre environnement est donc en premier lieu la société ; nous ne vivons dans la nature qu’avec notre société. Tout ceci est et a été reconnu également par des gens qui ne sont ni marxistes, ni sociaux-démocrates.
Mais le matérialisme va plus loin ; il résume toute la science antérieure, mais il va plus profond en disant : l’expérience sociale, les habitudes sociales, l’éducation et l’environnement, sont eux-mêmes à leur tour déterminés par le travail social et par les rapports de production sociaux. Ces derniers déterminent tout l’être spirituel. Le travail est la racine de l’esprit humain. C’est à partir de cette racine que l’esprit pousse. C’est dans un domaine de la vie spirituelle que cela se laisse reconnaître le plus facilement ; c’est pourquoi nous allons commencer maintenant par ce domaine où nous entamerons la démonstration de notre théorie par des exemples.
V.L’être social détermine l’esprit
A. La science, le savoir et l’apprentissage
La science est un domaine important de l’esprit, bien qu’il ne l’englobe pas totalement. De quelle manière son contenu est-il déterminé ?
Le travailleur doit, au cours de cette lecture, s’observer en premier lieu lui-même. D’où vient l’étendue et la sorte du savoir qui emplit son esprit ?
II a - généralement parlant, car nous discutons ici d’un membre ordinaire de la classe ouvrière, qui ne se trouve donc pas dans une situation exceptionnelle - quelques connaissances en lecture, écriture et calcul. Dans sa jeunesse, il a peut-être appris encore quelque chose de plus, un peu de géographie, un peu d’histoire, mais c’est envolé. D’où cela vient-il qu’il a justement cette misérable instruction et aucune autre ?
Cela est déterminé par le processus de production, avec ses rapports de production. La classe des capitalistes, qui domine dans les pays soi-disant civilisés, avait besoin, pour ses ateliers, de travailleurs qui n’étaient pas tout à fait ignares. C’est pourquoi elle a introduit les écoles primaires pour les enfants de prolétaires et a fixé l’âge de 12 à 14 ans comme la limite jusqu’à laquelle l’enseignement est donné. La bourgeoisie avait besoin, dans le processus de production, d’ouvriers qui ne soient ni plus ignorants ni plus instruits. Plus ignorants, ils n’auraient pas été assez rentables, plus instruits, ils auraient été trop chers et trop exigeants. De même que le processus de production nécessite des machines déterminées, qui tournent de plus en plus vite et qui livrent davantage de produits, de même il nécessite aussi un type déterminé d’ouvriers, le prolétariat moderne, qui se distingue des ouvriers antérieurs. Le processus de production impose à la société ce besoin, il crée ce besoin de par sa nature. Au dix-huitième siècle par exemple, il n’avait pas encore besoin d’ouvriers de ce type.
Et il en est de même aussi avec le savoir des autres classes.
La grande industrie capitaliste, les communications et l’agriculture, reposent de plus en plus sur les sciences physiques et naturelles. Le processus de production est un processus scientifique conscient. La nouvelle technique a posé elle-même les fondations des sciences modernes de la nature en inventant pour elles des instruments et en leur procurant des moyens de communication qui leur apportent des matériaux de tous les pays. La production utilise consciemment les forces de la nature. Le processus de production a besoin par conséquent d’hommes qui comprennent les sciences de la nature, la mécanique, la chimie, car seuls ces gens-là peuvent prendre en charge la direction de la production et trouver de nouvelles méthodes, de nouveaux instruments. Et c’est pourquoi, parce que c’est un besoin social du processus de production, les écoles secondaires et les établissements d’enseignement supérieur sont souvent organisés principalement en vue de l’étude de la nature et l’on y enseigne les sciences qui sont nécessaires à la direction et à l’extension du processus de production.
Le savoir, les connaissances de tous ces mécaniciens, constructeurs navals, ingénieurs, techniciens agricoles, chimistes, mathématiciens, professeurs de sciences, sont donc déterminés par le processus de production.
Tirons des mêmes classes sociales un deuxième exemple. L’activité des avocats, des professeurs de droit et d’économie, des juges, des notaires, etc., ne suppose-t-elle pas un certain droit de propriété, certains rapports de propriété, c’est-à-dire, comme nous l’avons vu plus haut, certains rapports de production ? Les notaires, les avocats, etc., ne sont-ils pas des gens dont la société capitaliste a besoin pour maintenir et protéger des droits de propriété ? Par conséquent, leur mode de pensée spécifique ne leur est-il pas inspiré par la classe bourgeoise et leur pensée ne prend-elle pas sa source dans le processus de production qui a engendré ces classes ? La principauté, la bureaucratie, le parlement, ne supposent-ils pas des intérêts de propriété ou de classes fondés sur des rapports de production, intérêts qui doivent être protégés à l’intérieur contre d’autres classes, et à l’extérieur contre d’autres peuples ? Le gouvernement n’est-il pas le comité central de la bourgeoisie, lequel défend la propriété et les intérêts de la bourgeoisie ? Elle-même, ainsi que le savoir, les connaissances, qu’elle possède à cette fin, naissent des besoins sociaux, des besoins du processus de production et de la propriété. Les connaissances de ses membres servent au maintien des rapports de production et de propriété existants.
Et quel est le rôle du clergé, du pasteur et du prêtre ? Dans la mesure où ils sont réactionnaires, ils servent officiellement, avec leur exigence selon laquelle on doit se soumettre inconditionnellement aux dogmes de l’Église et à certains commandements moraux, à maintenir la vieille société. C’est à cela que sert leur savoir, c’est dans ce but qu’il a été formé dans les instituts d’enseignement supérieur ; il existe un besoin social, un besoin de classe, de gens qui prêchent ces choses-là. Dans la mesure où ils sont progressistes, ils proclament la domination de Dieu sur le monde, la domination de l’âme sur les sens, de l’esprit sur la matière, et ils aident ainsi la bourgeoisie - dont ils ont fait l’éducation dans ce but - à conserver la domination sur le travail. Le système de production et de propriété a nécessité un certain niveau de développement des prêtres, des juristes, des physiciens, des techniciens. Il les a produits et, du fait du besoin social, sont arrivés en masse continuellement dans la société les protagonistes, les représentants, de ces rôles sociaux. L’individu s’imagine qu’il choisit librement l’une des professions et que les conceptions qui y sont nourries " sont les causes caractéristiques déterminantes et le point de départ de son activité ». En réalité ces conceptions, et également au premier plan son choix, sont déterminés par le processus de production.
« Dans la production sociale de leur vie », dit Marx, « les hommes entrent dans des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, des rapports de production ». Il en est à coup sûr ainsi. Les rapports sont nécessaires et indépendants de notre volonté. Ils étaient déjà là avant que nous ne soyons nés. I1 nous faut entrer dans ces rapports ; la société avec son processus de production, avec ses classes et ses besoins, nous tient en son pouvoir.
Et tous ces types de profession nécessitent une certaine quantité et une certaine sorte de connaissances pour pouvoir remplir leur fonction dans la société. Il est donc clair que, comme la fonction elle-même, les connaissances requises par elle sont déterminées par le processus de production social.
Première objection de nos adversaires.
Nous avons, dans cette première discussion, mentionné quelque chose sur le savoir qui joue un rôle important dans la société et donc également dans notre doctrine, qui est l’image vraie de la société, et que nous devons donc mentionner encore plus souvent. I1 s’agit du besoin.
Le besoin est pourtant quelque chose de spirituel, il est ressenti, perçu, pensé, dans l’âme, le coeur, l’esprit, le cerveau de l’homme.
C’est sur cet argument que les adversaires de la social-démocratie forgent une arme contre nous. Ils disent que, si les organes du processus de production sont engendrés par un besoin des hommes, alors la cause en est donc au premier rang spirituelle et non sociale-matérielle.
Cette objection est facile à réfuter. Car d’où viennent les besoins ? Naissent-ils de la libre volonté, reposent-ils sur une opinion ? Sont-ils un résultat indépendant de l’esprit ? - Non, les besoins trouvent leur source dans la nature corporelle de l’homme. Ils sont avant tout les besoins de nourriture, de vêtements, d’abri, sans lesquels les hommes périraient misérablement. L’action de se procurer de la nourriture, de l’abri, des vêtements, pour la production et la reproduction de la vie, est le but du processus de production ; quand nous parlons de production, il faut toujours comprendre par-là la production des articles dont les hommes ont besoin pour vivre.
Mais si l’homme a en général des besoins de nourriture, de vêtements, d’abri, chaque mode de production déterminé apporte respectivement avec lui ses propres besoins particuliers. Les besoins déterminés s’enracinent toujours dans le processus de production. La production de nos besoins vitaux n’est aujourd’hui possible que par l’intermédiaire de la grande industrie, sous la protection du pouvoir d’État ; elle a donc besoin d’une science hautement développée, elle a besoin de personnes qui connaissent la science. L’étudiant a, par exemple, le besoin de la connaissance de la mécanique, du droit, de la théologie, des sciences politiques ; mais qui lui a donné ce besoin ? La société, sa société, avec son processus de production déterminé, qui, sans ces connaissances, ne pourrait ni exister, ni produire ses moyens de subsistance. Dans une autre forme de société, il n’aurait peut-être pas souhaité ces connaissances et il aurait aspiré à d’autres tout à fait différentes.
L’ouvrier ressent lui aussi le besoin de connaissance, à savoir de connaissance de la société, d’une connaissance comme celle que nous essayons de lui donner en ce moment - d’une connaissance d’un type tout à fait différent de celui que la classe gouvernante lui donne à l’école -, mais d’où vient ce besoin ? Du processus de production. En effet, celui-ci transforme l’ouvrier en membre d’une classe se comptant par millions, qui doit lutter et peut vaincre. S’il n’en était pas ainsi, l’ouvrier ne chercherait pas ces connaissances. Au dix-huitième siècle, il ne les cherchait pas encore parce que les rapports de production étaient à cette époque-là encore autre chose et qu’ils ne faisaient pas grandir ce besoin en lui.
Ce n’est donc qu’une illusion de croire que c’est le besoin de savoir, la sensation spirituelle de l’âme, qui nous dirige. Si nous réfléchissons profondément, nous constatons que ce besoin nous est inspiré par les rapports matériels-sociaux.
Ce n’est pas seulement lors du besoin spirituel « supérieur » de connaissance que cela est valable, mais c’est aussi le cas lors de choses de beaucoup "inférieures" ; les besoins matériels sont aussi déterminés souvent par la technique, par les rapports de production et de propriété.
L’ouvrier a, par exemple, besoin, comme tout homme, de nourriture, mais a-t-il besoin de margarine, a-t-il besoin de succédanés pour sa nourriture, ses vêtements, son confort et sa beauté ? Honnêtement, non. L’on devrait plutôt dire que l’homme, de par sa nature, désire une nourriture fortifiante et de beaux vêtements chauds. Mais le système de production et de propriété a nécessité de la nourriture bon marché pour les ouvriers, il a éprouvé le besoin d’écouler des articles de masse ; il les a produits, et c’est seulement de cette manière et pour cette raison qu’est apparu chez les ouvriers le besoin de ces articles de masse meilleur marché et de mauvaise qualité.
C’est ainsi que personne n’a, de par lui-même, le besoin d’une production de cent mille pièces à heure ou d’une vitesse de cent kilomètres à l’heure, mais le producteur qui est dans une situation de concurrence en a besoin par suite du système de production ; celui-ci produit les machines qui parviennent à cette vitesse et à cette productivité, et c’est seulement de cette manière et pour cette raison que le besoin est ressenti par tous les individus de la société.
Nous pourrions apporter ainsi des centaines d’exemples. Le lecteur les trouvera facilement de lui-même s’il regarde seulement autour de lui.
« Le système des besoins est-il fondé dans son ensemble sur l’opinion ou bien sur l’organisation complète de la production ? Dans la majorité des cas, les besoins naissent de la production ou d’un état général fondé sur la production. Le commerce mondial tourne Presque exclusivement autour des besoins, non pas de la consommation individuelle, mais de la production. ». Et c’est ainsi que le savoir naît aussi des besoins de la production.
Deuxième objection.
Mais il existe, disent nos adversaires, un désir général, propre à tous les hommes, de connaissance ! Ce désir d’une connaissance déterminée peut être temporaire, mais le désir général est éternel.
En aucun cas. I1 y a des peuples qui n’ont absolument aucun désir de connaissance, qui sont parfaitement satisfaits avec le peu que leurs ancêtres leur ont laissé en matière de science. Dans une riche contrée tropicale, où la nature fournit à ses habitants tout ce dont ils ont besoin, ceux-ci sont contents lorsqu’ils peuvent planter des sagoutiers, qu’ils comprennent la construction d’une hutte en feuillage et encore quelques activités très anciennes qui leur ont été transmises. Dans des pays au sol fertile et avec de petites exploitations agricoles, les habitants peuvent rester durant des siècles dans la même situation. Ils ne cherchent pas de nouvelles connaissances puisque les rapports de production ne les exigent pas.
C’est un exemple convaincant, que nous avons encore oublié de mentionner, que constituent les peuples qui se livraient à l’agriculture au bord de grands fleuves qui débordent régulièrement : ils avaient ainsi besoin d’un calendrier astronomique et ils étaient donc tenus d’étudier les corps célestes.
C’étaient les habitants de l’Égypte, de la Mésopotamie et de la Chine, qui sont venus à l’astronomie à cause du Nil, de l’Euphrate et du Hoang-Ho. D’autres peuples, qui n’ont pas éprouvé la nécessité de cette connaissance, n’y sont pas venus.
Ce sont donc les rapports de production qui poussent à la connaissance et qui déterminent la quantité et la qualité de cette connaissance.
Pour constater cette vérité, que le travailleur observe à nouveau de près ce qui l’entoure. Quels sont les ouvriers qui sont actifs, qui ont soif d’apprendre, qui sont emplis du désir d’évolution sociale ? Ce sont ceux qui apprennent à comprendre le rôle du prolétariat à travers le processus de production, c’est-à-dire les ouvriers de la ville et de la grande industrie. La technique, la machine elle-même, leur disent qu’une société socialiste est possible ; le grand processus de production qu’ils ont devant les yeux leur enseigne que les anciens rapports de production sont trop étroits pour les forces de la machine. De nouveaux rapports doivent arriver ; en tant qu’égaux en droit, vous devez posséder vous-mêmes les moyens de production : ce sont les paroles que la ville moderne leur crie. Et c’est grâce à ces paroles du processus de production que naît pour les travailleurs des villes un désir de connaissance qui est beaucoup plus fort que chez le travailleur de la campagne qui ne voit pas encore pour l’instant d’aussi près les nouvelles forces de production.
Remarque.
À partir de l’exemple des contrées tropicales où le processus de production ne pousse pas à la connaissance, et de celui des grands fleuves où il suscite ce désir, le lecteur attentif voit que le matérialisme historique ne reconnaît pas le processus de production comme la cause unique du développement. Les facteurs géographiques y ont une grande importance. C’est ainsi que, pour prendre encore un dernier exemple important, le processus de production ne se serait jamais développé de manière si vigoureuse et si rapide en Europe si le climat y avait été tropical et si le sol avait donné des récoltes en abondance presque sans travail. C’est précisément la température modérée et le sol relativement pauvre qui ont obligé les hommes à y travailler plus durement et par-là à apprendre à connaître la nature.
Le reproche selon lequel le processus de production serait pour les sociaux-démocrates l’unique force motrice indépendante n’est donc pas valable. En dehors du climat et de la qualité naturelle du pays, en dehors des influences de l’atmosphère et du sol, nous apprendrons à connaître encore plusieurs forces motrices au cours de notre argumentation.
B. Les inventions
Il existe un domaine de la science qui doit être discuté en tant que tel de manière encore plus détaillée. C’est le domaine des inventions techniques.
Nous avons dit : les rapports de production reposent sur la technique. Ne reconnaissons-nous pas ainsi que les rapports de production reposent aussi sur l’esprit ?
Bien sûr que nous le reconnaissons. La technique est l’invention et l’utilisation conscientes d’instruments par l’homme pensant, et quand les défenseurs du matérialisme historique disent que l’ensemble de la société repose sur la technique, ils disent en même temps que l’ensemble de la société repose sur le travail matériel et spirituel. Mais cela n’est-il pas en contradiction avec ce que nous avons déclaré ? L’esprit ne devient-il pas de la sorte à nouveau la première force motrice de l’évolution sociale ?
Si l’esprit produit la technique et la technique la société, alors l’esprit est donc bien le premier créateur.
Voyons la chose d’un peu plus près encore.
Le matérialisme historique ne conteste pas le moins du monde que l’esprit fasse partie de la technique. Les hommes sont des êtres pensants. Les rapports de production, les rapports de propriété, sont des rapports d’hommes ; c’est dans ces rapports que l’on agit et que l’on pense. La technique, les rapports de propriété et de production, sont aussi bien spirituels que matériels. Ce n’est pas ce que nous contestons.
Ce que nous contestons seulement, c’est ce qui est autonome, arbitraire, spontané, surnaturel, incompréhensible, dans l’esprit et dans son activité. Nous disons : si l’esprit trouve une nouvelle science, une nouvelle technique, il le fait non pas de son plein gré mais du fait d’une poussée ou d’un besoin de la société.
Autrefois, la plupart des inventions techniques ont été faites par des hommes qui étaient eux-mêmes impliqués dans le processus de production. Vivait en eux le désir d’accomplir le travail mieux et plus vite afin de devenir plus riches ou pour que tout le monde devienne plus riche !
Quelle que puisse être la nature de la société, qu’elle soit petite ou grande, encore une horde nomade ou une tribu, une société féodale ou capitaliste, ce désir était social, il était engendré par un besoin économique. Dans les sociétés où la propriété était commune, c’était le désir social de faire quelque chose pour la communauté - dans les sociétés de classes où la propriété était privée, c’était le désir social de faire quelque chose pour l’individu social, pour le propriétaire privé ou pour la classe des propriétaires privés.
Il n’y a pas à s’étonner. Puisque l’homme est un être social et que le travail des hommes est social, le désir d’amélioration du travail n’est pas quelque chose qui résulte de l’esprit de l’individu, mais quelque chose qui provient de ses rapports sociaux. Le désir d’une technique améliorée, d’inventions, est un désir social ; il naît des besoins sociaux.
Voici ce que les défenseurs du matérialisme historique disent : ils contestent l’indépendance, l’arbitraire, la supériorité de l’esprit ; ils disent que le besoin social existant oblige l’esprit à suivre une voie déterminée et que le besoin est aussi engendré par des rapports matériels de production déterminés. Ils contestent donc aussi que l’esprit soit le maître absolu.
Ceci, la relation entre la technique et la science, est si important que nous pouvons bien nous y attarder encore un peu pour la considérer plus à fond. Nous allons encore donner quelques exemples détaillés.
Songeons à un tisserand à la main du Moyen Âge. Le métier à tisser manuel suffit en général aux besoins sociaux. Le commerce, la circulation, le marché étranger, ne se sont pas encore développés au point que de nouvelles grandes forces productives soient nécessaires. Aucun besoin de celles-ci n’était encore ressenti. Cependant, le regard attentif d’un tisserand particulièrement sagace ne peut se détacher de son instrument, car il sait qu’une production plus rapide, plus confortable, signifie pour lui personnellement un avantage. Il invente une petite amélioration et il l’applique. À l’intérieur de son cercle, elle est connue et imitée. Les choses en restent là. C’est un petit changement dans le processus de production qui est à peine un progrès et qui demeurera peut-être le seul changement durant des décennies ou des siècles. Il résulte du besoin d’un individu.
Supposons cependant que la circulation et le commerce (par exemple au quinzième, seizième et dix-septième siècles) aient augmenté de beaucoup, que le marché étranger se soit développé de manière extraordinaire, que des colonies, qui demandent des articles manufacturés à leur métropole, aient été fondées - alors le besoin social et le désir d’une technique améliorée, d’une productivité plus grande du travail, deviennent généraux, alors ce n’est pas un homme qui réfléchit à des améliorations techniques mais cent hommes qui y réfléchissent, alors naît un nouvel instrument du fait de nombreux petits changements qui s’accumulent rapidement.
Pensons à l’un des premiers inventeurs de la machine à vapeur, à un Papin par exemple.
Il y a, chez beaucoup d’hommes, un talent et un amour particuliers pour la technique ; les millions d’années de l’évolution humaine nous ont légué cela ; et chez certains, lorsque les rapports de production apportent leur concours, cet amour et ce talent apparaissent comme de grandes flammes. La société dans laquelle ils vivent a déjà une technique évoluée ; ils réfléchissent à une amélioration qui pourrait faire encore progresser la production sociale. Leur pensée sociale, orientée dans cette direction, devient attentive à la force de la vapeur d’eau comprimée. Ils imaginent un nouvel appareil sur la base d’anciens instruments mus par les hommes, les animaux, l’eau ou le vent. Leur sentiment social est si grand, leur joie et leur désir de produire ainsi quelque chose sont si forts, qu’ils sacrifient leur temps, leur santé et leur fortune pour le perfectionner et le faire admettre.
Cependant, le besoin général n’existe pas encore, ce progrès de la technique est trop grand, les coûts sont peut-être trop élevés. L’invention n’est pas introduite, les essais doivent être arrêtés et tombent dans l’oubli. L’inventeur meurt souvent comme un homme ruiné. IL a bien ressenti le besoin social, mais la société ne l’a pas encore ressenti ou en tout cas pas suffisamment ; il est arrivé un peu trop tôt.
Prenons maintenant un inventeur de notre temps, un Edison. C’est un technicien, sa vie, c’est de penser uniquement à la technique. Mais il n’est pas une hirondelle précoce qui pense à ce qui n’est pas encore possible. La société, en tout cas la classe possédante, veut la même chose que lui. Pour les capitalistes, la technique améliorée signifie une augmentation colossale du profit. Toute invention, qui rend possible une production plus rapide et moins chère, est immédiatement adoptée. Cela renforce sa force de travail et cela entraîne qu’il peut lui-même poser ses problèmes, qu’il n’est plus dépendant du hasard mais de sa propre volonté.
Le désir d’invention d’un Edison est un désir social, son amour de la technique est un amour engendré dans la société et par elle, un amour social ; la base sur laquelle il travaille est également sociale ; qu’il ait du succès et qu’il puisse se fixer consciemment son objectif à l’avance, il en est redevable à cette société.
Il arrive souvent de nos jours que de nouvelles machines soient inventées mais qu’elles ne soient pas introduites parce qu’elles sont trop chères. Dans l’agriculture par exemple, il y a des machines excellentes qui, pour la plupart, ne sont encore pas du tout utilisées ou qui ne le sont que parcimonieusement. Les rapports de production sont encore trop limités pour ces nouvelles forces. Si donc il apparaît une invention à la suite d’un besoin social ressenti par un individu sur la base d’une technique déjà existante, alors ne seront pourtant adoptées que les inventions dont la société a besoin dans la pratique et qu’elle peut introduire dans ses rapports déterminés. Et donc aussi bien la naissance que le développement de l’instrument sont de nature sociale. Ses racines ne sont pas à chercher dans l’esprit de l’individu mais dans la société.
En conclusion, voici un exemple tiré de l’époque où l’homme commençait seulement à fabriquer ses premiers outils. Nous l’empruntons au livre de Kautsky : L’Ethique et la conception matérialiste de l’histoire. Nous y lisons (page 83) :
« Dès que l’homme primitif posséda l’épieu, il fut à même de chasser de plus gros animaux. Si sa nourriture avait consisté de manière prépondérante jusque là en fruits des arbres et en insectes, ainsi qu’en oeufs d’oiseau et en jeunes oiseaux, il pouvait maintenant tuer aussi des animaux plus gros, et la viande devint à partir de là plus importante pour sa nourriture. Mais la plupart des gros animaux se tiennent sur le sol, et non dans les arbres ; la chasse le fit donc descendre de ses régions exposées à l’air sur la terre. Encore plus. Les animaux qui peuvent être chassés, les ruminants, ne se rencontrent que très rarement dans la forêt vierge ; ils lui préfèrent les vastes plaines des prairies. Plus l’homme devint un chasseur, plus il put sortir de la forêt vierge tropicale dans laquelle l’homme préhistorique a été cantonné.
« Cette description est, comme l’on dit, une description purement fondée sur des suppositions. Le cours de l’évolution peut aussi avoir été l’inverse. De même que l’invention de l’outil et de l’arme a pu pousser l’homme à sortir de la forêt vierge pour aller dans la prairie plus découverte avec des taillis disséminés, de même des causes, qui ont évincé l’homme primitif de son domicile d’origine, peuvent également avoir été l’occasion pour lui d’inventer des armes et des outils. Supposons par exemple que le nombre d’hommes ait augmenté au-delà de la marge de nourriture... ou bien qu’une sècheresse croissante du climat ait éclairci de plus en plus les forêts vierges, et qu’elle fasse surgir en elles de plus en plus de prairies. Dans tous ces cas, l’homme préhistorique a été poussé à renoncer à sa vie arboricole et à se déplacer davantage sur le sol ; il a dû alors chercher aussi plus de nourriture animale et n’a plus pu se nourrir à un degré aussi élevé de fruits des arbres. Le nouveau mode de vie lui a donné la possibilité d’utiliser plus souvent des pierres et des bâtons et l’a ainsi rapproché de l’invention des premiers outils et des premières armes.
« Quel que soit le cours de l’évolution que l’on suppose, le premier ou le second - et les deux peuvent avoir eu lieu indépendamment l’un de l’autre en différents endroits -, on déduit clairement de chacun d’eux l’interaction étroite qui existe entre de nouveaux moyens de production et de nouveaux modes de vie, de nouveaux besoins. Chacun de ces facteurs engendre l’autre par nécessité objective, chacun devient par nécessité la cause de changements qui renferment à leur tour de nouveaux changements en leur sein. C’est ainsi que toute invention produit des effets inévitables qui donnent l’impulsion à d’autres inventions et donc à leur tour à de nouveaux besoins et modes de vie, lesquels suscitent à leur tour de nouvelles inventions, etc. - une chaîne de développement infini qui devient de plus en plus variée et rapide au fur et à mesure qu’elle avance et que la possibilité et la facilité de nouvelles inventions grandissent avec elle. »
Kautsky raconte ensuite plus loin comment l’homme, une fois qu’il est arrivé dans les plaines herbeuses, s’est mis à l’agriculture, à la construction d’habitations, à l’utilisation du feu et à l’élevage du bétail, et comment ensuite « toute la vie de l’homme, ses besoins, ses habitations, ses moyens de subsistance, ont été modifiés et comment une invention en a entraîné finalement de nombreuses autres après elle, dès qu’elle a été réalisée, dès que la fabrication de l’épieu ou autre a été réussie ».
Remarque.
L’invention de la nouvelle technique sur laquelle, comme nous l’avons vu, repose la science, a donc lieu du fait du désir social et du fait du besoin social qui agit dans l’individu, et elle ne réussit complètement que quand le besoin est ressenti par l’ensemble de la société. Jusque-là l’esprit de l’inventeur ne pouvait cependant pas prévoir la plupart du temps les conséquences possibles de l’invention.
Les inventeurs de la machine à vapeur voyaient-ils, et même les inventeurs de la puissante technique de notre époque voient-ils maintenant, la lutte des classes entre le travail et le capital que leurs inventions déchaînent de manière de plus en plus vigoureuse et aggravent de manière de plus en plus aiguë ? Voient-ils la société socialiste qui doit naître de leur invention ? L’homme, même le plus génial, est resté jusqu’à présent aveugle au devenir de la société. I1 était obligé d’agir en fonction des besoins sociaux. Sous le capitalisme, ces besoins lui étaient connus, même si c’est de façon imprécise, mais il ne savait pas où la satisfaction des besoins mènerait la société. Il vivait dans le règne de la nécessité.
Ce n’est que dans une société socialiste, quand les moyens de production seront propriété collective, quand ils seront consciemment appliqués et dominés, c’est alors strictement que l’homme connaîtra non seulement les forces et les besoins sociaux qui l’obligent à agir mais aussi le but vers lequel son action le conduit et les conséquences qui naissent de son action. Chaque amélioration de la technique aura pour conséquence un plus grand bonheur, plus de liberté pour le développement spirituel et physique. Aucune invention n’engendrera des épreuves épouvantables imprévues mais toutes apporteront aux individus la liberté d’un développement parfait et elles perfectionneront ainsi continuellement la condition pour le bonheur de tous les hommes.
À vrai dire, les forces productives, les rapports matériels de production nous poussent vers le socialisme et, dans la société socialiste également, nous serons dépendants des forces productives, du mode de production socialiste. Dans la mesure où l’être social dominera toujours l’esprit, nous ne serons jamais libres. Mais si nous ne subissons plus cela aveuglément, passivement, si nous ne sommes plus emportés par le mouvement déchaîné de la technique, comme de pauvres "atomes éparpillés", mais si nous produisons consciemment comme un tout, si nous prévoyons les conséquences de nos actions sociales, alors nous sommes, par comparaison avec aujourd’hui, libres, alors nous sommes passés du règne obscur du destin aveugle à la lumière splendide de la liberté. Nous n’aurons pas alors non plus la liberté absolue - elle n’existe que dans le cerveau des anarchistes ainsi que des cléricaux ou des libéraux mystiques ; nous sommes liés aux forces productives disponibles. Mais nous pouvons appliquer celles-ci selon notre volonté commune, selon notre bien collectif. Et c’est tout ce que nous demandons.
Deuxième remarque.
Naturellement, une fois qu’une science a été engendrée par un besoin social, elle peut continuer à se développer, indépendamment d’une étape déterminée de son développement, sans relation immédiate avec le besoin social. Bien que les débuts de l’astronomie aient résulté d’une nécessité sociale, elle a ensuite continué à se développer en dehors de toute relation directe avec les besoins de la vie sociale. La relation entre la science devenue autonome, la technique et le besoin, est cependant toujours à découvrir si l’on ne s’en tient pas seulement aux branches ou aux fleurs des extrémités, mais si l’on cherche les racines de la science.
C. Le droit
Le droit traite du mien et du tien. Le droit est la conception générale d’une société sur ce qui appartient à moi, à toi et à un autre. Aussi longtemps que les forces productives et les rapports de production seront stables, ces notions de propriété ne bougeront pas. Mais si les premiers commencent à vaciller, les secondes vacillent aussi. Ce n’est pas surprenant. Les rapports de production sont en effet en même temps des rapports de propriété, comme nous l’avons démontré clairement plus haut.
Nous allons apporter quelques exemples importants, connus de tous, tirés de notre propre époque, pour ces changements.
Il n’y a pas si longtemps que, dans une grande ville comme Amsterdam, régnait l’opinion générale selon laquelle la fourniture de lumière et d’eau ainsi que la charge du transport des personnes était une affaire grâce à laquelle des personnes privées avaient de l’argent à gagner ; installations de gaz, conduites d’eau et tramways, devaient être la propriété de personnes privées. Maintenant, cela a changé. Il est aujourd’hui assez généralement admis que ces activités, et encore bien d’autres branches d’industrie, doivent être propriété de la commune. C’est une grande transformation dans la conception du droit, dans le domaine de l’esprit qui a une opinion, une conviction ou un préjugé au sujet du mien et du tien.
D’où vient ce changement ?
I1 n’est pas difficile de montrer qu’il provient directement d’un changement des forces productives. Quand la Hollande a subi l’influence de la grande industrie et du commerce mondial, la situation de la classe moyenne et de la classe ouvrière s’est dégradée. Cela a été encore pire après 1870. Ces classes de la population ont réfléchi au moyen qui permettrait de remédier à cette détresse. C’est ainsi que naquit un parti de la classe moyenne auquel les ouvriers adhérèrent. Dès qu’ils en eurent le pouvoir, ils introduisirent l’entreprise municipale afin de ne plus être saignés à blanc par les sociétés privées qui exploitaient les installations de gaz, les conduites d’eau et les tramways.
Le nouveau rapport économique entre le grand capital d’une part, la petite entreprise et l’artisanat d’autre part, qui est au fond le rapport entre la grosse machine et le petit outil, a créé pour une partie de la société, pour certaines classes, un nouvel état de nécessité. II est né le besoin de nouveaux rapports de propriété grâce auxquels les nouvelles forces productives devaient agir de manière moins dévastatrice. Les classes en souffrance parvinrent à prendre le pouvoir et elles introduisirent les nouveaux rapports de propriété.
Ceci est un exemple relativement mineur. En effet, bien que l’entreprise municipale (et aussi étatique) soit une forme de propriété tout à fait différente de l’entreprise privée d’un ou plusieurs capitalistes, tout le monde sait que la commune actuelle ou l’État sont capitalistes et que donc les avantages de l’entreprise municipale ou de la propriété d’État ne peuvent pas être très grands pour l’homme ordinaire. Mais les petites gens ont beau être escroquées, plumées, tondues, par l’État aussi bien que par la commune, elles ne seront plus saignées à blanc de manière aussi éhontée que par les concessionnaires.
L’exemple de notre propre mouvement est plus large et meilleur.
Le socialisme veut transformer les moyens de production en propriété collective. Il existe déjà des millions de socialistes là où il n’y en avait pratiquement pas quelques décennies auparavant. Comment une si grande révolution dans la pensée, dans la conscience de tant d’hommes, a-t-elle pu avoir lieu ? Comment leur conception de ce qu’est le droit s’est-elle ainsi transformée ?
La réponse est ici encore plus claire que dans le premier exemple.
La grande industrie a donné le jour à des millions de prolétaires qui, tant que la propriété privée des moyens de production dure, ne pourront jamais parvenir à la propriété et au bien-être. Mais si la propriété privée est transformée en propriété commune, alors le chemin vers le bien-être leur est ouvert. C’est pourquoi ils sont devenus des socialistes.
De plus, les crises et la surproduction, ainsi que, ces derniers temps, les trusts, avec leur concurrence qui avale tout et leur limitation de la production - tous ces facteurs qui proviennent directement de la propriété privée actuelle des moyens de production - ont eu un effet si néfaste sur la classe moyenne que là aussi beaucoup considèrent la propriété collective comme l’unique moyen de se sauver de la misère et deviennent des socialistes.
Avec le socialisme, le rapport direct entre le changement des forces productives et des rapports de production et le changement dans la pensée est évident.
Est-ce un dieu qui nous a mis le socialisme dans la tête ? Est-ce une étincelle mystique, un esprit saint ? Une lumière que Dieu nous a montrée, comme de nombreux socialistes chrétiens veulent nous le faire croire ?
Est-ce notre propre esprit libre qui a produit pour nous cette pensée magnifique du fait de son excellence ? Est-ce notre vertu particulièrement élevée, une force secrète en nous, l’impératif catégorique de Kant ?
Ou bien est-ce le diable qui nous a instillé le désir de la propriété collective ? C’est ce que déclarent d’autres chrétiens.
Rien de tout cela. C’est la misère, la misère sociale. Cette misère provient du fait que les nouvelles forces productives opèrent, à l’intérieur de la camisole de force des anciens rapports de propriété de la petite entreprise d’autrefois, de manière dévastatrice parmi les ouvriers et les petits bourgeois. La solution du socialisme apparaît d’elle-même parce que tous les ouvriers et beaucoup de petits bourgeois peuvent ressentir et comprendre que cette dévastation cesserait si nous possédions collectivement les moyens de production. Le travail est bien déjà collectif La solution des difficultés grâce à la propriété commune est donc évidente.
Et que l’on ne dise pas que l’on a aussi pensé au socialisme au cours des siècles passés et que donc le socialisme ne pourrait pas être une émanation des forces productives dominantes d’aujourd’hui, mais que le principe de l’égalité de tous les hommes est un idéal éternel auquel les hommes auraient rêvé de tout temps.
Le socialisme auquel les premiers chrétiens pensaient était aussi différent du socialisme que la classe ouvrière veut maintenant que les forces productives et les rapports de classes de ces époques l’étaient de ceux d’aujourd’hui. Les premiers chrétiens voulaient une consommation commune, les riches devaient partager avec les pauvres leur surplus de moyens de consommation. Ce n’était pas le sol, la terre, et les moyens de travail que l’on devait avoir en commun, mais les produits. C’était donc au fond un socialisme de mendiants : les pauvres devaient, grâce à la bonté des riches, partager les produits avec eux. C’est ainsi que Jésus lui-même n’a jamais prêché autre chose, à savoir que les riches devaient céder leur richesse. Les riches devaient aimer les pauvres comme des frères et réciproquement.
La social-démocratie enseigne au contraire que ceux qui ne possèdent rien doivent combattre les propriétaires et leur prendre les moyens de production grâce au pouvoir politique ; elle ne veut pas posséder les produits de manière collective - au contraire, ce que chacun reçoit en matière de produits, d’objets de consommation, sera à lui, il n’a pas besoin de le partager -, mais bien les moyens de production.
Les rapports de production des premiers siècles du christianisme ne pouvaient pas faire germer nos conceptions social-démocrates, pas plus que nos forces productives ne peuvent nous déterminer à atteindre l’idéal chrétien. Quand les forces productives étaient encore si minimes, si fragmentées et disséminées, qu’une grande communauté ne pouvait les dominer, la philanthropie était la seule solution à la détresse, bien qu’elle soit misérable et insuffisante puisqu’elle n’en soulageait qu’une infime partie. À une époque où le travail devient de plus en plus social, la propriété sociale est le seul moyen contre la misère, mais il est aussi maintenant un moyen suffisant.
Un autre exemple significatif s’offre avec le droit pénal. Ici aussi une révolution a eu lieu dans l’esprit de beaucoup d’hommes : les ouvriers socialistes ne croient plus à la faute personnelle du criminel. Ils croient que les causes du crime sont sociales et non personnelles.
Comment en sont-ils venus à cette opinion nouvelle, à laquelle ni le christianisme clérical ni le christianisme libéral n’ont pu parvenir ?
Grâce à la lutte contre le capitalisme qui, comme nous l’avons vu plus haut, repose sur le processus de production. Les auteurs socialistes ont été amenés par la lutte, par leur critique de l’ordre social existant, à chercher les causes du crime et ils ont trouvé qu’elles résidaient dans la société. Ce sont le processus de production et la lutte de classe qui les ont conduits nécessairement à cette compréhension. Cette conscience pénètre peu à peu dans la tête des ouvriers éduqués de manière socialiste.
Nous ne pouvons pas aller plus loin dans le cadre de cette brochure, mais cet exemple montre à nouveau la révolution qui a été accomplie dans la pensée par suite du changement des rapports de production. Et en effet, quelle différence ! Il y a encore très peu de temps, tout le monde croyait au péché, à la faute personnelle, à la libre volonté, à la vengeance de Dieu et des hommes, à la punition ; maintenant, les socialistes - mais uniquement eux - voient que, quand " les foyers antisociaux du crime, la société capitaliste, seront anéantis et que l’espace social sera donné à chacun pour sa manifestation vitale essentielle », alors le crime social disparaîtra.
Remarque.
Et ici, en examinant ensemble ces exemples du changement dans la pensée à propos du droit et de la propriété, nous voyons maintenant pour la première fois très clairement une loi d’évolution de la pensée humaine sur laquelle nous n’avons pas pu encore jusqu’à présent tourner notre attention avec acuité.
Nous avons déjà vu suffisamment pourquoi l’évolution dans la pensée est engendrée par les forces productives qui en sont les ressorts, les causes. Nous voyons maintenant comment elle se produit. L’évolution dans la pensée se produit dans la lutte, dans la lutte de classe.
Nous pouvons expliquer cela très clairement avec les mêmes exemples des entreprises municipales et de la conception socialiste de la propriété et du droit que nous avons rapportés plus haut.
La grande industrie a rendu la situation des petits bourgeois et des ouvriers extrêmement difficile. Les monopoles des conduites de gaz et d’eau acceptés jusqu’à présent sont devenus de plus en plus insupportables au fur et à mesure de la croissance de la grande industrie. Les ouvriers et les petits bourgeois ont considéré les monopolistes comme leurs ennemis, et se débarrasser de ces derniers est devenu pour eux un besoin vital. La pensée suivante est née dans leur tête : ce que font ces hommes est injuste ; ce qui est juste, supérieurement juste, c’est que la commune possède cette branche d’activité. Nous, les classes laborieuses, nous devons combattre ces parasites. Les parasites pensaient au contraire : c’est notre droit de posséder ces fabriques, nous perdrions, en tant que classe, tout notre profit si l’on nous prenait une entreprise profitable après l’autre. Nous devons combattre les classes laborieuses.
C’est donc dans la lutte qu’une nouvelle conception du droit s’est développée. Le développement des nouvelles forces productives a produit la nouvelle lutte de classe, et cette lutte a élargi la nouvelle conscience juridique.
Et le prolétariat, qui a le sentiment qu’il périt spirituellement, moralement et physi¬quement, à cause de la grande industrie, a reconnu les capitalistes comme ses ennemis. I1 a pensé tout d’abord : nous, les ouvriers de cette usine, nous sommes dépouillés, nous périssons, notre capitaliste est notre ennemi ; c’est injuste qu’il reçoive tous les profits et nous rien. Nous devons le combattre. Et ensuite le prolétariat d’une ville, d’une profession particulière, a pensé la même chose. Et puis l’ensemble du prolétariat de tout un pays et du monde entier. Tous ont pensé : nous, en tant que classe, nous devons combattre la classe des capitalistes. Il est juste que tous les moyens de production viennent entre nos mains. Luttons pour notre droit.
Mais les capitalistes ont pensé exactement le contraire, tout d’abord individuellement, puis tous ensemble, de manière organisée et en tant qu’État. I1 est juste que nous conservions ce qui est notre propriété. Écrasons ces idées révolutionnaires. Luttons tous ensemble en tant que classe pour notre droit.
Et plus la technique se développait, plus elle augmentait constamment les forces productives et les richesses dans les mains des capitalistes, plus elle rendait profonde, diverse et insupportable, la misère parmi le prolétariat en continuelle croissance, et plus le besoin des possédants de conserver leur plus grande richesse se renforçait, plus le besoin de ceux qui ne possédaient rien de s’emparer des moyens de production s’affermissait. Et c’est dans la même mesure que la lutte entre les deux classes a augmenté également et par-là la force de leurs idées de ce qui est juste et injuste.
Avec cet exemple, nous voyons donc très clairement que les conceptions de ce qui est juste et injuste se développent dans la lutte de classe et grâce à elle, et qu’une classe peut considérer petit à petit comme injuste ce qui lui semblait juste antérieurement, et qu’elle peut aussi ressentir, les intérêts de classe augmentant, quelque chose comme juste ou injuste avec de plus en plus de passion.
La lutte matérielle pour les moyens de production est donc en même temps une lutte spirituelle pour ce qui est juste et injuste. Ce qui est injuste est l’image en miroir de ce qui est juste.
Deuxième remarque.
Il ne sera pas bien nécessaire ici de démontrer que, dans cette lutte spirituelle et matérielle, la classe victorieuse sera finalement celle qui, du fait du développement du processus de production, deviendra la plus puissante, celle qui possédera la plus grande force spirituelle et la plus grande vérité, la classe qui, du fait des besoins qui proviennent de sa situation, aura vocation à résoudre les contradictions entre les nouvelles forces productives et les anciens rapports de production. Nous reviendrons là dessus à la fin de notre exposé. Mais nous devons présenter ici une autre remarque qui écartera une objection de nos adversaires.
II y a des membres des classes possédantes qui passent du côté de ceux qui ne possèdent rien. N’est-ce pas une preuve que ce n’est pas l’être social qui détermine la pensée, mais peut¬être quelque chose d’éminemment spirituel, quelque chose de mystérieusement éthique, qui décide de nos agissements sociaux ?
Un individu qui passe du camp capitaliste au camp prolétarien peut le faire pour deux sortes de raison qui peuvent également agir de conserve. Il a peut-être compris que l’avenir appartient au prolétariat. Mais personne ne contestera que c’est le processus de production, que ce sont les rapports économiques qui lui ont fourni cette compréhension, et que donc ce n’est pas dans la « liberté » de l’esprit qu’il faut chercher le mobile de l’action mais dans l’être social. Ou bien cette action peut trouver son origine dans des raisons sentimentales, étant donné, par exemple, que cet individu aime mieux être parmi les plus faibles que chez ses oppresseurs. Nous démontrerons au cours de la discussion sur la moralité sociale qu’il est déterminé, également dans ce cas, par des sentiments dont l’origine se trouve dans la vie socio¬économique des hommes et non par quelque chose de mystérieux, de surnaturel ou d’absolument spirituel.
D. La politique
Si les conceptions socialistes de la propriété et du crime donnent donc un exemple clair de la façon dont les forces productives influent sur la pensée, de la façon dont la lutte spirituelle des classes fait son apparition et doit en arriver à une solution, nous trouvons des exemples beaucoup plus clairs encore dans la politique.
Et ici aussi, nous devons prendre comme exemple ce que les socialistes pensent, car c’est dans leurs têtes que les nouvelles forces productives agissent le plus vigoureusement.
Les nouvelles forces productives influent aussi très fortement sur l’esprit du grand industriel, du grand banquier ou du grand commerçant, de l’armateur, etc.. Il pense à de grandes entreprises, à d’énormes profits, à la formation de cartels, aux marchés étrangers et aux colonies, à la création d’une marine nationale et d’une armée puissante, afin d’accroître son influence, sa richesse, sa puissance. Mais quelque différent que soit le degré de sa pensée par rapport à celle des capitalistes et des classes dominantes des siècles précédents, le type de sa pensée est le même.
Les têtes de la classe moyenne pensent aussi différemment de celles d’autrefois. La croissance des forces productives les a poussées dans une direction dangereuse d’où elles pourraient chuter dans le prolétariat. Comment y échapper, par le crédit, l’aide de l’État, les syndicats, elles réfléchissent là-dessus - d’une façon tout à fait différente de leurs pères. Dans ces têtes, les choses semblent maintenant autres qu’au dix-huitième siècle par exemple. Pourtant, cette pensée va dans l’ancienne direction : profit, profit, profit privé !
L’esprit de l’ouvrier non socialiste est aussi empli d’un autre sentiment que celui de ses collègues de la première moitié du dix-neuvième siècle par exemple. Salaire plus élevé, temps de travail plus court, aides de l’État, meilleure vie, c’est ce qui bourdonne dans sa tête ; c’est comme dans une ruche, c’est comme une roue de moulin dans ces organisations chrétiennes non socialistes. Cela bourdonne et cela bougonne, et c’est toujours le même mot d’ordre qui résonne : organisation, meilleure vie. Mais ces hommes suivent encore d’anciens chemins : ils souhaitent obtenir un plus grand avantage du capital, de la propriété privée - sur le terrain de la propriété privée.
Chez les socialistes en revanche, c’est quelque chose d’autre qui vit, c’est quelque chose de tout à fait nouveau, qui n’a jamais existé de par le monde sous cette forme, qui vit. Ils veulent, même en étant sur le terrain de la propriété privée, l’abolition de la propriété privée ; ils veulent, même en vivant dans un État capitaliste, le renversement de l’État capitaliste. Nées et nourries dans la coquille du capitalisme, leurs pensées veulent éliminer cette coquille, leurs pensées elles-mêmes veulent devenir d’autres pensées. La classe ouvrière veut détruire l’origine de son existence, le capital et la propriété privée des moyens de production. Cet effet des forces productives est ici tout à fait différent de chez les autres classes, il est beaucoup plus important, beaucoup plus profond, beaucoup plus radical ; et c’est pourquoi la pensée socialiste est le meilleur exemple de l’influence de la technique sur l’esprit.
C’est également dans la politique que le rapport entre l’être social et la pensée se fait jour de manière beaucoup plus claire parce que la politique contient la volonté, le désir, l’aspiration, la pensée, les agissements, dans l’État, toute la vie étatique moderne de toutes les classes, parce que le citoyen, qui possède dans notre État des droits politiques, doit réfléchir sur la société dans son ensemble et dans ses parties, et parce qu’il est donc concerné littéralement dans toute sa vie spirituelle par le changement de la société.
Quelle est maintenant la question politique qui est la plus importante, la plus générale, et qui peut par conséquent nous servir le mieux d’exemple ?
C’est la question sociale, la question de la lutte entre le travail et le capital.
Cette question elle-même est née à cause du capital, c’est-à-dire donc à cause du développement des forces productives.
Et c’est à partir de la manière dont les hommes pensent cette question que l’on peut le mieux reconnaître comment la croissance de la technique les contraint à changer leur mode de pensée. Il y a soixante ans, par exemple, existait-il beaucoup de gens qui pensaient à introduire une journée légale de travail pour les prolétaires, ou bien une protection des femmes et des enfants, ou encore une assurance contre les accidents ? On ne les trouvait que de manière isolée et ceux qui y pensaient avaient reçu des informations sur cette protection du travail en provenance de pays capitalistes hautement développés. I1 y a cent ans, vraisemblablement, personne n’y pensait encore. Comment cette belle idée, à savoir que le prolétariat doit être protégé par la société, est¬elle venue aux esprits ?
Il est peu probable que le sentiment chrétien l’ait inspirée car, avant que les esprits aient changé de cette manière, des milliers et des milliers de travailleurs sont morts d’excès de travail, de maladie, de manque et d’accidents, des milliers et des milliers ont eu une vieillesse misérable. Et pourtant il y avait suffisamment de chrétiens. Que l’on n’ait pas pensé autrefois à l’aide de l’État doit donc avoir une autre cause.
Et celle-ci n’est pas difficile à découvrir. Autrefois, le prolétariat n’avait pas encore de puissance, et il ne pouvait donc contraindre les possédants à rien d’autre qu’à la bienfaisance privée et à un peu d’assistance publique.
Qu’autrefois il n’ait pas encore possédé de puissance, cela est dû au processus de production qui n’avait pas encore organisé les ouvriers. Leur nombre était déjà assez grand mais ils étaient dispersés dans de petites entreprises, et c’est pour cette raison qu’ils ne pouvaient déployer que peu de force. Mais quand ils ont été contraints par le processus de production de travailler par centaines dans des ateliers et des usines, ils ont commencé à devenir conscients de leur force et à s’organiser pour la lutte, de la même façon qu’ils ont été organisés pour le travail. Et cette lutte qui est née du processus de production, ce phénomène qui est devenu apparent, a amené les différentes classes de la société à penser et a produit une révolution dans leur esprit.
Tout d’abord naturellement en Angleterre et en France où le nouveau processus de production est apparu en premier. Nous passons ici sur ces exemples étrangers ; nous voulons seulement montrer que c’est là-bas que, sous la poussée des nouveaux rapports, le socialisme utopique de Saint-Simon, de Fourier et de Robert Owen, est né, et que Friedrich Engels, grâce à sa connaissance des rapports de production anglais, et Karl Marx, grâce à son étude de la politique française et anglaise, en sont venus à la théorie sociale-démocrate, à leur pensée.
Mais en Allemagne aussi, on peut voir la véracité de ce que nous disons de la politique. Les ouvriers étaient sortis les mains vides de la Révolution de 1848. Le système prussien de vote à trois classes [« Dreiklassenwahlrecht » : dans ce système de vote introduit par Frédéric-Guillaume IV en 1849 en Prusse et qui resta en vigueur dans cet État jusqu’en 1918, la Chambre basse (Landtag) était élue au suffrage universel indirect, mais le corps électoral était divisé en trois classes et la représentation à la Chambre était proportionnelle aux impôts payés par ces trois classes, de sorte que plus de 80% de l’électorat ne contrôlait qu’un tiers des sièges. (NdT)], les rendait politiquement sans influence. Aucune loi ne les préservait des conséquences néfastes de l’exploitation capitaliste qui augmentait.
Mais au début des années soixante, les ouvriers commencèrent à s’organiser. Repoussés par la bourgeoisie, ils fondèrent, sous la direction de Lassalle, l’Association Générale des Travailleurs Allemands [Allgemeine Deutsche Arbeiterverein, soit l’ADAV], qui entreprit de mener la lutte pour le suffrage universel égal. La classe dominante des junkers en devint consciente ; les porte-parole conservateurs parlèrent de la haute mission de l’État de protéger les opprimés.
La propagande de l’ADAV s’étendit à tout le pays. Bismarck introduisit le suffrage universel, qu’il avait déjà promis avant la guerre contre l’Autriche, d’abord pour la Confédération de l’Allemagne du Nord [Norddeutsche Bund : Confédération regroupant les 22 États allemands situés au nord du Main, créée à l’initiative de Bismarck après la victoire de la Prusse contre l’Autriche et entrée en vigueur en 1867. (NdT.)] (et ensuite pour l’Empire allemand nouvellement créé).
Bebel, Liebknecht, Schweitzer, de plus en plus de porte-parole du prolétariat entrèrent au Reichstag. Des syndicats furent créés. Le nombre de voix socialistes augmentait à chaque élection. Les deux fractions de la social-démocratie s’unifièrent à Gotha. Du fait de la puissance croissante du socialisme, les classes dominantes sentirent de plus en plus l’inquiétude puis l’angoisse les gagner. Bismarck tenta de le bâillonner avec la loi contre les socialistes. Mais on ne pouvait soumettre la classe ouvrière avec la seule force. Les élections de 1881 montrèrent l’inefficacité de cette loi. Il fallait faire quelque chose pour endiguer le mécontentement. Un discours de l’empereur annonça " une avancée positive dans le bien-être des travailleurs ». Une loi bâclée sur l’Assurance Maladie fut proposée en 1882 au Reichstag et mise en oeuvre en 1884.
Malgré la loi contre les socialistes, le mouvement socialiste avance vigoureusement. Lors des élections de 1884, 1887 et 1890, son nombre de voix passe de 550 000 à 760 000, puis à 1400 000. La loi contre les socialistes s’effondre ; Bismarck est remercié. Les ordonnances de février 1890 promettent une protection ouvrière et une égalité de droit légale pour les ouvriers.
Quel gigantesque revirement dans la pensée ! Dans un pays tout entier, dans toutes les classes de la population ! Toutes prennent position sur la question sociale, c’est-à-dire sur la lutte de classe !
Et il est évident que cela a un rapport avec le développement de la technique ! La statistique nous montre que l’industrie s’est développée puissamment au début des années soixante et soixante-dix ainsi qu’à la fin des années quatre-vingt, exactement au moment où le socialisme a le plus vigoureusement grandi. L’on pourrait presque tracer côte à côte comme trois parallèles les chiffres de la production croissante, de l’armée croissante des combattants prolétariens et des opinions politiques des classes dominantes. La croissance d’une série correspond à celle des autres ; la lutte des classes provient à l’évidence du développement de la technique.
Et que le caractère particulier de ce développement se présente de façon claire : la lutte ! Ce n’est pas par sentiment chrétien, pas plus que par la libre volonté, ou par l’effet spontané arbitraire de la raison ou sous l’impulsion d’un esprit du temps mystique quelconque, que l’empereur et le chancelier, les ministres et les hommes politiques, en sont arrivés à leurs nouvelles conception-,. Ce sont les ouvriers eux-mêmes, en s’appuyant sur leur travail, qui, par leur organisation, leur propagande, leur lutte, ont contraint la bourgeoisie à changer le contenu de son esprit.
Toute mystique peut être ici congédiée. Le rapport réel des choses se présente aussi ouvertement devant nous que les mouvements dans le système solaire. L’évolution de l’esprit des ouvriers a tiré son origine de la technique, et l’évolution de l’esprit des classes possédantes provient de l’effet que les idées transformées en actes des ouvriers ont exercé sur elles.
Et cela apparaît encore plus dans l’évolution ultérieure. Les ouvriers ne se sont pas laissé détourner par les promesses du gouvernement et ils ont donné à la social-démocratie leurs voix de manière de plus en plus massive. Les gouvernants ont compris que des réformes plus importantes que celles qu’ils étaient prêts à accorder seraient nécessaires pour appâter une classe ouvrière aussi consciente. La réforme sociale se ralentissait. La puissance du prolétariat était déjà devenue trop grande.
Les syndicats se sont transformés au dix-neuvième siècle en de puissantes organisations qui ont arraché aux capitalistes de nombreux avantages. Les classes possédantes pensent à nouveau à une répression violente ; des projets de coups d’État et de pénitenciers sont présentés, mais le courage manque pour les mener à bien.
L’organisation, la conscience de classe, la compréhension, la puissance des travailleurs sont devenues si grandes que les classes dominantes désespèrent aussi bien de les attraper par des réformes que de les opprimer par la force. Elles se mettent à renforcer leurs instruments de pouvoir afin de se préparer au combat pour la domination. Nulle part les classes armées jusqu’aux dents ne se font face aussi hargneusement qu’ici. Et la cause ? Nulle part en Europe comme en Allemagne dans les dernières décennies, la grande industrie n’a pris un tel essor, elle n’a amassé autant de richesses, elle n’a développé la technique si vigoureusement.
Au risque d’ennuyer en donnant trop de détails, nous allons pourtant entrer encore un peu plus profondément dans ces questions ; l’ouvrier a trop d’intérêt à les comprendre à fond.
Nous avons jusqu’à présent mis les classes possédantes dans le même panier, comme si elles étaient une masse unique vis-à-vis du prolétariat. II existe pourtant une diversité importante chez elles, et le développement de la technique n’agit pas sur tous les possédants de manière identique. II nous faut donc aborder ces différences.
La situation matérielle et les opinions politiques des classes sont modifiées de manière très différente par le développement de la technique. Nous prendrons comme exemples, d’une part le militarisme et l’impérialisme, d’autre part la législation sociale.
La concurrence internationale aiguë oblige les grands capitalistes de tous les pays à mener une politique coloniale. Quand un État a déjà un domaine colonial en son pouvoir, les capitalistes de cet État peuvent alors y obtenir beaucoup plus de richesses que dans des colonies étrangères. Ils pénètrent plus facilement dans leur propre colonie depuis le début ; c’est leur État qui les pousse de l’avant, qui les soutient et les protège le mieux. Une colonie est avant tout un objet d’exploitation pour sa métropole. La force de travail y est bon marché, la violence et le bâillonnement sont autorisés, les profits coloniaux sont souvent énormes. Le capital qui est en surplus dans la métropole peut donc y être investi de manière avantageuse. C’est pourquoi, par exemple, les grands capitalistes allemands, qui voient avec envie les profits gigantesques que les capitalistes étrangers tirent de leurs colonies, poussent à l’extension de plus en plus grande de leur puissance coloniale.
Mais pour cela, des équipements militaires, et en particulier l’armement d’une flotte, sont nécessaires ; non seulement pour assujettir les colonies elles-mêmes, mais avant tout pour s’opposer aux autres puissances coloniales qui poursuivent le même but. C’est pourquoi les grands capitalistes demandent des millions pour l’armée et la marine.
Mais l’armée a un autre but encore. Elle a le devoir de protéger les possédants contre la classe ouvrière qui se soulève de manière menaçante. Lorsque les travailleurs, la majorité de la population, s’organisent solidement et se révoltent contre l’ordre existant, comment une minorité dominante peut-elle se maintenir autrement que par le moyen d’une armée bien équipée, bien disciplinée, qui obéit aveuglément aux ordres des supérieurs par l’entraînement et la peur de peines barbares ? La crainte du prolétariat socialiste a pour résultat que la bourgeoisie alloue des centaines de millions pour l’armée.
Mais il y a encore plus. Les moyens qu’il faut réunir doivent peser le plus faiblement possible sur les classes aisées, et le plus fortement possible sur les classes les plus pauvres. C’est pour cette raison que les classes possédantes ont introduit les impôts indirects qui touchent principalement les petites gens, les paysans, les artisans et les ouvriers.
La législation sociale serait sans aucun doute très coûteuse si elle devait satisfaire à toutes les justes revendications. Il est impossible d’y échapper complètement par peur du prolétariat. Mais elle ne doit pas devenir trop dispendieuse pour les classes possédantes et c’est pourquoi elle est nécessairement insuffisante et, en outre, les travailleurs doivent également supporter une partie de son coût.
Voilà donc sommairement ce que pensent les grands capitalistes, les propriétaires de mines et les maîtres de forges, les industriels de la métallurgie, les fabricants de textiles, les grands armateurs et les banquiers.
Chacun comprendra à présent que le penchant de cette classe pour plus de cuirassés et de soldats, pour une plus grande puissance coloniale, et son aversion à l’égard de bonnes réformes sociales, se manifestent d’autant plus fortement que les intérêts de cette classe grandissent. Un impérialisme et un militarisme forts vont donc la main dans la main avec une réforme sociale insuffisante.
La classe des junkers se comporte de façon similaire par rapport à cette question. En tant que constituée de gentilshommes campagnards bornés, elle est indifférente à la politique coloniale et à la politique d’une forte marine de guerre ; mais dans la mesure où elles lui offrent de nouveaux domaines de domination avec des postes d’administration lucratifs, elle se réconcilie progressivement, en tant que parti de gouvernement, avec ces politiques. En revanche, l’armée, dans laquelle elle occupe tous les postes d’officier, est son domaine réservé ; en tant que souveraine de l’armée, elle est indispensable à la bourgeoisie du fait de sa peur du prolétariat. La Prusse a fait son chemin en tant qu’État militaire ; c’est sur l’armée que repose sa position de grande puissance, et c’est pourquoi les junkers demandent toujours de nouvelles centaines de millions pour l’armée.
On comprend d’autant plus facilement que l’argent qui y est nécessaire doit être trouvé dans les impôts indirects, dans les droits de douane, étant donné que ces droits de douane rapportent encore des millions personnellement aux junkers ; sans les droits de douane, ils auraient déjà fait faillite depuis longtemps.
Les junkers sont des ennemis venimeux de la classe ouvrière et les pires adversaires de la réforme sociale. Ils considéraient les anciens campagnards, qui se sont soustraits à leur despotisme par la fuite vers la ville, comme des esclaves qui se sont échappés. Accélérer l’exode rural reviendrait à améliorer leur situation ; et seul cet exode les force à certaines limitations dans leurs mauvais traitements des travailleurs agricoles, parce que, sinon, ces derniers s’enfuiraient tous.
La classe moyenne a une attitude différente par rapport à cette question.
Elle n’a pas du tout de si grands intérêts pour ce qui concerne l’armée et la flotte, et notamment les colonies. Le commerce avec les colonies est faible, et comme débouché commercial pour l’industrie elles n’ont qu’une maigre importance.
La classe moyenne, qui se compose de petits industriels, de commerçants, d’artisans, de paysans, est tout à fait capable, avec les membres de ses familles qu’elle ne peut pas caser dans ses propres entreprises, d’occuper des places d’employés pour l’État et la commune, pour les grandes entreprises industrielles et commerciales, etc., de sorte que son intérêt, qui n’est que secondaire, pour l’armée, la flotte et les colonies, pourrait en être limité.
Néanmoins, la plus grande partie de la classe moyenne suit la politique des grands, et nous voyons les représentants parlementaires des commerçants et des paysans, les centristes et les libéraux, voter en général pour les forteresses, les cuirassés et les dépenses coloniales.
N’y a-t-il pas là-dedans une contradiction avec ce que nous avons exposé, à savoir que le développement des forces productives bouleverse les besoins des hommes, des classes et par là leur politique ? Un paysan ou un petit bourgeois allemand n’a donc pas un si grand besoin de colonies et de navires de guerre : pourquoi paye-t-il volontiers des impôts élevés pour cela ?
Pour résoudre avec succès cette difficulté, nous devons prendre en considération le fait qu’une grande partie de la classe moyenne est complètement dépendante du capital. Non seulement parce qu’elle fournit les employés pour le service du privé et de l’État, mais avant tout parce qu’elle vit à crédit. Principalement les paysans et les commerçants. Un capital disponible parce qu’excédentaire signifie pour eux du crédit bon marché ; une industrie florissante et un commerce florissant produisent un excédent de capital. Et donc, pour cette partie de la classe moyenne, la tactique est la suivante : favoriser autant que possible tout ce que l’État et le capital semblent capables de faire : l’armée, la flotte, les colonies.
Une grande partie de la classe moyenne, comme les petits industriels, les artisans qui emploient des compagnons, les paysans qui emploient des valets et de nombreux boutiquiers, vit de plus directement de l’exploitation des ouvriers. Ils ont en commun avec les grands capitalistes, et ils le ressentent, l’exploitation des ouvriers ; si l’on augmentait leurs charges pour une réforme sociale, cela rendrait leur existence plus difficile ; c’est pourquoi ils luttent contre les ouvriers.
Une grande partie de la classe moyenne n’a donc pas directement d’intérêt au militarisme et à l’impérialisme, mais elle en a indirectement. Et elle a un intérêt direct à l’exploitation des ouvriers.
II en est ainsi avec cette partie de la classe moyenne qui a plus d’avantages que d’inconvénients dans le capitalisme. Il en est autrement avec la partie qui est plus proche du prolétariat. Le petit paysan, le petit fermier, le petit artisan, le petit boutiquier, l’employé inférieur avec un revenu faible, tous dépendent aussi du capital, mais seulement dans la mesure où ils sont opprimés par lui. Ils n’ont pas de crédit ; en revanche, ils sont voisins du prolétariat, de la clientèle duquel ils doivent souvent vivre. Ils sont donc contre le militarisme et l’impérialisme et, même si ce n’est pas avec autant de fermeté que les ouvriers, pour des réformes sociales.
Et au fur et à mesure que le développement de la technique fait grossir le prolétariat, que le danger pour la classe moyenne pauvre de tomber dans le prolétariat augmente, et que la pression de l’État et du capital devient plus forte, la pensée de ces couches de la classe moyenne se modifie également, leur volonté s’oriente de plus en plus contre 1e capital.
Cette partie de la classe moyenne n’a donc pas un intérêt direct, mais elle a un intérêt indirect aux réformes sociales.
Et donc, puisque les couches supérieures de la classe moyenne n’ont pas d’intérêt direct au grand capital, et que les couches inférieures n’ont pas d’intérêt direct aux réformes sociales, la pensée politique de toutes ces couches est quelque peu incertaine et fluctuante. I1 semble que bientôt les couches supérieures pencheront un peu plus vers les ouvriers, que bientôt les couches inférieures pencheront un peu plus vers l’intérêt capitaliste, et ce assurément dans pas longtemps. Et ces couches deviennent facilement un jouet pour les arrivistes et les intrigants. L’effet des rapports de production et de propriété se reflète ici clairement.
La classe ouvrière - c’est à peine besoin de le dire - n’a d’intérêt ni directement ni indirectement à l’impérialisme, au militarisme et à la politique coloniale. Ceux-ci exploitent les travailleurs et rendent des réformes sociales sérieuses difficiles ou impossibles. La guerre et la rivalité nationale brisent la solidarité internationale des ouvriers, la grande arme avec laquelle, comme nous le montrerons plus loin, ils vaincront le capitalisme.
L’impérialisme et le militarisme sont les enfants gâtés et choyés de la grande bourgeoisie, et les ennemis mortels du prolétariat. La classe moyenne hésite entre l’amour et la haine, et sa plus grande partie court derrière les puissants.
La réforme sociale radicale est le cauchemar des possédants riches, le tremplin vers le pouvoir pour les travailleurs. La classe moyenne oscille entre ces deux pôles. C’est ainsi que les rapports de production et de propriété se reflètent dans les idées politiques des classes. En effet, la technique moderne apporte au grand capital le monopole, les grandes propriétés ; elle rend la classe moyenne dépendante du capital ou elle la laisse flotter entre la propriété et la pauvreté ; elle vole aux prolétaires toute propriété personnelle, tout pouvoir personnel.
La pensée politique des classes est le reflet spirituel du processus de production, avec ses rapports de propriété.
Objection.
Il semble très mécanique que des classes entières d’hommes pensants soient obligées de penser la même chose. C’est ce que nos adversaires nous objectent.
Mais celui qui pense, ne serait-ce qu’un instant, au fait que les classes sont mues par leur intérêt, que leur intérêt de classe est pour eux la question de l’être ou du non être en tant que classe, celui-ci ne s’étonnera pas et ne se tracassera pas avec cette objection. Car les classes défendent leur existence même. Si l’individu doit tout mettre en oeuvre pour maintenir son existence, c’est d’autant plus vrai pour une classe qui est, de par sa coopération et son organisation sociale, mille fois plus forte que l’individu.
Mais chaque homme mène finalement la lutte de classe politique en fonction de ses capacités. L’ouvrier n’a besoin que de regarder dans son entourage pour s’apercevoir que l’esprit vif, ardent, et le coeur chaud répondent plus à l’appel de la technique évoluée que l’endormi, le timoré, le poltron. La révolution de la technique avance rapidement, les hommes suivent un peu plus lentement. Finalement pourtant la masse suit, finalement tout le monde suit. Le pouvoir des forces productives sociales est tout-puissant.
L’on voit manifestement les millions de prolétaires suivre d’abord lentement, puis de plus en plus rapidement, la technique moderne et passer en masse à la social-démocratie.
L’individu a donc une grande importance dans l’évolution de la société ; les énergiques, les passionnés, les sensibles, les géniaux, les empressés, accélèrent la marche d’une classe, tandis que les sots, les léthargiques et les indifférents, la ralentissent ; mais aucun homme, aussi génial, zélé ou ardent soit-il, ne peut donner à la société une direction opposée à l’évolution de la technique, et aucun imbécile, aucun fainéant ou aucun apathique, ne peut arrêter le courant. L’être social est tout-puissant. L’individu qui lui résiste est écrasé, et sa résistance elle-même sera déterminée par l’être social.
E. Coutume et morale
Nous en avons terminé avec les domaines prétendument inférieurs de l’esprit et nous en venons maintenant aux domaines prétendus supérieurs : les moeurs, la morale sociale, la religion, la philosophie, l’art. Ces domaines sont placés par les classes dominantes au-dessus des premiers parce qu’ils sont encore trop liés à la matière, alors que ces derniers semblent planer au-dessus de tout ce qui est matériel. Le droit, la politique, la science de la nature, même s’ils sont spirituellement élevés, ne traitent cependant que de ce qui est terrestre, de choses et de rapports matériels, souvent laids. La philosophie, la religion, la morale, l’art, en revanche semblent purement spirituels, beaux et sublimes. Un avocat, un parlementaire, un ingénieur ou un professeur, paraissent moins éminents qu’un artiste, un prêtre ou un philosophe.
Nous ne voudrions pas donner notre aval à cette classification. Mais il est vrai que, pour nous aussi, l’art, la philosophie, la religion et la morale, sont des domaines plus difficiles. C’est précisément du fait que les classes dominantes ont fait de ces domaines des sphères surnaturelles, sans lien avec la terre, avec la société, purement spirituelles, et parce que cette opinion s’est insinuée comme un préjugé dans tous les esprits, qu’il est plus difficile de prouver ici aussi la relation entre la pensée et l’être social. Nous devons nous contraindre au double de clarté, car il s’agit ici en effet de l’intérêt des ouvriers à un degré double. Le fait de saisir la vérité sur ce point donne des combattants vigoureux.
Nous commençons par le plus simple de ces quatre domaines : la coutume. L’on doit ici faire nettement la différence entre la coutume et la morale. La coutume est une prescription pour des cas déterminés, la morale est quelque chose de général. Chez les peuples civilisés, de ne pas aller tout nu par exemple est une coutume, alors qu’aimer son prochain comme soi-même c’est de la morale. Nous traiterons du moins simple, de la morale, de la moralité, après avoir étudié la coutume.
Deux exemples clairs, très généraux, tirés de notre époque, et de ce que le travailleur a quotidiennement devant ses yeux, démontreront comment la coutume est transformée par le changement des rapports de production.
Auparavant, la coutume était que la classe ouvrière ne se souciait pas des affaires publiques. Non seulement les ouvriers n’avaient aucune influence sur le gouvernement, mais les pensées des ouvriers n’étaient pas non plus occupées par lui. Ce n’est qu’aux époques de grande tension, pendant une guerre avec l’étranger ou bien quand les souverains, les princes, la noblesse, le clergé et la bourgeoisie, se battaient entre eux, que leur attention s’éveillait ; chacun cherchait alors à gagner les ouvriers à soi ; il y eut ainsi des moments où les ouvriers ont senti que leur intérêt était aussi enjeu ; ils ont alors participé ou bien ils se sont laissé utiliser. Mais il n’a pas été question chez eux d’une vie politique durable.
Maintenant, tout ceci est complètement différent. De très nombreux ouvriers non seulement prennent part à la vie politique, mais, dans les pays où la social-démocratie a éduqué le prolétariat, le prolétariat est devenu la classe qui participe le plus fortement à la politique.
Auparavant, la bonne coutume était que l’ouvrier soit le soir à la maison, maintenant, la coutume est - et elle le devient de plus en plus - que l’ouvrier aille durant la soirée à une réunion de son syndicat, de son parti ou d’une association culturelle prolétarienne.
Ces coutumes résultent de l’intérêt de classe, et l’intérêt de classe naît par suite des rapports de propriété. Auparavant, c’était en outre aussi dans l’intérêt des classes dominantes que les ouvriers soient économes, calmes, modestes, humbles, et ne s’occupent de politique qu’en des occasions particulières. Et c’est parce que la classe ouvrière était faible en raison de la technique d’autrefois qu’elle se laissait imposer cela par les classes dominantes. Les prêtres, les valets des gouvernants, les écoles et plus tard les journaux, leur prêchaient cela.
L’intérêt de classe des ouvriers est maintenant devenu autre ; la technique l’a modifié, elle a en même temps rendu les ouvriers assez forts pour qu’ils n’écoutent plus les patrons. Grâce à l’intérêt de classe, la coutume s’est transformée : celui qui n’est pas organisé est maintenant un ouvrier obtus et indifférent, un mauvais ouvrier ; mais l’homme ardent qui milite pour l’organisation est le bon ouvrier.
Et donc - c’est clair pour tout le monde, n’est-ce pas ? - l’on qualifie quelqu’un de bon ou de mauvais selon la coutume qui est en vigueur.
Aujourd’hui, ce qui est bon est le contraire de ce qui était bon autrefois. Être dehors, dans la rue, dans un rassemblement ou pour une manifestation, c’est maintenant bon. En effet la technique promet maintenant la victoire à la classe ouvrière, et la victoire des ouvriers est bonne pour eux et bonne pour la société tout entière.
Quand un jour notre camarade Henriette Roland-Holst a dit que les conceptions du bien et du mal « jouaient aux quatre coins », on lui en a beaucoup tenu rigueur. Mais celui qui examine tranquillement les faits, au lieu de s’indigner pour pas grand-chose, remarquera que différents peuples et classes - ou un peuple ou une classe à des époques différentes - ont qualifié les mêmes choses de bonnes ou de mauvaises. L’histoire entière est pleine de tels faits. Nous n’attirerons ici l’attention que sur les coutumes qui règlent le rapport des deux sexes et le mariage, qui sont différentes chez différents peuples et classes ou à des époques différentes.
Nous prenons maintenant encore un autre exemple très général, tiré de notre époque. En dehors de la classe ouvrière qui aspire à s’élever, une autre partie de l’humanité cherche la liberté de mouvement sociale : les femmes. D’où cela provient-il qu’elles, qui il n’y a pas si longtemps n’étaient éduquées qu’en vue du travail domestique et du mariage, visent par centaines un autre objectif encore : un champ d’activité dans la société ?
Chez la femme prolétaire, cela provient de la grande industrie. Le travail à la machine est souvent si facile - même s’il devient pénible du fait de sa durée - que les femmes et les jeunes filles peuvent l’accomplir. Le salaire du père ne suffisait pas ; les femmes et les enfants devaient aller à l’usine afin que, grâce au prix de leur peine, la paye devienne suffisante pour la famille. C’est ainsi que les femmes prolétaires sont entrées dans les entreprises, et que leur nombre a augmenté de plus en plus.
Et le contenu de l’esprit des femmes a changé en conséquence. L’idée socialiste, l’apogée du travail qu’elles accomplissent, s’est également insinuée dans leurs têtes. Les femmes prolétaires ont, dans certains pays, comme en Allemagne, parcouru une bonne distance sur le chemin de l’organisation socialiste ; dans tous les pays capitalistes, elles ont commencé d’emprunter ce chemin. La femme de la classe ouvrière et la jeune ouvrière sont devenues des camarades de combat de l’homme dans le parti politique et dans le syndicat ! Quelle différence par rapport à autrefois quand la femme brodait, lavait les vêtements, s’occupait du ménage et des enfants, et ne faisait rien d’autre !
Et, dans la tête de la femme socialiste de la classe ouvrière, vit aussi l’idée d’une époque où la jeune fille et la femme seront complètement autonomes socialement, et complètement libres en tant que productrices. Dans la société du futur, personne, ni homme ni femme, n’aura de maître, ni dans le mariage ni dans l’atelier, nulle part. Les individus se côtoieront comme des êtres libres et égaux.
Et cette idée aussi a été donnée à la femme par le processus de production.
La femme bourgeoise aspire également à la libération. Et chez elle aussi, cette idée provient du processus de production. En effet, premièrement, quand la grande industrie a pris son essor, les tâches ménagères de la femme ont diminué. La grande industrie a produit à si bon marché différentes choses, comme la lumière, la chaleur, les vêtements, les aliments, que l’on n’a plus voulu les faire ou les préparer à la maison ; deuxièmement, la concurrence a été si aiguë que les femmes et les filles de la petite bourgeoisie ont dû aller travailler et qu’elles ont cherché une place à l’école, au bureau, au service du téléphone, à la pharmacie, etc. ; troisièmement, chez la bourgeoisie, le nombre de mariages a diminué à cause de la lutte violente pour l’existence, à cause des prétentions de vie plus élevées et de la recherche du plaisir et du luxe. Tout cela est une conséquence du mode moderne de production.
C’est pourquoi l’esprit de la jeune fille bourgeoise s’oriente vers une liberté sociale de mouvement plus grande ; sa pensée s’est modifiée. Comparée à sa grand-mère, elle est un nouvel être humain.
Tandis que la femme prolétaire, en raison de la place qu’elle occupe dans le processus social de production, a dans l’esprit la libération du prolétariat et par-là de l’humanité tout entière, la féministe bourgeoise ne pense qu’à la libération de la femme bourgeoise. Elle veut l’amener au pouvoir à l’intérieur de la société bourgeoise ; elle veut lui donner le pouvoir capitaliste, ce qui n’est évidemment possible que si elle opprime les ouvriers économiquement et politiquement d’une manière aussi forte que la bourgeoisie masculine le fait actuellement.
La féministe ne veut pas « libérer la femme de la propriété, mais lui procurer la liberté de la propriété », elle ne veut pas « la libérer de la saleté du profit, mais lui donner la liberté de la concurrence ». La femme de la classe ouvrière veut se libérer et libérer toutes les femmes et tous les hommes de la pression de la propriété et de la concurrence et libérer ainsi vraiment tous les êtres humains.
Bien que le contenu des têtes de ces deux femmes soit aussi différent qu’une veilleuse l’est par rapport à la pleine lumière du soleil, leurs pensées naissent cependant du processus de production ; ces pensées ne se distinguent que par les différents rapports de propriété dans lesquels les deux « soeurs » sont placées.
Quels sentiments ardents nous inspirent la complète libération de la femme, la libération de l’ouvrier, la libération de l’humanité ! Quelle passion et quelle résolution elles suscitent chez des millions de personnes, quelles sources d’énergie elles font bouillonner pour nous ! Et quels rêves magnifiques, dorés et roses, elles nous apportent dans les heures de repos qui suivent le combat ! Il peut sembler que c’est l’esprit de l’homme qui a fait naître de sa propre autorité toute cette énergie, cette folle combativité et ces rêves enchanteurs ! Mais n’oublions jamais, chers amis, que cette puissante volonté du prolétariat, cette félicité dans la victoire et cet espoir entêté après la défaite, ce très grand idéalisme des travailleurs - le plus élevé, le plus vaste et le plus magnifique, oui, le plus magnifique et de loin, parce que le plus conscient et donc la manifestation de l’esprit la plus profondément idéaliste que le monde ait jamais connu - que ces très beaux phénomènes spirituels ne font qu’un avec le travail, avec l’outil, qui, de leur côté, s’enracinent solidement à leur tour dans la terre.
Ces deux exemples démontrent, à partir des deux changements les plus importants dans les coutumes de notre époque, combien notre doctrine du matérialisme historique est juste. Nous allons passer maintenant à la morale générale. Entre-temps, afin de faciliter ce passage et donc de rendre tout le sujet plus compréhensible, nous prendrons tout d’abord un exemple qui n’appartient plus à la coutume du travail quotidien, comme l’assistance à des réunions ouvrières et le travail de bureau féminin, mais qui également n’appartient pas encore à ces domaines soi¬disant très élevés de la morale comme l’amour du prochain, l’amour de la vérité, etc.
Nous allons prendre comme transition l’amour de la patrie, le patriotisme.
Dans ce sentiment aussi, dans cette pensée, nous voyons à notre époque qu’un changement puissant a eu lieu et de nouveau principalement, en grande majorité, chez les ouvriers.
Auparavant, quand la classe ouvrière ne représentait pas encore une force sociale autonome quelconque, elle était patriote, c’est-à-dire qu’elle ne savait faire rien de mieux que de suivre les classes dominantes de son pays dans le combat contre des puissances étrangères. II n’est certes pas vraisemblable que les prolétaires de jadis et les enfants des paysans et de la bourgeoisie d’autrefois, qui se faisaient enrôler dans l’armée ou la marine, le faisaient par amour ardent de la patrie. La plupart le faisaient par contrainte et par misère, par manque d’un meilleur gagne-pain - mais les classes laborieuses ne savaient naguère rien d’autre que ce qui se faisait alors, ou du moins que ce qui devait être.
L’idée qu’elles pouvaient se déclarer comme une force autonome contre la guerre et l’empêcher, même si les classes gouvernantes la voulaient, ne leur venait pas à l’esprit, car elles étaient politiquement et économiquement un appendice de ces classes. Elles n’étaient assez fortes ni en nombre, ni en organisation, pour avoir une idée propre sur ce sujet, et encore moins donc pour la mettre en œuvre. Même si elles luttaient pour le maintien de la paix, elles le faisaient habituellement comme tenants d’une partie des classes dominantes, qui voyait plus d’avantage dans la paix que dans la guerre, et sous le mot d’ordre que cela serait bon pour la patrie, que cette idée et cette action seraient le véritable amour de la patrie.
En réalité, la guerre ainsi qu’un tel amour de la patrie n’étaient assurément pas souvent utiles ou avantageux pour les classes laborieuses en général. Autrefois, comme aujourd’hui, elles ont dû souvent payer la note avec leur sang, leur vie, leur petite propriété qui leur a été prise par de lourds impôts ou qui a été dévastée par la guerre. Mais néanmoins, elles suivaient dans leurs conceptions les classes dominantes et elles prenaient à leur compte les mots d’ordre qui leur étaient prêchés, comme l’amour pour l’indépendance du pays, l’amour pour la patrie ou la dynastie régnante, sans qu’elles y opposent quelque chose d’autre de bien déterminé.
Comme cela a changé ! Dans tous les pays, on assiste chaque jour à l’augmentation du nombre des ouvriers qui comprennent que les guerres contre des peuples civilisés et non civilisés sont tout simplement menées à l’avantage de la bourgeoisie ; que la bourgeoisie ne prêche l’amour de la patrie aux travailleurs que pour qu’ils soient des instruments de guerre dociles ; que le but et le résultat de toutes les guerres sont un pillage accru de la classe ouvrière ou l’extension de l’exploitation de plus de travailleurs encore ; qu’une lutte internationale des peuples est un danger pour les ouvriers du pays vainqueur comme du pays vaincu.
« La guerre », pense le travailleur moderne, « est dans l’intérêt du bourgeois. La production et le capital qui y est investi sont devenus si grands qu’il cherche des marchés et des territoires pour y placer son argent et qu’il veut, grâce à la guerre, en évincer ou en tenir éloignés d’autres. Mais il ne peut obtenir cela qu’en levant des impôts encore plus lourds, qu’en me payant un salaire moindre, en me faisant travailler plus intensivement et plus longtemps et en ne m’apportant aucune réforme ou alors de mauvaises réformes. Pour moi au contraire, il est de mon intérêt d’avoir des salaires élevés, un temps de travail court, de bonnes lois sociales, et de ne supporter ni droits de douane sur les aliments ni impôts sur la consommation. Je dois donc être contre la guerre. En outre, il est de mon intérêt que mon camarade de l’autre côté de la frontière jouisse également des mêmes avantages, car, dans ce cas, l’industrie de son pays ne peut exercer de concurrence déloyale avec des salaires de misère ; ensuite, le syndicat de ces ouvriers étrangers se consolidera, et je pourrai, selon son modèle, renforcer le mien et même l’affilier à une union internationale. Et si le parti politique des travailleurs y est puissant, c’est une stimulation pour nous pour renforcer aussi le nôtre, et nous pouvons en arriver à une association internationale de tous les partis politiques ouvriers avec le même objectif et pour un soutien mutuel. Mais si une guerre éclate, notre force économique et la leur seront anéanties et la bourgeoisie sèmera la haine entre nous. »
Le développement de l’industrie et du commerce mondial a transformé les ouvriers en une force autonome qui est à même d’atteindre son objectif seule. Mais ce développement, du fait qu’il a métamorphosé le capital en une grande force qui domine de manière écrasante dans tous les pays, a fait que les travailleurs ne peuvent vaincre le capital qu’internationalement. I1 est impensable que les travailleurs d’un seul pays puissent l’emporter sur leurs capitalistes sans que les capitalistes des autres pays ne remuent ciel et terre pour venir au secours de leurs camarades de classe. Cela apparaît déjà maintenant clairement au grand jour dans les fédérations patronales internationales. C’est à partir de toutes ces causes et motifs que les ouvriers socialistes ont compris que l’amour de la patrie n’est plus un mot d’ordre pour eux mais que c’est la solidarité internationale des ouvriers qui doit être leur mot d’ordre.
La technique, c’est-à-dire le processus de production à son degré de développement actuel, fait qu’il est nécessaire pour les capitalistes d’un pays soit de monopoliser les marchés des colonies, soit d’en avoir une partie la plus grande possible pour eux. La technique, c’est-à-dire le processus de production à son degré de développement actuel, fait qu’il est nécessaire que les ouvriers d’un pays s’opposent à cela parce que la guerre et la politique coloniale sont toujours accompagnées par une exploitation accrue du prolétariat.
Bien que tous les capitalistes luttent les uns contre les autres pour les marchés, la technique a concilié leurs intérêts là où il est essentiel d’opprimer les travailleurs.
La technique a organisé les travailleurs de tous les pays et elle leur a montré que leur intérêt est commun à tous là où il s’agit d’exprimer la solidarité de tous les travailleurs.
Les possédants sont donc pour la guerre et l’oppression des travailleurs, les travailleurs pour la prospérité internationale et l’union internationale des ouvriers.
La classe ouvrière n’est donc certainement pas patriote au sens de la bourgeoisie, c’est-à¬dire au sens qui a toujours été attribué à ce mot sous le capitalisme, et qui signifie : amour seulement de son propre pays, mépris, antipathie ou haine, envers le pays étranger.
Le capitalisme moderne est exclusivement patriote par cupidité. II ne considère pas réellement le patriotisme comme une vertu, ni la patrie comme sacrée, car il prend bien leur patrie aux habitants du Transvaal, des Philippines, des Indes anglaises ou néerlandaises, aux Chinois, aux Marocains, etc.. II fait venir des Polonais, des Galiciens, des Croates, des Chinois, afin de faire pression sur les salaires de ses compatriotes, qui sont des enfants de la même patrie.
Il exige de la classe opprimée un amour de la patrie qu’il ne ressent pas lui-même. L’amour de la patrie de la bourgeoisie, c’est de la cupidité et de l’hypocrisie. Un tel amour de la patrie est assurément totalement étranger au prolétariat socialiste. Au fond, tout amour de la patrie tel qu’il est compris par la bourgeoisie est étranger au travailleur. Naturellement, l’ouvrier veut conserver sa langue, la seule avec laquelle il peut trouver du travail. Mais ce n’est pas ce patriotisme que la bourgeoisie lui réclame. L’ouvrier aime aussi la nature, le climat, l’air de son pays, dans lesquels il a grandi depuis son enfance. Mais ce n’est pas non plus ce patriotisme que la bourgeoisie lui réclame. Le patriotisme que la bourgeoisie veut imposer au travailleur est le patriotisme grâce auquel il se laisse utiliser docilement comme instrument de guerre par elle et par lequel il se laisse massacrer pour elle quand elle défend son profit, ou bien qu’elle cherche à dérober le profit d’autres capitalistes ou la propriété de peuples désarmés. Voilà quel est le patriotisme bourgeois, et il est complètement étranger aux travailleurs socialistes.
Au sens de la bourgeoisie, l’ouvrier n’a pas de patrie. L’ouvrier demande lors de toutes les complications internationales : quel est l’intérêt des travailleurs, et c’est celui-ci, celui-ci seulement, qui détermine son jugement. Et puisque maintenant l’intérêt de classe des travailleurs exige en général le maintien de la paix, la politique des travailleurs se présente comme le moyen de préserver toutes les nations. Car si la paix dure et si la classe ouvrière vient au pouvoir dans tous les pays, il n’y a alors plus de possibilité pour qu’un pays en assujettisse un autre ; ensuite, il ne peut être question que d’une disparition progressive des frontières et des différences, par des moyens organiques, sans violence. Jusque là, la social-démocratie internationale assure l’existence de toutes les nations. Et dans les cas, qui ne sont que rarement imaginables, où le prolétariat approuverait une guerre - par exemple pour détruire un despotisme comme en Russie -, ce n’est pas le patriotisme de la bourgeoisie qui serait mis en œuvre, mais l’amour du prolétariat international.
La classe ouvrière, qui se fraye un chemin vers le socialisme, peut opposer tranquillement son but au patriotisme chauvin de la bourgeoisie, qui vise le sale profit, et à ses comédies pacifistes hypocrites : l’unité internationale des travailleurs et par-là l’unité de tous les hommes, la paix éternelle pour tous les peuples. Le but de la bourgeoisie est limité, de même qu’un pays ou qu’un petit coin de terre est limité par rapport à la planète ; mais en outre il est faux et inaccessible car les maîtres capitalistes des peuples qui luttent pour le butin lutteront entre eux tant qu’il y aura du butin. Le but de la social-démocratie est sublime, pur et splendide, mais en plus il est réellement accessible ; la classe ouvrière ne peut souhaiter rien d’autre que la paix entre les travailleurs, car cette paix est dans son intérêt, et plus encore la condition préalable de sa victoire.
Quel bouleversement par rapport à auparavant ! L’ouvrier d’autrefois pensait en suivant servilement les idées bornées de ses maîtres ; l’ouvrier d’aujourd’hui embrasse le monde, l’humanité tout entière, il est indépendant de ses maîtres et il lutte contre eux. Et tout ce changement a été produit par la machine ; c’est à elle qu’on le doit car elle a engendré des millions de prolétaires et elle les a organisés.
Remarque.
Nous avons déjà discuté plus haut du fait que le patriotisme des classes laborieuses ne découlait pas autrefois directement de leur intérêt, mais de l’intérêt des classes dominantes dont elles étaient dépendantes. C’est toujours ce que l’on trouvera : tant qu’une classe n’a pas la force de défendre ses intérêts véritables les plus profonds, tant que l’intérêt d’une autre classe est en dernière instance son intérêt, elle suivra aussi pour une grande part de sa pensée les classes dominantes. Le patriotisme d’autrefois était un exemple clair de cela - et il en est un encore aujourd’hui chez beaucoup. « Les idées dominantes d’une époque, dit Marx, ont toujours été les idées des classes dominantes. » Mais dès que la classe opprimée voit une occasion, par exemple lors d’une révolution, elle apparaît avec son intérêt le plus profond, elle montre son âme la plus profonde et elle rejette les idées qui lui ont été imposées par les dominants.
Et dans la mesure où une classe devient petit à petit plus forte, de sorte qu’elle peut défendre ses propres intérêts, son monde de sentiments et de pensées s’exprime de façon de plus en plus vigoureuse et finalement de façon hardie et ouverte, sans fausse pudeur. Nous allons passer maintenant aux domaines « supérieurs » de la morale. Le désir de développement de la part de l’ouvrier, le désir d’égalité juridique sociale avec l’homme de la part de la femme, le patriotisme, ne sont que des sentiments inférieurs par rapport au désintéressement, à l’amour du prochain, au dévouement, à la loyauté, à l’honnêteté, à la justice.
Ces vertus appartiennent à la morale supérieure, elles sont la morale elle-même.
Qu’en est-il de ces vertus ? D’où viennent-elles ? Sont-elles éternelles, sont-ce les mêmes qui vivent toujours dans la poitrine des hommes, ou bien sont-elles aussi variables que toutes les autres choses spirituelles que nous avons appris à connaître ? Ces questions sont restées insolubles pour les hommes depuis des siècles, depuis que le philosophe grec Socrate et ses contemporains ont commencé à les poser.
Elles offrent aussi une difficulté singulière.
II y a en effet une voix en nous qui nous dit immédiatement dans beaucoup de cas ce qui est bien et ce qui est mal. Des actes d’amour du prochain, de dévouement, se produisent spontanément, d’eux-mêmes, sur l’injonction de cette voix. L’amour de la vérité, la fidélité, la probité, nous sont prescrits impérativement d’eux-mêmes par elle. Notre conscience nous avertit quand nous n’écoutons pas cette voix. Nous sommes emplis de honte quand nous n’avons pas bien agi, même sans que personne ne le sache. La loi morale, les commandements du devoir vivent en nous, sans que l’éducation et que le sentiment de plaisir puissent suffisamment les expliquer.
Ce caractère impérieux et spontané est spécifiquement propre à l’éthique, à la morale. Aucun autre domaine de l’esprit ne l’a, ni les sciences de la nature, ni le droit, ni la politique, ni la religion, ni la philosophie, qui ont tous été appris parce qu’il ne pouvait pas en être autrement.
L’on a cherché à faire découler la loi morale de l’expérience de l’individu lui-même, de son éducation, de ses habitudes, de son désir de bonheur, d’un égoïsme raffiné ou de la sympathie pour autrui. Mais l’on n’est jamais arrivé de cette façon à expliquer ni l’origine de ce qui est impérieux dans la voix qui nous appelle à l’amour du prochain, ni ce qu’il y a de merveilleux dans le fait que l’homme dédaigne sa propre existence pour sauver celle d’un autre.
Puisqu’on ne pouvait pas faire découler la morale de la réalité, il ne restait plus que le lieu de refuge habituel de l’ignorance : la religion. Puisque la morale ne pouvait pas être expliquée par la vie terrestre, son origine devait se trouver dans le surnaturel. Dieu avait donné à l’homme le sens du bien, la notion du bien ; le mal provenait de la nature charnelle de l’homme, du monde matériel, du péché.
L’inintelligibilité de l’origine du « bien » et du « mal » est une des causes de la religion. Les philosophes Platon et Kant ont édifié un monde surnaturel là-dessus. Et aujourd’hui encore où la nature est beaucoup mieux comprise, où la nature de la société apparaît beaucoup plus clairement aux hommes, aujourd’hui encore la morale, le désir du « bien », l’aversion pour le « mal », sont finalement pour beaucoup d’hommes quelque chose de si merveilleux qu’ils ne peuvent l’expliquer qu’au moyen d’une « divinité ». Combien d’hommes modernes n’y a-t-il pas qui, pour une explication des phénomènes naturels ou de l’histoire, n’ont plus besoin de dieu, mais qui, pour « la satisfaction de leurs besoins éthiques » déclarent nécessaire d’en avoir un. Et ils ont raison, car ils ne comprennent ni l’origine, ni la nature, des grands commandements 108 moraux, et ce que l’on ne comprend pas et que l’on considère cependant pour quelque chose de très haut, on le déifie.
Et pourtant, les plus hauts commandements moraux sont expliqués dans leur nature et leur effet depuis un demi-siècle. Nous sommes redevables de cela à deux chercheurs : le premier a étudié l’homme dans son existence animale, l’autre l’a étudié dans son être social - Darwin et Marx.
Darwin a démontré que tous les organismes mènent une lutte pour l’existence contre toute la nature qui les entoure, que seuls subsistent les organismes qui acquièrent les organes spécifiques les plus adéquats pour leur défense et leur nourriture, dont les organes présentent la meilleure division du travail, qui s’adaptent le mieux au monde extérieur. Un grand groupe du monde organique, les animaux, s’est développé dans la lutte pour l’existence, et il a développé à travers elle son autonomie de mouvement et sa capacité de compréhension. Font partie de la capacité de compréhension, l’observation des particularités de l’environnement, le discernement de ce qui concorde et de ce qui diffère en lui, et le souvenir de ce qui s’est passé antérieurement.
A travers la lutte pour l’existence, les instincts d’autoconservation et de reproduction sont devenus de plus en plus forts, comme la division du travail, l’autonomie de mouvement et la pensée. C’est ainsi qu’a grandi l’instinct de l’amour maternel. Chez les animaux qui, pour pouvoir mener la lutte pour l’existence, doivent vivre ensemble en sociétés plus ou moins grandes ou petites - comme quelques carnassiers, beaucoup d’herbivores, et parmi eux les ruminants, beaucoup de primates -, les instincts sociaux se développent. L’homme appartient lui aussi à ces espèces ; l’homme lui aussi n’a pu se maintenir dans la nature que de manière sociale, par la vie en groupes ou en hordes, et c’est ainsi que les instincts sociaux se sont développés aussi chez lui.
Mais quels sont les instincts sociaux qui se sont formés chez l’homme et l’animal du fait de la lutte pour l’existence et qui sont devenus de plus en plus forts grâce à la sélection naturelle ? « Ils peuvent être différents en fonction des différentes conditions de vie des différentes espèces, mais une série d’instincts forme la condition préalable au développement de toute société. » Il y a des instincts sans lesquels une société ne peut subsister, et ces instincts doivent donc s’être développés chez toute espèce qui, pour assurer sa conservation, devait vivre de manière sociale, comme l’homme.
Quels sont ces instincts ? « Avant tout l’oubli de soi, le dévouement à la communauté. » Si cet instinct n’était pas apparu, chacun n’aurait vécu que pour soi, et l’on n’aurait pas mis la communauté au-dessus de soi-même ; la société aurait péri sous les attaques des forces naturelles environnantes ou des animaux hostiles. Si par exemple, dans une troupe de buffles vivant ensemble, chaque individu ne se voue pas à la collectivité en résistant quand le tigre attaque le troupeau à l’endroit où il se trouve dans le cercle de ses camarades, si chaque individu s’enfuit pour sauver sa propre vie sans se soucier de la communauté, alors cette société sera détruite.
C’est pourquoi le sacrifice spontané est le premier instinct social qui doit naître chez une telle espèce animale. « Ensuite, la bravoure dans la défense des intérêts communs ; la loyauté envers la communauté ; la soumission aux volontés de la collectivité, et donc l’obéissance ou la discipline ; la véracité à l’égard de la société, dont on met la sécurité en danger ou dont on gaspille les forces quand on l’induit en erreur, par exemple avec de faux signaux. Enfin, l’ambition, la réceptivité à la louange ou au blâme de la société. Ce sont tous des instincts sociaux que nous trouvons déjà à l’état prononcé dans les sociétés animales, beaucoup d’entre eux souvent à un degré élevé. « Mais ces instincts sociaux ne sont rien d’autre que les vertus les plus éminentes, en substance la loi morale. Ce qui manque encore au plus haut point parmi elles, c’est l’amour de la justice, c’est-à-dire le désir d’égalité. Il n’y a à vrai dire pas place pour cette évolution dans les sociétés animales, parce qu’elles ne connaissent que des inégalités naturelles, individuelles, 109 et non pas des inégalités sociales, produites par des rapports sociaux. »
Cet amour de la justice, le désir d’égalité sociale, est donc quelque chose qui est propre à l’homme La loi morale est un produit du monde animal ; elle existait déjà chez l’homme lorsqu’il était encore un animal grégaire ; elle est très ancienne, car dès que l’homme a été un être social, c’est-à-dire tant qu’en somme il a existé, elle a existé chez l’homme. Ce n’est qu’en s’aidant mutuellement que les hommes ont pu vaincre la nature. C’est donc à ce désir moral d’entraide, à cette loi morale, à cet instinct social, que les hommes sont redevables de tout.
La loi morale a parlé en eux depuis l’origine. « D’où la nature mystérieuse de cette voix en nous qui, sans impulsion extérieure, n’est liée à aucun intérêt visible... C’est assurément un désir mystérieux, mais pas plus mystérieux que l’amour physique, l’amour maternel, l’instinct de conservation, la nature de l’organisme en somme et tant d’autres choses..., que personne ne considérera comme des produits d’un monde suprasensible.
« La loi morale est un instinct animal à l’égal des instincts d’autoconservation et de reproduction, d’où sa force, sa poussée, auxquelles nous obéissons sans réfléchir, d’où notre décision rapide dans certains cas pour savoir si une action est bonne ou mauvaise, vertueuse ou immorale, d’où la détermination et l’énergie de notre jugement moral, et d’où la difficulté de la fonder quand la raison commence à analyser les actions et à questionner leurs motifs. »
Nous voyons maintenant clairement ce qu’est le sentiment du devoir, ce qu’est la conscience. C’est la voix des instincts sociaux qui nous appelle. Et parmi ceux-ci, résonne en même temps la voix de l’instinct d’autoconservation et de l’instinct de reproduction, et il arrive ensuite souvent que ces deux instincts entrent en conflit avec la voix de l’instinct social. Quand, après un certain temps, les instincts de reproduction et d’autoconservation finissent par se taire parce qu’ils sont satisfaits, alors l’instinct social retentit souvent encore, mais comme un regret¬« II n’y a rien de plus erroné que de voir dans la conscience la voix de la peur des congénères, de leur opinion ou de leur force physique. Elle agit aussi », comme nous l’avons déjà dit, « relativement aux actions que personne n’a expérimentées, et même en fonction d’actions qui apparaissent très dignes d’éloges pour l’environnement, et elle peut aussi agir comme agent de répulsion par rapport à des actions que l’on a entreprises par peur des congénères et de leur opinion publique. L’opinion publique, la louange ou la réprobation, sont certainement des facteurs très influents. Mais leur effet suppose déjà un instinct social déterminé, l’ambition ; elles ne peuvent pas produire les instincts sociaux. »
L’on voit ainsi combien il est simple d’expliquer ce domaine apparemment si merveilleux de l’esprit, qui embrasse les commandements les plus élevés de la morale, combien il est faux de faire appel pour cela au surnaturel, combien il est clair que les causes de la morale se trouvent dans notre existence terrestre, animale et humaine.
Voilà donc ce qu’est la nature de la morale ; nous devons cette compréhension en tout premier lieu à Darwin. Mais d’où vient-il que les grandes vertus soient si variables chez des peuples différents et à des époques différentes ? Comment l’effet de ces instincts sociaux est-il à chaque fois si différent ? Cela, Darwin ne l’a pas examiné. Nous devons ces connaissances avant tout à Marx.
[Nous ne pourrons jamais assez recommander au lecteur, en particulier s’il appartient à la classe ouvrière, la lecture de Éthique et conception matérialiste de l’histoire de Kautsky. L’éthique est le dernier rempart derrière lequel se retranchent les gens qui veulent maintenir le travailleur dans l’état de mineur grâce à la religion. Quand on a percé à jour l’origine terrestre des commandements moraux les plus élevés, beaucoup d’entraves spirituelles sont alors supprimées. De même, la solidarité sera renforcée si l’on reconnaît qu’elle trouve son origine dans les plus anciens sentiments du genre humain. ]
C’est Marx qui a découvert les causes principales du changement dans les effets des instincts sociaux pour les siècles de l’histoire écrite, pour l’époque de la propriété privée, pour l’époque de la production de marchandises. Marx a mis en évidence que, du fait de la propriété privée qui est elle-même un produit du développement de la technique, de la division grandissante du travail, grâce à laquelle les métiers manuels se sont détachés de l’agriculture, les classes sont nées, celles des possédants et des non possédants, dont les membres ont mené entre eux, depuis le début jusqu’à présent, une lutte pour les produits et les moyens de production.
Marx a démontré qu’une lutte qui ne cesse de se développer naît de la technique qui ne cesse de se développer. I1 a ainsi montré les causes, les plus importantes pour l’époque moderne, des changements dans l’effet des commandements moraux. En effet, premièrement, il surgit une compétition entre les propriétaires privés, même s’ils appartiennent à la même classe. Et cette rivalité agit de manière meurtrière sur le commandement moral le plus haut qui énonce que l’on doit s’entraider, c’est-à-dire qu’un individu doit se sacrifier pour autrui. Ce commandement devient lettre morte dans une société qui repose sur la concurrence. Dans une telle société, il devient un précepte abstrait d’origine non pas terrestre mais seulement céleste, qui est délicieusement beau mais qui n’est pas suivi, un précepte à proprement parler uniquement pour le dimanche, où le commerce et l’usine sont arrêtés et seule l’église est ouverte. I1 n’est pas possible d’accepter que le marché, la position, le travail, se fassent concurrence, et d’obéir en même temps à la voix intérieure qui nous chuchote depuis l’époque primitive qu’il faut assister notre prochain, car à deux on est plus fort que tout seul. C’est impossible, et toute doctrine qui dit qu’il peut et qu’il doit en être ainsi conduit à l’hypocrisie.
Dans son analyse de la marchandise, de la production capitaliste, Marx a découvert que le caractère de ces hommes qui produisent leurs produits en tant que marchandises indépendamment les uns des autres doit devenir nécessairement hostile et aliéné, non pas dans le rapport des hommes entre eux, mais comme des choses, comme des morceaux de toile, des balles de café, des tonnes de minerai, des tas d’or ; Marx a ainsi montré le véritable rapport des hommes entre eux, le rapport réel et non pas celui qui n’existe que dans l’imagination du poète ou dans les sermons des prêtres. Mais deuxièmement, le développement de la technique et de la division du travail a produit des groupes humains dont les membres, bien que souvent en compétition entre eux, ont cependant les mêmes intérêts vis-à-vis d’autres groupes, en d’autres termes les classes sociales. Les propriétaires terriens ont vis-à-vis des industriels, et les entrepreneurs ont vis-à-vis des ouvriers les mêmes intérêts, et vice-versa. S’ils peuvent se causer mutuellement préjudice sur le marché, tous les propriétaires terriens ont le même intérêt dans la lutte pour les droits de douane sur les céréales, tous les industriels ont le même intérêt dans la lutte pour des droits protecteurs sur les produits de l’industrie, tous les entrepreneurs ont le même intérêt contre de bonnes lois sociales pour les ouvriers.
La lutte de classe tue donc aussi une bonne partie de la morale, car le commandement moral ne peut pas être valable pour une classe qui essaie d’anéantir ou d’affaiblir la nôtre, car cette classe ne peut pas non plus éprouver de dévouement et de loyauté vis-à-vis de la nôtre. I1 ne peut être question d’un quelconque commandement moral qu’à l’intérieur de la classe dans les domaines de la lutte de classe ; le commandement moral le plus élevé est aussi peu valable vis-à-vis de l’autre classe qu’à l’égard de l’ennemi.
Pas plus qu’on ne songe pendant la guerre à se sacrifier pour l’ennemi, pas plus il ne vient à l’esprit de personne de prêter assistance au membre de la classe adverse, en tant que tel, De même que chez certains animaux le commandement moral ne vaut que pour les membres du même troupeau, de même qu’il ne valait chez les lignées humaines primitives que pour les membres de la tribu, de même il ne 111 vaut dans la société de classes qu’à l’égard des camarades de classe, et ce uniquement dans la mesure où il autorise la concurrence. Du fait du progrès de la technique, du fait de l’accumulation de richesses gigantesques d’un côté et de légions de prolétaires sans propriété de l’autre, la lutte de classe entre possédants et sans propriété, capitalistes et travailleurs, devient de plus en plus aiguë et violente à notre époque. De nos jours donc, au fur et à mesure que le temps passe, il est de moins en moins possible de suivre les commandements moraux les plus hauts, mutuellement, entre les classes. Au contraire, les autres grands instincts, ceux de l’auto conservation et de la préoccupation de la descendance, ont maintenant pris, dans les classes, de loin le dessus-sur les anciennes vertus sociales.
L’instinct d’autoconservation fait que les classes capitalistes refusent de plus en plus durement le nécessaire aux travailleurs. Elles sentent que, dans un temps pas trop lointain, elles devront tout abandonner, toutes leurs possessions, tout leur pouvoir, et, par peur de faire ne serait-ce qu’un pas dans cette voie, elles deviennent de moins en moins disposées à donner ne serait-ce qu’un petit quelque chose. Et l’ouvrier ne ressent pas lui non plus d’amour du prochain à l’égard du capitaliste, car les instincts de l’autoconservation et de l’amour pour ses enfants le poussent à abattre les capitalistes et à conquérir de cette manière un avenir magnifique et heureux.
Le développement de la technique, la richesse sociale, la division du travail, ont tellement progressé, les classes possédantes et non possédantes se sont tellement éloignées les unes des autres, que la lutte de classe « s’est transformée en la forme la plus essentielle, la plus générale, la plus durable, de la lutte pour l’existence des individus dans 1a société ». Avec la concurrence croissante, notre sentiment social, notre sentiment vis-à-vis des membres de notre société, c’est-à-dire notre morale, a vu sa force diminuer. Avec la lutte de classe, notre sentiment social vis-à-vis des membres des autres classes, c’est-à-dire notre morale vis-à-vis d’eux a également diminué, mais elle est devenue d’autant plus forte vis-à-vis des membres de notre propre classe. En effet, la lutte de classe en est déjà arrivée à un point tel que, pour les membres des classes les plus importantes, le bien de leur classe est devenu identique au bien public, au bien de la société tout entière. Au nom du bien public, on ne soutient que les camarades de classe et on engage résolument la lutte contre les autres classes. Si donc la nature de la morale la plus élevée réside dans l’oubli de soi, le courage, la loyauté, la discipline, l’attachement à la vérité, le sens de l’équité et l’aspiration à respecter et à glorifier son prochain, l’effet de ces vertus ou instincts se transforme continuellement du fait de la propriété, la guerre, la concurrence et la lutte de classe.
Pour que la chose soit la plus claire possible, appliquons maintenant ce que nous avons appris de Darwin et de Marx à un exemple individuel, tiré de notre époque, de notre propre environnement direct : Imaginons un entrepreneur, possesseur d’une usine qu’il exploite alors qu’il existe une vive concurrence avec ses collègues de classe. Cet homme peut-il suivre les plus hauts commandements de la morale, ces commandements qui selon la bourgeoisie sont éternels, à l’égard de ses collègues de classe, les propriétaires des usines concurrentes ? Non, il doit essayer de conserver ou de conquérir le marché pour lui. Il peut faire cela avec les meilleurs ou les pires moyens, ,mais il doit le faire. Il a peut-être par nature un sentiment très social - cela ne fait rien à l’affaire, l’instinct d’autoconservation et le souci qu’il a pour sa descendance l’emporteront sur ce sentiment. Dans la concurrence, c’est une question vitale de conserver le marché pour soi, d’étendre la clientèle. La stagnation y est déjà le début du recul. Au fur et à mesure que la concurrence s’aiguisera, c’est-à-dire au fur et à mesure que la technique et le marché mondial se développeront, ce fabricant aura des sentiments moins sociaux, il pensera plus fortement à l’autoconservation, c’est-à-dire au profit le plus grand possible. Car, plus la concurrence est aiguë, et plus le danger du déclin est grand.
Ce fabricant peut-il suivre les commandements les plus élevés de la morale à l’égard de ses ouvriers ? La question est risible. Même s’il est par nature un homme bon, même s’il a un sentiment particulièrement fort à l’égard de ceux qui souffrent, il sera quand même obligé de donner à ses ouvriers un salaire suffisamment bas pour que son usine lui rapporte un grand profit. Pas de profit ou bien un petit profit signifie la stagnation. L’entreprise doit être agrandie, de temps en temps rénovée, sinon, en quelques années, elle prendra du retard par rapport aux autres entreprises et, après dix ans, elle ne sera plus concurrentielle. I1 faut donc que l’exploitation ait lieu, et même les mesures les plus douces, les plus favorables aux ouvriers, doivent encore être telles qu’elles ne portent finalement pas atteinte au produit, au profit. C’est à dessein que nous mentionnons un capitaliste qui ressent encore quelque chose pour son personnel ; la plupart ne sont pas ainsi ; chez la plupart, le sentiment social est depuis longtemps déjà tué par le fait de faire du profit, et ceux qui prennent les mesures les plus favorables, le font encore souvent par ruse, par un intérêt personnel bien compris, pour enchaîner les ouvriers encore plus solidement à l’usine et pour en faire des esclaves qui rapportent encore plus.
Supposons maintenant que la classe des ouvriers commence à lutter contre ce capitaliste et sa classe, que des syndicats apparaissent et que des grèves éclatent, que telle ou telle revendication soit posée de manière de plus en plus violente, alors tout sentiment social disparaît peu à peu chez ce capitaliste et sa classe pour cette partie de ses congénères qui constitue le personnel de son entreprise ; alors la haine de classe s’éveille chez eux à l’encontre des travailleurs, et il se développe, là où il y a une lutte avec les ouvriers (c’est-à-dire en dehors de la concurrence qui persiste), la solidarité de classe avec les autres capitalistes. Et cela aussi change, cette atmosphère spirituelle se charge autrement au fur et à mesure que la technique se développe et que, simultanément, la lutte de classe augmente en violence. Supposons que ce fabricant devienne membre d’un syndicat, d’un trust ou d’un cartel. C’est ce qu’il doit aussi faire souvent pour son autoconservation. I1 tombe alors dans la position d’un despote vis-à-vis de ses ouvriers qui, parce que son trust possède un monopole, ne peuvent trouver de travail que chez lui et qui sont par conséquent tout à fait dépendants de lui. Ce capitaliste procède ensuite avec ses ouvriers comme son syndicat l’exige. Lorsqu’une restriction de la production est nécessaire, l’esclave devient chômeur ; si la conjoncture redevient favorable, il est rappelé à l’usine ; il n’est question ni de don de soi, ni d’amour du prochain, c’est le marché mondial qui décide. Au moment où nous écrivons cela, il se produit peut-être un licenciement de travailleurs dans une proportion qui ne s’est jamais présentée auparavant. Les trusts américains les jettent sur le pavé par centaines de milliers. Et en Europe, ce n’est pas mieux pour les ouvriers. Le sentiment social à l’égard des ouvriers n’existe plus chez la plupart de ces capitalistes. Prenons maintenant comme deuxième exemple un homme politique auquel les classes capitalistes ont confié leurs intérêts dans un parlement.
Cet homme-là peut-il suivre la morale la plus élevée, supposée éternelle, à l’égard de la classe laborieuse ? Non, même pas s’il le veut. En effet, l’équité, c’est-à-dire l’aspiration à donner à chacun les mêmes droits, est un commandement de la plus haute morale. Mais la classe capitaliste en tant que telle périt si elle donne les mêmes droits aux ouvriers. Les mêmes droits, cela signifie premièrement, les mêmes droits politiques, et deuxièmement, la possession commune de la terre et des moyens de production. Tant que cela n’existe pas, il n’y a pas de droit suprême, pas de justice suprême. Un politicien bourgeois peut-il y parvenir ? Non, car ce serait le suicide de sa classe. II doit s’y refuser. Et plus la lutte de classe devient ardente en raison du développement de la technique, plus les travailleurs progressent en nombre, en force et en organisation, plus la possibilité de leur prédominance devient nette, et plus le politicien bourgeois doit se refuser de manière résolue à faire quelque chose de significatif pour les ouvriers. Les politiciens bourgeois doivent faire taire leur sentiment social pour les travailleurs et n’écouter que la voix de l’autoconservation.
Exactement comme pour le capitaliste individuel, c’est pour la classe tout entière une question de vie ou de mort. Mais dans la mesure où le sentiment social pour les travailleurs disparaît, c’est un sentiment de solidarité avec les autres classes possédantes qui naît chez ce politicien bourgeois - représentant d’une des classes possédantes, comme nous le supposons -, tandis que la lutte et la concurrence politique persistent sur d’autres points avec elles. Et cette haine de classe comme cet amour de classe deviennent chez ce politicien plus forts au fur et à mesure que le contraste entre les classes possédantes et non possédantes devient plus rude, du fait de la technique. C’est ce qui explique que des hommes politiques qui, avant qu’ils ne se soient retrouvés dans la pratique de la politique - par exemple dans un parti d’opposition ou bien dans un jeune parti bourgeois - étaient emplis d’un sentiment social pour les travailleurs, le perdent dès qu’ils ont à mener la lutte pratique contre les travailleurs. La pratique tue ce sentiment et fait renaître la solidarité de classe avec les possédants.
Kuyper ,en Hollande [Abraham Kuyper (1837-1920), professeur de théologie, il contribua à la fondation de l’Université libre d’Amsterdam ; journaliste, il créa deux journaux, « De Standaard » et « De Heraut », et homme politique, il fut à l’origine du Parti Anti-Révolutionnaire et Premier ministre des Pays-Bas de 1901 à 1905 (NdT).], Millerand, Briand et Clemenceau en France, sont des exemples éminents de ce phénomène.
Prenons maintenant un ouvrier comme troisième exemple. Celui-ci peut-il obéir au commandement élevé du don de soi par rapport à son patron, à la classe et à l’État de ce dernier ? Non, car il s’échinerait ainsi jusqu’à la mort, sa femme et ses enfants dépériraient de misère. La pauvreté, la maladie et le chômage, le ruineraient, lui et sa classe. C’est contre cela que se révoltent également chez lui les puissants instincts d’autoconservation et de reproduction, accompagnés de tous les sentiments d’une force irrésistible qui leur sont apparentés, l’amour des enfants et l’amour des parents. Il ne doit pas se sacrifier pour le capitaliste, pour l’État, car, s’il se laisse gouverner sans obstacles, ils le ruineront, ils le condamneront à l’esclavage et à la mort prématurée.
L’histoire enseigne que, si les travailleurs ne luttent pas pour un meilleur sort, la classe des capitalistes les amènera à un point où ils ne pourront ni vivre ni mourir, et que même la plus infime des améliorations coûte des années d’efforts. L’existence des ouvriers est souvent si sombre, le chômage, le travail des femmes et des enfants, les cas de maladie, la concurrence entre les ouvriers, sont souvent si insupportables, leur vie est si dénuée de tous les plaisirs spirituels et physiques dont la satisfaction serait pourtant si facile, que le dévouement à la classe capitaliste et à son État ne signifie rien de moins que la chute du bord étroit où l’ouvrier se trouve, la chute dans la mort. C’est pourquoi l’ouvrier se conduit à l’égard de la classe des capitalistes de manière contraire à la haute loi morale (que les chrétiens expriment par les paroles : aime ton prochain comme toi-même) : il s’engage dans la lutte contre la classe dominante. Et plus la résistance des capitalistes, du fait du développement de la technique, est grande, plus leur organisation en unions patronales, en trusts et en partis politiques, est forte, et plus l’instinct social vis-à-vis de la classe capitaliste est faible dans le cœur de l’ouvrier ; il se transforme de la même manière que chez celle-ci en haine de classe.
Deux tendances d’esprit sont possibles pour le politicien bourgeois ou le capitaliste, qui, du fait du développement de la technique et du mode de production, en arrive à être en contradiction avec la classe ouvrière. Ou bien il avoue qu’il ne peut pas suivre et qu’il ne suit pas les commandements de la morale la plus haute à son égard. Il devient alors cynique, il étouffe avec un "cela ne va pas" la voix qui lui dit ce qu’il reconnaît lui-même comme "bien". Ou bien il dit qu’il reconnaît et suit la morale la plus haute. II devient alors un hypocrite dont les paroles et les actes sont en contradiction aiguë entre eux, qui dissimule ses actes antisociaux derrière de belles paroles sonores. Et l’hypocrisie devient particulièrement répugnante quand, comme chez Kuyper, la religion et la dévotion s’y associent. Mais de tels phénomènes ne sont pas des péchés personnels mais, comme nous le démontrons, une conséquence nécessaire du développement des forces productives.
Allons plus loin et imaginons que cet ouvrier ait appris à comprendre les rapports de production et de classes si profondément qu’il soit devenu socialiste, ses instincts moraux les plus élevés deviendront alors de plus en plus chaleureux pour la classe des non possédants et grandiront dans la même mesure qu’ils diminueront pour les capitalistes et leur société. S’il est un homme qui a par nature des sentiments moraux élevés, ceux-ci seront renforcés par la compréhension que lui et ses enfants, et tous ses camarades, ne pourront parvenir au bonheur que si tous, et aussi lui-même, écoutent mutuellement la voix qui appelle à la fidélité, à l’amour de la vérité, à la bravoure, au don de soi, à la justice. Et plus le malaise des classes croît, c’est-à-dire, du fait du développement de la technique, plus le besoin d’une société socialiste est grand chez les travailleurs et plus la résistance contre elle est ample chez les possédants, plus la solidarité grandira, plus la morale parlera fort dans le prolétariat, plus il prêtera l’oreille à cette voix.
Et donc l’effet de la morale se transformera ici aussi sans cesse. Et supposons pour finir le cas de ce travailleur qui sait développer son esprit de manière si ample qu’il ressente très clairement le bonheur que la société communiste apportera à tous les hommes, la misère qu’elle fera disparaître, il découvrira alors, au travers de sa haine pour les possédants et de sa solidarité avec les non possédants, une voie pour son très haut sentiment moral. II sent que ce n’est que lorsque les ouvriers vaincront et que la société communiste sera réalisée, que la loi morale pourra agir en nous vis-à-vis de tous les hommes. C’est pourquoi, dans son aspiration, et celle de sa classe, à abolir la propriété privée, la concurrence et la lutte de classe, il sent au plus profond de son coeur quelque chose, ne serait-ce qu’un reflet de la première aurore, de la loi morale suprême qui s’appliquerait à tous les hommes.
Car, si la société socialiste est une bénédiction pour tout le monde, alors l’aspiration à provoquer son avènement contiendra déjà aussi quelque chose de l’amour général de l’humanité qui s’étend à toutes les nations Avec ces exemples, qui sont connus de tout travailleur à partir de son entourage le plus proche dans la vie réelle, l’on voit donc tout à fait clairement que l’effet, le contenu, le mode d’existence, de notre soi-disant morale suprême et éternelle, se modifient dans nos têtes et nos coeurs en fonction des changements survenus dans la lutte de classe, dans les rapports de classe, c’est-à-dire dans les rapports de production, et donc en dernière instance dans la production et dans la technique. La très haute morale n’est donc pas immuable, elle vit, c’est-à-dire elle se modifie.
Objection.
Nous avons déjà fait mention de l’entrain avec lequel les adversaires de la social-démocratie se sont rués sur le jugement de Henriette Roland-Holst selon lequel les conceptions du bien et du mal « jouaient aux quatre coins ». Notre camarade voulait dire par cette expression que, de même que les enfants échangent leur place au jeu des « quatre coins », de même les conceptions du bien et du mal dans l’histoire ne s’appliquent pas toujours aux mêmes actes, et que le « bien » se trouve aujourd’hui dans le coin où le « mal » se trouvait précédemment. Nous avons démontré maintenant par de très amples exemples que ce jugement est exact. Les nouvelles vertus féminines, les nouvelles vertus ouvrières, l’amour de la patrie, les sentiments internationaux, se modifient : ce qui était bien devient mal, et inversement.
[(*) Deux tendances d’esprit sont possibles aussi bien chez les capitalistes et leurs représentants politiques que chez les travailleurs et leurs représentants. Ou bien le travailleur ne considère que la lutte quotidienne. Son sentiment moral se limite alors à un cercle étroit, par exemple à celui des collègues de sa profession. Ou bien il considère avant tout le but final, le socialisme. Son sentiment moral s’étend alors à tout le prolétariat, et il peut embrasser en outre toute l’humanité. Le cynisme ou l’hypocrisie sont les deux phénomènes généraux nécessaires chez la classe dominante, l’étroitesse peu exaltante et l’enthousiasme révolutionnaire chez la classe dominée. II y a chez les deux naturellement de nombreuses nuances (NDA).]
Nos adversaires nous hurlent : il existe une morale éternelle et invariable, ses commandements suprêmes sont toujours les mêmes. Nous répondons calmement : démontrez-le. Non pas avec emphase et rhétorique, non pas avec une présomption autoritaire et avec des jugements retentissants de condamnation, mais de manière historique, avec des faits que tout le monde peut connaître ou examiner. Ils ne le peuvent pas. Nous avons en revanche démontré, en nous appuyant sur Darwin et Kautsky, que, premièrement, il existe dans la poitrine de l’homme une tendance à aider autrui, un commandement moral d’origine purement terrestre, et même animale, mais que, deuxièmement, l’expression de cette loi morale est toujours différente à cause de la lutte pour la propriété, de la concurrence et de la lutte de classe, et que la loi morale a vis-à-vis des camarades de classe une teneur tout à fait différente que vis-à-vis des adversaires de classe.
Tout le monde sait qu’il en est ainsi ; chacun peut observer cela quotidiennement auprès de lui-même et d’autrui. Nous avons donc opposé des réalités à des affirmations creuses. II ressort clairement de nos preuves que, vis-à-vis de l’ennemi, que ce soit celui de la tribu, du pays ou de la classe, les commandements élevés de la morale ne sont pas valables, que, au contraire, la morale qui nous ordonne d’aider nos camarades, nous oblige en même temps à anéantir l’ennemi qui les poursuit. Que donc les commandements de dévouement, de solidarité, d’honnêteté et de loyauté ne s’appliquent pas à l’ennemi de classe. Nos adversaires trouvent également épouvantable que nous disions cela, et c’est pourquoi ils nous insultent. Mais nous pouvons tranquillement faire à nouveau remarquer qu’eux-mêmes, les conservateurs, les libéraux, les cléricaux et les démocrates, ne font précisément rien d’autre continuellement. Car ils refusent jour après jour, année après année, ce qui est le plus indispensable aux ennemis de leur classe, les ouvriers ; ils ne sacrifient rien de ce que leur classe possède, en dehors de ce qui leur est arraché par la peur de la puissance des ouvriers ; ils ne montrent pas la moindre solidarité avec les travailleurs, mais ils les enchaînent s’ils cherchent à bouger, et ils prennent des mesures disciplinaires contre eux comme lors de la grève hollandaise des chemins de fer ; ils ne sont ni honnêtes ni loyaux envers eux, mais, lors des élections, ils leur font régulièrement des promesses qu’ils ne tiennent pas. Et pendant ce temps, ils prêchent l’amour du prochain, de tous les prochains !
Nous, en revanche, nous savons par l’histoire que, si l’on a voulu aider sa classe ou son peuple, les commandements élevés de la morale ne se sont jamais appliqués à l’ennemi, et nous avouons franchement que nous ne serons ni dévoués, ni solidaires, ni loyaux, ni honnêtes, vis-à-vis de la classe ennemie quand le véritable salut de notre classe nous le prescrira Contre ces remarques, on élèvera peut-être l’objection que, dans la lutte de classe, tout sentiment humain n’est cependant pas étouffé ; si, dans la guerre, malgré le désir d’anéantir l’adversaire, les commandements de la morale ont pourtant toujours une certaine valeur, les prisonniers ne sont pas tués, la parole donnée ou bien une promesse sont tenues, cela vaut encore davantage pour la lutte de classe où les parties sont beaucoup plus proches les unes des autres ! Cette observation est parfaitement juste, mais elle ne constitue pas une objection à nos remarques. Nous faisons en effet expressément ressortir que les commandements de la morale à l,’égard de l’ennemi ne sont écartés que lorsque le véritable salut de la classe l’exige. Le sentiment humain n’est pas généralement étouffé dans la lutte de classe, mais uniquement quand une classe estime que c’est inévitable pour son existence. Si ce n’est pas nécessaire, les travailleurs ne sont pas tués par le pouvoir capitaliste ; si c’est nécessaire, ils sont tués.
[(*) Nos adversaires en concluent de temps à autre que nous estimons que tout est toujours permis à l’encontre des capitalistes. C’est faux. Comme nous l’avons dit plus haut, c’est uniquement quand cela fait avancer le véritable salut de notre classe. L’application de ce moyen serait précisément contraire à la morale qui nous ordonne d’agir dans l’intérêt de notre classe (NDA).]
Dans les mines prussiennes, on n’embauche pas de contrôleurs ouvriers, car l’on craint qu’ensuite les grandes masses des mineurs deviennent politiquement et économiquement trop puissantes. En 1903, on a laissé les cheminots hollandais simplement mourir de faim, mais en 1871 les combattants de la Commune ont été tués en masse parce que la bourgeoisie considérait que c’était nécessaire pour son pouvoir de faire une grosse peur au prolétariat. Inversement, l’ouvrier ne mentira pas à son patron et il ne le trompera pas s’il le peut. En général, cela correspond à son intérêt de classe de ne pas le duper. Mais là où l’intérêt de sa classe exige la violation du commandement moral, il le violera. Mais c’est précisément sur ce point-ci que seront élevées des objections par des sociaux-démocrates eux-mêmes, par des ouvriers en lutte. Ils reconnaissent que les capitalistes violent sans cesse les commandements de la morale dans la lutte de classe, qu’ils agissent de manière déloyale, fausse, insincère, brutale, contre la classe opprimée afin de maintenir leur oppression. Mais le socialisme signifie en effet justement une morale supérieure ; les ouvriers en lutte n’ont pas besoin de ces moyens, et lorsqu’ils les appliquent de manière exceptionnelle, nous devons le leur reprocher.
Dans cette objection, il n’y a qu’une seule chose de juste, à savoir que la classe ouvrière est beaucoup moins contrainte que la classe dominante à enfreindre les commandements moraux ; cela réside dans sa situation de classe faible et opprimée qui s’élève grâce au développement économique, tandis que les classes dominantes cherchent en vain à se maintenir. Mais, dans sa généralité, cette remarque n’est qu’une preuve du fait que l’on remarque toujours très bien la violation de la morale chez l’ennemi de classe, mais très difficilement dans sa propre classe. Quelques exemples nous montreront - si nous voulons voir clairement la vérité en face - que nous ne blâmons pas nous-mêmes les violations des commandements moraux, quand elles sont faites essentiellement dans l’intérêt de notre classe, mais que nous les célébrons au contraire comme des actes excellents. Imaginons une usine avec de faibles salaires et un syndicat qui veut obtenir par la lutte des salaires plus élevés. Supposons qu’il ne puisse y parvenir que par une grève soudaine. Quelques jours avant que la grève n’éclate, quand tout est prêt, le patron remarque quelque chose ; il fait venir un ouvrier et lui demande s’il se passe quelque chose.
Si l’ouvrier lui donne une réponse évasive, le fabricant comprendra immédiatement de quoi il s’agit et il fera venir des briseurs de grève. C’est pourquoi l’ouvrier ment ; il nie qu’il se passe quelque chose et qu’il sait quelque chose. Aux yeux du fabricant, c’est mal, mais aux yeux des ouvriers, c’est bien. De tels cas se présentent très souvent. Le mensonge peut être une bonne chose. Imaginons un employé de bureau dans un ministère et qu’il soit social-démocrate. II reçoit entre ses mains un projet qui constitue une menace pour sa classe. II le vole et le fait parvenir au bureau de la rédaction du Vorwärts. Nous trouvons son acte digne d’éloge. La malhonnêteté vis-à-vis de la classe ennemie peut donc être une vertu aux yeux de sa propre classe. En 1903, de nombreux cheminots des Pays-Bas se sont mis d’accord entre eux pour ne plus faire rouler les trains après un signal déterminé. C’était déloyal vis-à-vis des compagnies de chemin de fer. Nous considérons en revanche cela comme un acte de la plus haute loyauté.
Après la grève hollandaise des chemins de fer, une commission parlementaire fut mise en place afin d’enquêter sur la situation des cheminots, et celle-ci découvrit les mauvaises conditions qu’ils subissaient. Mais son rapport resta secret, et le gouvernement ne se sentit donc pas obligé d’intervenir par le moyen de la loi. Un employé de bureau quelconque ou un fonctionnaire, ou bien un typographe, qui a eu ce rapport entre les mains, en a donné une copie au secrétaire du syndicat des cheminots, et celui-ci parla de ce rapport partout dans des réunions publiques. Aucun ouvrier, aucun social-démocrate n’a désapprouvé à cette époque-là cet acte ; tous ont ressenti que la loyauté envers sa propre classe valait plus que la loyauté à l’égard des capitalistes.
À quoi bon plus d’exemples encore pour opposer notre vérité à la morale bourgeoise hypocrite ! Encore un : les ouvriers de la Commune n’hésitèrent pas à combattre les classes réactionnaires avec leurs armes. Il y avait le meurtre dans les yeux de l’adversaire, le courage suprême et le don de soi dans les nôtres. Quelque chose de semblable s’applique à nos camarades, les combattants de la révolution russe. Et inversement, l’on peut démontrer par des exemples innombrables que nos adversaires enfreignent les commandements moraux dans la lutte de classe. Nous répétons donc encore une fois : toutes les classes agissent dans la lutte de classe selon une coutume qui est en contradiction avec la morale générale prêchée par la bourgeoisie. Les classes capitalistes mentent, trompent et volent constamment la classe ouvrière ; elles font cela en tant qu’éléments dominants, et c’est pourquoi c’est encore plus grave ; elles doivent le faire car leur système social repose sur cela. Mais la classe ouvrière est souvent elle aussi obligée d’être déloyale, insincère, etc., dans la lutte de classe (*).
[On dit souvent que cette représentation abrupte et cette reconnaissance de l’existence d’une morale de classe nous fait du tort dans l’agitation parce que nos adversaires les exploitent contre nous et suscitent ainsi les préventions des masses ignorantes contre nous. Mais celui qui dit cela méconnaît la force que la vérité théorique donne à une classe révolutionnaire. Pour ce qui concerne la pratique, je peux, à partir de mon expérience d’agitateur, recommander à ce propos la chose suivante. Quand un adversaire nous reproche de reconnaître l’existence d’une morale de classe - car il n’est pas question de prêcher une morale de classe -, on exigera de lui qu’il rapporte des cas déterminés dans lesquels notre classe a menti, trompé, etc. Dans la plupart des cas, il ne pourra pas en présenter beaucoup ; s’il cite le cas du vol d’un document secret, on exposera aux auditeurs le cas dans son intégralité. Si ces auditeurs sont des ouvriers qui sont mûrs pour notre agitation, alors le sentiment de solidarité avec les camarades, qui est hérité de leurs prédécesseurs, parlera en eux aussitôt instinctivement et ils feront sentir que nous avons raison. Si l’on a repoussé l’attaque de l’adversaire de cette manière, on passera soi-même à l’attaque. Après l’échec de la preuve de l’existence d’une mauvaise morale de classe chez nous, on montrera la mauvaise morale de classe des capitalistes, des syndicats patronaux, de la presse bourgeoise, des politiciens, contre nous, contre la classe opprimée. On continuera en faisant la comparaison entre notre morale de classe, qui défend les opprimés, et leur morale de classe, qui veut les réprimer ; on comparera la société capitaliste, qui implique une telle morale, avec la société socialiste sans classes où toute l’humanité forme une fraternité solidaire. Ce n’est qu’alors qu’un effet se manifestera sur les ouvriers ! On fera ensuite remarquer de nouveau que seule la vérité théorique nous conduira à la victoire (NDA).]
Une remarque est ici encore nécessaire pour une juste compréhension. Nous avons démontré que toutes les classes utilisent la mauvaise foi comme moyen dans la lutte de classe et qu’elles considèrent cela comme moral. Mais la classe possédante est contrainte par sa situation à employer beaucoup plus que la classe ouvrière la contrevérité comme moyen de lutte. Cela est non seulement valable pour la lutte quotidienne mais aussi et avant tout pour la vérité scientifique sur la société elle-même. La classe capitaliste décline, la classe ouvrière s’élève ; ainsi le veut le processus de production. Mais la reconnaissance de ce fait serait déjà pour la bourgeoisie une partie du déclin qu’elle refuse. C’est pourquoi elle hait toutes les vérités qui ont trait à ce domaine de son déclin, et elle cherche partout où elle domine encore à les combattre. Mais puisque le processus de production agit inexorablement, cela ne lui est possible que par les contrevérités. Par intérêt de classe, elle cherche instinctivement le mensonge, et dans le meilleur des cas elle croit elle-même qu’il est la vérité. La classe ouvrière a au contraire intérêt à la vérité dans tous les domaines de la société. Elle s’élève grâce aux forces sociales ; elle veut donc les connaître ; ce savoir lui est salutaire car il se transforme en une nouvelle force de son ascension.
Tout ce qui touche au domaine de la lutte de classe est donc pour nous l’objet d’une étude honnête qui cherche la vérité. Nous ne craignons pas la connaissance claire parce que notre victoire devient de plus en plus certaine. Nous ne pouvons donc pas toujours dire la vérité ; dans la lutte, nous devons - nos exemples l’ont montré - être parfois insincères vis-à-vis de l’adversaire ; mais nous cherchons toujours la vérité scientifique sur la société, nous ne la cachons jamais. Également par intérêt de classe. C’est une grande différence entre le prolétariat et la bourgeoisie. Ici aussi, l’ouvrier doit décider par lui-même de quel côté il veut se placer, du côté des capitalistes ou des socialistes.
Une chose encore demande pourtant un éclaircissement, et on en aura ainsi fini avec ce point difficile. Si donc, se demande peut-être un lecteur attentif, ce n’est pas le même idéal hautement moral qui flotte devant les yeux de tous les hommes, et si la morale n’est pas éternelle et si elle n’est pas toujours un effet identique, l’idéal d’égalité, de l’amour général du prochain, du bonheur et de la justice, est-il alors vraiment le même pour tout le monde ? Le marxisme répond là-dessus : cela est juste en apparence ; l’on retrouve toujours les mêmes mots dans l’histoire humaine : liberté, égalité, justice, fraternité. Il semble donc que l’idéal soit toujours le même. Mais si l’on examine les choses de plus près, il apparaît que la cause de cette apparence est que, depuis qu’il existe une société de classes, toutes les classes dominantes ont pris sous leur protection l’asservissement, l’inégalité et l’injustice, et tous les dominés et les opprimés, dès qu’ils ont pris conscience et que leur force a commencé à bouger, ont réclamé la justice, la liberté et l’égalité.
Parce qu’il y a toujours eu de l’oppression, il y a toujours eu le sens de la liberté et de l’égalité. Mais si nous regardons derrière les slogans, derrière les mots, nous trouvons alors que l’égalité et la liberté que les uns réclamaient étaient complètement différentes de celles que les autres exigeaient, et que la différence provenait des rapports de classes et de production, dans lesquels les différents opprimés se trouvaient. Nous avons déjà auparavant prouvé cela grâce aux exemples du christianisme, de la Révolution française et de la social-démocratie, et nous n’avons donc pas à le démontrer encore une fois. L’idéal moral est différent également pour des époques et des classes différentes. I1 vit et se développe comme toutes les idées. Toute la morale est donc, comme la politique, le droit et les autres productions de l’esprit, un phénomène naturel que nous comprenons très bien et que nous pouvons suivre dans son évolution.
Remarque.
La morale n’est pas un domaine de l’esprit complètement séparé des autres. L’homme n’est pas pour une partie un être politique, pour une autre partie un être juridique, et puis de manière disjointe un être moral et pour une autre partie encore un être religieux. L’homme est un tout que nous découpons en différentes parties uniquement pour mieux le comprendre, afin de pouvoir mieux considérer chaque partie en soi. En réalité, les conceptions politiques, morales, juridiques, religieuses, sont étroitement entrelacées entre elles et elles constituent toutes ensemble un contenu spirituel. Il n’est donc pas étonnant pour nous qu’elles s’influencent mutuellement. La conviction politique une fois formée reçoit sa propre force et elle influe sur les conceptions juridiques et les sentiments moraux ; les sentiments moraux une fois formés rétroagissent sur les convictions politiques et autres.
Nous allons démontrer cela par un exemple. Comme chacun le sait, la misère qui provient du système capitaliste conduit de nombreuses personnes à l’abus d’alcool. Mais le capitalisme pousse les miséreux à s’organiser et à lutter, et il crée ainsi en eux la morale suivante : sentiments de solidarité, force de résistance morale plus grande, courage, orgueil, etc.. Cette morale, ces instincts sociaux, mènent à l’abstinence ou à la tempérance, et ces dernières ont pour effet que les convictions politiques deviennent plus claires et que la force politique des ci-devant miséreux devient beaucoup plus grande. La morale a réagi donc sur le savoir, la pensée, sur les idées à propos du droit, de la propriété et de la lutte des classes.
Cependant, il n’en reste pas moins juste que le changement dans la morale provient du développement des forces productives - sans elles en effet le malheureux n’en serait jamais venu à l’organisation et la conscience de sa force -, mais il existe une rétroaction, une interaction entre tous ces domaines spirituels qui, ayant tous leurs racines dans le travail social, s’influencent tous mutuellement. Nos adversaires veulent souvent nous réfuter en disant qu’ils attirent l’attention sur l’influence des causes spirituelles, de la religion, de la morale, de la science. Le social-démocrate ne doit se laisser induire en erreur par cela. 11 reconnaîtra volontiers l’influence des forces spirituelles - pour quoi agiterait-il sinon tant les esprits s’il croyait qu’ils ne servent à rien ? -, mais il examinera aussi comment cette force spirituelle s’est mise en mouvement avant qu’elle n’exerce cette influence. Et alors, il décèlera que c’est le développement de la production et des rapports de production qui en est la cause en dernière instance.
F. Religion et philosophie
Toute religion - il y avait et il y a des milliers de sortes de religion -, toute secte religieuse, se considère comme la vraie. Et pourtant rien n’est plus dépendant de l’évolution de la technique, rien ne change plus avec elle que la religion. Nous allons démontrer cela dans un court aperçu. Quand la technique n’était pas encore maîtresse des forces de la nature et que la nature dominait en revanche l’homme presque complètement, quand celui-ci devait encore utiliser comme outil ce qu’il trouvait dans la nature et qu’il ne pouvait en fabriquer que peu au début, il adorait les forces de la nature, le soleil, le ciel, la foudre, le feu, les montagnes, les arbres, les fleuves, les animaux, en fonction de l’importance que leur accordait la tribu. I1 en est encore ainsi maintenant chez les soi-disant peuples primitifs : les habitants de la Nouvelle-Guinée, que les Hollandais sont à l’heure actuelle sur le point de coloniser pour les capitalistes, adorent le sagoutier comme leur dieu ; ils pensent qu’ils descendent du sagoutier. Mais dès que la technique s’est développée, que l’agriculture a été créée, que guerriers et prêtres ont accaparé le pouvoir et la propriété, que dominants et dominés, et donc les classes, sont apparus, dès que donc l’on n’a plus été complètement soumis à la nature, mais à l’homme, et avant tout à l’homme haut placé, dès que le pouvoir s’est exercé, les véritables dieux de la nature ont disparu et ils ont été transformés en créatures que l’on imaginait comme des hommes puissants. Les formes divines que l’on trouve chez l’ancien poète grec Homère sont des princes et des princesses puissants, le prince étant le courage déifié, la princesse étant la sagesse, la beauté ou l’amour déifiés. Ce sont les dieux de la nature qui sont devenus des hommes magnifiques.
La technique a donné la puissance aux hommes, les dieux sont devenus des hommes puissants. Mais lorsque les Grecs, par suite de leur technique qui allait en s’améliorant sans cesse, eurent couvert leur pays de routes commerciales, la mer de navires et notamment les côtes de villes, lorsque le commerce et l’industrie eurent prospéré, lorsque fut née en un mot la société marchande, dans laquelle tout, terre, produits, outils, bateaux et voitures, étaient devenus des marchandises commerciales, alors ni le soleil, ni le feu, ni la mer, la montagne ou l’arbre, n’ont plus été pour cette société le merveilleux, le plus important de tout, le surpuissant, le secrètement divin ; l’on avait déjà la nature trop en son pouvoir pour cela. À cette époque-là, ce ne fut plus la force humaine ou l’adresse humaine, le courage ou la beauté, comme au temps d’Homère ; ces caractéristiques physiques n’avaient plus l’importance antérieure dans la société reposant sur la concurrence.
Mais quelque chose d’autre vint qui est apparu dans cette société comme le plus important de tout, le dominant tout, le plus merveilleux de tout, et il le fut aussi pour elle. Ce fut l’esprit, l’esprit humain. Dans la société marchande, l’esprit est le facteur le plus important. Il compte, il fait des inventions, il mesure et il pèse, il vend, il fait du profit, il soumet, il domine les hommes et les choses. L’esprit est dans la société marchande au centre de la vie, comme le sagoutier chez les Papous et la beauté et la force physique chez Homère. Il est ce qui exprime la puissance. Les premiers grands philosophes de la société marchande grecque, Socrate et Platon, disent souvent que ce n’est pas la nature qui les intéresse mais seulement les phénomènes de la pensée et de l’âme. Ce passage est une conséquence nette du développement de la technique qui a créé la société marchande. II y avait dans l’esprit humain des phénomènes étranges que l’on ne comprenait pas. Qu’étaient les idées générales que l’on trouvait dans l’esprit, et d’où venaient-elles ? Quelle force magnifique était la pensée qui opérait si facilement et si prodigieusement avec ces idées générales ? D’où provenait-elle ? Elle ne pouvait pas provenir de la terre car l’on ne trouve sur la terre que des choses particulières et non générales. Et qu’étaient les sentiments moraux, ces conceptions du bien et du mal, que l’on trouve dans l’esprit humain, mais qui sont si difficiles à appliquer dans la société marchande ? En effet, ce qui y est bon pour l’un est mauvais pour l’autre : la mort de l’un est le pain de l’autre, et l’avantage d’une personne privée y signifie souvent un préjudice pour la collectivité.
Tout cela constituait des énigmes qui, pour les grands penseurs comme Platon, Socrate, Aristote, Zénon, et tant d’autres, étaient autrefois insolubles, qui ne pouvaient pas être expliquées par la nature et l’expérience et qui devaient conduire à affirmer que l’esprit était d’origine divine. Les instincts et les sentiments sociaux sont d’une importance telle pour les hommes que, quand ils sont cassés par la société marchande, la recherche pour savoir d’où ils proviennent et comment on peut les recréer, devient nécessaire pour les hommes. Ils sont aussi si vigoureux, si splendides et si sublimes, que d’agir selon eux donne un tel plaisir et une telle augmentation de force que, quand d’agir selon eux devient impossible, leur magnificence reçoit un éclat idéal et il semble qu’ils devaient nécessairement provenir d’un autre monde supérieur. Pour les expliquer, un ciel avec beaucoup de dieux, comme pour les nombreux phénomènes naturels, n’est donc plus nécessaire ; un dieu suffit. Et puisque « le bien et le mal » sont des concepts de l’esprit, ce dieu est donc facile à représenter comme esprit.
Dans la société marchande, c’est le travail intellectuel qui domine le travail manuel. La réglementation, l’administration de l’entreprise et de l’État, sont l’affaire du travailleur intellectuel ; l’artisan, quand il n’est pas l’esclave, est donc le subalterne. Ceci a également conduit à voir le divin dans l’esprit, à considérer dieu comme un esprit. À cela s’est ajouté le fait que, dans la société qui produit des marchandises, tout homme devient un individu pour soi qui est en compétition avec les autres. Tout homme y devient l’objet le plus important pour lui-même et - parce qu’il ressent, réfléchit, détermine tout dans son esprit - son esprit devient la partie la plus importante de cet objet. Cela devait rendre les hommes de cette société parfaitement aptes à considérer l’esprit comme divin, et le dieu comme un esprit individualiste, qui existe pour soi-même. La technique avait déjà emmené l’homme si loin qu’il ne déifiait plus un taureau, ou un chat, un ibis, un arbre ou bien une force physique humaine, mais pas encore assez loin pour qu’il puisse comprendre la nature de la pensée et les conceptions du « bien » et du « mal ». C’est pourquoi autrefois, ce complexe spirituel et moral qui était surpuissant mais incompréhensible dans cette société fut déclaré divin. Et ceci est resté inchangé dans la société marchande jusqu’à l’époque actuelle.
« Dieu est un esprit », dit-on aussi aujourd’hui encore, et les conceptions morales ont aussi aujourd’hui encore pour la plupart une origine surnaturelle. Aussi longtemps que le monde connu de jadis n’a pas encore été un tout économique et politique, c’est-à-dire une grande société marchande, il est resté naturellement de l’espace en elle pour plusieurs dieux, et aussi pour des dieux de la nature. Mais quand le commerce mondial des Grecs d’abord, Alexandre de Macédoine ensuite et les Romains enfin, eurent créé un empire mondial produisant des marchandises tout autour de la mer Méditerranée, un dieu spirituel, un esprit divin, a suffi pour expliquer le monde connu tout entier et toutes les difficultés qui y existaient, et pour en faire disparaître les dieux de la nature. La technique romaine qui pénétrait partout, le commerce et la circulation romains, la société marchande romaine, ont refoulé universellement les dieux de la nature.
« Et c’est ainsi que l’on trouve en effet aussi le système avec un seul dieu, le monothéisme, dans les deux conceptions philosophiques qui ont autrefois emporté la victoire dans le grand empire mondial, - dans la doctrine de Platon et dans le stoïcisme.
« Et quand une sorte déterminée de monothéisme, qui convenait particulièrement à l’écroulement économique gigantesque général, aux rapports sociaux dans l’empire romain de l’époque des Césars, le monothéisme chrétien, pénétra dans cette zone, il trouva partout le terrain préparé et il n’eut besoin que de recueillir en lui comme élément le monothéisme grec. »
La société tout entière autour de la Méditerranée était devenue une société produisant des marchandises qui présentait partout les mêmes mystères et contradictions, partout des individus identiques qui produisaient des marchandises. Partout, l’esprit était ce qui est puissant, merveilleux, mystérieux. Partout, l’esprit était dieu. Et dans la mesure où les peuples primitifs étrangers, comme les Gaulois et les Germains, ont été intégrés dans la société marchande, ils ont perdu graduellement eux aussi leur religion originelle et ils ont été mûrs eux aussi pour le christianisme lequel attribuait tout le pouvoir à un dieu [( Aujourd’hui encore, les peuples primitifs, chez lesquels la société marchande pénètre, sont également « convertis » au monothéisme (NDA).]
Mais la religion chrétienne n’est pas restée ce qu’elle était dans les premiers siècles. De religion pour une classe unique, elle était devenue la religion de toutes les classes, tandis que la production s’en retournait à l’état d’économie naturelle, et donc tandis que la grande communauté de production, dans laquelle un dieu, un esprit, suffisait pour expliquer l’univers, s’était décomposé en une masse de petites unités de production séparées. Au fur et à mesure où la société médiévale se développait, le contenu de la religion se transformait à son tour. La société médiévale était la société de la propriété terrienne, dans laquelle les hommes ont été progressivement dépendants les uns des autres et dans laquelle ceux qui étaient dépendants ne vendaient pas le produit en excédent de leur travail manuel, mais le donnaient à leur seigneur. Les serfs et ceux qui étaient corvéables livraient des produits de la nature à leurs maîtres nobles et religieux. À la tête de la société temporelle on trouvait l’empereur, sous lui les princes, sous ceux-ci les seigneurs féodaux, sous eux la petite noblesse, et sous les nobles la grande masse des serfs et des gens corvéables. Dans l’Église, qui avait elle aussi une gigantesque propriété foncière, il y avait des rapports similaires.
L’Église avait évolué, à partir de l’ancienne communauté indigente qui consommait de manière communiste, en une énorme institution d’exploitation. À sa tête, on trouvait le pape, puis suivaient les grands seigneurs religieux les plus divers, qui dépendaient graduellement les uns des autres, les cardinaux, les archevêques, les évêques, les abbés et les abbesses, ensuite les ecclésiastiques inférieurs, moines et nonnes de toutes sortes, et enfin venait la grande masse populaire, la communauté. Ensemble, les puissances religieuses et laïques formaient donc une grande société hiérarchique qui reposait en premier lieu sur la fourniture des produits de la nature par les opprimés. Et la religion chrétienne s’était transformée à l’image de cette société, avec ce mode de production. Ce n’était plus un dieu unique qui habitait dans le ciel, mais tout un peuple de puissances spirituelles.
Dieu trônait au-dessus de tous, ne faisant qu’un avec son fils et le Saint Esprit, entourant et pénétrant tout. Sous lui, progressivement, de nombreuses sortes d’anges avec des fonctions diverses, et aussi des anges déchus ou démons, qui devaient s’occuper du mal. Ensuite des saints qui, parce que la société reposait pour la plus grande partie sur la livraison des produits de la nature et non sur des marchandises, et qu’elle était donc dépendante de la nature, du temps qu’il fait par exemple, s’étaient retransformés aussi en une nouvelle sorte de dieux de la nature subordonnés, qui avaient également tous leur propre fonction : un saint pour les vignerons, un saint pour la fenaison, une sainte qui aidait lors des douleurs de l’accouchement, etc.. Dieu était par conséquent avec cet entourage une image de l’empereur ou du pape avec leurs pouvoirs laïcs ou religieux qui leur étaient soumis. Et sous tous ces anges et saints, il y avait les hommes, vivants et morts : une image des communautés terrestres et du peuple terrestre. Les rapports de production et de propriété sur terre, la dépendance personnelle des princes, des nobles, des évêques, des abbés, des serfs et du peuple, étaient représentés par les classes dominantes tout simplement comme le résultat, la création précisément d’une société céleste qui était à la vérité incompréhensible mais qui, précisément à cause de son essence divine, n’avait pas besoin d’être comprise. Et les croyants naïfs acceptèrent cette représentation dans leur désir de comprendre la société, l’humanité mystérieuse ainsi que le « bien » et le « mal ». Jamais, à aucune époque connue de nous, la religion n’a été si distinctement le reflet de la société. L’esprit a créé une image céleste de la société terrestre.
Ceci changea à nouveau lorsque les villes grandirent de plus en plus. Le bourgeois des villes en Italie, en Allemagne du Sud, dans les cités hanséatiques, en France, en Flandres, en Angleterre, aux Pays-Bas, devint puissant et indépendant grâce au commerce et à l’industrie. Il se libéra des liens oppressifs dans lesquels la noblesse le tenait ligoté. La possession de capital, qui n’appartenait qu’à lui, avec lequel il pouvait faire ce qu’il voulait, le transforma en un individu libre, autonome, qui n’était plus dépendant de la faveur d’un seigneur. Il se situait vis-à-vis de la société autrement que le serf, de l’état duquel il était souvent sorti, autrement que le noble ou que l’ecclésiastique. C’est parce qu’il se sentait autrement dans la société qu’il se sentait autrement par rapport au monde. C’est pourquoi il avait besoin d’une nouvelle religion car, dans la religion, les hommes exprimaient ce qu’ils ressentaient comme leur rapport au monde. Parce qu’il pouvait faire dans le monde ce qu’il voulait avec son capital, qu’il avait acquis avec son industrie, sa technique et son commerce, parce qu’il ne reconnaissait économiquement aucun pouvoir au-dessus de lui - et que politiquement il s’était rendu plus libre -, parce que, en tant qu’individu, que capitaliste, que commerçant, il se dressait librement face au monde, pas plus qu’il n’acceptait d’intermédiaire entre lui et le monde, il ne voulait plus accepter d’intermédiaire entre lui et Dieu. Il protesta contre un tel état d’asservissement. I1 supprima le pape et les saints, il devint son propre prêtre. Chacun avait son propre prêtre en soi-même, chacun se trouvait directement en rapport avec Dieu. C’est ce qu’enseignaient Luther et Calvin. Ce fut la religion protestante, c’est-à-dire la conscience bourgeoise, qui fit son apparition avec le développement de la production marchande capitaliste moderne et qui se renforça dans les pays qui se développaient de manière bourgeoise, la France, la Suisse, l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre, l’Écosse [ Seules les villes italiennes demeurèrent catholiques, pour des causes également économiques. Le pouvoir du pape signifiait le pouvoir de l’Italie sur le monde chrétien (NDA).]
Ici aussi, la religion est à nouveau une image de la vie sociale. De même que le bourgeois est individualiste, de même sa religion est individualiste ; son Dieu est aussi solitaire que lui. Plus le capitalisme devient vigoureux, notamment depuis la découverte de l’Amérique et des Indes, plus rapidement et fortement le commerce et l’industrie grandissent, la production pour son besoin propre diminue dans le pays et augmente pour la vente, plus les produits deviennent des marchandises et tous les hommes des producteurs de marchandises, plus la lutte sociale de tous contre tous sous le capitalisme devient générale et difficile du fait d’instruments et de moyens de communication sans cesse meilleurs, et plus l’homme devient solitaire dans la vie économique et donc aussi dans son esprit. Les hommes en viennent de plus en plus, avec le développement du capitalisme moderne, à être sous la domination de leurs produits ; les produits ont en quelque sorte un pouvoir humain sur eux ; ils sont eux-mêmes dominés comme s’ils étaient des choses et tout reçoit une valeur d’échange abstraite en plus de la valeur d’usage que les produits ont pour les hommes. Les hommes doivent dans une telle société, en arriver, comme Marx le dit, à se voir les uns les autres comme des abstractions ; leur dieu doit devenir une idée abstraite. En outre, la misère devient plus grande avec la croissance du capitalisme, la société devient de plus en plus développée et difficile à percer à jour, et il devient de plus en plus impossible de démêler ce qui est réellement bon de ce qui est réellement mauvais pour tous. L’introspection, la spéculation, la spiritualisation, deviennent les seuls moyens pour trouver la certitude, la stabilité, le bonheur, au milieu de la lutte et de l’activité déchaînée de la production de marchandises et du commerce. C’est ainsi que nous voyons aussi l’image de Dieu s’isoler de plus en plus, se spiritualiser de plus en plus, et devenir de plus en plus abstraite.
Chez les philosophes du dix-septième siècle, chez Descartes, Spinoza et Leibniz, Dieu est devenu un être gigantesque à l’intérieur duquel tout existe, à l’extérieur duquel il n’y a rien. Chez Spinoza, qui a peut-être esquissé le système philosophique le plus accompli - on l’a comparé volontiers à un pur diamant, parfaitement taillé -, chez Spinoza donc, Dieu est un corps gigantesque avec un esprit gigantesque, hors duquel i( n’y a rien et qui se meut et pense sans cesse pour lui. Une image de l’homme individualiste, bourgeois. Avec le développement de la technique et du capitalisme, c’est aussi la connaissance de la nature qui devient de plus en plus grande ; la nature a déjà été comprise au dix-septième siècle dans sa véritable cohérence de manière si ample que ce qui est incompréhensible, ce qu’il y a de divin en elle a. disparu. En revanche, l’esprit, la compréhension elle-même, les idées générales, et avant tout les idées du bien et du mal et les soi-disant sciences spirituelles n’ont pas été encore compris. C’est pourquoi, la nature, la matière, sont passées de plus en plus à l’arrière-plan dans la religion. Dieu est devenu de plus en plus un esprit fantomatique, abstrait, loin de la réalité. Le vieux mépris chrétien pour la "chair" n’y a pas peu contribué. Et la séparation entre le travail intellectuel et le travail manuel, qui s’est approfondie au fur et à mesure du développement de la technique et de l’extension de la division du travail, et dans laquelle le travail intellectuel revenait aux classes possédantes et le travail manuel au prolétariat, cette séparation donc était aussi la cause, comme dans le monde grec, que la matière était complètement omise dans la religion. C’est pour toutes ces raisons que le philosophe Kant a désigné simplement toutes les choses temporelles et spatiales comme des phénomènes auxquels il ne revenait pas d’existence réelle. Le philosophe Fichte reconnaissait seulement un sujet spirituel ou le moi, le philosophe Hegel voyait un esprit absolu qui établit le monde comme la manifestation de son soi, lequel monde en arrive finalement â la conscience de soi et retourne dans l’être spirituel absolu.
La société capitaliste a isolé l’individu bourgeois, l’a spiritualisé et l’a rendu incompréhensible pour lui-même, à un degré si élevé que les philosophes du dix-huitième et du dix-neuvième siècles ont créé un tel dieu solitaire, abstrait et incompréhensible [Le volume attribué à cet ouvrage ne permet pas naturellement de traiter de tous les systèmes philosophiques. (NDA)] Entre-temps, grâce à l’invention de la machine à vapeur, les forces productives, les moyens de communication et par conséquent le capital, ont connu une croissance gigantesque. La nouvelle technique a permis à son tour une meilleure exploration de la nature dont elle avait elle-même besoin. La nature s’est ouverte encore plus à l’oeil de l’homme, la cohérence des lois gouvernant tous les phénomènes naturels a encore progressé dans sa découverte, un être surnaturel a été refoulé de plus en plus de la nature et il a en fin de compte complètement disparu d’elle. Et maintenant, pour la première fois, la compréhension de la société s’est également approfondie. Les temps préhistoriques ont été explorés, l’époque de l’histoire écrite a été mieux comprise, la statistique a fait son apparition, et l’on a discerné pour la première fois ce qui pouvait obéir à des lois dans les actes de l’homme. Et dans la mesure où ce qui a trait à la nature chez l’homme a été mieux compris, le surnaturel a disparu de l’homme et de la société de la même manière que de la nature.
Ce sont la technique, les moyens de communication, le mode de production, le capital qui s’accumule de façon gigantesque, qui ont fourni l’impulsion et le moyen pour l’exploration de la nature. Ce sont les vastes questions sociales nées du processus de production qui ont stimulé l’esprit de l’homme pour qu’il sonde la société. C’est la technique qui a permis de fouiller de profondes couches terrestres, de faire de lointains voyages jusqu’aux peuples primitifs, à réunir des matériaux pour l’histoire et la statistique. Le mode de production qui a créé les besoins a également créé les moyens de satisfaire ces besoins. La classe qui avait avant tout besoin des nouvelles sciences, afin d’augmenter sa technique et son profit et de l’emporter sur les anciennes classes réactionnaires des propriétaires terriens, de la noblesse et du clergé, c’est-à-dire les capitalistes de l’industrie et du commerce qui se sont appelés les libéraux dans le domaine politique, cette classe donc a compris de plus en plus ce qu’il y avait de conforme aux lois naturelles dans les phénomènes de la nature et de la société ; chez elle, la religion a presque complètement disparu. Ce qui est resté de la religion chez elle, c’est l’idée, qui vivait quelque part profondément à l’arrière plan de sa conscience et qui n’avait aucune valeur pour la pratique, selon laquelle « il y a peut-être un Dieu après tout ». Les modernes et les libres penseurs, qui correspondent dans le domaine de la religion aux libéraux dans celui de la politique, n’ont encore besoin de Dieu que pour expliquer les notions de « bien » et de « mal », ou bien, comme ils disent, pour satisfaire leurs besoins "moraux », et afin de pouvoir faire naître l’esprit, dont la nature est encore aussi une énigme pour eux aujourd’hui, d’une source surnaturelle. Pour la nature et pour une bonne partie de la vie humaine et sociale, ils n’ont plus besoin de Dieu ; la science, qui s’appuie sur la technique, les a déjà suffisamment éclairés là-dessus.
De cette manière, le capitalisme moderne a, du fait qu’il a fait comprendre le monde de mieux en mieux, affiné de plus en plus la religion depuis l’époque de Luther et de Calvin, il l’a rendue de plus en plus nébuleuse, retranchée du monde, irréelle. On m’en a beaucoup voulu dans des cercles réactionnaires, libéraux et même socialistes, quand j’ai écrit un jour que la religion s’enfuyait de la terre la tête basse comme un fantôme peureux. Et pourtant je n’ai fait en cela que constater une réalité : les représentations religieuses deviennent de plus en plus fantomatiques. Seules les classes en déclin, comme les petits bourgeois et les paysans, et les classes réactionnaires, comme les grands propriétaires fonciers avec leurs idéologues, vivent encore en étant convaincues de leurs représentations des siècles antérieurs ; il n’est resté à la
majorité des classes possédantes et à leur intelligentsia qu’un brin de religion, ou bien elles feignent d’en avoir soit pour bâillonner le prolétariat, soit pour une autre raison. Les connaissances engendrées par le développement de la production capitaliste ont pris toute sa substance à la religion et elles ne lui ont laissé qu’une existence fantomatique, éthique.
Mais ce même développement économique, qui a enlevé une grande partie de la religion à la bourgeoisie libérale, l’enlève totalement au prolétariat. Nous ne faisons que constater un fait quand nous affirmons que le prolétariat devient de plus en plus irréligieux. Ceci est aussi socialement naturel que tous les changements dans la pensée religieuse que nous avons traités jusqu’à présent. Nous avons en général trouvé comme raison de la religion la domination de puissances incomprises. Les forces de la nature, les pouvoirs sociaux, que l’on ne comprend pas et par lesquels on se sent pourtant dominés, sont déifiés. Qu’en est-il maintenant sur ce point du prolétaire moderne, à savoir de l’ouvrier industriel de la ville qui vit dans le milieu de la grande entreprise capitaliste ? L’usine le conduit à constater de visu que les forces de la nature ne représentent pas des puissances incompréhensibles. L’homme les connaît et les y domine, il joue avec elles qui, indomptées, sont les forces les plus dangereuses. Même si l’ouvrier ne les connaît pas théoriquement, elles sont domptées pratiquement par sa main, et il sait qu’on les connaît. En revanche, le prolétaire moderne comprend parfaitement les forces sociales qui sont la cause de sa misère. Le mode de production capitaliste a déchaîné la lutte de classe à laquelle il participe ; et la lutte de classe lui a appris à reconnaître l’exploitation capitaliste et la propriété privée comme les causes de sa situation misérable, et le socialisme comme son salut. Et il n’y a donc pour lui rien de surnaturel ni dans la nature, ni dans la société. II sent qu’il n’y a rien dans la nature et dans la société qu’il ne puisse comprendre, même si la société le prive temporairement de cette possibilité. Il sent aussi que ce qui est encore maintenant pour lui et pour sa classe une cause prépondérante de misère ne le restera pas toujours. II sait que la lutte de classe et l’organisation du prolétariat prépareront la fin de cette misère. Mais là où le sentiment d’une super-puissance incompréhensible fait défaut, la religion n’apparaît pas en lui, ou bien s’il en avait une auparavant, elle meurt et disparaît. C’est pourquoi le travailleur socialiste n’est pas anti-religieux, mais il est sans religion, il est athée.
Si cela est déjà exact pour le travailleur « ordinaire », lequel a peu de temps, d’envie et d’occasion, pour se consacrer à l’étude, combien c’est encore plus valable pour celui qui est poussé à étudier par lui-même à cause de la lutte de classe ! Précisément parce qu’il est un ouvrier, parce que la détresse du prolétariat l’oblige à étudier, il peut apprendre à comprendre la société mieux qu’un professeur bourgeois d’économie politique par exemple. Le bourgeois ne peut pas voir la vérité ; il ne peut pas admettre que sa classe soit en déclin ; et même, il ne peut pas reconnaître la lutte de classe dans laquelle sa classe aura nécessairement le dessous. L’esprit de l’ouvrier en revanche, qui a tout à espérer de l’avenir, est affûté pour la vérité comme le chien de chasse pour le gibier. Et l’ouvrier dispose de sacrées sources ! Depuis rlus de soixante ans, Marx a expliqué au prolétariat que le capital résulte du travail non payé [Voir « Travail salarié et capital », de Karl Marx (NDA).]. Il y a soixante ans (en 1848), Marx et Engels ont révélé au prolétariat la nature de la lutte de classe [dans « Le manifeste communiste » (NDA)]. Et ensuite, Marx a développé dans Le Capital la nature de tout le processus de production capitaliste que le travailleur trouve expliqué sous une forme plus claire et plus courte dans Les doctrines économiques de Marx de Kautsky et dans Le programme d’Erfurt.
La bourgeoisie ne dispose pas de telles sources de connaissance sociales. L’ouvrier qui a étanché sa soif à ces sources-là ne verra plus rien de surmaturel dans la société. II apparaîtra chez lui non pas simplement quelque chose de négatif, un manque de religion, mais aussi quelque chose de positif, une conception du monde claire et solide. Et, s’il continue à lire et à réfléchir, il trouvera démontré dans les œuvres de Marx, d’Engels, de Kautsky, de Mehring, et de tant d’autres théoriciens éminents, que la vie spirituelle de l’homme est déterminée par son être social, que le droit est un droit de classe, la politique une politique de classe, que le bien et le mal sont des notions sociales changeantes, bref, la vérité de tout ce dont nous avons discuté ici dans cette brochure et de tout ce que le matérialisme historique enseigne. Ensuite, il comprendra également les transformations qui s’accomplissent dans la pensée, et il comprendra donc sa propre pensée. L’homme qui produit la société pratiquement, avec ses mains, la pénètre aussi de mieux en mieux avec son esprit. I1 comprend la pensée de classe, et c’est de nouveau un support de la religion, la pensée métaphysique, qu’il apprenait à la maison et à l’église, qui s’écroule. Et le prolétaire à qui ne suffit pas l’examen superficiel que l’usine, la lutte syndicale et politique, lui donnent, peut aller plus avant dans sa compréhension !
Joseph Dietzgen, le philosophe du prolétariat, ainsi qu’il a été à bon droit nommé, et lui-même élève de Marx, n’a-t-il pas enseigné au prolétariat, en s’appuyant sur la science socialiste, ce qu’est l’esprit ? N’a-t-il pas expliqué aux travailleurs l’énigme devant laquelle la bourgeoisie reste décontenancée, c’est-à-dire la nature du travail intellectuel humain ? Il a démontré que, dans aucun domaine de la pensée, il ne se produit autre chose que le rassemblement de ce qui est particulier, de l’expérience, vers ce qui est général. L’esprit ne peut donc raisonner que sur ce qui est particulier, sur l’expérience, sur des faits qui ont été observés. Il a démontré que cela et rien d’autre est l’effet, la nature de l’esprit, de même que le mouvement est la nature du corps, que donc le fait de penser à quelque chose de surnaturel comme si c’était quelque chose de réel (chose en soi, Dieu, liberté absolue, personnalité éternelle, esprit absolu, etc.), est exactement aussi impossible, est exactement aussi en contradiction avec la nature de la pensée, que la représentation d’un « fer-blanc surnaturel » ; que l’esprit est bien quelque chose d’extra¬ordinairement magnifique, puissant et splendide, mais qu’il n’est pas plus énigmatique et mystérieux que tous les autres phénomènes de l’univers que l’on ne déifie pas. Dietzgen a prouvé que l’esprit est compréhensible précisément parce que la nature de l’esprit consiste à comprendre, c’est-à-dire à voir ce qui est général [Marx a traité de la manière dont les rapports de production modifient le contenu de la pensée. Mais la pensée elle-même est expliquée par !es philosophes et les théologiens bourgeois comme provenant de Dieu. Aussi, après la critique que Marx avait faite du contenu de la pensée, il restait par conséquent encore une partie inexpliquée du monde des idées que la bourgeoisie pouvait utiliser pour sa propre élévation et pour l’abaissement du prolétariat. C’est cette partie que Joseph Dietzgen a étudiée. Tandis que Marx s’était saisi du côté matériel, il s’est emparé de l’affaire de l’autre côté, du côté idéel. Là où Marx présentait ce que la matière sociale fait à l’esprit, Dietzgen montrait ce que l’esprit fait lui-même. - Marx entend la bourgeoisie dire souvent : « Mais la nature des choses, personne ne peut la comprendre ; la nature des choses est au-dessus ou au-dehors de ce que l’on peut imaginer ». C’est ainsi qu’elle veut sauver ce qui est surnaturel. Dietzgen a prouvé que ce qui est incompréhensible pour la bourgeoisie ne réside pas dans la nature des choses mais dans sa propre compréhension. La bourgeoisie, les philosophes et les théologiens bourgeois, ne comprennent pas ce qu’est comprendre. Ce que comprendre veut dire, Dietzgen l’a expliqué aux ouvriers, et c’est ainsi que, grâce à Marx et à Dietzgen, tout le rapport entre la pensée et l’être social est devenu clair, puisque l’un a étudié les modifications de la pensée, et l’autre la nature de la pensée. Marx lui-même avait puisé ses connaissances sur la société dans la lutte de classe du prolétariat qu’il avait devant ses yeux en Angleterre et en France. Dietzgen a formé ses connaissances sur l’esprit à partir de la connaissance qu’avait Marx sur la société. II a appris à connaître dans les écrits de Marx le matérialisme historique, et ce n’est qu’ainsi que Dietzgen a pu parvenir à sa doctrine claire sur l’esprit. Tous deux ont donc tiré leurs connaissances de la lutte de classe du prolétariat. Le prolétariat leur a donné par son travail, ses revendications et ses actions, l’expérience, et ils ont constitué la doctrine, la théorie. L’on peut dire qu’ils ont rendu au prolétariat le centuple de ce qu’il leur a donné. (NDA.)]
Quand le prolétaire affamé et assoiffé de connaissance a, par désir de se libérer et de libérer sa classe, compris cela, alors on peut dire tranquillement qu’il ne reste plus une seule place dans ses pensées où la religion pourrait résider. Le processus de production capitaliste qui lui a donné la détresse, la misère, le besoin et l’envie de se libérer, et en fin de compte le savoir, a fait dépérir en lui la religion. L’idée d’elle a disparu pour toujours ; l’on ne réclame pas de lampe en plein soleil.
Quand la société socialiste existera un jour, la nature sera beaucoup mieux connue encore. Et l’étude approfondie de la société ne coûtera plus, comme aujourd’hui, peine et sueur. Elle apparaîtra comme claire et limpide devant nos yeux. L’idée de religion ne sera plus enseignée aux enfants.
Nous avons donc maintenant démontré que les conceptions de la religion, laquelle jouait autrefois un rôle si important dans la vie spirituelle de l’homme, se modifient avec les rapports de production et par eux. Quel changement ! La croyance à un fétiche, à un arbre, à un fleuve, à un animal, au soleil, à un bel homme vigoureux et brave déifié, à un esprit, à un père, à un souverain, à une abstraction fantomatique, et finalement ... à rien. Et pourtant, tous ces changements sont une claire conséquence des changements dans la situation sociale de l’homme, de ses rapports modifiés à la nature et à ses congénères.
Première objection .
Nos adversaires disent que les exposés qui ont été présentés ici sont en contradiction avec le point du programme social-démocrate suivant : la religion est une affaire privée. Ils voient dans ce point du programme une hypocrisie, une ruse, destinée à nous gagner les travailleurs croyants par la dissimulation de notre véritable conviction. Qu’il ne s’agisse pas ici d’une hypocrisie de notre part, mais simplement d’une incompréhension de nos ennemis, cela a été prouvé un jour de belle manière dans un article du camarade Anton Pannekoek que nous donnons dans ce qui suit :
« Le prétendu caractère anti-religieux de la social-démocratie fait partie des malentendus les plus tenaces qui sont utilisés comme une arme contre nous. Nous avons beau prétendre encore de manière sans équivoque que la religion est une affaire privée, la vieille accusation revient toujours de nouveau. Or c’est l’évidence même qu’il doit y avoir une raison à cela ; s’il s’agissait simplement d’une affirmation sans fondement, sans la plus légère apparence de justification, elle se serait déjà depuis longtemps révélée impropre comme arme et elle aurait disparu. En effet, il existe pour des têtes ignorantes une contradiction entre notre déclaration et le fait que, avec l’accroissement de la social-démocratie, la religion disparaisse de plus en plus dans les milieux ouvriers, et également que notre théorie, le matérialisme historique, soit en contraste abrupt avec les doctrines religieuses. Cette prétendue contradiction, qui a déjà troublé de nombreux camarades, a été exploitée par nos adversaires pour démontrer que notre proposition pratique, qui laisse chacun libre de sa religion, ne serait qu’une hypocrisie, une dissimulation de nos visées anti-religieuses réelles, et ceci en vérité dans le but de gagner à nous en masse les travailleurs religieux.
« Nous réclamons que la religion soit considérée comme l’affaire privée de chaque individu, que chacun doit déterminer pour soi sans que d’autres y aient à dire ou à prescrire quelque chose. Cette revendication est née comme quelque chose d’évident pour les besoins de notre pratique. Il est en effet parfaitement exact que nous avons de la sorte gagné à nous en masse des travailleurs sans religion et des travailleurs religieux de différentes confessions, ce qui signifie qu’ils veulent s’associer à une lutte commune pour leur intérêt de classe. L’objectif du mouvement ouvrier social-démocrate n’est autre qu’une transformation économique de la société, que le passage des moyens de production à la propriété collective. Il est donc normal que l’on tienne à l’écart tout ce qui est étranger à cet objectif et tout ce qui pourrait conduire à des différends entre les ouvriers. Il faut toute l’étroitesse de vue intéressée des théologiens pour nous imputer, au lieu d’un objectif ouvertement reconnu, un autre objectif secret, l’abolition de la religion. On ne peut pas en fin de compte être surpris par celui qui oriente toute sa pensée vers des subtilités religieuses et qui n’a donc pas un regard pour la grande détresse et la magnifique lutte des prolétaires, s’il ne voit dans le bouleversement libérateur du mode de production et le changement spirituel et religieux, qui va de pair avec lui, qu’un passage à l’incroyance et s’il passe devant l’abolition de la misère, de l’oppression, de la servitude et de la pauvreté, comme devant quelque chose d’indifférent.
« C’est du besoin du combat pratique qu’est né notre principe pratique à propos de la religion, il en résulte déjà qu’il doit aussi se trouver en accord avec notre théorie, laquelle fonde le socialisme totalement sur la pratique de la lutte quotidienne. Le matérialisme historique voit dans les rapports économiques la base de toute la vie sociale ; il s’agit toujours de besoins matériels, de luttes des classes, de bouleversements du mode de production, là où la façon d’envisager les choses antérieurement, et celle des combattants eux-mêmes, découvrait des discordes et des luttes religieuses. Les idées religieuses ne sont qu’une expression, un reflet, une conséquence, des rapports de vie réels des hommes, et donc au premier plan des situations économiques. Aujourd’hui aussi il s’agit d’un bouleversement économique, mais pour la première fois dans l’histoire, la classe qui doit l’accomplir, est clairement consciente qu’il ne s’agit pas de la victoire de n’importe quelle conception idéologique. Cette claire conscience, qu’elle puise dans la théorie, elle l’exprime dans la revendication pratique : la religion est une affaire privée ! ; cette revendication est donc aussi bien une conséquence de la claire connaissance scientifique que du besoin pratique.
« Il résulte de cette conception, à savoir celle que le matérialisme historique a de la religion, qu’elle ne peut pas du tout être mise dans le même sac que l’athéisme bourgeois. Ce dernier s’opposait de manière directe et hostile à la religion parce qu’il voyait en elle la théorie des classes réactionnaires et l’obstacle principal au progrès. Il ne voyait dans la religion que stupidité, insuffisance de connaissances et d’instruction ; c’est pourquoi il espérait pouvoir extirper la foi aveugle des paysans et des petits bourgeois stupides par le rationalisme scientifique, en particulier par la science de la nature.
« Nous voyons au contraire dans la religion un produit nécessaire des conditions de vie, qui sont essentiellement de nature économique. Le paysan auquel les caprices du temps procurent une bonne ou une mauvaise récolte, le petit bourgeois auquel les conditions de marché et de concurrence peuvent occasionner une perte ou un profit, se sent dépendant de puissances mystérieuses supérieures. Contre ce sentiment immédiat, la science livresque, à savoir que le temps est déterminé par des forces naturelles et que les miracles de la Bible sont des légendes inventées de toute pièce, ne sert à rien. Les paysans et les petits bourgeois s’opposent à ce savoir, même si c’est à contrecoeur et de manière méfiante, car il provient de la classe qui les opprime et parce qu’eux-mêmes, en tant que classes en déclin, ne peuvent pas y trouver d’arme, de salut, et pas même de consolation. Ils ne peuvent s’imaginer du réconfort que par des moyens surnaturels, dans des représentations religieuses.
« C’est l’inverse pour le prolétaire qui a une conscience de classe ; la cause de sa misère est là clairement devant lui, dans la nature de la production et de l’exploitation capitalistes, laquelle n’a pour lui rien de surnaturel. Et puisqu’un avenir rempli d’espérance lui est proposé, qu’il sent que le savoir lui est nécessaire pour qu’il puisse briser ses chaînes, il se jette avec une ferveur ardente dans l’étude du mécanisme social. C’est ainsi que toute sa conception du monde, même s’il ne sait rien de Darwin et de Copernic, est une vision non religieuse ; il ressent les forces avec lesquelles il a à travailler et à combattre comme de froides réalités séculières. Et donc l’irréligiosité du prolétariat n’est pas une conséquence de certaines leçons qui lui auraient été prêchées, mais un sentiment immédiat de sa situation. Réciproquement, cette disposition d’esprit qui naît de la participation aux luttes sociales a pour effet que les travailleurs se saisissent avec empressement de tous les écrits rationalistes et anti-théologiques, de Büchner [II semble qu’il s’agisse de Friedrich Büchner (né en 1824), naturaliste et philosophe matérialiste allemand, auteur de « Force et Matière » (1855) et de « Nature et Esprit » (1857). Büchner est un vulgarisateur et un polémiste populaire qui militait pour la méthodes scientifique expérimentale. (NdT).] et de Hackel [Ernst Hackel (1834-1919), biologiste et philosophe allemand, fut un partisan convaincu de la théorie de l’évolution et il popularisa le travail de Darwin en Allemagne. II est aussi considéré comme le père de l’écologie. Pour certains, il est à l’origine d’une classification des races, par leur hiérarchisation dans un cadre évolutionniste, et il serait donc un précurseur de la doctrine biologico-politique nazie. (NdT).)], afin de donner, par la connaissance des sciences de la nature, un fondement théorique à cette manière de penser.
Cette origine de l’athéisme prolétarien a pour conséquence que le prolétariat ne le fait jamais apparaître comme un objet de lutte contre ceux qui ont des opinions différentes ; ses seuls objets de lutte sont ses conceptions et ses buts sociaux qui constituent l’essentiel de sa vision du monde. Les prolétaires qui, en tant que camarades de classe, vivent sous la même oppression, sont ses camarades de lutte naturels, même si les effets mentionnés sont absents chez eux en raison de circonstances particulières. I1 y a en effet de telles circonstances particulières, abstraction faite de la force de la tradition qui opère partout et qui ne peut être vaincue que progressivement. Les prolétaires qui travaillent dans des conditions dans lesquelles des forces naturelles puissantes, terribles, imprévisibles, les menacent de mort et de perdition, comme les mineurs et les marins, garderont souvent un fort sentiment religieux, alors qu’ils peuvent être en même temps des lutteurs vigoureux contre le capitalisme. L’attitude pratique qui résulte de cet état de choses est encore souvent méconnue de nos camarades de parti qui croient devoir opposer à la croyance chrétienne nos conceptions comme « une religion supérieure ».
« Concernant la relation entre le socialisme et la religion, c’est donc exactement le contraire de la façon dont nos ennemis théologiques se la représentent. Nous ne faisons pas renoncer les travailleurs à leur croyance antérieure par la prédication de notre théorie, le matérialisme historique, mais ils perdent leur croyance à la suite de leur observation attentive des rapports sociaux qui leur fait reconnaître l’abolition de la misère comme un objectif à portée de main. Le besoin de comprendre ces rapports de plus en plus profondément les conduit à étudier les écrits matérialistes-historiques de nos grands théoriciens. Ceux-ci n’agissent pas de manière hostile à la religion, car la croyance n’existe plus ; au contraire, ils produisent une appréciation de la religion en tant que phénomène historiquement fondé qui ne disparaîtra que dans des circonstances futures. Cette doctrine nous préserve donc de faire ressortir des différences idéologiques comme ce qui est important, elle met au premier plan notre but économique comme la seule chose qui soit importante, et elle exprime cela dans la revendication pratique : la religion est une affaire privée. »
Deuxième objection
Mais d’où cela vient-il que, quand d’anciens rapports de production ont dû faire place à de nouveaux, les vielles religions continuent cependant à exister encore longtemps ? L’on doit répondre à cette question car ce fait est utilisé par nos adversaires comme une objection contre nous. La réponse n’est pas difficile.
Premièrement, un vieux mode de production ne meurt jamais subitement. Dans les siècles précédents, ce dépérissement a eu lieu de manière extrêmement lente, et même maintenant, alors que la grande industrie évince si rapidement l’ancienne technique, la disparition de la petite entreprise mettra encore très longtemps à s’effectuer. I1 restera donc encore pendant longtemps suffisamment de place pour la vieille religion.
Deuxièmement, l’esprit humain est paresseux. Même quand le corps se trouve déjà dans de nouveaux rapports de travail, la pensée ne prend pas rapidement de nouvelles formes. La tradition, la coutume, font pression sur le cerveau des êtres vivants. L’ouvrier peut facilement observer cela dans son propre entourage : voici deux hommes qui se trouvent côte à côte dans la même usine, avec la même misère, les mêmes difficultés. Et pourtant l’un est un faible d’esprit qui ne veut pas lutter, qui est incapable d’apprendre à penser librement et qui suit le prêtre en matière de politique, de religion, et de syndicat. L’autre est plein de vie, tout est combativité en lui ; il parle sans interruption, il fait sans arrêt de la propagande, il s’agite sans cesse, son mot d’ordre, c’est : ni Dieu ni maître. C’est la tradition qui agit ici à côté de la différence de tempérament. Le catholicisme, bien qu’il ait pu se présenter sous de nouvelles formes, est une religion adaptée à d’anciens rapports. Par suite de l’inertie qui reste attachée à la pensée aussi bien qu’à la matière, il résiste pourtant fermement. Longtemps après qu’un mode de production a disparu, l’on peut parfois trouver encore ses vielles fleurs desséchées.
Troisièmement, les classes montantes et les classes menacées agissent de sorte que leur vieille manière de penser continue à exister encore longtemps. Autrefois, quand la lutte de classe était encore menée sous des formes religieuses, sous des mots d’ordre religieux, une classe montante, qui aspirait à d’autres rapports sociaux que la classe gouvernante, avait souvent une nouvelle religion qui correspondait à ce qu’elle considérait comme bon, juste et vrai. C’est ainsi par exemple que le calvinisme a été au début une religion de rebelles. Mais une fois que la classe montante a supplanté l’ancienne et est devenue la classe dominante, elle a alors transformé elle aussi sa religion en religion dominante ; elle l’a alors imposée de force à tout le monde, mais elle a ainsi changé le caractère révolutionnaire de la religion en un caractère conservateur ; elle a exprimé aussi dans cette religion ses propres nouveaux rapports. C’est ainsi que le christianisme - autrefois la religion des pauvres et des sans propriété, et à cette époque-là encore, de manière extrêmement simple et dépouillée, une religion de l’amour et du secours mutuel - est devenu, en tant qu’Église officielle, un système très complexe de dogmes, de cérémonies, de représentants de Dieu sur terre, de hiérarchie et d’exploitation, qui ressemblait très peu au premier christianisme.
La classe qui vient au pouvoir et entre dans d’autres rapports, change simplement la nature de la religion et, de moyen de lutte, elle en fait un moyen d’oppression. Et cela, nous le voyons également de nos jours. Les classes dominantes, qui revendiquaient pour elles-mêmes la jouissance, ont inculqué aux opprimés et utilisé contre les opprimés la soumission, l’humilité et la souffrance résignée, cette partie de la doctrine de Jésus, depuis que le christianisme est devenu la religion de ces classes. Quand les classes possédantes étaient elles-mêmes révolutionnaires, comme les calvinistes et les autres protestants, elles ne prêchaient pas pour elles-mêmes la tolérance mais la lutte. Mais maintenant qu’une classe s’élève en s’opposant à elles, classe qui ne veut pas subir mais lutter jusqu’à la victoire, alors l’ancienne religion de la souffrance est utilisée à nouveau par tous, y compris par les sectes précédemment révolutionnaires, pour éloigner de la lutte au moins une partie des classes montantes. Cela ne nous surprend donc pas que, par l’effet réuni des anciens rapports de production qui subsistent encore, de la tradition et de la domination de classe, une ancienne religion conserve encore longtemps son existence et sa force. Et donc, qu’elle n’ait plus de vie intérieure riche mais qu’elle ressemble plutôt à des débris fossilisés, cela n’est pas non plus pour nous étonner puisque nous savons maintenant que la religion est née de la société.
F. L’art
Nous ne pouvons qu’effleurer brièvement ce domaine de l’esprit parce que le prolétaire ne s’y aventure malheureusement pas encore. Mais que ce soit ici, précisément ici, que notre doctrine doive s’appliquer, cela peut s’expliquer grâce à l’observation suivante et à un seul exemple. L’art est, dans ses lignes, ses couleurs, ou ses tons, la représentation figurative de la vie émotionnelle. L’homme n’a davantage de sentiment pour rien d’autre que pour l’homme. C’est pourquoi l’art doit aussi changer en même temps que (es rapports de l’homme avec l’homme changent. Ce qui suit peut servir à illustrer cela : L’individu de la société bourgeoise est seul et il est dominé par la production et les produits. Cela doit se faire jour dans son art ; depuis l’art bourgeois grec du cinquième siècle avant Jésus-Christ jusqu’à aujourd’hui, cela se fait jour aussi.
L’individu dé la société socialiste a le sentiment qu’il ne fait qu’un avec tous les autres, qu’il a de la force grâce aux autres et qu’il est maître de la production et des produits. Cela se manifestera nécessairement un jour dans son art ; ce sentiment de maîtrise, de liberté, de bonheur avec tout le monde, doit donc s’extérioriser et il s’extériorisera aussi sûrement que le désir d’extériorisation est inhérent à l’homme social. Mais cet art sera aussi différent de l’art bourgeois, c’est-à-dire énormément différent, que l’individu socialiste le sera de l’individu bourgeois. Et cette différence sera provoquée - avons-nous besoin de le répéter encore ? - par le fait que les rapports de production, qui sont maintenant fondés sur la propriété privée et le travail salarié, reposeront alors sur la propriété collective et le travail en commun.
VI. Conclusion
Nous avons résolu avec ce qui précède le problème que nous nous étions posé. Examinons donc encore une fois ce qu’il en est résulté. Nous avons vu que la science, le droit, la politique, la coutume, la religion et la philosophie, l’art, changent du fait du changement des rapports de production, lesquels sont eux-mêmes changés à leur tour par le développement de la technique. Nous avons trouvé cela confirmé par une série d’exemples tout à fait simples, généralement connus mais très vastes, qui embrassent des classes et des peuples entiers. Nous ne pouvions pas évidemment fournir une série interminable d’exemples, et il existe certainement de nombreuses tranches d’histoire qui, si elles nous étaient proposées aux fins d’explication du matérialisme historique, nous mettraient dans l’embarras, car nous n’en savons pas assez pour expliquer tout ce que vient à l’esprit de nos adversaires. Mais c’est justement pour cela que nous avons pris des exemples très vastes parce que, s’ils sont exacts dans leur grande étendue, on ne peut guère mettre en doute l’exactitude de la théorie.
En outre, le matérialisme historique a été appliqué par nos camarades, en premier lieu en Allemagne, mais aussi dans d’autres pays, dans tous les domaines de l’histoire, avec un succès si éclatant que nous pouvons dire tranquillement : l’expérience a démontré la justesse de cette partie de la doctrine marxiste. Nous avons vu de plus que le matérialisme historique ne doit absolument pas être considéré comme une forme dans laquelle il n’y a qu’à introduire les questions historiques. Il faut commencer par étudier. Si l’on veut savoir d’où cela vient qu’une classe, un peuple, pense selon une manière déterminée, qu’on ne dise pas : eh bien, le mode de production était comme ceci ou comme cela, et il produit donc cette façon de penser. En effet, l’on se tromperait souvent, car la même technique a produit chez un peuple une façon de penser toute différente de chez un autre, de même que des modes de production différents peuvent aussi reposer en effet chez des peuples différents sur la même technique. D’autres facteurs doivent être également examinés, l’histoire politique du peuple, le climat, la situation géographique, qui tous, à côté de la technique, ont aussi leur influence sur le mode de production et sur la façon de penser. Ce n’est que lorsque l’on connaît les autres facteurs que le matérialisme historique, l’effet des forces productives et des rapports de production, paraît au grand jour de manière éclatante dans cet environnement.
Que celui qui ne peut pas faire d’études historiques se contente de l’observation de notre propre époque, de la lutte entre le capital et le travail, dont le reflet est clairement visible avant tout dans l’esprit du travailleur et à la compréhension de laquelle le travailleur peut très bien parvenir par son effort grâce à de bonnes lectures ou la fréquentation de bons cours.
Nous avons vu également que les différents domaines de l’esprit ne sont pas des espaces clos. Ils forment ensemble un seul tout, ils influent tous mutuellement sur les autres, la politique sur l’économie, la coutume sur la politique, la technique sur la science, et réciproquement. Il y a une interaction, une rétroaction, une survivance permanente, de la vie spirituelle qui s’est épanouie autrefois. Mais sa force motrice est le travail, et les canaux dans lesquels les fleuves spirituels coulent sont les rapports de production. La tradition est aussi une force, souvent une force qui freine. Le processus tout entier est, comme nous l’avons vu, un processus humain, qui s’accomplit grâce à l’homme, entre les hommes, et dans l’homme, c’est-à-dire que ce n’est donc pas un processus mécanique. Nous avons pu démontrer à plusieurs reprises que le besoin humain et les instincts humains sont le fondement de tout événement, et que l’instinct social est le fondement de l’instinct de conservation et de reproduction. Les instincts et les besoins, ce ne sont pas des choses mécaniques, ce sont également des choses spirituelles, ce sont des choses vivantes, ce sont des sentiments, et donc certainement pas quelque chose de simplement mécanique.
Nous avons vu que rien n’est plus stupide ou perfide que de confondre le matérialisme historique avec le matérialisme mécanique. La technique elle-même est non seulement un processus mécanique, elle est aussi un processus mental. Nous avons vu également que le grand moyen dont la nature se sert pour l’évolution de la pensée humaine, la lutte, est de nos jours avant tout la lutte de classe. Nous avons vu, d’après de nombreux exemples, que la technique transfère les classes dans différents rapports de production et de propriété et que, de la sorte, leurs idées se heurtent mutuellement de manière agressive ; qu’il en résulte une lutte pour la propriété entre elles, et donc en même temps une lutte d’idées concernant le droit, la religion, etc. ; que la victoire matérielle d’une classe est en même temps la victoire de ses idées. Nous avons vu tout cela et nous pensons pouvoir tirer tranquillement la conclusion que la pensée change continuellement, que la pensée est sans cesse en mouvement, et qu’il n’y a pas, dans tous les domaines que nous avons traités, de vérités éternelles, que la seule chose qui est éternelle, absolue, c’est le changement, l’évolution. Et c’est justement aussi la chose générale, la grande vérité qui, comme nous le disions au début, si nous ne les avions pas traitées de manière spécifique, résulteraient néanmoins de nos expériences. Le lecteur aura remarqué que nous n’avons pas donné ce résultat comme un dogme établi à l’avance, mais comme une conséquence des faits, de la simple expérience historique.
La force de la vérité
Nous n’avons cependant donné en aucun cas ces analyses pour transformer les travailleurs en philosophes. Cela a assurément de l’intérêt si le lecteur saisit que l’esprit, comme toutes choses, n’est pas une chose absolue mais qui se transforme ; cette compréhension, en tant que vérité philosophique, a beau avoir une influence heureuse sur son esprit, elle n’en demeure pas moins toujours qu’un résultat secondaire. Nous nous sommes fixé un autre but, nous avons voulu transformer les travailleurs en combattants. Et en vainqueurs. Pendant qu’ils lisaient attentivement ces explications, ils ont dû certainement sentir grandir leur force intérieure. Que résulte-t-il donc de notre doctrine et de nos exemples ? Si la technique change de telle sorte qu’elle transforme en classe puissante une classe insignifiante, en combattante une esclave, alors les idées de cette classe doivent aussi, d’insignifiantes, devenir puissantes, de serviles, devenir éminentes. Et si la technique transforme au bout du compte cette classe en vainqueur, ses idées doivent à la fin devenir aussi les seules qui soient vraies. Notre intention est de donner à la classe ouvrière l’assurance qu’elle possède la vérité, et la confiance dans son esprit.
En effet, la technique fait que la classe prolétarienne est aussi nombreuse que le sable au bord de la mer ; elle l’organise, elle la pousse au combat, elle la transforme spirituellement, moralement et matériellement, en une classe puissante. Les anciens rapports de production, la propriété privée, sont devenus trop étroits pour le travail moderne ; le travail est devenu social ; ce n’est qu’avec la propriété sociale qu’il peut être accompli et se développer librement. La technique, à l’étroit dans les restes de la petite entreprise, dans les sociétés par actions et les trusts, exige la propriété collective pour pouvoir déployer partout ses ailes sans entraves. Elle ne veut pas être tantôt excitée artificiellement, tantôt réfrénée. Et les ouvriers organiseront finalement la technique et les rapports de production selon leur volonté, précisément parce que la technique fait d’eux une classe puissante et que leur volonté exprime l’exigence de la technique. Mais c’est également pour cette raison que les idées des travailleurs, qui reposent sur cette conviction, dans la mesure où elles reposent sur elle, sont toutes vraies. En effet, si la réalité donne raison aux travailleurs et si donc la propriété des moyens de production devient collective, alors toutes leurs idées qui visent à cela, dans la mesure où elles visent à cela, sont également justes, et celles de leurs adversaires, qui ne veulent pas cela, erronées.
Si jamais le sol et les machines appartiennent à tout le monde, il est alors juste qu’il en soit ainsi, et la conception de ceux qui voulaient cela se révèle vraie ; plus la réalité se rapproche de cette situation, et plus l’idée du prolétariat sur le droit est vraie et juste, plus la conception de ses adversaires est fausse, et en contradiction avec la réalité. Et il en est de même avec sa politique. Si les ouvriers doivent devenir, du fait de la technique, la classe la plus forte en nombre, en organisation, en puissance matérielle, ses points de vue politiques qui expriment cela sont vrais, et ceux des adversaires, qui s’opposent à cela, faux. La vérité est en effet la concordance entre la pensée et la réalité.
Si le socialisme de la classe ouvrière est une exigence de la technique, si, sans lui, la production ne peut pas continuer de se développer, alors la morale du prolétariat, dans la mesure où elle concerne ce but, est aussi la morale juste. Si la classe ouvrière a raison de croire que le socialisme ne peut arriver qu’à cause du développement des forces productives et dès que les forces de la nature et de la société ont été comprises par la classe ouvrière, elle a alors aussi raison de ne plus rien accepter de surnaturel, car il n’y a effectivement plus de fondement à cela, et tous ses adversaires qui adhèrent à une religion sont alors imbus de superstitions. Et il en est ainsi dans tous les domaines : le développement de la technique agit en sorte qu’une classe s’élève ou décline non seulement matériellement mais aussi spirituellement. Quand les rapports qu’une classe veut deviennent réalité, ses idées, par lesquelles elle les veut, deviennent alors vraies. Ce n’est pas étonnant puisque l’idée n’est en effet que la théorie, la considération, le résumé, de la réalité dans un concept général. C’est la raison pour laquelle nous avons cherché, avec toute la force qui nous habite, à rendre clair le matérialisme historique aux travailleurs. La force de la vérité doit vivre dans l’esprit du prolétariat.
La force de l’individu
Cette dernière phrase nous conduit d’elle-même à une bonne conclusion : la force de la vérité doit vivre dans l’esprit du travailleur. C’est sûr, la technique entraîne vers le socialisme. Nous ne faisons pas l’histoire de notre propre chef. « Le travail devient social. » « Les rapports de production doivent devenir socialistes. » « Les rapports de propriété exigent la socialisation. » C’est certain. La matière sociale est plus puissante que l’esprit de l’individu. L’individu doit suivre là où elle conduit. Mais la technique se compose de machines et d’hommes. Le travail dans la production signifie des mains humaines, des cerveaux humains et des coeurs humains, qui y prennent part. Les rapports de propriété sont maintenant des rapports entre propriétaires et sans propriété.
Encore une fois : le processus est un processus vivant. La puissance sociale qui nous entraîne n’est pas une fatalité morte, une masse compacte brute de matière. Elle est la société, elle est une force vivante. À vrai dire, nous devons aller dans la direction où elle va. Le processus de travail nous entraîne dans une direction que nous ne déterminons pas nous-mêmes. Nous ne faisons pas l’histoire de notre propre chef. Mais ... nous la faisons. Vous, les travailleurs, ce n’est pas un destin aveugle, mais la société vivante, qui vous destine à apporter le socialisme. Vous, en tant que classe, vous ne pouvez pas faire autrement. Vous devez vouloir des salaires plus élevés, une vie plus heureuse, plus de repos. Vous devez vous organiser. Vous devez combattre l’État, vous devez conquérir le pouvoir politique, vous devez vaincre. C’est la production, c’est le travail vivant, qui le veulent. Mais cela ne dépend-il pas de vous aussi personnellement que cela s’accomplisse rapidement, agréablement, correctement ? N’est-ce pas précisément parce que vous devez le faire en tant que puissance vivante que cela dépendra de vous, individus vivants, hommes, femmes et enfants, vivants, non pas que cela se fasse mais comment cela se fera ? Cela dépend de votre corps et de votre esprit. Des prolétaires physiquement vigoureux et spirituellement forts accompliront mieux que des prolétaires faibles ce qu’il y a de plus magnifique et de plus grand que le monde ait jamais vu.
Cela ne dépend pas de votre bon plaisir d’être, sous le capitalisme, physiquement aussi bien portant et résistant que vous en avez besoin. Le niveau des salaires, le temps de travail, le logement, ne dépendent pas de vous seulement. Mais cela dépend de vous à un degré très important que vous soyez spirituellement guéri. Vous pouvez accueillir pleinement, de fond en comble, dans votre esprit, la puissance et la force de la vérité, de la vérité sociale socialiste, même si votre corps n’est pas tout à fait aussi fort.
C’est quelque chose qui est caractéristique de l’esprit. L’être social le domine de telle sorte qu’il peut être lâche, fatigué, mortellement épuisé, qu’il n’a plus aucun mouvement.
Mais que la technique l’éveille, qu’elle lui montre à l’horizon un point lumineux, un bonheur, un but. Qu’elle indique la victoire à une classe au moyen de l’être social, alors l’esprit de celui qui appartient à cette classe devient quelque chose qui se met en mouvement ; alors il s’enflamme, alors il vit, il aspire à quelque chose, il agit, alors l’expression selon laquelle l’esprit domine le corps devient vérité. L’esprit devient alors plus que le corps ; le corps a beau être faible, sous-alimenté, anémique, dans mille peines et soucis, l’esprit devient puissant, l’esprit devient libre. Travailleur, camarade, il faut que l’on te dise que ton esprit peut déjà devenir libre sous le capitalisme. Le processus de production peut dès à présent te rendre libre spirituellement. Tu dois te libérer du joug spirituel de la bourgeoisie. Le matérialisme historique t’enseigne la relation entre la nature et les hommes. II t’enseigne que le temps est proche où non seulement l’humanité dominera la nature mais où elle se dominera aussi elle-même. Il t’enseigne que tu es appelé à accélérer la venue de ce temps. Celui qui comprend cela et agit en fonction de cette compréhension est spirituellement libre. Seul celui-ci peut, avec sa force individuelle, aider à ce que sa classe parvienne à la société nouvelle.
L’esprit doit être révolutionné. Le préjugé, la lâcheté, doivent être extirpés. Le plus important, c’est la propagande spirituelle. Le savoir, la puissance intellectuelle, c’est ce qui est primordial, la chose la plus nécessaire entre toutes. Seul le savoir crée une bonne organisation, un bon mouvement syndical, la politique juste, et donc des améliorations dans les domaines économique et politique. Aucune prospérité ne sera possible aussi longtemps que le capitalisme existera. Seul le socialisme apportera la prospérité.
Eh bien, le socialisme ne pourra être atteint, le combat difficile pour y arriver ne pourra être mené, que par des gens spirituellement énergiques qui se sont libérés intellectuellement. Rendre fort tout d’abord son propre esprit et ensuite l’esprit de ses camarades, c’est ce en quoi consiste la grande et unique force de l’individu, grâce à laquelle il peut faire arriver l’avenir rapidement.
Tentez-le, travailleurs, camarades. Puisez dans le développement des forces productives que vous avez devant les yeux et même entre vos mains, ce que vous devez y trouver : la nouvelle vérité, la vision socialiste du monde. Et propagez-la !
FIN