Suite de la brochure « Correspondance Chaulieu (Castoriadis)- Pannekoek - 1953-1954 » : Préliminaires ; Premiers contacts ; Première réponse de Chaulieu (Castoriadis) ; Deuxième lettre de Pannekoek ; Un silence difficile à expliquer ?
(1er ÉPISODE)
« Encore sur la question du parti », c’était le titre d’un article publié dans la revue Socialisme ou Barbarie n° 18 (janvier-mars 1956) sous la rubrique « Discussions ». Avant de donner le texte de cet article, il convient d’essayer de percer plus avant le mystère du sort de la correspondance Chaulieu-Pannekoek à travers les quelques documents encore disponibles sur cette période. D’une part, il s’agit des souvenirs, fragiles et sélectifs, des rares militants survivants de cette période ; d’autre part, il s’agit de documents plus fiables mais parfois difficiles à interpréter car condensés : les comptes rendus des réunions hebdomadaires du groupe Socialisme ou Barbarie qui, malheureusement, ne furent tenus qu’à partir du 22 juillet 1954, pour répondre au besoin d’information des camarades de province et des absents.
Le compte rendu du 22 juillet 1954 évoque précisément le sujet qui nous occupe. A cette réunion, il est discuté du contenu du numéro 15 de la revue et de la publication de la réponse de Pannekoek à Chaulieu. Un camarade hollandais de Spartacus (Theo Maassen) est présent et donne des précisions sur cette dernière lettre de Pannekoek, laquelle, précise le compte rendu, « sera publiée dans le prochain numéro de la revue. Comme Theo Maassen a des difficultés pour s’exprimer en français, il écrira à Socialisme ou Barbarie pour préciser ses commentaires » ; le texte de cette lettre de Theo Maasen parviendra effetivement ultérieurement et figure ci-après dans l’ordre chronologique (page 34), car elle ne fut publiée dans la revue que début 1956. On pourrait penser, d’après ce qui précède et d’après la lecture de Socialisme ou Barbarie, que les choses en seraient restées là et que c’en serait fini de l’échange épistolaire Chaulieu (Socialisme ou Barbarie) et Pannekoek.
Comme nous le verrons plus loin, une polémique devait resurgir plus de dix années plus tard avec la publication - pour la première fois en France et après la disparition du groupe Socialisme ou Barbarie - de la seconde lettre de Pannekoek. Et cette publication devait entraîner une réaction de Chaulieu/Castoriadis lors de la publication en collection 10/18 de ses œuvres complètes sous le bandeau accrocheur de « Socialisme ou Barbarie ». Nous reviendrons bien sûr sur cette polémique, mais il importe d’abord de revenir sur les échanges épistolaires.
Jusqu’à récemment, on ne trouvait pas trace d’une correspondance postérieure à cette deuxième lettre de Pannekoek de juillet 1954 dissimulée jusqu’après 1968. Et même la publication de cette lettre dans les Cahiers du communisme de conseils, en 1971, ne donnait pas - et ne pouvait donner - d’éléments quelconques qui auraient permis de trouver une explication à la question que nous avons posée : pourquoi cette correspondance s’est-elle interrompue aussi brusquement ?
Le cours des choses est parfois fait de hasards, et ce sont effectivement des hasards qui ont permis d’avancer la réponse la plus plausible. D’un côté, la récupération inespérée auprès de camarades italiens de l’ensemble des comptes-rendus des réunions de Socialisme ou Barbarie, d’un autre côté la découverte, à l’instigation d’un camarade canadien envisageant la publication en anglais de la correspondance Chaulieu-Pannekoek, dans les archives Pannekoek déposées à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam, d’une suite à la seule correspondance connue jusqu’alors.
On retrouve parfois la trace de ces lettres inconnues dans les comptes rendus des réunions du groupe, ce qui permet, non seulement d’avoir la preuve de leur existence, mais aussi de savoir qu’elles furent évoquées dans des réunions. L’ensemble permet surtout de suivre le processus qui aboutit à mettre au placard un débat pourtant jugé, selon les termes mêmes de la revue, « d’une grande importance au point de vue de l’élaboration de la théorie révolutionnaire ».
Pannekoek écrit de nouveau à Chaulieu le 10 août 1954, proposant notamment un article critique d’un texte de Maximilien Rubel sur l’éthique marxiste. On n’a malheureusement pas retrouvé le texte ni le brouillon de cette dernière lettre, mais on en connaît l’existence à la fois par la réponse que lui donne Chaulieu, le 22 août 1954, et le compte rendu de la réunion du groupe du 2 septembre de la même année,au cours de laquelle Chaulieu donne lecture de cette réponse, dont voici le texte intégral :
« Excusez-moi de répondre avec un certain retard à votre lettre du 15 juin ; j’étais absent de Paris et n’ai voulu vous répondre qu’après en avoir discuté avec les camarades de notre groupe. Entre temps, j’ai également reçu votre lettre du 10 août, avec l’argument sur l’“éthique” marxiste, dont nous avons discuté.
» Concernant votre lettre du 15 juin, nous avons unanimement décidé de la publier dans le prochain numéro (18) de Socialisme ou Barbarie. Elle pourra certainement aider les lecteurs à mieux comprendre votre point de vue, aussi bien sur la question du parti que sur celle du caractère de la Révolution russe. Quant à moi, je ne pense pas personnellement avoir à ajouter quoi que ce soit d’important à ce que j’ai écrit dans le n° 14. A vous seulement je voudrais faire remarquer que je n’ai jamais pensé “que nous puissions vaincre le PC en copiant ses méthodes”, et que j’ai toujours dit qu’il fallait à la classe ouvrière - ou à son avant-garde - un mode d’organisation nouveau, qui corresponde aux nécessités de la lutte contre la bureaucratie, non seulement la bureaucratie extérieure et réalisée (celle du PC) mais aussi la bureaucratie intérieure potentielle. Je dis : il faut à la classe ouvrière une organisation avant la constitution des Conseils,
vous me répondez : il ne lui faut pas une organisation du type stalinien. Nous sommes d’accord, mais votre thèse exige que vous montriez qu’une organisation de type stalinien est la seule réalisable. Je pense d’ailleurs que sur ce terrain la discussion ne peut pas avancer beaucoup : j’ai l’intention de reprendre la question à partir du texte “Intellectuels et ouvriers” qui a été publié dans le n° 14 de Socialisme ou Barbarie, et j’espère pouvoir publier un article là-dessus dans le n° 16. J’ose penser qu’à ce moment-là nous pourrons reprendre la discussion d’une manière plus féconde.
» Pour ce qui est de votre article contre Rubel ; nous avons pensé qu’il était très difficile de publier une critique d’un livre qui n’a pas été encore publié. La thèse de Rubel n’existe en effet que dactylographiée*, le public (et nous-mêmes) ne la connaissons qu’à partir du compte rendu qui en a été fait dans Le Monde par Jean Lacroix si je ne me trompe, qui a dû simplement assister à la discussion orale de cette thèse le jour de la soutenance, et ne l’a vraisemblablement pas lue ; en tout cas, il me paraît difficile de faire la critique d’un livre à partir d’un compte rendu de journal. Il est vrai que Rubel avait déjà exposé sa conception, qui, comme vous le dites fort justement, n’est pas nouvelle, dans son « Introduction » aux Pages choisies de Marx (19) ; mais, puisqu’il prend la peine d’écrire un livre sur la question, les gens penseront à juste titre que nous aurions pu attendre pour voir le développement de sa position et l’argumentation qui l’accompagne. Car, pour l’instant, nous sommes presque en train de nous battre avec un vocable. Nous vous prions donc de bien vouloir attendre la publication du livre de Rubel : nous vous enverrons un exemplaire dès sa parution, et peut-être constaterez-vous qu’il n’y a pas lieu de changer quoi que ce soit à votre article - mais nous aurons été d’accord avec les règles de la correction littéraire.
» P. S. - C’est à la suite d’un malentendu que vous croyez qu’une erreur s’est glissée dans la traduction de votre lettre. L’expression (p. 40, ligne 13 du n° 14) “nous n’avons que faire d’un parti révolutionnaire” est un gallicisme qui signifie “nous n’avons pas besoin, nous ne pouvons pas nous servir d’un parti révolutionnaire” - c’est une traduction assez proche de votre anglais “we have no use for” » (20).
On peut noter de cette lettre deux points qui, à ce moment, reflètent apparemment les positions de Chaulieu et celles du groupe Socialisme ou Barbarie : d’une part, un accord souligné pour la publication de la seconde lettre de Pannekoek (ce qui confirme les indications du compte rendu de la réunion du 22 juillet 1954 mentionnées en tête de ce chapitre) ; d’autre part, l’amorce d’un dialogue sur la question de l’organisation et même, à propos de l’article de Rubel, ce que l’on peut considérer comme le départ d’une collaboration de Pannekoek à Socialisme ou Barbarie.
Pannekoek semble bien le comprendre en ce sens puisqu’il répond presque immédiatement le 3 septembre 1954 à cette lettre de Chaulieu du 22 août précédent ; en voici la teneur :
« Merci pour votre lettre du 22 août. Permettez-moi d’inverser l’ordre des sujets et de traiter d’abord de l’article contre Rubel. J’ai lu autrefois ses Pages choisies*, mais sans y prêter beaucoup d’attention, bien que, dans notre correspondance, il introduisît souvent des assertions éthiques, et que j’aie essayé de lui faire comprendre ce que le marxisme voulait réellement dire. Pourtant, aujourd’hui, en lisant l’article du Monde, je m’aperçois que le sujet avait en fait beaucoup plus d’importance : tandis que le docteur (en français dans le texte) Rubel, précédé de sa réputation de “marxologue”, défendait glorieusement sa thèse à la Sorbonne, j’ai repris et étudié les vieux écrits de Marx et y ai trouvé une bien plus forte confirmation de mes vues que je m’y attendais. Du coup, j’ai couché tout ça sur le papier et, supposant que de telles thèses, aussi spécialisées, donnent lieu à publication, j’y ai adjoint un extrait du journal. Mais je suis d’accord avec vous que tout cela est tout à fait insuffisant comme base pour une critique... Je vais donc demander à Rubel si - et quand - sa thèse sera publiée. Dans ces conditions, seule la première partie de mon article doit être remplacée par une autre introduction. Le sujet lui-même, le caractère réellement scientifique de la théorie marxiste, est pour moi très important. La question de la prédiction du futur, qui a engendré de nombreuses discussions et beaucoup de confusion, lui est rattachée.
» Quant à l’autre point, concernant la publication de ma lettre du 15 juin, il n’était pas dans mon intention de la voir publiée, ou plutôt je n’avais pas pensé en l’écrivant qu’elle fût destinée à être publiée ; si j’ai bon souvenir je n’ai pas apporté beaucoup de soin à l’écrire. Si, pourtant, vous pensez que certains passages peuvent apporter certains éclaircissements, alors je pense que vous devriez en sélectionner des passages de sorte que mes remarques ne prennent pas trop de place dans la revue. J’ai l’impression que ce qui est dit dans le livre Les Conseils ouvriers pourrait donner une base plus large et plus générale. Je vous enverrai une réédition d’un de ses chapitres qui a été préparée et publiée par nos amis anglais de l’ILP (voir note 8). Tel quel, c’est un peu brutal, parce que l’argumentation en est basée sur les chapitres précédents, qui sont ici absents. Les camarades de l’ILP semblent apparemment avoir considéré qu’un début de discussion de la révolution pourrait se révéler un bon remède à la passivité et à l’absence d’esprit révolutionnaire des travailleurs anglais,
» J’ai l’impression que nos positions sur l’action de classe prolétarienne sont diamétralement opposées, chacune mettant l’accent sur un aspect différent. Dans ces circonstances, il apparaît toujours des individus se distinguant en termes de courage ou de clarté d’analyse, que ce soit dans le discours ou dans l’action. Tous ces individus forment une avant-garde de fait, que nous voyons naître au sein de toutes les mouvements. Ils deviennent des dirigeants de fait, peuvent contribuer au développement de l’activité des masses et, de par la largeur de leurs vues, être de bon conseil.Quand ils se réunissent en petits groupes ou partis, avec des programmes bien établis, ces relations fluides se pétrifient. Alors, en tant que dirigeants ex officio, ils se prennent pour des chefs et veulent être suivis et obéis.
» D’un autre côté, nous voyons que, dans toutes les actions de masse ou révolutionnaires, il naît un fort sentiment commun, qui n’est pas foncièrement conscient (comme le prouvent toutes les fluctuations de l’action), mais est basé sur des conditions concrètes et permet l’unité d’action nécessaire à des résultats positifs. Dans de telles circonstances, les personnalités dirigeantes perdent toute importance. Le vrai gain, le vrai progrès, réel et durable, consiste en ce que toute la classe, les masses ouvrières, changent profondément, rompent avec le servilité, renforcent leur indépendance, leur confiance en elles-mêmes, par la seule vertu de leur propre activité, de leur initiative, et non en se mettant à la remorque des autres. Entre ces deux points de vue, la pratique de la lutte de classe peut revêtir de nombreuses formes, intermédiaires ou combinées.
» Une dernière remarque sur les actions de masse. Considérant les conditions de vie actuelles dans nos sociétés développées, il peut sembler (et il est largement admis) que de telles actions sont de plus en plus impossibles et inutiles. Impossibles en raison de l’énorme croissance du pouvoir et de la violence des gouvernements, soutenus par le grand capital (si une région industrielle tombait entre les mains des travailleurs, une simple bombe atomique suffirait à la détruire). Inutiles parce les conditions de vie et de travail, de même que les droits politiques, de la classe ouvrière ne cessent de s’améliorer (cf. les Etats-Unis)... Et pourtant nous croyons fermement que la menace de destruction et de misère que le capitalisme fait peser sur l’humanité est plus forte que jamais. La forme en est aujourd’hui la guerre mondiale, qui menace toute la population, intellectuels, enseignants et ouvriers (dont ces derniers forment la majorité). C’est pourquoi les actions de masse seront plus nécessaires que jamais et perdront le strict caractère de classe qu’elles avaient dans le passé (Belgique, Russie). C’est la seule façon dont les masses pourront affirmer leur volonté concernant leurs vies.
» Et pourtant, c’est un sujet qui n’est jamais traité dans les discussions, ou la presse, politiques, pas plus que dans les publications socialistes. Est-ce par peur de se voir identifier au communisme russe ? Ou, plutôt, la peur de tous les groupes à prétention dirigeante de voir les masses ouvrières prendre leur action en leurs propres mains ? » (traduction Echanges).
7. (2e ÉPISODE)
Le compte rendu de la réunion du groupe Socialisme ou Barbarie du 9 septembre 1954 permet de voir la manœuvre qui s’amorce relativement à cette correspondance ; il se réfère expressément à la lettre de Pannekoek que nous venons de citer ; ce compte rendu relève bien que :
« Une lettre de Pannekoek répondant à la lettre de Chaulieu précise que sa lettre n’est pas destinée à être publiée. On suivra ce souhait, mais la revue publiera bientôt des extraits des Conseils ouvriers de Pannekoek. »
Lorsqu’on relit la lettre en question (voir page 30), on peut voir que Pannekoek ne s’oppose nullement à la publication de sa lettre mais insiste seulement sur le fait que, s’il avait prévu une telle publication, il l’aurait mieux travaillée ; tout en ajoutant immédiatement que si une telle publication devait se faire, des extraits seraient suffisants, pour ne pas encombrer les colonnes de la revue. Rien ne permet pourtant de supposer que cette référence à une observation de Pannekoek pour justifier la non-publication procède d’une manœuvre. Bien qu’il s’agisse du retrait, assez inexplicable, de ce qui avait été promis maintes fois auparavant, tant dans les réunions que dans les lettres, au même moment il est affirmé le souhait de publier, toujours « bientôt » des extraits de l’ouvrage de Pannekoek Les Conseils ouvriers.
Ultérieurement, il ne sera plus question de ces rapports Chaulieu-Pannekoek, sauf incidemment, d’une part dans le n° 15-16 (octobre-décembre 1954), sous la rubrique « Socialisme ou Barbarie à l’étranger », reproduite ci-dessus, d’autre part, lors de la publication de la lettre de Theo Maassen dans le n° 18 (janvier-mars 1956) - nous expliquerons alors les raisons de cette publication.
Venant après la réunion précitée du 9 septembre 1954, la mention indirecte, à travers la présentation d’une publication italienne, de louanges à Chaulieu - sans aucune référence à la critique formulée par Pannekoek dans la lettre mise ainsi au placard - accompagnée de la relégation de Pannekoek au rang des vieilles gloires démodées, sonne à ce moment comme une exécution des relations antérieures de Socialisme ou Barbarie et de Pannekoek. La suite le confirmera : Socialisme ou Barbarie ignorera royalement le mouvement des conseils allemands et hollandais, même lorsque le groupe glorifiera - à juste titre - l’insurrection hongroise de 1956. Il est vrai que cette insurrection et l’instauration tout éphémère, aussitôt écrasée sous les chars russes, des conseils ouvriers, servira d’illustration aux théories de Chaulieu-Castoriadis sur le régime soviétique (21).
Force est de constater que le revirement de Chaulieu et de la majorité du groupe vient de cette lettre du 3 septembre dans laquelle Pannekoek souligne les divergences profondes relativement à l’action prolétarienne de classe et au rôle d’une organisation de militants : la poursuite du débat aurait encore plus profondément divisé le groupe, qui voyait déjà en son sein s’affronter deux tendances, dans des débats tout théoriques sur la « question de l’organisation ». Une minorité qui inclinait vers les positions exprimées par Pannekoek avait, en toute connaissance du groupe, noué des contacts plus étroits avec des camarades du groupe hollandais Spartacus. C’est dans ces conditions, et un peu comme un cheveu sur la soupe mais en relation quand même avec le débat Pannekoek-Chaulieu, que parvint la lettre promise par le membre de Spartacus Theo Maassen (page 34). Il fallut que cette minorité insiste particulièrement pour que cette lettre ne subisse pas le sort de celles de Pannekoek. Elle figure dans le n°18 de la revue mais la majorité imposa de faire précéder sa publication d’un chapeau ; chacun pourra juger de la valeur des dénégations que cette « introduction » contient :
« Nous publions ci-dessous une lettre du camarade Th. Maassen, du groupe Spartacus de Hollande, qui se rapporte aux textes d’Anton Pannekoek et de P. Chaulieu publiés dans le n° 14 de cette revue (p. 39 à 50). Ceux parmi nous dont le camarade Th. Maassen critique les idées dans sa lettre se sentent obligés de dire qu’ils ne se reconnaissent pas dans les positions qu’il leur attribue. Les lecteurs peuvent se rapporter également aux textes sur la question du parti publiés dans les nos 2 et 10 de Socialisme ou Barbarie, et au texte de P. Chaulieu “Sur le contenu du socialisme”, dont la première partie a été publiée dans notre n° 17. »
Voici maintenant le texte de la lettre de Théo Maasen (cette lettre a été écrite directement en français par son auteur, ce qui explique quelques incorrections mineures).
« Cher camarade Chaulieu et chers camarades de Socialisme ou Barbarie » Je ne sais pas si vous pensez que l’on ait assez discuté sur les différences qui existent entre la majorité de Socialisme ou Barbarie et Spartacus. Quant à moi, je considère que la discussion est toujours un moyen permettant d’arriver à de meilleures formules et à des vues plus profondes ; c’est pourquoi je me réjouirais s’il existait aussi chez vous le désir de poursuivre un échange de vues. Si nous ne réussissons pas à nous rapprocher, l’histoire nous le revaudrait en temps utile.
» Camarade Chaulieu, j’ai de nouveau bien réfléchi à nos divergences d’opinion, divergences qui ont aussi joué un rôle dans l’histoire du groupe Spartacus, et je me suis posé la question de savoir si nous les avons bien résolues. (22). Les relations dans le parti deviennent de plus en plus difficiles, et à la fin c’est une scission. L’utilité des divergences d’opinions qui auraient dû agir d’une façon fructueuse se perd.
» C’est le vieil esprit de parti qui soutient que sans un parti révolutionnaire le prolétariat ne peut pas faire sa révolution, qu’il lui est impossible de produire dans son propre sein, pendant la révolution, les véritables forces révolutionnaires, que c’est le parti qui décide du moment de l’action ; c’est-à-dire qui décide à tout moment de l’action totale. Ceux qui ont cet esprit arrivent à se croire très importants, à se considérer comme une force révolutionnaire par excellence. Toute déviation du principe et du programme est contre-révolutionnaire et, en certaines circonstances, une question de vie ou de mort.
» La classe, le prolétariat, joue un rôle nécessaire mais subordonné. Son activité se situe sur le terrain économique pour rendre possible l’arrivée au pouvoir du parti. Si la classe est poussée à la lutte par la nécessité économique, excitée par le sentiment prolétarien, guidée par son instinct de classe, le parti est guidé par la supériorité intellectuelle des chefs et de leur idéalisme.
» Bien qu’il y ait longtemps que nous ayons abandonné le point de vue que c’est le parti qui fait la révolution, nous n’avons pas encore pu nous défaire entièrement de cet état d’esprit... Cela ne nous a pas fait de bien. Nous avons perdu des camarades qui auraient pu faire du bon travail dans notre groupe. Or, je crois que c’est aussi une de nos tâches de créer entre nous un esprit qui reconnaisse que les échanges d’idées sont indispensables et fructueux, et c’est aussi pour cela que je reviens à notre différend sur la question du parti.
» Camarade Chaulieu, et vous autres camarades de Socialisme ou Barbarie, c’est donc votre opinion que lorsque la classe ouvrière en révolution, organisée dans ses conseils, n’est pas en mesure d’exécuter le coup décisif, c’est-à-dire la conquête de l’Etat, cela doit se faire par le parti révolutionnaire, afin qu’un autre parti, par exemple celui des staliniens, ne le fasse pas. Le schéma est simple et sans doute suggéré par une certaine figuration du processus de la révolution prolétarienne, différente de la nôtre. » Ce qui doit être bien considéré ici, c’est que le parti révolutionnaire, quant à son organisation, sa discipline et sa tactique, doit dès le début être formé à la possibilité d’être forcé de saisir le pouvoir, de sorte qu’à cet égard, il ne se distingue pas d’un parti ordinaire, par exemple des staliniens.
» Cependant, il ne s’agit pas d’une possibilité, mais d’une certitude. En effet, il y aura toujours un parti qui voudra saisir le pouvoir, et étant donné que les conseils ouvriers ne seront jamais en mesure de conquérir l’Etat, la thèse “le parti doit saisir le pouvoir dans certaines circonstances” revient pratiquement à dire “le parti doit saisir le pouvoir à tout prix”.
» Mais on demandera : pourquoi les conseils ne seront-ils jamais en mesure de saisir le pouvoir, de conquérir l’Etat ? Parce que le pouvoir d’Etat doit exclure le pouvoir des conseils, et réciproquement. Tout pouvoir d’Etat est organisé à partir d’un point central, de haut en bas. Le pouvoir des conseils est organisé de bas en haut et c’est ce qui fait que ces deux principes sont irréconciliables. Les conseils peuvent vaincre l’Etat, ils ne peuvent le conquérir.
» Cette conception soulève un tout un autre aspect du processus de la révolution que le schéma des camarades du groupe Socialisme ou Barbarie.
» Pour mieux faire apparaître les différences, je pose les questions suivantes :
» 1° Combien de temps nous figurons-nous qu’un tel processus durera ?
» 2° Quel est essentiellement ce processus ?
» 3° Ce processus suivra-t-il régulièrement ou non son cours ?
» Je crois qu’à cette dernière question nous pouvons répondre qu’une évolution régulière est exclue, puisque ce processus est un processus de lutte continuelle, la lutte entre les conseils et l’Etat. L’Etat se présentera de nouveau chaque fois sous une forme quelconque, soit comme un parti ou même comme une organisation qui s’appelle conseils ouvriers. Il est inconcevable qu’on puisse faire disparaître l’Etat d’un seul coup par un effort violent. Comment cet Etat, ou semi-Etat, s’appellera-t-il, cela n’est pas important. Il aura un nom selon qu’il représentera les pouvoirs qui, d’un point central, voudront et devront régner seulement de haut en bas. Si le prolétariat ne peut pas d’un seul coup devenir le maître de l’Etat, le dominer, ce n’est pas seulement à cause de l’inexpérience et de la faiblesse des conseils et de leur parti. Il se peut que l’ancienne bureaucratie sabote cet Etat. En un tel cas, les saboteurs doivent être forcés de continuer leurs fonctions, car le nouveau système des conseils qui est établi de bas en haut n’est pas encore en mesure de régler et de dominer tout sur le même principe. En cela, bien des désaccords et des luttes auront lieu au sein des conseils.
» Nous ne voulons pas oublier que le parti stalinien à lui seul voudra s’emparer du pouvoir. C’est ce que voudront aussi les différents partis qui existeront avant la révolution ou qui se formeront pendant la révolution. Les staliniens voudront saisir le pouvoir pour les buts impérialistes de la Russie. D’autre pour faire un système d’Etat communiste, d’autres encore, parmi lesquels Socialisme ou Barbarie, qui veulent saisir le pouvoir temporairement pour le céder aux conseils ouvriers.
» Limitons-nous à Socialisme ou Barbarie. Il s’est emparé du pouvoir, a soumis les autres partis, vaincu la résistance de la bureaucratie, et imposé les modes d’action et d’organisation aux ouvriers (23) (voir p. 48, n° 14 de Socialisme ou Barbarie), le tout par la force armée, c’est-à-dire grâce à une force militaire, parce que cette force est conduite d’en haut. Bref, Socialisme ou Barbarie a conquis l’Etat. Socialisme ou Barbarie, c’est l’Etat.
» Et maintenant ? Socialisme ou Barbarie attend... que les conseils soient assez forts, ensuite l’Etat, c’est-à-dire Socialisme ou Barbarie se dissout. Pourquoi ? Pour le grand idéal. Le parti se dissout ou donne le pouvoir aux conseils à cause de considérations idéologiques. Le parti qui s’est développé par des luttes violentes contre d’autres partis dans le but élevé de sauver la société, de terrasser ses ennemis et de les supprimer (de même que les conseils), renonce au pouvoir ou se dissout. Quelle illusion ! » On oublie qu’un parti a une vie propre, qu’il se développe selon ses propres lois. Cette vie, il la défendra à tout prix contre n’importe qui, contre la classe prolétarienne, contre les conseils. Cette vie n’est pas déterminée par les belles intentions que les fondateurs du parti ont conçues, mais bel et bien par les rapports sociaux et les conditions de la lutte dans lesquels il se trouve. Cela c’est du marxisme, camarades de Socialisme ou Barbarie. La conception de dissoudre un parti au profit d’une idée préconçue, c’est de l’idéalisme. On trouve cet idéalisme aussi chez l’anarchiste Bakounine qui, en 1871, voulut établir sa dictature à Lyon pour quelque temps et pour les mêmes raisons que Socialisme ou Barbarie, c’est-à-dire parce que la classe ouvrière n’est pas encore assez forte.
» Camarade Chaulieu, vous devez être étonné si je vous affirme, et cela prouverait que vous ne comprenez pas notre conception de la lutte, que nous et Spartacus, nous sommes entièrement d’accord avec le passage qui suit : (24)
» “Pour clore ces quelques réflexions, je ne pense pas non plus qu’on puisse dire que dans la période actuelle (et d’ici la révolution) la tâche d’un groupe d’avant-garde soit une tâche « théorique ». Je crois que cette tâche est aussi et surtout une tâche de lutte et d’organisation. Car la lutte de classe est permanente, à travers ses hauts et ses bas, et la maturation idéologique de la classe ouvrière se fait à travers cette lutte. Or le prolétariat et ses luttes sont actuellement dominés par les organisations (syndicats et partis) bureaucratiques, ce qui a comme résultat de rendre les luttes impossibles, de les dévier de leur but de classe ou de les conduire à la défaite. Une organisation d’avant-garde ne peut pas assister indifférente à ce spectacle, ni se borner à apparaître comme l’oiseau de Minerve à la tombée de la nuit, laissant choir de son bec des tracts expliquant aux ouvriers les raisons de leur défaite. Elle doit être capable d’intervenir dans ces luttes, combattre l’influence des organisations bureaucratiques, proposer aux ouvriers des modes d’action et d’organisation ”. (25)
» Mais cette tâche de l’avant-garde et du parti ne doit pas être une tâche différente de celle de la classe. Ils doivent remplir leur tâche dans la classe et avec la classe, comme une partie inséparable de la classe, et non pas séparée ou bien en dehors ou même contre la classe (voir : “elle doit même parfois être capable de les imposer”).
» La classe ouvrière ne peut acquérir les capacités nécessaires que par une lutte dans laquelle elle s’empare de plus en plus du pouvoir social. Tout ce qu’on fait pour la classe ouvrière tue l’initiative de celle-ci.
» L’opposition qu’elle rencontre est justement nécessaire pour la mettre à la hauteur de sa tâche. C’est la dialectique du processus.
» Le parti doit être une force de la classe. Sa tâche est de convaincre les ouvriers de faire tout eux-mêmes, de garder toute action dans leurs propres mains, de refuser toute direction ou l’intervention active d’un parti quelconque, ce qui romprait d’ailleurs leur unité.
» Le processus n’est pas une affaire de quelques années. Peut-être à travers des hauts et des bas durera-t-il un siècle avant que l’Etat ne soit mort. La classe peut bien en un jour annihiler une certaine forme d’Etat, mais elle ne peut en un jour annihiler tout l’Etat.
» Ce dernier continuera à jouer longtemps un rôle sous la direction de différentes organisations.
» Socialisme ou Barbarie doit prendre garde de ne pas être parmi ces dernières, car il serait inévitablement en opposition avec le prolétariat militant.
» Camarades de Socialisme ou Barbarie, votre réponse nous sera agréable... »
Malgré cette invite, il n’y eut jamais de réponse pas plus à cette lettre de Theo Maassen qu’à celles de Pannekoek, même lorsque l’insurrection hongroise remit au premier plan la forme d’organisation qu’étaient les conseils ouvriers.
Personne ne parla plus de « l’affaire » jusqu’en mai 1971. En particulier, en mai 1968, ceux qui de près ou de loin s’intéressaient à Socialisme ou Barbarie, tout comme ceux qui s’intéressaient de nouveau aux conseils ouvriers, ne connaissaient de ce débat que les deux lettres publiées dans la revue (n° 14 d’avril 1954).
Notes
(21) Bien sûr, des désaccords apparaissent quant à l’interprétation de l’insurrection hongroise, qui dura trop peu de temps pour que l’on puisse tirer des conclusions sur ses orientations pratiques réelles. Sur la foi des appels des conseils ouvriers, on ne pouvait, à ce stade, tout en exaltant l’importance de cette insurrection, qu’en souligner certaines ambiguïtés - par exemple sur certaines attitudes nationalistes. D’un autre côté, Socialisme ou Barbarie affichait une position différente de ceux qui rattachaient ces événements au courant historique des conseils ouvriers ; le groupe faisait des conseils hongrois le départ d’une nouvelle ère révolutionnaire, ce qui est expliqué dans la suite du débat.
(22) Une scission devait effectivement se produire, quelque temps après sur des questions d’activisme et d’intervention dans les luttes. Daad en Gedachte, avec entre autres Cajo Brendel et Theo Maassen, devait se détacher de Spartacus pour former un autre groupe ayant le même nom que la publication.
(23) Référence à la première réponse de Chaulieu à Pannekoek dans Socialisme ou Barbarie n° 14.
(24) Passage repris de la première réponse de Chaulieu à Pannekoek dans Socialisme ou Barbarie n° 14.
(25) Il semble que, par la suite, le groupe Daad en Gedachte ait évolué vers des positions moins « interventionnistes » que ne le laissait supposer cet accord donné à des propos de Chaulieu, sans qu’on puisse préciser s’il s’agissait d’une position théorique ou d’un réalisme politique, vu le faible nombre des participants.
Lire la suitede la brochure « Correspondance Chaulieu (Castoriadis)- Pannekoek - 1953-1954 » :
Les voiles commencent à se lever
Le rejet par S ou B du courant communiste de conseils
Castoriadis et la question de l’organisation révolutionnaire