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Chine

Les neuf vies d’une ouvrière chinoise

Mlle Zhang raconte son histoire

lundi 14 mai 2007

Un témoignage évocateur des conditions de vie et de travail de millions de travailleurs migrants déracinés qui n’ont aucun droit. Texte paru dans Echanges n° 120 (printemps 2007).

Le récit de mademoiselle Zhang publié le 8 mars 2006 par le China Labour Bulletin (www.clb.org.hk/public/main puis rubrique « Feature article ») est intéressant en ce qu’il décrit bien les conditions de vie et de travail des millions de travailleurs migrants déracinés qui n’ont aucun droit. Or ils constituent une section importante du prolétariat chinois actuel, source de ce « miracle chinois » dont les médias font l’apologie sans discernement depuis quelques années. Après la mise en place des réformes lancées par Deng Xiaoping au début des années 1980, la situation du prolétariat chinois a changé de façon dramatique et rapide. Les ouvriers étaient auparavant employés à vie par leur usine, qui constituait pour eux non seulement un lieu de travail mais le centre de leur vie : le logement, les soins, l’éducation des enfants, les loisirs - tout dépendait de l’entreprise d’Etat où ils travaillaient. Les réformes ont mis fin à cette sécurité. Les entreprises publiques sont devenues des entreprises commerciales ordinaires, avec les mêmes règles de gestion économique que les autres, et notamment le droit de licencier. Ce qu’elles ont fait de façon massive, envoyant au chômage (souvent non indemnisé) et à la retraite anticipée (souvent non payée) des dizaines de millions de travailleurs.

Les travailleurs migrants, dont mademoiselle Zhang fait partie, constituent une section bien distincte du prolétariat chinois. Ils sont appelés ainsi parce qu’ils sont, en quelque sorte, des sans-papiers de l’intérieur. En effet, le système maoïste du permis de résidence (hukou) n’a pas été aboli lorsque la libéralisation du marché a entraîné un exode rural massif au cours des années 1980 et encore aujourd’hui. Ces paysans, chassés de la campagne par la misère et par les limites de l’ « industrie rurale » qui était censée les absorber, arrivent dans les villes de la côte Est sans avoir vraiment le droit de s’y trouver, ce qui permet aux capitalistes occidentaux et à leurs sous-traitants chinois de les exploiter dans un système « dortoir-usine » qui est décrit de façon très vivante par mademoiselle Zhang.

Dans ce système, les travailleurs ne restent pas en ville s’ils n’ont pas de travail. Leur logement est strictement lié à leur emploi. Ils dépendent encore de leur région d’origine, où se trouvent leurs familles et leurs enfants, leurs écoles et toutes les base de leur reproduction. Quand ils ne travaillent pas, les autorités ne les prennent pas en charge, ou si peu. Pour l’instant, les capitalistes disposent d’une réserve de migrants si importante qu’ils ne se soucient absolument pas de stabiliser cette main-d’œuvre à long terme. Au contraire, le système « dortoir-usine » est fait pour organiser leur exploitation maximale pendant une période relativement brève et leur rotation rapide. Si le capitaliste investit pour un dortoir dans la cour de son usine, ce n’est pas pour fixer la main-d’œuvre qui y loge, mais simplement pour que celle-ci, tant qu’elle est là, soit disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ou en tout cas dix-huit si l’on en croit le témoignage de mademoiselle Zhang.

Ce n’est pas par hasard que la description de l’exploitation des travailleurs migrants fait penser aux premiers âges du capitalisme européen. Les formes féroces de l’exploitation subie par les travailleurs migrants (misère absolue, absence de couverture sociale, autoritarisme sans pitié des patrons, et surtout longueur des journées de travail) ressemblent en effet à cette époque du capitalisme occidental où l’accumulation du capital reposait principalement sur la plus-value absolue, celle que le capital obtient en allongeant la journée de travail. Et de fait, en Chine comme dans tous les pays où les délocalisations du capitalisme occidental recherchent des bas salaires, le niveau de vie des travailleurs est si bas qu’une hausse de la productivité appliquée à la production de leurs subsistances (mécanisme de la plus-value relative) ne dégagerait que bien peu de surtravail supplémentaire. Les capitalistes ne peuvent donc augmenter leur profit qu’en allongeant et en densifiant la journée de travail.

Une logique mondiale

Mais au-delà de cette similitude avec les premiers temps du capitalisme européen, l’exploitation des travailleurs chinois et autres s’inscrit dans le mécanisme de production de la plus-value relative à l’échelle mondiale. Car, pour une grande part, les marchandises qu’ils produisent à bas coût viennent ensuite faire partie des subsistances des prolétaires occidentaux, dont les salaires peuvent alors être bloqués ou réduits, dégageant une plus-value supplémentaire pour le capital dans son ensemble.

C’est là la grande différence avec les origines du capitalisme occidental : l’essor du capitalisme chinois s’inscrit dès le départ dans une logique mondiale où les capitalistes chinois n’ont pas grand-chose à dire : leur marché intérieur est très limité, et ils dépendent de leurs collègues occidentaux pour les investissements et pour les débouchés. De fait, les délocalisations occidentales en Chine et le développement des sous-traitants chinois à leur service s’inscrivent dans un mécanisme de lutte contre la baisse de rentabilité du capital mondial qui détermine en très grande partie les aléas de l’accumulation de capital en Chine. A la différence de leurs ancêtres européens, les capitalistes chinois ne font pas l’histoire, mais ils la subissent.

Toutes ces questions devront être examinées de façon plus approfondie, afin de mieux évaluer la part d’illusion et de propagande que les médias occidentaux mettent dans leur apologie sans fin du « miracle chinois ». Il faudra en particulier mesurer l’importance des luttes des prolétaires chinois. Celles-ci sont permanentes, dans les trois sections du prolétariat (employés des actuelles ou ex-entreprises d’Etat, travailleurs migrants travaillant pour le capital délocalisé et ses sous-traitants, chômeurs originaires des deux catégories précédentes). Car ces luttes font fatalement monter les salaires, remettant en cause la place initiale du capital « chinois » dans la division internationale du travail. La lutte de classe en Chine s’inscrit directement dans la contradiction prolétariat-capital au niveau mondial.

Mlle Zhang (21 ans) raconte son histoire

Origines de Mlle Zhang

Je suis partie de chez moi à l’âge de quinze ans, en décembre 1998. Je voulais aider ma famille et mon frère, qui était en âge de fonder sa propre famille. Pourtant, j’avais de bonnes notes à l’école et je suis sûre que j’aurais pu aller à l’université. [Apparemment, Mlle Zhang est une victime de la politique officielle de l’enfant unique par famille et est née sans autorisation, peut-être même sans existence légale. De plus, venant de la campagne, elle est peut-être illégale sans papiers dans son propre pays, le livret de résidence permanent obligatoire, hukou, lui interdisant de s’installer en ville où, de toute façon elle reste considérée comme une citoyenne de seconde zone, sans accès aux services publics des résidents de ces villes.]

1er emploi : fabrication de fleurs et d’arbres de Noël

Je suis arrivée à Guangzhou (Canton) grâce à un recruteur professionnel, qui m’a pris 250 yuan (un peu plus de 24 euros) plus 50 yuan (environ 5 euros) parce que je n’avais pas de carte d’identité, plus 50 yuan pour je ne sais quel certificat nécessaire lorsque je commencerai à travailler. En fait, il ne m’a jamais procuré de carte d’identité. Cette usine fonctionnait avec des capitaux étrangers. On travaillait sept jours par semaine, avec trois jours de congé par an. On faisait des heures supplémentaires tous les jours jusqu’à 22 heures. Au début, j’ai travaillé à la fabrication des pieds des sapins. On les polissait avec un chiffon trempé dans du diluant, puis on les envoyait au four. L’atelier était plein de fumée, on ne voyait pas très loin. La direction nous donnait un masque et une paire de gants par semaine, mais ils étaient très vite hors d’usage. Je suis restée là trente jours et j’ai gagné un peu plus de 500 yuan. Je vivais dans le dortoir de l’usine. Plus tard, la direction a demandé un statisticien, ou compteur. J’ai passé le test et j’ai eu l’emploi. Les conditions de travail étaient moins terribles. Je suis restée dans cette usine pendant neuf mois. Comme statisticienne, je gagnais 1,80 yuan de l’heure. J’ai changé de poste et ma remplaçante n’a été payée que 1,70 yuan. Elle m’a pris en grippe, et comme elle était la maîtresse du chef d’unité, ils ont commencé à me pourrir la vie. J’ai dû partir. Je suis rentrée chez moi. Je n’aurais jamais pensé qu’il y avait une injustice et que je pouvais me plaindre. Je n’en avais pas eu l’idée non plus quand je travaillais dans la fumée du premier atelier. Je pensais simplement que c’était ça le travail en usine. 2e emploi : fabrication de jouets dans une entreprise artisanale.

Je suis repartie après avoir appris à coudre à la machine industrielle. Je suis allée à Chenghai, dans la province du Guangdong [à côté de Shantou, à 250 kilomètres à l’est de Hong Kong]. Comme il n’y avait pas d’emplois disponibles dans la confection, j’ai trouvé du travail dans une petite usine de jouets. L’entreprise n’employait que quelques douzaines de salariés, et quelquefois même moins de dix personnes. On travaillait au premier étage de la maison, les dortoirs (filles et garçons) étaient au deuxième et le patron et sa famille vivaient au troisième. Nous lavions nos habits à la rivière. Le travail consistait à placer des vis à la main, de sorte que nous avions toutes sortes de plaies. Je suis partie au bout de quelques jours.

3e emploi : fabrication d’objets artisanaux.

Je suis arrivée là par l’intermédiaire de quelqu’un de mon village, en même temps que mon cousin et ma cousine. C’était à Chenghai, et il y avait vingt à trente personnes. L’usine occupait le rez-de-chaussée d’un bâtiment auquel avait été rajouté un étage pour les dortoirs. Même une personne de petite taille comme moi ne pouvait s’y tenir debout ; en été il y faisait une chaleur terrible (ni air conditionné ni ventilateur : impossible de dormir) ; on y accédait par une échelle. Il n’y avait qu’un WC et qu’une douche pour tout le monde, et il fallait faire la queue après le travail, qui finissait à 23 h 30 tous les jours. La journée était de quatorze heures.

On était payé à la pièce, mais je n’ai jamais compris comment ils calculaient nos salaires, qui ne correspondaient jamais à ce que nous avions produit. Nous sommes restés un mois, puis nous avons décidé que ça ne valait pas le coup. La paie était de 400-500 yuan par mois, mais après déduction des frais d’alimentation, il ne restait rien. Ma cousine travaillait lentement : le patron l’a vidée. Nous sommes partis tous les trois. Mais le patron avait nos cartes d’identité et nos salaires. Nous avons dû aller au Département du Travail pour nous plaindre. Le fonctionnaire nous a expliqué que c’était la pratique locale : si on démissionnait après juste un mois, on ne touchait pas son salaire. Mais il nous a aidé à récupérer nos cartes d’identité.

4e emploi : usine de jouets

C’était une autre entreprise privée de Chenghai. Il y avait cinquante salariés et les conditions étaient légèrement meilleures que dans mes emplois précédents. On travaillait huit heures, quatre le matin et quatre l’après-midi. S’il y avait des commandes, on travaillait encore quatre heures le soir. Jamais de congés, sauf s’il n’y avait aucune commande ou en cas de coupures d’électricité. Je devais coller des étiquettes sur les jouets. Les salaires étaient déterminés par la production et la vitesse de la chaîne. Certains arrivaient à se faire 1 000 yuan par mois, d’autres seulement 400-500 yuan. Les dortoirs aussi étaient mieux, et on pouvait y faire sa cuisine. Cette usine était privée, et construite par le patron lui-même, c’est pourquoi ce dernier était plus compréhensif et courtois. Si on devait rentrer chez soi, on pouvait, et si quelqu’un de la famille venait en visite, il pouvait dormir dans le dortoir.

Je suis restée trois mois. J’avais appris à me servir d’une machine à coudre, et je voulais toujours travailler dans la confection. Je voulais aussi gagner plus. Je suis partie avec quelqu’un de mon village qui venait d’arriver pour chercher du travail.

5e emploi : une usine de vidéodisques

Nous sommes allés à Dongguan [entre Hong Kong et Guangzhou]. Nous avons pris un minibus sans autorisation officielle, qui nous a demandé un prix fou pour nous laisser au milieu de nulle part. Nous avons passé les premiers jours à la gare, puis à la gare routière. Plus tard, nous avons trouvé ma cousine ; nous nous glissions dans son dortoir la nuit. Mais nous ne sommes pas restés, de peur de lui faire du tort. Nous sommes allés chez quelqu’un d’autre de mon village. C’était un brave type, mais c’était un homme, et c’est pourquoi je pensais que ce n’était pas une bonne idée de rester, même s’il ne m’a rien fait. Un soir, je suis allée dans un cinéma qui est ouvert toute la nuit. Au matin, au moment de payer mon petit déjeuner, je me suis rendu compte que j’avais perdu mon portefeuille. J’ai dû attendre mon cousin et lui demander de payer pour moi.

Finalement, je ne suis pas allée dans une usine de confection, mais dans une usine de VCD (video compact disque). Cette usine employait 200 personnes, la plupart des femmes. La première impression était qu’elle était exceptionnellement propre. Je travaillais à l’emballage. On était payé 2 yuan de l’heure, et 2,50 yuan pour les heures supplémentaires. Il n’y avait pas d’heures supplémentaires les week-ends.

J’ai mis un moment à comprendre ce qui n’allait pas : je n’avais rien à faire de la journée. Je gagnais seulement entre 200 et 300 yuan par mois, dont il fallait déduire 90 yuan pour la nourriture. L’usine avait un plan de retraite, et prenait 10% pour cela. On pouvait récupérer cet argent au moment de quitter l’usine. Les hommes et les femmes avaient les mêmes salaires pour le même boulot.

J’y suis restée cinq mois, puis je suis partie parce que je ne gagnais pas assez. J’ai dû renoncer à un mois de salaire quand je suis partie : les règles de la société étaient qu’il fallait travailler un an avant de partir pour être pleinement payée. C’est dire qu’on avait une occasion par an pour démissionner.

6e emploi : usine de céramique

Dans cette usine d’objets en terre cuite, il y avait 400 à 500 salariés, dont 60 % de femmes. Le salaire minimum était de 480 yuan par mois. Durant les trois premiers mois, la prime d’heures supplémentaires est de 1 yuan de l’heure ; après trois mois, on peut avoir une augmentation, selon l’évaluation de la chef, qui favorise les femmes de la même région qu’elle. Les travailleurs sont divisés en trois catégories : A, pour qui l’augmentation est de 8 yuan, B de 7,50 yuan et C de 7 yuan. J’ai reçu un B, ce qui était très bien, parce que j’ai achevé plein de travail. Si on ne prend aucun jour de congé pendant le mois, on peut recevoir une prime de 100 yuan.

L’usine fournissait gratuitement deux repas par jour. On avait aussi 2 yuan par jour pour le petit déjeuner. On travaillait sept jours par semaine. Dans le meilleur des cas, on ne faisait pas d’heures supplémentaires le dimanche. En cas d’heures supplémentaires, on travaillait de 18 heures à 23 h 30. En principe, on commençait à 8 heures, mais en fait on devait être au stade à 7 h 30 pour faire des exercices et du jogging.

La sécurité au travail était relativement bonne. Dans notre unité, on devait remplir d’argile des moules en forme de fleurs, et le travail demandait une certaine habileté. C’est pourquoi le gérant nous traitait bien et nous payait un peu plus. Dans d’autres unités, c’était moins bien, comme par exemple à la peinture des fleurs, qui ne demandait pas beaucoup d’habileté. Dans cette unité, il y avait des tours pour aller aux toilettes, où on ne pouvait pas rester plus de cinq minutes, même quand on avait ses règles. Le long de la chaîne, il fallait s’asseoir convenablement, avec interdiction de croiser les jambes.

Il n’y avait pas ces règles dans mon unité. Les ouvriers étaient assez qualifiés, et ils partaient si les patrons se montraient trop stricts. Or il fallait au moins deux semaines pour former quelqu’un.

Cependant, en cas de traitement injuste, il fallait sourire et supporter. Personne ne va au Bureau du Travail.

7e emploi : confection à Pékin

Après l’usine de céramique, je suis rentrée chez moi quelque temps. Puis je suis allée travailler dans une usine de confection dans la grande banlieue de Pékin, la Jiushan Garment Factory. Le propriétaire était de la province d’Anhui, et il y avait environ cent personnes. On travaillait en équipe de neuf heures, et les heures supplémentaires le soir étaient en option. On n’avait jamais un jour de congé.

Le salaire était aux pièces, et les heures supplémentaires n’étaient pas comptées comme telles. Les conditions de travail étaient terribles, pire que dans toutes les usines de Dongguan. Il n’y avait qu’une douche, que personne ne nettoyait jamais. Le dortoir était dans un immeuble à un étage, avec six ou sept personnes par chambre. A cette époque les salaires étaient en retard de trois mois. Je n’étais là que depuis un mois, mais j’avais des tensions avec la contremaître, qui ne voulait pas me laisser sortir pour donner un coup de téléphone chez moi. Elle voulait que je finisse d’abord tout mon travail. Je lui ai dit que, si elle n’était pas satisfaite de mon travail, elle n’avait qu’à me donner un bon de sortie, et je m’en irais.

Les autres travailleurs demandaient au patron qu’il les paie. Ils le lui avaient déjà demandé plusieurs fois. Ils dirent alors que s’ils n’étaient pas payés, ils s’en iraient. Le patron a piqué une colère et déclaré qu’il ne paierait personne. Son assistante est venue ensuite, plus polie. Elle a expliqué que le patron avait été kidnappé quelques jours plus tôt, et avait dû donner tout ce qu’il avait. Si le personnel n’avait pas d’argent pour les repas, l’usine pourrait les aider. On nous a donné 30 à 50 yuan. L’assistante a dit qu’il y avait une commande urgente pour des habits en coton, et que si on arrivait à traiter cette commande en toute priorité, elle verrait ensuite si elle pourrait nous payer.

Nous avons travaillé sur la commande pendant deux jours, et ils ne nous payèrent toujours pas. Plus tard, le patron nous a écrit une note disant qu’il était en crise financière et qu’il nous paierait plus tard, selon un échéancier déterminé.

On a entendu des informations sur le patron, et on a fini par se dire que c’était vraiment sans espoir. On a essayé quand même, mais le directeur de l’usine nous a dit que si on voulait partir, il fallait le faire maintenant. Il savait que nous n’avions pas un sou pour cela, même pas de quoi prendre le bus pour Pékin.

En fin de compte, nous avons décidé de partir, même sans la paie, et que nous verrions que faire quand nous serions à Pékin. Normalement, la direction ferme à clé la porte du terrain de l’usine. Si quelqu’un veut sortir pour donner un coup de téléphone ou faire des courses, il doit demander un bon de sortie. Mais nous sommes partis ensemble et unis.

Nous sommes partis un soir. A cette heure-là, il n’y avait qu’un gardien au portail. Un type qui travaillait avec nous avait volé la clé. Quand le portail a été ouvert, le gardien n’a pas pu nous retenir et nous sommes partis. A ce moment, nous étions très contents de nous, pensant avoir remporté une espèce de victoire. En fait certains, qui avaient perdu quatre mois de salaires, me disaient que j’avais de la chance de n’en perdre qu’un.

Nous ne sommes pas allés au Bureau du travail. A cette époque, nous ne savions rien sur rien. Par exemple, il ne fallait pas me demander pourquoi on avait besoin d’un bon de sortie. Toutes les usines le faisaient. Pour quitter l’usine, il faut une permission. Les patrons ont peur des vols. Quand on démissionnait, il fallait même un bon de sortie pour ses bagages, sinon on ne pouvait pas les emporter. On a mis tout notre argent ensemble pour s’acheter des tickets de bus. A Pékin, j’ai trouvé ma cousine, et je lui ai emprunté de l’argent pour rentrer chez moi.

8e emploi : confection à Shenzhen

Je ne suis restée qu’une semaine chez moi, puis je suis partie à Shenzhen pour travailler dans une usine appelée Hongcheng Garment Factory, financée par de l’argent de Taiwan. On y fabriquait des habits pour enfants. Il y avait environ six cents personnes, moitié à la chaîne, moitié en travail à la main. J’ai versé un dépôt de 80 yuan, selon eux pour ma carte de personnel, ma licence d’usine et autres documents. On m’a mis sur une machine à coudre industrielle, et le travail était vraiment dur.

On faisait des heures supplémentaires tous les jours, on n’était pas libres avant 23 heures, et parfois on travaillait jusqu’à 2 ou 3 heures du matin. Et le lendemain, il fallait commencer comme tous les jours, à 7 h 30. A midi, on avait une pause d’une demi-heure pour manger et se reposer, mais on ne prenait pas de repos. On retournait au travail dès qu’on avait mangé. Le meilleur jour était le dimanche, où on ne travaillait que jusqu’à 21 h 30. Nous étions vraiment épuisés, au point que certains s’évanouissaient. D’autres étaient si fatigués que leur doigt était piqué par l’aiguille ; ils étaient ensuite incapables de dire pourquoi leurs mains étaient si proches de l’aiguille. En fait, c’est parce qu’ils dormaient à moitié.

Il y avait toujours une réunion le matin. Un jour, une femme s’est évanouie en plein milieu. Nous ne sommes pas parvenu à la faire revenir à elle. Finalement son mari, qui travaillait là, l’a emmenée chez elle pour un jour de repos. Mais pas plus : ils ne lui ont pas accordé plus de temps pour se reposer.

On travaillait à la pièce, et il n’y avait pas de prime pour les heures supplémentaires. Le salaire minimum était de 800 yuan par mois, et pouvait aller jusqu’à 2 000 yuan. Mais il fut ensuite décrété que le salaire maximum serait de 1 800 yuan, parce que les chefs de section étaient à 2 000 yuan. Le salaire était bon, mais le système des amendes était très strict. On pointait, et on perdait 1 yuan par minute de retard. S’il y avait des retours de marchandises pour mauvaise qualité, on avait une amende, si on répondait à un chef, amende, si le sol était sale, amende.

Il y avait une femme nettement plus âgée que les autres. Un jour, le chef de section lui a demandé de refaire quelque chose, et elle a refusé. En fait, on ne pouvait pas dire qu’il y avait un défaut dans son travail, mais quand le chef de section dit quelque chose, il vaut mieux obéir. Elle eut donc une amende, mais elle a encore refusé et s’est disputée avec le chef de section, qui lui a mis une deuxième amende ! Ce mois-là, elle avait 600 yuan d’amendes, mais elle a encore fait environ 100 yuan.

La nourriture était bonne dans cette usine : une soupe et trois plats midi et soir, et le riz était très bon. Dans l’après-midi, on avait des fruits, et le soir tard il y avait un autre repas après les heures supplémentaires, et encore un autre si on travaillait dans la nuit jusqu’à 3 heures. C’est très rare dans les autres usines. Il y avait toutes sortes de choses pour le petit déjeuner, mais la plupart des gens n’en prenait pas : ils étaient trop fatigués et restaient au lit. On était à vingt par chambre, et il n’y avait pas assez de douches et de toilettes.

Il n’y avait pas de contrat de travail. Une fois par an, on pouvait avoir un congé de vingt jours, trente jours maximum. Mais la plupart des gens avaient de la peine à avoir une journée libre. Si on ne venait pas travailler, on avait une amende de 50 à 100 yuan. La fête nationale ou la fête du travail n’étaient pas chômées. Dans le meilleur des cas, on était dispensé d’heures supplémentaires pour la fête de la mi-automne. Il n’y avait pas de syndicat, et nous n’avions jamais entendu parler de lois de protection du travail ni reçu aucune formation là-dessus.

Je suis partie au bout de deux mois. J’étais trop épuisée. Mon quota était trop élevé. Parfois je travaillais dans la nuit jusqu’à 3 heures sans arriver à le finir. Selon les règles de cette usine, on ne pouvait pas démissionner avant trois mois. On n’a donc pas voulu me laisser partir. Je suis allée voir la chef de section, et elle a donné son accord. Mais quand je suis allée voir le chef de division, il a refusé.

J’ai dû écrire une lettre au directeur général adjoint venu de Taiwan. A cette époque, ma famille avait arrangé mon mariage, alors que je n’en voulais pas. Mais j’ai pris ce prétexte pour quitter mon boulot. Dans la lettre, je disais que ma famille avait déjà reçu 2 000 yuan de cadeaux pour la fiancée, que je n’étais pas d’accord et que je voulais rentrer pour arrêter tout. Lorsque j’aurais annulé tous les engagements, je reviendrais travailler parce qu’il me fallait gagner 2 000 yuan pour dédommager l’autre famille. Le directeur général adjoint m’a dit de venir dans son bureau. Il m’a dit de revenir à la fin du mois, et que là il serait d’accord. Je n’avais pas très confiance, et je lui ai demandé de signer au bas d’une lettre que j’avais écrite. Mais ensuite ses subordonnés n’étaient toujours pas d’accord, et j’étais bloquée. Au début, je faisais du bon boulot sur les habits que je travaillais, mais ensuite je me suis moins fatiguée, et ils n’ont plus voulu me garder. Finalement, ils ont approuvé ma demande.

Notre groupe fabriquait une sorte de parc pour bébé qui se vendait très bien. Les autres usines ne semblaient pas capables de produire ce parc, et dans notre usine, seule notre division pouvait le faire. Nous étions les mieux payés de l’usine, et c’est aussi pourquoi il était difficile de quitter cet emploi.

Mais c’était vraiment épuisant. Ils avaient du mal à trouver des travailleurs. Beaucoup de gens partaient. Quelqu’un avait écrit sur le mur des toilettes : « Les filles ne devraient pas travailler dans cette usine. » L’usine était impitoyable. En 2003, pendant la crise du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère), un type avait une grosse fièvre et il est allé à la clinique pour avoir un certificat d’un docteur. Mais l’usine refusa de lui donner un congé maladie, et l’empêcha aussi de venir travailler. Finalement, le type est parti de lui-même.

9° emploi : une autre usine de confection à Shenzhen

J’ai tout de suite pris un autre emploi dans le district de Longgang de Shenzhen, à la New Horse Garment Factory. Cette usine fabriquait des habits pour des modélistes connus. J’y ai travaillé pendant un an. J’étais inspectrice des fils, c’est-à-dire que je devais vérifier qu’il ne sortait aucun fil du vêtement.

Les horaires habituels étaient en équipes de huit heures, avec deux heures supplémentaires les lundi, mercredi et vendredi. En cas d’heures supplémentaires le week-end, on recevait double paie. On était payé à l’heure, et mon salaire était de 2,77 yuan. Les salaires étaient payés avec un mois de retard. Le salaire minimum était de 700 yuan par mois. On avait une prime de 7 yuan quand on faisait l’équipe du soir. Après trois mois de travail, on vous passait au salaire aux pièces. L’usine fournissait aussi une assurance médicale et une autre pour les accidents du travail. Cela coûtait 60 à 70 yuan par mois.

Dans les dortoirs, on était à huit ou dix par chambre, mais il y avait un balcon à chaque chambre. La direction faisait souvent des exercices incendie. Il y avait une salle de récréation, où on pouvait jouer au ballon ou regarder des films. Au bout de trois mois, j’ai changé de poste : j’ai travaillé dans la section des pulvérisations. La pulvérisation est faite pour améliorer la qualité du tissu. Les autres n’étaient pas contentes, mais j’avais étudié la confection et je travaillais dur - les autres femmes ne pouvaient pas dire grand-chose.

La division travaillait en équipe de nuit et sur la base du salaire aux pièces. Puis le tarif fut réduit de 40 %. A l’origine, le salaire était d’environ 1 700 yuan, mais il est tombé à 1 000 yuan.

Plus tard j’ai été transférée au département du repassage. A cette époque, il y avait trop de commande et pas assez de machines. C’est pourquoi ils ont loué une machine fabriquée en Chine. Elle n’était pas très sûre. Elle tombait tout le temps en panne. Mais j’avais été assignée à cette machine et je ne pouvais rien y faire. La machine avait un écran de surveillance, mais un écrou ne tenait pas et l’écran tombait souvent. L’électricien l’a examiné, puis a affirmé qu’on pouvait encore s’en servir, mais avec prudence. Je n’en ai pas tenu vraiment compte par la suite. Quand le contremaître a découvert le problème, il m’a dit que si l’écran tombait encore une fois, on ne l’utiliserait plus.

Le 25 mars 2004, je travaillais de nuit et l’écran est tombé plusieurs fois. J’ai donc cessé de l’utiliser. Dans la nuit, vers 3 heures, l’accident a eu lieu. Ma main a été happée par le rouleau de fer. Quelqu’un, pensant que la machine s’était enrayée, coupa le courant. Mais ma main était encore dedans, et je ne pouvais la retirer. Personne ne savait que faire, mais ils appelèrent l’électricien. Ce dernier dormait, et il mit six minutes à venir. Quand il libéra la pression de la machine, je pus retirer ma main. La sécurité appela pour demander une voiture de l’usine pour m’emmener à l’hôpital, mais il n’y avait pas de chauffeur. Il fallut une demi-heure pour obtenir un taxi, et j’allai à l’hôpital toute seule. Personne ne m’a accompagnée.

Je suis restée à l’hôpital vingt et un jours. On m’a greffé de la peau sur la main. J’ai dû demander plusieurs fois à l’usine qu’ils m’envoient l’argent du traitement. L’usine n’a envoyé personne pour me rendre visite ou rester avec moi au moment de l’opération. J’ai demandé ensuite plusieurs fois qu’ils envoient un travailleur de l’usine pour rester avec moi quelques jours. Ils ont finalement accepté.

L’usine n’avait donné que 100 yuan pour la nourriture. De peur de manquer d’argent, nous ne mangions pas les repas de l’hôpital. Ma cousine m’apportait à manger tous les jours. Je n’étais pas encore complètement guérie, mais l’usine a cessé de payer les factures de l’hôpital, qui a arrêté les piqûres. Ensuite l’hôpital a dit que j’étais guérie et que je n’avais plus besoin de piqûres. S’ils ne s’étaient pas arrêtés au milieu du traitement, j’aurais été eguérie plus vite et mieux.

Dix jours après ma sortie de l’hôpital, l’usine a commencé à faire pression pour que je revienne travailler. Le contremaître m’a convoquée dans son bureau et m’a demandé comment je faisais pour manger et m’habiller. Pensant qu’il s’enquérait de ma santé, je lui ai répondu que j’arrivais à faire ça toute seule, sans l’aide de personne. Il m’a rétorqué qu’alors je pouvais bien venir travailler aussi.

Cela m’a mise en colère. Le docteur avait suggéré qu’on me fasse une seconde greffe de peau. J’avais peur que ma main reste déformée et handicapée, et je n’avais vraiment pas le moral. J’avais envie de sauter par la fenêtre. Quand j’étais à l’hôpital, quelqu’un était venu d’un centre d’assistance aux travailleurs de Shenzhen pour m’interroger sur mon accident du travail. J’ai trouvé leur adresse et je suis allée les voir pendant ma convalescence. Ils m’ont un peu aidée, mais c’était limité.

Plus tard, j’ai eu ma seconde greffe. Je suis allée seule à l’hôpital. Je ne savais pas, à cette époque, que l’assurance pour les accidents du travail incluait les frais de transport et de nourriture. Pour faire des économies, j’ai pris un bus public au trajet interminable. L’opération a bien marché. J’ai récupéré presque complètement le fonctionnement de ma main. Mais quand il fait mauvais, la peau greffée craque facilement. L’usine ne m’a toujours pas payée mes salaires et l’argent de l’assurance qu’ils me doivent.

Situation actuelle de Mlle Zhang

Je travaille maintenant dans un centre d’assistance aux travailleurs. Avec toute mon expérience du travail, je crois que ce dont les travailleuses ont le plus besoin, c’est : premièrement, de connaître la loi ; deuxièmement, quand elles connaissent un peu les lois, de défendre leurs droits ; troisièmement, quand elles défendent leurs droits, elles peuvent faire des progrès, et alors seulement elles peuvent améliorer leur condition. La première étape est difficile. La plupart de ceux qui ont ce genre d’emploi n’ont aucune connaissance de la loi et n’ont jamais pensé qu’ils ont des droits et n’ont jamais cherché à les connaître. Ils pensent que partir dans le monde du travail c’est comme ça, et c’est tout. Quand je me trouvais au chômage entre mes neuf emplois, je vivais de fait dans la rue. Nous savions que la gare ne nous rejetterait pas, qu’on pourrait y fermer un peu les yeux et se reposer. Quand on démissionne, il faut quitter l’usine. Avant de rentrer à la maison, nous allions dans des cinémas permanents où nous passions la nuit pour attendre l’aube et les premiers bus.

Le Bureau du travail n’a rien fait pour nous aider ou nous protéger. Il ne pense qu’à se débarrasser de tout travailleur qui vient dans ses bureaux. Ses fonctionnaires ne sont pas bien payés, et moins ils en font mieux ils se portent. Si on ne les bouscule pas, ils refusent de considérer votre cas. Et puis bien sûr, il y a les relations avec les patrons des usines, qui les invitent à dîner, etc.

Il y a des problèmes avec les lois actuelles. Prenez l’exemple des congés de maternité. Le règlement dit que la femme a droit à un congé prénatal de quinze jours. C’est très mauvais pour la santé des femmes qui viennent des autres parties de la Chine pour travailler dans le Sud. Supposez qu’elles prennent un bus quinze jours avant la date prévue pour l’accouchement. Qu’est-ce qu’elles font si quelque chose arrive en chemin ? Quand l’enfant a un mois, elles doivent revenir au travail, et ce n’est pas bon pour l’enfant. Un autre problème répandu est celui des règles douloureuses. Mais pour le moment, pas une usine, même celles où les conditions de travail sont bonnes, ne trouve le moyen de donner une attention spéciale à ces femmes.

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Voir aussi, sur la Chine contemporaine :

Des mutations récentes dans les orientations et le comportement des prolétaires chinois

« A l’ouest des rails » : un film sur les restructurations en Chine

Après la disparition du « bol de riz en fer », restructurations et mutations de classes

Notes et réflexions sur la Chine d’aujourd’hui (1998)

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