Voici tout d’abord la lettre publiée par le Morning Star du 4 août 1999. Elle émane d’un docker de Liverpool, Mike Cullen (carte TGWU 6/601) licencié à la suite des luttes que nous avons déjà évoquées. L’auteur donne son avis en apportant des précisions fort significatives sur un article publié dans le même journal le10 juillet précédent sous la signature d’Ann Douglas relativement à un programme de la chaîne de TV anglaise (Channel 4) sur la lutte des dockers de Liverpool. Nous reproduisons cette lettre in extenso :
« Ann Douglas, qui a vu en avant-première le documentaire de Channel Four sur le drame des dockers, écrit qu’il explore la lutte pendant la grève des dockers : cela fut en fait un lock-out [ndt : Echanges a souligné également ce point important à maintes reprises].
» Les dockers qui refusèrent de traverser le piquet furent tous licenciés dans les vingt-quatre heures et seulement deux cents d’entre eux obtinrent de nouveaux contrats. » Ceci montre que le Mersey Dock and Harbour Company (MDHC) était une bonne organisation patronale et qu’il avait besoin de l’établissement de piquets de grèves comme seul moyen de se débarrasser de ceux qu’il considérait comme une main-d’œuvre coûteuse. Cela lui donnait l’opportunité, en utilisant les lois anti syndicales des tories, d’employer une nouvelle force de travail à des conditions et des salaires pires que tout ce qui existait alors.
» Le programme télé, qui est centré sur la vie fictive de deux familles, est une allusion purement factuelle au conflit. Miss Douglas parle du rôle joué par Jack Adams [NdT : il s’agit d’un permanent syndical du TGWU], mais omet totalement de mentionner le rôle joué par un autre permanent syndical, Jack Dempsey, auquel Bernard Bradley, le patron de Torside [NdT : il s’agit de la petite société portuaire qui licencia cinq dockers pour refus de faire des heures supplémentaires, ce qui déclencha l’enchaînement de grèves illégales et de licenciements importants] offrit de réintégrer les cinq dockers licenciés mais qui refusa [NdT : souligné par nous]. Ceci arriva la veille de l’installation des piquets aux portes du terminal des conteneurs, la Royal Seaforth Container Terminal. Si l’offre de Bradley avait été acceptée, ces piquets auraient été inutiles et il n’y aurait pas eu de conflit.
» Ms Douglas parle du soutien financier du syndicat TGWU et de ses quelque six mille branches, mais malheureusement, nous avons reçu un soutien beaucoup plus important d’autres syndicats - aussi bien de Grande-Bretagne que du monde entier. Elle parle aussi du syndicat TGWU comme étant dans l’impossibilité d’apporter son soutien aux dockers à cause des lois sociales en vigueur. Mais nous avons reçu un énorme soutien dans le monde entier. Sur la côte ouest des Etats-Unis, le président du syndicat des dockers, John Bowers, fut condamné, lui et son syndicat, Longshorement’s Union, à une astreinte d’un million de dollars (6 millions de francs) et il n’abandonna pourtant pas son soutien.
» L’article précise que les dockers avaient montré une grande naïveté en croyant que les médias capitalistes donneraient une grande publicité au conflit. Nous n’étions pas si naïfs : nous avons envoyé des délégués dans toute la Grande-Bretagne et dans le monde entier prendre la parole dans plus de 5 000 meetings. Partout où ils purent le faire, ils reçurent un accueil enthousiaste.
» L’article paraît avoir perdu de vue le sens réel de ce véritable complot pour se consacrer à la défense des lois antisyndicales et de la politique conservatrice du gouvernement du “New Labour”.
» Soutenons le peuple et le socialisme et pas des compagnies capitalistes comme le MDHC et ce gouvernement conservateur. »
Mike Cullen,
TGWU 6/601,
Birkenhead (2)
Docker de Liverpool licencié
* Il n’y a aucune rancœur de la part de ce docker syndiqué licencié qui nous fait part simplement des circonstances réelles qui ont vu se développer ce conflit : si le leader syndical et, vraisemblablement, les cinq dockers licenciés à l’origine avaient accepté les propositions du patron de leur employeur Torside, tout le conflit n’aurait pas eu lieu. Et les 300 dockers n’auraient pas eu à lutter pendant deux ans pour une réintégration qu’ils n’ont pas obtenue et contre un licenciement qui fut finalement maintenu. La lutte de classe ne se mène pas avec des « si ». Le plus clair dans la lettre ci-dessus, c’est la preuve d’une collusion entre le MDHC, le principal employeur et maître du port de Liverpool et des dirigeants du grand syndicat TGWU, partie importante de la confédération TUC (avec certainement la bénédiction du gouvernement social-démocrate « New Labour ») pour terminer la liquidation de ce qui pouvait rester du statut ancien des ports britanniques (voir Echanges n° 62, p. 23 : grève des dockers anglais de juillet 1989 contre la modification radicale de leur statut, perdue globalement sauf pour les dockers de Liverpool qui avaient conservé, par leur opiniâtreté, le maintien de certaines garanties, précisément celles que le MDHC voulait éliminer). La proposition du patron de Torside, une sorte d’entreprise sous-traitante sous l’autorité du MDHC, ne pouvait tenir face à la volonté du MDHC d’en terminer avec ces dockers coûteux et défendant bec et ongles leur condition présente. Les dirigeants syndicaux du TGWU avaient le même intérêt à voir disparaître des membres « turbulents » qui restaient l’exemple vivant de leur fonction syndicale dans le système capitaliste, n’œuvrant finalement que pour faire accepter les conséquences de la « modernisation » due à l’évolution des techniques de manutention. Tous voulaient le conflit en spéculant sur l’isolement des dockers et le risque qu’aucune solidarité réelle ne se manifesterait : leur calcul se révéla juste avec l’acceptation, au bout de deux années, par les 400 dockers de leur licenciement, c’est-à-dire de leur élimination en tant qu’acteurs sur la scène de la lutte de classe autour d’un modèle que tous les autres protagonistes s’employaient à faire disparaître.
De telles collusions et manipulations entre dirigeants d’entreprise, gouvernementaux et syndicaux sont monnaie courante. Il est vrai que la fonction fondamentale du syndicat est d’œuvrer pour la paix sociale garantissant l’exploitation et pour la résolution des conflits que la dynamique du capital soulève avec les travailleurs. Ceux-ci luttent précisément contre les termes de cette dynamique qui vise constamment à modifier les conditions de l’exploitation du travail pour en extraire plus de plus-value et réduire, sinon éliminer, les résistances qui se tissent constamment sous des formes diverses contre cette exploitation.
Les travailleurs, placés dans de telles situations, n’ont d’autres ressources que de lutter : ils le font avec les moyens dont ils disposent, à la mesure des circonstances et de l’environnement présent de leur lutte. Même s’ils se doutaient, d’après ce qu’ils vivaient et à défaut de preuves formelles, des intentions des différents protagonistes, ils ne pouvaient faire autre chose que lutter. Le résultat de leur lutte, comme nous l’avons souligné à l’époque, ne dépendait pas uniquement d’eux et de leur détermination, mais des autres travailleurs, de l’action autonome des autres travailleurs, britannique ou autres. Celle-ci ne s’étant pas manifestée, ils sont restés isolés sur le plan local et professionnel et leur lutte ne pouvait dès lors que se terminer comme elle l’a fait.
Il ne sert à rien d’épiloguer sur une prétendue « trahison » des syndicats ou de tel ou tel leader : ils n’ont fait qu’accomplir leur fonction, celle au nom de laquelle ils existent. Il ne sert à rien non plus d’épiloguer sur le défaut de solidarité active des autres travailleurs, à commencer par les autres dockers de Liverpool et d’ailleurs : tout cela rentre dans le déroulement dialectique de la lutte de classe dont il n’est au pouvoir de personne de modifier les termes, sauf dans la dynamique de cette lutte elle-même. Mais il faut bien garder présent à l’esprit que, même si cette dynamique de lutte hisse cette lutte à un niveau plus global et transcende, ce faisant, les conditions initiales de celle-ci, les mêmes collusions se retrouveront pour tenter de briser cette dynamique dans l’intérêt du capital.