Qu’est-ce que la religion ?
1. Commençons par la définition suivante : sous sa forme la plus immédiate, existentielle, la religion est une croyance, souvent élaborée en un système détaillé, qui répond à la quête d’une explication transcendantale arationelle, d’une intelligibilité du monde. Dialectiquement cause et effet, la religion exprime également la passivité face à ce monde, la conviction qu’il n’est pas le produit de l’activité humaine et ne peut être transformé par les êtres humains. Aux Etats-Unis, la forme idéologiquement la plus efficace du fondamentalisme chrétien contemporain rompt nettement et nécessairement avec cette détermination dans la mesure où elle veut conquérir le pouvoir temporel.
Le fondamentalisme aux Etats-Unis
2. La religion et la religiosité caractérisent les sociétés capitalistes dans lesquelles la nature de classe déterminée dans toutes ses ramifications (conscience, position objective dans la production, construction de la politique sociale au niveau de l’Etat, distribution de la richesse et du pouvoir, etc.) est socialement obscurcie, mystifiée et étouffée.
Mais la religion et le comportement religieux (la conscience et l’attitude des croyants) ne sont aujourd’hui devenus une force sociale notable et importante que dans un contexte historique caractérisé par l’incapacité de mettre en œuvre une solution alternative, libératrice et prolétarienne, face à l’organisation de la vie sociale par le Capital.
Suite à cet échec, plusieurs convictions fondamentales ont disparu, notamment l’idée que l’Etat doit être aboli, et que, en termes profanes, la transcendance historique est non seulement possible mais que l’on peut construire une société libre. C’est dans ce monde, un monde désespérément privé désormais d’une solution profane et immanente alternative au Capital, que l’emprise de la religion est devenu un fait social capital.
Dans les Amériques (au nord comme au sud), il n’existe, cependant, qu’une seule forme spécifique de religion significative sur le plan historique : le fondamentalisme chrétien. Sous sa forme la plus envoûtante et extrême, le fondamentalisme chrétien est anti-rationaliste, antilaïque, antiscientifique (1) et, bien sûr, violemment opposé à la critique de la science (2) ; il est homophobe et anti-féministe ; il est anti-prolétarien, souvent xénophobe et toujours nationaliste ; il se pend aux basques des groupes sociaux de la classe dirigeante les plus férocement à droite, dont il constitue la base sociale distinctive ; il poursuit le cauchemar d’une contre-révolution mondiale et d’une terreur blanche (à une échelle qui dépasse tout ce que même les nazis ont imaginé, aussi incroyable que cette affirmation puisse paraître) à travers une reconstruction de la société fondée sur les enseignements de la Bible.
Bien que la religion, la religiosité et la conscience religieuse ne soient pas, structurellement, des caractéristiques décisives de la société capitaliste en tant que totalité historique, elles sont devenues les formes idéologiques dominantes du monde contemporain. Parce que ce monde, notre monde, est contradictoirement, spectaculairement, captivé et absorbé par les rêves d’une abondance fondée sur la marchandise, nous n’avons pas réussi à comprendre ces phénomènes religieux. Notre compréhension a régressé à un niveau bien inférieur à la clarté théorique atteinte par les post-hégéliens des années 1840. Ainsi, nous devons entreprendre à nouveau, d’une façon dialectique, historique et matérialiste, la critique de la religion contemporaine.
L’évolution du fondamentalisme et du fascisme chrétiens avant les années 80
3. Jusqu’en 1980, le fondamentalisme chrétien ne formait qu’une partie, et pas la plus importante, d’une culture oppositionnelle de la Nouvelle Droite en Amérique. À cette époque, cette opposition était structurée comme un parti politique de masse de droite, informel et decentralisé. Sa hiérarchie comprenait de multiples niveaux d’organisation, d’activités et d’objectifs partiellement intégrés, qui dépendaient de centres de pouvoir séparés. De facto, on avait affaire à une division du travail, en partie planifiée. Il s’agissait, pour ainsi dire, d’une organisation très large, qui en chapeautait plusieurs autres, sans affiliation formelle et sans direction centrale exerçant une autorité contraignante.
Le niveau le moins visible au sommet de cette hiérarchie était constitué par les fondations privées, les donateurs et sponsors appartenant aux grandes enterprises. Les destinataires plus visibles de leurs largesses étaient notamment les organisations dont l’activité se tournait vers les institutions (formelles et informelles) du pouvoir au niveau national : l’exécutif de l’Etat, le Congrès et les nouveaux médias (en particulier les réseaux d’information et journaux nationaux).
Cette activité était l’œuvre des fondations de la Nouvelle Droite, des think tanks financés par les grandes entreprises, et d’instituts de recherche dont le siège se trouvait le plus souvent dans la capitale fédérale (Washington), et qui employaient les services d’intellectuels de la Nouvelle Droite. Ces think tanks publiaient (et publient) des revues, des journaux, des lettres d’informations, des articles sur certains « problèmes » et des communications. Ces études spécifiques étaient (et sont toujours) liées aux discussions législatives ; elles étaient (et sont) dirigées vers les sénateurs, les députés et leurs assistants.
Ces think tanks distribuent tous les jours des communiqués de presse, des sujets d’articles et de reportages, des contributions aux débats pour les principales chaînes de télévision et de radio, à des centaines de journaux des grandes villes américaines. Ils cherchent ainsi d’abord à reconstruire, sur les plans législatif et exécutif, les principes juridiques et organisationnels du système capitaliste (par exemple, la déréglementation du marché du transport routier et aérien, la privatisation des services gouvernementaux-municipaux, le démantèlement de l’ « affirmative action« [discrimination positive] et l’introduction des principes du marché dans l’éducation publique à tous les niveaux) ; en second lieu, les think tanks veulent anticiper et structurer les formes et le contenu du discours spectaculaire sur de nombreux problèmes politiques, économiques, et culturels mais aussi sur des événements spécifiques.
Si les fondations et les think tanks ont incarné deux centres de pouvoir étroitement liés dans la culture dominante, les Political action committees (chargés de la collecte des fonds pour les élections) incarnent un troisième centre de pouvoir avec la culture de la Nouvelle Droite.
En dehors de leur direction, les troupes opérant dans la rue mobilisaient (et mobilisent) une minorité réactionnaire militante recrutée parmi les déchets des classes intermédiaires de la société américaine - des éléments, la plupart du temps masculins, déchus sur le plan économique (dont la perte d’un rôle défini par le travail stimule à la fois le ressentiment et la peur contre les femmes autonomes qui travaillent), mais aussi des femmes au foyer qui se sentent personnellement menacées par le féminisme.
L’unité entre ces éléments et les groupes bourgeois plus stables décrits ci-dessus a pris (et prend) la forme d’un engagement idéologique partagé. Dans les rues, les actions se concentraient (et se concentrent) presque exclusivement autour d’actes de provocation et d’intimidation fascistes-terroristes (à dimension spectaculaire) : elles visent, par exemple, à faire fermer des cliniques d’avortement et à obtenir une couverture médiatique pour favoriser leur propre stratégie et leur croissance organisationnelle.
Le meilleur exemple des actions de cette minorité réactionnaire a été l’« Operation Rescue ». Tandis que la tactique de la minorité militante agissant dans la rue était (et est) classiquement fasciste, ces réactionnaires sont des « militants » adeptes de la « préférence nationale », qui se mobilisent sur un seul thème ; il ne faut pas les confondre avec les diverses organisations semi-légales et clandestines des groupes fascistes « durs », dont beaucoup prônent une idéologie contre-révolutionnaire fondée sur un anticapitalisme romantique : la Résistance aryenne blanche, la Nation aryenne, les diverses Eglises et organisations de l’Identité chrétienne, et le Parti populiste, ainsi que les groupes fragmentés du Ku Klux Klan et les groupes locaux plus informes de skinheads.
Le tournant des années 80
Au début des années 80, le centre de pouvoir de la Nouvelle Droite fut finalement organisé ; il fédérait les Eglises chrétiennes évangéliques, leurs télé-évangélistes (par exemple, le Club des 700 animé par Pat Robertson) et les organisations qui leur étaient liées (par exemple, la Majorité morale aujourd’hui disparue). Leurs principaux objectifs étaient de :
reproduire et renforcer une prise de conscience chez leurs membres et leurs téléspectateurs : défense de la structure familiale patriarcale, de l’anti-féminisme, de l’« initiative privée« , etc. ;
fournir un bricolage idéologique, inspiré d’une version abatardie de la Bible, répondant aux principaux événements de l’actualité ; le fait de répéter constamment cette analyse permet à ceux qui vivent et travaillent principalement en banlieue, mais aussi dans les petites villes et dans les campagnes, ainsi qu’aux précaires qui vivent de petits boulots mal payés, travaillent à temps partiel, cumulent plusieurs emplois, ne sont pas syndiqués et ne bénéficient pas des prestations sociales, de comprendre la dynamique de l’évolution des Etats-Unis et du monde selon cette grille de lecture ;
promouvoir des actions locales autour par exemple, des conseils d’établissement (le contenu des manuels scolaires) et des législatures de chaque Etat (prière quotidienne, créationisme, programmes anti-avortement, etc.) ;
et chercher à canaliser un soutien politique au parti informel de la droite qui occupait (et occupe) des positions centrales dans l’Etat.
Ce sont les Eglises chrétiennes fondamentalistes qui ont fourni l’appui matériel, le réconfort et les conseils quotidiens aux individus et aux familles qui forment la base de masse de la culture dominante.
Les sectes et les Eglises fondamentalistes font appel à un niveau d’engagement la plupart du temps absent dans les formes d’expression plus traditionnelles et plus institutionalisées de la religion aux Etats-Unis. Il n’est donc pas surprenant que les fondamentalistes fournissent souvent un cadre organisationnel à des actions fascistes de rue autour des questions qu’ils jugent essentielles. On peut donc aussi qualifier ces organisations de fascistes chrétiennes.
Une conception totalisante
4. Dans ce contexte autoritaire à tous les niveaux, indissolublement lié au fondamentalisme chrétien, souhaité et exigé par lui, ce courant vise explicitement à dominer pratiquement l’ensemble des aspects, religieux et profanes, de la société. Il fournit à ses partisans un ensemble étriqué et dogmatique de catégories idéologiques afin de les orienter correctement, de leur permettre d’identifier immédiatement leurs dirigeants, de réagir de façon militante et rapide aux appels, aux revendications, aux thèmes lancés par leurs chefs, etc.
En même temps, il leur offre la satisfaction illusoire d’une solution radicale, apocalyptique et cauchemardesque ; il promet la revanche et la vengeance à tous ceux qui éprouvent un puissant ressentiment. Tel est le but fondamental ou sous-jacent de ces efforts pour conduire leurs « brebis ».
Le rôle des Niveleurs (3) et des sectes religieuses au XVIIe siècle
5. La religion ne constitue plus une force sociale « progressiste » dans les sociétés capitalistes anglaise et américaine depuis cent quarante ans. En fait, la religion a joué un rôle crucial en élargissant de façon significative le domaine de la liberté dans l’histoire de ces deux pays seulement à deux reprises. La première fois, dans les années 1640 chez les Niveleurs [Levellers] et les sectes de la révolution anglaise ; et, la seconde fois, durant la période précédant la Guerre de Sécession, de 1830 à 1864, parmi les abolitionnistes américains.
Il suffit de comparer la religiosité du fondamentalisme américain contemporain avec les activités et les conceptions des Niveleurs et des sectes de la révolution anglaise pour comprendre que ces derniers ont élaboré et posé les fondations de l’ordre démocratique et politique bourgeois moderne.
Les niveleurs et les sectes religieuses du XVIIe siècle étaient enracinés dans les pratiques sociales, religieuses et idéationnelles d’une culture spécifique, non conformiste, et ils se sont reproduits à travers ces pratiques. Cette culture a donné naissance à un esprit général anti-autoritaire et à une conscience de soi critique et réfléchie. Ces pratiques prônaient la confiance dans une « lumière intérieure » pour interpréter les Ecritures saintes, « lumière intérieure, qui, chez les Niveleurs, devint la Raison naturelle.
Ces pratiques ont ainsi encouragé la confiance en soi et l’indépendance de pensée : par exemple, même une modeste domestique pouvait défier son maître, le chef mâle de la maisonnée, à condition qu’elle puisse puiser des arguments dans la Bible à l’appui de sa position. Cette évolution morale et véritablement individualiste (ni égoïste ni égotiste) fut illustrée par l’apparition d’un type de personnalité spécifique, produit de la première famille bourgeoise.
Sous sa forme plus élaborée ou évoluée, cette évolution a mis au jour ce que l’on appelle habituellement la conscience. Elle joua un rôle crucial dans les discussions des sectes religieuses et des marchands de Londres, et des soldats de la Nouvelle Armée Modèle de Cromwell. Ce fut le point de départ de tous les défis que lancèrent ces courants aux Eglises, au Parlement, au roi, au Parlement et à l’armée royale.
Certaines sectes religieuses plus extrémistes (les anabaptistes, les premiers groupes baptistes, les Diggers et les Ranters [4]]) insistèrent à l’époque sur un autre élément : l’immanence divine qui souvent s’exprimait par cette affirmation : « L’esprit est en nous. » Dans un sens pratico-psychologique, cette assertion constituait un développement logique de l’importance qu’ils accordaient à la notion de « lumière intérieure ». Il est important de noter que ce concept renforçait une personnalité ayant déjà une certaine confiance en soi ; il produisit un modèle social de comportement peu susceptible d’éprouver un sentiment de dépendance envers la volonté toute-puissante d’un Etre transcendant animé par une colère dévastatrice.
De plus, l’autonomie personnelle, combinée avec l’indépendance productive qui caractérisait les petits fermiers et marchands (épine dorsale, respectivement, de la Nouvelle armée modèle de Cromwell et des Niveleurs), forma, selon la théorie républicaine classique, la base de la vertu civique. Cette vertu a transformé une culture politique véritablement démocratique en une réalité concrète : en effet, c’est cette unité subjective-objective qui a permis à l’« homme » d’évaluer de façon critique des situations et de vouloir exprimer « son » opinion sans craindre des représailles.
Pré-millénarisme et post-millénarisme
6. La distinction immanente, pour les fondamentalistes eux-mêmes, entre pré-millénarisme et post-millénarisme (5), est essentielle aujourd’hui pour comprendre la constitution d’un mouvement social de la droite aux Etats-Unis. Cette distinction appartient au noyau central du système de croyance des chrétiens fondamentalistes actuels. Elle coïncide aussi en grande partie avec une autre différence, qui touche l’activité réelle, entre, d’un côté, la masse des vrais croyants qui attendent avec ardeur la fin des temps, et, de l’autre, leurs chefs et militants reconnus appartenant à telle ou telle secte et qui avancent un sinistre programme contre-révolutionnaire pour ce monde.
Le millénarisme [fondamentaliste] repose sur l’idée qu’il existe une structure intelligible de l’histoire humaine que l’on peut découvrir grâce à une compréhension adéquate de ce qui est littéralement la parole de Dieu : la Bible. Cette structure intelligible se dévoile aux yeux des croyants à travers une série d’étapes, les « dispensations » (6) ; chaque « dispensation » possède sa propre séquence narrative qui se termine par des ruptures violentes. Ces ruptures fonctionnent comme des transitions vers la prochaine « dispensation » (on a affaire à une sorte de dialectique matérialiste vulgaire reposant sur la tête), comme l’expulsion du jardin d’Eden, le Déluge, etc.
La dernière « dispensation » aboutit à la fin violente de l’histoire humaine qui ouvre sur le « millénaire ». La « dispensation » finale commence essentiellement par l’irruption de l’Antéchrist, son accord de paix avec Israël et sa prétention messianique ; l’ouverture d’une « Tribulation » de sept ans décrite dans le Livre des révélations comme une période de guerres, de famines et de chaos social ; la bataille climatique, Armageddon, entre deux forces puissantes représentant le bien et le mal, bataille à l’issue de laquelle la Terre sera détruite, et qui sera suivie peu après par la « Glorieuse Apparition » - soit la « Deuxième Venue » du Christ. Immédiatement après la libération, la révolte et la défaite finale de Satan, on assistera au châtiment final des damnés (ils seront plongés dans un lac de feu) ainsi qu’à la création simultanée d’un « Nouveau Ciel » pour accueillir les vrais croyants. La plupart de ces événements fantasmés sont censés se dérouler dans ce qu’aujourd’hui on appelle le Moyen-Orient.
Dans la version pré-millénariste, la « Glorieuse Apparition » inaugure le royaume millénaire de Jésus. Dans la version post-millénariste, le Christ ne revient qu’après que les croyants « ont dirigé et régné » sur la Terre en suivant le modèle biblique pendant mille années. La tendance idéologiquement dominante chez les fondamentalistes chrétiens est aujourd’hui post-millénariste. Elle exige que ses fidèles infiltrent les institutions profanes, s’en emparent et les dominent.
Ces idées ne reposent pas sur une façon de penser le monde, sur un mode de pensée spécifique.
Les fondamentalistes partent d’un « texte sacré » très ancien écrit, en l’espace de plusieurs siècles, par de nombreux auteurs et ils voient dans ce texte, entre autres, la base d’une interprétation de l’époque contemporaine. Une telle démarche est possible parce que ces idées ne sont pas théoriques et réfléchies : elles ne sont pas placées dans un contexte social et historique précis ; elles n’ont pas à rendre de comptes sur leurs propres présuppositions ; elles ne peuvent décrire de façon convaincante ce qui compte, ou ne compte pas, comme une preuve ; et elles ne peuvent commencer à énoncer les conditions de leur propre dépassement.
Il ne faut pas confondre la théorie et la science. À la différence de la religion, de la mythologie, du bon sens (et de la science), la théorie vise la totalité, elle cherche à dévoiler de façon critique sa structure occluse, en la rendant systématiquement intelligible de façon cohérente.
Dans la mesure où, derrière toute cette construction idéologique, il existe une véritable motivation politique profane et séculière, il nous semble plus logique d’expliquer le comportement des masses fondamentalistes par le fait que leur personnalité est fermement enracinée dans un contexte de classe.
Le type de personnalité le plus répandu
chez les fondamentalistes chrétiens
7. Parmi les fondamentalistes chrétiens, on peut clairement distinguer un type de personnalité représentatif spécifique. Une personne égoïste et dépendante (centrée autour de son ego) vit, pour ainsi dire, à travers tous ses actes (parole, gestes tacites, langage corporel explicite, etc.). La dépendance, dans son cas, n’est pas une catégorie affective caractérisant, par exemple, le statut émotionnel d’une personnalité manquant de confiance en soi.
Cette catégorie est plutôt cognitive. Elle désigne une incapacité à lier (de façon critique) son expérience quotidienne à des normes immanentes concernant le comportement usuel, les relations interpersonnelles, le comportement social et l’action politique. Cette incapacité l’empêche d’évaluer son expérience quotidienne à l’aide de ces normes, mais aussi de justifier elle-même, y compris de façon autocritique, ces normes (naturellement, avec des degrés de sophistication variable selon les individus).
Dans le sens génétique, ontogénique [lié au développement de l’individu, de sa conception à l’arrivée à l’âge adulte, NdT] et personnel, la dépendance (tout comme l’autonomie) cognitive commence par la formation de la conscience morale ; mais, dans la mesure où cette capacité cognitive englobante s’entremêle de façon inextricable avec la conscience morale, dans le cadre du développement de l’individu, de la formation de sa personnalité, cette capacité ne s’acquiert qu’au travers d’un processus laborieux. L’autonomie ou l’indépendance s’oppose à la dépendance. Si l’on prend son sens véritable, originel, historique, loin de toute connotation péjorative, c’est ce que signifie le concept « d’individualisme bourgeois ».
C’est précisément cette capacité qui fait défaut dans de nombreuses couches des classes moyennes américaines contemporaines. Ce manque d’autonomie cognitive ne caractérise pas toute la classe moyenne (et celle-ci n’en est pas la seule responsable), mais il prédomine dans ces couches, et, parmi toutes les autres couches sociales dans la mesure où l’aspiration à un style de vie « de la classe moyenne » modèle de fait leurs pratiques et leur conscience.
D’où provient ce manque de capacité cognitive ?
Il apparaît partout là où l’éducation morale doit faire face à des réalités dépassées par un développement historique qui ne peut être reconstruit. Puisque les outils de compréhension utilisés quotidiennement n’ont aucun rapport avec le monde réellement existant, l’inflexibilité dogmatique en est une conséquence nécessaire. Il apparaît également partout où l’éducation morale est fondée sur le modèle des pratiques commerciales (consciemment transmises par les parents ou simplement apprises par les enfants) : est alors considéré comme bon par l’individu (égoïsme) tout comportement qui n’est pas sanctionné par la loi ou d’une autre façon ; dans cette situation, la capacité cognitive se rétrécit. Elle se réduit à l’acquisition de quelques outils intellectuels limités, utiles pour la logique, l’argumentation, la présentation d’une idée, etc. Des talents nécessaires par exemple pour vendre un produit, baratiner, escroquer, manipuler les autres afin d’atteindre des objectifs personnels ; ou bien seulement pour survivre dans le monde concurrentiel des sociétés capitalistes.
Dans l’un ou l’autre cas, une capacité séparée et distincte se développe, que l’on appelle la ruse animale, c’est-à-dire une intelligence exclusivement tournée vers la satisfaction de ses besoins personnels (en fait, la nécessité compulsive de satisfaire ses besoins) et qui ne dépasse pas le niveau de l’égoïsme.
Un résultat inattendu
Pendant plus de deux décennies, la droite a mené différentes campagnes spectaculaires dans les médias ainsi que des campagnes de diversion autour de l’enfance (lutte contre l’avortement, dénonciation d’abus sexuels « sataniques » dans des crèches et garderies, etc.). Ces campagnes ont eu une conséquence inattendue : une culture consumériste et libérale de tolérance et d’indulgence vis-à-vis des enfants et de la jeunesse s’est développée et s’est imposée à la maison et à l’Ecole. Fondée sur la satisfaction immédiate, l’autogratification et l’auto-indulgence, cette culture quotidienne est nourrie, cultivée, produite et reproduite par la présence massive et omniprésente de l’idéologie du spectacle.
L’égoïsme stimulé dans les institutions socialisatrices de base (famille, Ecole) présuppose et renforce dialectiquement la présence envahissante des catégories de l’immédiateté nécessaires à la société du spectacle ; en même temps cet égoïsme écarte toute solution alternative historique immanente. En conséquence, tout ce qui est simplement donné à l’invididu (les institutions de la vie quotidienne, la totalité sociale existante) semble éternel ou, au moins, invariable, et donc, « inintéressant ». Cette situation exacerbe le développement de la ruse animale. Ces deux processus produisent une détérioration des capacités cognitives qui, avec cette force anti-cognitive omniprésente - la passivité spectaculaire -, empêche le développement de l’intelligence critique. Naturellement, cette détérioration cognitive doit être comprise dans le sens historique et social, et non individuel (puisque les individus ne dégénèrent pas sur le plan cognitif, et ne se développent jamais non plus).
8. Même si l’époque où les couches moyennes participaient à l’essor des formes précapitalistes de production est terminée depuis longtemps, ces couches n’ont jamais joué un rôle central dans la dynamique du Capital. Mais l’intégration actuelle de l’Etat dans les circuits du Capital a atteint une « étape », marquée par le boom de l’ère Reagan (1983-1989), au cours de laquelle diverses couches de la classe moyenne se sont investies, du moins dans les moments expansionnistes du développement cyclique, dans les centres dynamiques de la production capitaliste.
Ainsi, les politiques militaires keynésiennes des années 80 (soutenues par les dépenses publiques pour la défense) ont impliqué une production de pointe dans des secteurs tels que l’industrie aérospatiale, le pétrole et l’exploration minière, les communications, etc. Elles ont donc alimenté une énorme croissance de la force de travail scientifique (ingénieurs, concepteurs, informaticiens, géologues, directeurs, consultants, assistants administratifs, commerciaux, etc.), par rapport aux travailleurs manuels non qualifiés employés sur les chaînes d’assemblage. Cette force de travail scientifique a constitué de nouvelles couches sociales, créées par l’intermédiaire de l’Etat. En termes productifs, on appelle ces nouvelles couches, les couches moyennes dépendantes (ou salariées) de cadres, directeurs et administrateurs par opposition aux petits propriétaires indépendants (la petite bourgeoisie).
Les périodes d’expansion rapide stimulée par la dette (1976-1979, 1986-1989, 1997-2000) ont, à travers les « mécanismes économiques normaux », provoqué des pressions inflationnistes et menacé la stabilité des principales institutions financières du capitalisme américain. Chaque période s’est terminée par une baisse importante de l’activité économique, une récession (1980-1982, 1991-1992, 2001-2003), et cette contraction a ruiné des couches entières de la classe moyenne. La première a frappé des couches plus traditionnelles de la petite-bougeoisie liées aux industries plus anciennes, à la distribution et au transport. Par exemple, les routiers propriétaires-exploitants de leurs camions ; une mince couche de petits propriétaires détaillants dans la sphère de la consommation ; ces derniers vendaient des produits plus anciens et traditionnels (nourriture, habillement, etc.), compétitifs et offrant une faible marge. La phase de contraction les a tout simplement poussés dans le précipice : dans ce cas, il apparaît clairement que la cause de leur ruine réside dans l’extension de la concentration du Capital et la centralisation de la propriété des moyens de production, deux facteurs qui assurent la dynamique centrale du développement capitaliste depuis plus de deux cents ans. Ces secteurs sont eux-mêmes passés sous le contrôle de grands capitaux ; ils ont été homogénéisés et rationalisés comme le montre l’essor des chaînes de restaurants spécialisées, des chaînes de grands magasins, des unités de production de confection à la chaîne, etc. Leurs patrons sont désormais des directeurs salariés.
Lors de chaque contraction cyclique de l’activité économique, diverses couches de la classe moyenne ont été liquidées de différentes manières. Et, alors qu’en termes absolus, démographiques, la taille de la classe moyenne américaine est assurément plus grande qu’il y a trente ans (ne serait-ce qu’en raison de l’augmentation de la population totale), on peut distinguer deux tendances qui sont étroitement liées.
Tout d’abord, les groupes intermédiaires entre les ouvriers et les capitalistes ont subi une polarisation.
Au sommet, parmi une mince couche de ces groupes, les revenus sont énormes, et les avantages matériels (maison(s), automobiles, vacances, primes, prestations sociales, etc.) sont extravagants. Par contre, à l’autre extrémité, croît une masse très grande de gens qui vivent constamment au bord du gouffre : leurs dettes augmentent, ils essayent d’éviter la chute libre, ils attendent chaque mois leur paie avec angoisse ; et il suffirait qu’ils ne travaillent plus pendant deux ou trois mois pour que le désastre financier et la ruine rapide les achèvent.
Parmi les dizaines de millions de membres des classes moyennes dont la vie oscille au bord du gouffre, il existe une masse d’individus qui, non seulement sont incapables de vivre dans ce monde et de l’accepter, mais qui en sont les marginaux, les déchets, le rebut. Leur vie est précaire : ils ont été élevés dans des familles des couches intermédiaires (ou bien ils ont assimilé les normes de consommation des classes moyennes américaines) mais ils ont été ruinés par le développement capitaliste ; beaucoup d’entre eux ne tolèrent pas de mener l’existence terne et abrutissante d’un prolétaire, son caractère déclinant, ses trajectoires tronquées et ses possibilités bloquées pendant toute une vie. D’autres ont perdu leur commerce ou leur entreprise, se sont enrichis - honnêtement ou pas - mais ont échoué face à la concurrence du Capital national qui prend une configuration de plus en plus monopolistique. Presque exclusivement blancs, souvent masculins, ces individus constituent une des couches du lumpen. Ce sont, par exemple, eux qui fournissent le gros des troupes du cirque ambulant du mouvement anti-avortement.
9. D’un côté, des gens vivent au bord du gouffre, et en même temps, faute de connaissances, ils manquent d’intelligence critique, ils ne peuvent pas imaginer des solutions de rechange. Empêtrés dans l’urgence des conditions et conflits qu’ils subissent, ils sont isolés, à la dérive. De l’autre, ils vivent et agissent dans une culture capitaliste qui n’offre aucun point de repère dans la vie - ils ne vivent pas leur vie, leur existence est seulement remplie par le spectacle, elle oscille entre l’angoisse et l’ennui ; en crise, leur existence est privée de sens. C’est là qu’intervient la religion. Et, dans l’histoire de la société américaine, le fondamentalisme chrétien contemporain constitue une religion particulière. Il exerce une fascination sur la personnalité des membres de cette classe moyenne.
La conjonction entre dépendance cognitive et manque d’autonomie productive est mortifère : il est difficile de comprendre, sur le plan logique, pourquoi une personnalité de ce type peut ne pas être disposée à accepter inconditionnellement l’autorité. Dans la pratique, elle est entièrement tournée vers une consommation impulsive, auto-complaisante et exagérée - vantée, de façon omniprésente et avec des différences subtiles, par les agences de pub du Capital selon les niveaux de revenus disponibles ; elle négocie avec succès dans un environnement quotidien de travail façonné par des relations autoritaires-hiérarchiques qui exigent l’obéissance au commandement, et dans cet environnement elle évolue comme un poisson dans l’eau.
Mais en même temps, c’est une personnalité qui se sent isolée, impuissante et insignifiante. En règle générale, elle tente d’acquérir du pouvoir en cherchant à être dominée par une structure puissante, efficace, autoritaire et contraignante. Une telle personnalité est bien plus adaptée à la vie des groupes fondamentalistes contemporains qu’à celle des sectes religieuses anglaises du XVIIe siècle composées d’artisans, de petits négociants, paysans et boutiquiers ambitieux ; de plus, les membres de ces sectes avaient des personnalités autonomes, une culture et des pratiques particulièrement non-conformistes, fondées sur une conscience de soi critique et réfléchie face au monde.
La différence est particulièrement évidente si l’on observe le comportement pratique des fondamentalistes vis-à-vis de la question de la transcendance. Les fondamentalistes chrétiens actuels cherchent à abandonner le monde et, pour ce faire, ils croient en un Dieu personnel anthropomorphique [conçu à l’image de l’homme, NdT]. Ce Dieu est particulièrement violent, en colère et vindicatif, il reflète parfaitement le type d’être déchu qui l’idolâtre.
10. Aucun être humain ne peut vivre en ignorant les soucis de la vie quotidienne, quelle que soit l’intensité avec laquelle il attend la « fin des temps ».
Les Eglises évangéliques, les télé-évangélistes, les groupes d’étude bibliques, etc., offrent un bricolage idéologique inspiré d’une version abatardie de la Bible et qui prétend interpréter les événements actuels. Ce bricolage est censé s’occuper spécifiquement des problèmes quotidiens des croyants. Sur un plan très prosaïque, il vante l’importance du salut personnel, il s’oppose aux interventions de l’Etat, et il souligne le rôle de la « libre volonté » de chacun dans ses échecs personnels face aux interprétations de ceux qui préfèrent « blâmer la société ». Cette idéologie dénonce vigoureusement les maux que représentent, selon elle, l’avortement, la pornographie et les droits des homosexuels. Elle affirme aussi que la démocratie pluraliste moderne a trahi la véritable signification de l’Etat et de la Constitution, en obscurcissant le rôle de l’autorité divine, en masquant l’inspiration divine de la Constitution et l’importance du rôle de l’Etat au service de Dieu.
Au plus profond de lui, le fondamentaliste chrétien considère le salut comme un accomplissement personnel obtenu en maîtrisant son âme et en découvrant individuellement Jésus, grâce à ses seuls efforts. Faisant preuve d’un égoïsme indécrottable (souvent confondu, à tort, avec l’individualisme), le fondamentaliste éprouve du ressentiment contre l’assistance que la société offre aux autres ; par conséquent il méprise l’instrument (l’Etat), le mécanisme (les impôts) et les résultats (un filet social de sûreté) de la redistribution politique des richesses. Ces attitudes des masses fondamentalistes sont, bien sûr, entièrement conformes à celles des groupes de la classe dirigeante appartenant à la Nouvelle Droite sur des questions comme la propriété des moyens de production, la richesse représentée par l’argent et l’Etat. Rappelons, de plus, que le fantasme de la « fin des temps », qui protège les fondamentalistes contemporains contre les effets débilitants de leur colère, de leur frustration et de leur ressentiment, ce fantasme se concrétise pour eux au Moyen-Orient.
11. Les groupes sociaux qui soutiennent la Nouvelle Droite et qui ont mis au pouvoir la camarilla actuelle (environ au début de l’automne 2003) forment ce que nous appelons le Parti informel de la droite. Ce parti inclut :
une couche de la classe dominante, au sens strict, rassemblée autour de la famille Bush : son grand rêve est de s’emparer des gisements de pétrole du Moyen-Orient ;
les pro-israéliens acharnés (7) membres de l’exécutif (et emmenés par Wolfowitz et Perle) ;
les fabricants d’armes et les fournisseurs de la défense avec leur coterie de généraux du Pentagone à leur botte - ces généraux sont convaincus qu’ils pourront assurer la domination militaire américaine sur le monde ;
et les fascistes cléricaux, qui sont seulement en apparence dirigés par Ashcroft (parce qu’il opère au sein des hautes sphères de l’Etat). Ces fascistes cléricaux forment l’aile extrémiste du Parti de la droite. C’est aussi le seul groupe qui dispose d’une base sociale de masse - parmi les fondamentalistes chrétiens. Ils cherchent à effectuer une « révolution par en haut » en transformant une République laïque en une théocratie totalitaire. Tant que la guerre et l’occupation pourront continuer et s’étendre, au Moyen-Orient, cette coterie maintiendra sa cohérence, d’où sa domination actuelle. Tout comme le parti de Staline qui s’ossifia dans le creuset de la crise céréalière de 1928-1929, cette camarilla croit qu’elle peut obtenir tout ce qu’elle veut en ayant recours seulement à la force brutale des armes et de la technologie, et elle a l’intention de le prouver ; et, comme la classe dominante dont elle est l’élément dirigeant, elle a prouvé ses capacités en matière de brutalité gratuite et répréhensible, de violence et de meurtre de masse.
Le programme du Parti de la droite est un programme de domination dissimulé sous le voile de l’hégémonie. Ce programme n’est pas assuré de triompher pour trois raisons :
il contrôle de moins en moins son organisation formelle, le Parti républicain, qui est passé entre les mains de l’extrême droite. Celle-ci, en effet, dirige la base sociale de masse qui constitue le noyau de ce parti ;
il n’a aucune source de légitimation en dehors de la culture capitaliste alégale et extra-légale de la réussite ; cela est dû en grande partie au fait qu’il n’a aucun respect pour ses propres lois, particulièrement sa loi fondamentale, la constitution ;
et, surtout, il n’a aucun programme solide en matière de politique économique ; en d’autres termes, il n’est même plus capable de comprendre la dynamique de l’accumulation capitaliste et sa centralité pour le système mondial, compréhension que possède n’importe quel vulgaire entrepreneur.
Le Parti de la droite, et particulièrement ses éléments qui contrôlent l’Etat, doit faire face à un dilemme. Il cherche à exercer son hégémonie sur la population américaine ainsi que sur le système mondial des relations sociales capitalistes. Mais il lui manque un programme substantiel pour commencer une nouvelle ère historique d’accumulation - c’est-à-dire, créer de nouveaux marchés, ou élargir énormément ceux qui existent déjà, afin de restaurer un rythme d’accumulation qui assurera une hausse continue, et à long terme, du taux de profit. Le Parti de la droite est donc contraint d’attendre une reprise cyclique tout en se livrant à une série de diversions ad hoc dont les résultats sont la guerre sans fin à l’extérieur et un embrigadement (8) croissant à l’intérieur, deux processus qui sapent sa légitimité.
Plus il poursuit la guerre à l’étranger et tente d’embrigader la population américaine, plus il sera obligé de s’appuyer sur les fondamentalistes de la classe moyenne qui forment l’essentiel de la base sociale du Parti républicain. En conséquence, sa politique a commencé à refléter le désespoir de sa base lumpen, de ces vies brisées, de ces âmes perdues, mues seulement par le ressentiment, l’esprit de revanche, le désir de vengeance et l’espoir d’un renouveau religieux sanglant et violent.
Les masses fondamentalistes n’ont pas d’attentes profanes dans le sens où, parmi leurs espoirs, figurerait celui de goûter un jour aux avantages du « bon » mode de vie américain. Ainsi, ces masses ne sont pas de ce monde, elles peuvent seulement rêver d’un bouleversement révolutionnaire selon les catégories de la religion américaine : le christianisme fondamentaliste. D’où l’idée de l’Apocalypse. La base sociale de masse du fondamentalisme (et donc aussi ses dirigeants à l’extérieur du gouvernement qui s’appuient sur cette base pour conserver leurs chances d’accéder au pouvoir) rejette les solutions profanes radicales comme le communisme dans la production et la distribution, l’abolition de l’Etat et la création d’une communauté d’égaux, la dé-réification (donc aussi la démystification religieuse), la fraternité, etc. Les fondamentalistes chrétiens « authentiques » rejettent viscéralement ces solutions comme une manœuvre de Satan. En ce monde, ils ne voient que le « mal » qu’ils soutiennent en fait (par leurs dirigeants) et rejettent tacitement (par leur désir ardent pour la communauté de Jésus) : la hiérarchie, l’autorité, la soumission, l’inégalité. Les dirigeants fondamentalistes trahissent leurs partisans par leur orientation politique profane ; ils ne pensent qu’en termes de hiérarchie, d’inégalité, et ils présentent ces catégories comme naturelles, données par Dieu pour qualifier les relations entre les hommes. Possédés par le même ressentiment et le même désir de vengeance, ces dirigeants jugent que l’autorité et l’obéissance sont légitimes, car ils veulent le pouvoir.
Mais ils ne peuvent atteindre cet objectif qu’en se servant des institutions profanes du parti de la droite, parti dont les ressources sont, à leur tour, nécessaires pour tenter d’assouvir les besoins des masses fondamentalistes, tels que les expriment leurs dirigeants au sein de ce parti.
Aujourd’hui, les fondamentalistes inconditionnels sont des fascistes, aux intentions meurtrières et génocidaires ; ils sont oppposés à un Etat laïque, à une constitution classiquement républicaine, et aux masses qui penchent plutôt pour une société laïque (grâce à l’influence de l’idéologie spectaculaire). Mais le programme fondamentaliste n’est pas réalisable. La reconstruction des sociétés capitalistes selon un projet biblique est impossible dans un monde constitué d’unités de production multinationales. Le Capital est une relation sociale, et la communauté matérielle est un moment constitutif des sociétés capitalistes. Ni l’un ni l’autre ne disparaîtront par la seule force des baïonnettes, même si elles sont inspirées par la Bible. Le prolétariat, lui aussi, est un élément essentiel dans la constitution du Capital, un élément vraiment indépendant même si ce n’est pour le moment que potentiellement : une reconstruction biblique de la société ne peut pas le supprimer.
Mais les institutions de la démocratie bourgeoise peuvent être éviscérées (et, en grande partie, elles le sont déjà) ; les organisations de la classe ouvrière peuvent être détruites ; les militants, les dissidents et les opposants peuvent être assassinés ; et le prolétariat peut être atomisé, recomposé, et maintenu dans une division forcée. En tant que mouvement social, telle est la fonction de la réaction biblique, qui, ici en Amérique, est la forme « cléricale » contemporaine du fascisme.
12. Observez la galerie de ces vies brisées et de ces âmes perdues, ces rebuts du développement du Capital.
Discutez avec ces hommes et ces femmes. Regardez leurs visages. Même s’ils feignent d’être calmes et en paix avec eux-mêmes, ce sont la colère, mais surtout l’angoisse et la peur qu’exprime chacun de leurs traits. Vous êtes en train d’examiner directement leur âme : tout comme les déchets qui longent le chemin du développement du Capital, ces individus sont découragés, ils sont perdus. Quels que soient les propos qu’ils vous tiennent, ils ne sont pas individualistes, du moins au sens bourgeois du terme. Plus que tout, ils craignent d’être abandonnés.
C’est le résultat de la pression implacable du Capital lui-même qui pèse sur eux chaque jour davantage : il rend leur situation apparemment insoluble, leurs vies toujours plus tourmentées ; ils sont eux-mêmes angoissés, leur besoin de transcendance toujours plus pressant, leurs demandes de soulagement plus urgentes - un soulagement profane au moins (car, au plus profond de leur cœur, face au Capital qu’ils voient comme un instrument de la fatalité ou de la volonté de Dieu, ils craignent qu’il n’y ait rien d’autre que notre monde).
Embourbés dans le marécage de l’insécurité matérielle (les bas revenus, les prélèvements obligatoires sur le salaire, les prestations sociales faibles ou inexistantes, et la hausse incessante du coût de la nourriture, des services publics et de la santé), ces lumpen ne mènent pas une vie meilleure que celle des prolétaires et des précaires qui ont les conditions les plus dures aujourd’hui. Ces hommes et ces femmes désespérés n’ont aucune chance de se dégager de ce bourbier. Le seul fil qui les rattache encore à la vie, individuellement et collectivement, est l’influence indirecte qu’exercent leurs dirigeants sur l’Etat, à travers le Parti de la droite. Ils ne lâcheront pas ce fil, et aucun argument ou moyen de persuasion raisonnable ne les fera changer d’avis. Leur détermination est confortée par leur perception personnelle de la loi de Dieu et les conseils de leurs dirigeants ; ils se moquent des lois (de la légalité positive), de la constitution, et surtout ils détestent les quelques vestiges d’une République laïque qui subsistent aux Etats-Unis : pour eux, le pouvoir doit demeurer entre les mains des groupes sociaux actuellement dominants de la classe dirigeante.
Ils ne toléreront plus la moindre insulte ou une nouvelle « calamité » (9). Ils se révolteront. Au cours des prochaines échéances électorales, dans les années à venir, si leur candidat perd pour seulement quelques centaines de milliers de voix, ces fascistes se mobiliseront dans les rues pour empêcher un retour à la tolérance, aux « vices » et aux « péchés » libéraux : ils ne peuvent permettre le « retour de Sodome » et de ses « partisans sataniques » à la tête de l’Etat. Les hauts fonctionnaires crypto-fascistes (comme en témoigne le comportement de la cour suprême en novembre-décembre 2000) manœuvreront les masses lumpen déséspérées des classes moyennes ; ils orchestreront leurs actions dans les rues afin de canaliser leurs demandes de transcendance en leur proposant une drogue apaisante : celle de la participation au pouvoir - par procuration -, tout en s’assurant que ces actions ne balayeront pas la forme démocratique bourgeoise de ce pouvoir.
Mais tôt ou tard ces actions provoqueront une réaction et une riposte plébéiennes, et peut-être prolétariennes. À ce moment-là, commencera la véritable lutte pour la transformation de la totalité sociale.
NOTES
du traducteur et de l’auteur
(1) Le fondamentalisme chrétien s’oppose à la science à partir d’arguments bibliques, ahistoriques, non rationels et même antirationels. Les fondamentalistes les plus fanatiques veulent l’impossible : revenir en arrière, sur le plan historique, ils souhaitent revenir à une société patriarcale fondée sur la Bible (Wil Barnes).
(2) J’entends par « critique de la science » une critique historique historique et matérialiste qui cherche à préserver les acquis de la science mais en la transcendant d’une manière révolutionnaire. Voir mon texte “On the modern science of nature” (Wil Barnes).
(3) Hostiles à la monarchie et membres de l’Armée nouveau modèle, les niveleurs réclamaient notamment le suffrage universel masculin, l’égalité devant la loi, la démocratie parlementaire et la tolérance religieuse (Ni patrie ni frontières).
(4) Les Diggers, ou « Bêcheux » implantés chez les paysans, et les Ranters étaient deux mouvements dissidents protestants contemporains des Niveleurs, et qui se considéraient plus radicaux (Ni patrie ni frontières).
(5) Contrairement à ce que l’on pourrait croire il ne s’agit pas du tout de la période précédant et suivant l’an 2000. Wil Barnes explique un peu plus loin le sens de ce terme. Mais le lecteur impartient d’en savoir plus pourra lire les explications suivantes fournies par le site planetenonviolence.org.
« Il y a trois doctrines de base concernant le Jugement dernier. La première, appelée amillénarisme (absence de millénarisme) qu’on trouve communément répandue dans les traditions des Eglises en Europe, enseigne que le Christ se réincarnera pour le Jugement dernier, à la fin des temps, qui est aussi celui de l’Eglise. L’Eglise ne dominera jamais le monde dans l’histoire. Il n’y aura pas, littéralement, de millénaire équivalant à un millier d’années de domination politique et culturelle par les saints de Dieu. Au contraire, ce sont les forces du mal qui domineront. Le christianisme sera une voie parmi d’autres, dans un monde dominé par le péché, toujours la même vieille histoire.
« Le post-millénarisme adopte un point de vue plus étroit selon lequel qu’il y aura une période de domination chrétienne planétaire avant la deuxième venue du Christ. C’était le point de vue adopté par les puritains anglais au moment de la guerre civile pendant la gouvernance d’Olivier Cromwell (1642-60). C’était aussi celle des calvinistes écossais de la même époque. De même que les puritains de la Nouvelle-Angleterre avant le rétablissement de la monarchie de Charles II en 1660. Cette position a été défendue, un siècle plus tard, par Jonathan Edwards, de même que par de nombreux presbytériens au XIXe siècle, surtout ceux associés avec le Séminaire Théologique de Princeton. Le terme de post-millénaire fait référence à l’époque de la seconde venue du Christ, post-millénaire, après une longue période de règne par les saints.
« La doctrine la plus répandue parmi les fondamentalistes protestants chrétiens est une variante du pré-millénarisme. Cette doctrine enseigne que le Christ reviendra sur Terre pour établir un royaume planétaire. Il reviendra incarné pour gouverner les hommes avec les pleins pouvoirs et une main de fer. Le Jugement dernier se tiendra pendant cette période de 1000 ans, après le retour incarné du Christ, D’où l’utilisation du terme pré-millénaire, un retour avant le millénaire. Cette position a toujours eu des défenseurs au sein de l’Eglise mais jamais de façon dominante.
« Le fondamentalisme chrétien moderne a adopté une variante du pré-millénarisme enseignée à partir de 1830. Elle s’appelle le « dispensationalisme ». Ce point de vue enseigne que le Christ reviendra de manière invisible pour « ravir » (dans le sens de ravissement) - un mot inconnu dans la Bible - chaque chrétien au paradis. Alors le Christ reviendra pour établir un Royaume planétaire qui durera 1000 ans.
« Quant à la date de ce retour visible, les dispensationalistes sont divisés en trois camps. Le camp dominant enseigne qu’il reviendra sept ans plus tard, et pendant trois ans et demi, il y aura une horrible tribulation. Cette tribulation sera appliquée à l’Etat d’Israël. Cette position est appelée pré-tribulation : les chrétiens seront enlevés du monde avant la Grande Tribulation dont parle Jésus dans Mathieu 24. Il y a aussi un petit groupe qui croit en la post-tribulation. Il enseigne que les chrétiens subiront cette tribulation, ce ne sera pas seulement réservé aux Israéliens. Les chrétiens qui survivront seront envoyés au paradis par le Christ qui restera pour établir son Royaume sur Terre. Il y a un mini groupe de partisans d’une « semi-tribulation » qui croient que les chrétiens seront retirés de la Terre trois ans et demi avant le retour du Christ pour établir son Royaume. »
Et l’auteur de cet article, un certain Gary North de préciser, ce que ne disent jamais les antisionistes, que cette Tribulation qui sauvera 20 millions d’élus coûtera à Israël l’extermination des 2/3 de sa population (Ni patrie ni frontières).
(6). Selon un site fondamentaliste francophone, « une dispensation se distingue plus ou moins par la position nouvelle de l’homme et les nouvelles responsabilités qui en marquent le début, ainsi que par les jugements divins qui la terminent. »
Hum... Au cas où cette définition ne serait pas suffisamment lumineuse, ce site reproduit la définition de C.C. Ryrie dans son Dictionnaire évangélique de théologie (Evangelical Dictionary of Theology) :
« Construisant sur le concept du plan de Dieu pour le monde, le dispensationalisme décrit le développement d’un programme dans diverses dispensations, ou arrangements d’intendance à travers l’histoire du monde. Le monde est considéré comme une maisonnée administrée par Dieu en connexion avec différents stades de révélation dans l’accomplissement de son programme global. Ces économies sont les dispensations dans le dispensationalisme. Par conséquent, selon le point de vue de Dieu, une dispensation est une économie ; selon le point de vue de l’homme c’est une responsabilité envers une révélation particulière donnée à une période déterminée. En relation à la révélation progressive, une dispensation consiste en une étape. Par conséquent, une dispensation peut être définie comme une économie identifiable dans l’accomplissement du programme de Dieu. » (Ni patrie ni frontières).
(7) L’expression exacte en anglais est « Israeli firsters » qui désigne, selon un site trotskyste, « ceux qui mettent les intérêts de l’Etat d’Israël au centre des préoccupations gouvernementales, voire au-dessus de l’intérêt national des Etats-Unis ». Pour Wil Barnes, par contre, elle désigne « ceux qui croient sincèrement que le soutien et la promotion de l’hégémonie israélienne au Moyen-Orient sont la meilleure façon de défendre les intérêts américains. La nuance peut te paraître subtile mais c’est la différence entre la bigoterie antisémite et l’analyse critique ». (Ni patrie ni frontières).
(8) La télévision, la radio et les journaux fonctionnent de plus en plus comme des appendices de la machine de propagande étatique : ils s’abstiennent d’émettre la moindre critique sur sa politique, ils vantent les mérites de la moindre absurdité produite par l’Etat et ses idéologues ; ils censurent toute information susceptible d’avoir le moindre impact sur le pouvoir du Capital. Dans certaines institutions, comme les écoles primaires et secondaires, on assiste à une véritable militarisation avec la présence de policiers, la multiplication des descentes dans les casiers des élèves, les fouilles corporelles, etc. Et bien sûr, les institutions répressives existantes, la police, les prisons, les tribunaux, les procureurs, les différentes agences gouvernementales ont de plus en plus de pouvoirs. (Wil Barnes).
(9) Pour les fondamentalistes, le terme « calamité » peut désigner l’élection d’un démocrate à la présidence, « libéral » (au sens français un « républicain de gauche ») qui nommera lui-même des juges « libéraux » à la Cour suprême ; un Congrès démocrate qui faciliterait l’avortement, etc. De tels événements, et il en existe bien d’autres, déclencheraient pour eux une crise car ils cherchent à obtenir le pouvoir politique à l’échelle nationale pour réorganiser la société sur des bases bibliques, même si leur projet n’a aucune chance d’être appliqué, selon moi (Wil Barnes).
Quelques précisions
NPNF : Je suis très sceptique sur l’intérêt de la notion de « société du spectacle » citée plusieurs fois dans ton texte. Peux-tu m’expliquer concrètement et brièvement son utilité pour toi aux Etats-Unis ?
WIL BARNES : L’immense majorité des ouvriers américains considèrent qu’ils font partie de la « classe moyenne » (groupe statistique grossièrement déterminé par le montant des revenus et le niveau de la consommation). Les travailleurs syndiqués, les bureaucrates syndicaux, les politiciens populistes, même le journal de la section locale de mon syndicat, tous se réfèrent à la « classe moyenne » des salariés.
Les capitalistes sont appelés des « producteurs », quant aux ouvriers, ils touchent leur chèque à la fin du mois et beaucoup se demandent s’ils le méritent vraiment ! L’Etat est considéré comme une institution bienveillante (« vous avez élu les hommes qui occupent les bureaux de l’Etat ») et qui agit en ton nom. « Les flics te protègent » et les gens, les travailleurs, croient véritablement à toutes ces conneries.
On ne peut pas écouter la radio, regarder la télévision, voir un film, lire un journal, on ne peut pas descendre dans la rue, entrer dans une école, une mairie, une bibliothèque, une station-service, un immeuble résidentiel, un immeuble de bureaux ou une usine, sans être envahi par des images, dont la plupart sont de la « publicité ». C’est plus que de la propagande : il s’agit d’une force omniprésente et omnipuissante qui canalise le désir et les attentes (qui sont refoulés au nom de l’harmonie sociale, de la famille, du travail, de la nation) afin de réaliser la valeur d’échange des marchandises ou, plus prosaïquement, de vendre des produits.
Aux Etats-Unis, il n’y a pas de tradition de critique sociale chez les intellectuels, leur culture est pragmatique, utilitaire et technique depuis au moins 160 ans. C’est pourquoi la « société du spectacle » de Debord a été la première notion, et jusqu’ici, la seule conception critique et révolutionnaire qui a apporté une clarté théorique et permis de comprendre l’expérience de la vie quotidienne.
Aux Etats-Unis, tu es certes libre de gagner de l’argent (de la façon la plus malhonnête et illicite que tu puisses imaginer), mais la vie sociale est sous contrôle depuis si longtemps qu’il serait impossible qu’un tel concept devienne à la mode - comme en France, du moins d’après ce que tu me dis.
Toutes les théories et pratiques révolutionnaires aux Etats-Unis (à part la magnifique et unique exception des IWW) ont été productivistes. Les situationistes ont rompu avec cette tradition et avec la réification de la vie quotidienne. Ils ont essayé de théoriser ce qui pourrait être le point de départ d’une société libre qui partirait du niveau d’abondance déjà atteint.
NPNF : Le mot fascisme est employé le plus souvent n’importe comment dans les débats politiques français. Quel sens donnes-tu à ce mot dans le contexte américain ?
WIL BARNES : J’emploie ce terme dans un sens précis, mais qui n’a rien de particulièrement original : sur le plan social et historique, les fascistes ont pour fonction et pour tâche objectives d’atomiser le prolétariat, de détruire ses organisations de classe grâce auxquelles la classe peut exercer et exerce le pouvoir social qu’elle a acquis. Les fascistes interviennent généralement quand la crise frappe à la fois le système économique (baisse de rentabilité), la vie de l’Etat (qui se trouve dans une impasse) et les capitalistes individuels.
Les fascistes sévissent dans la rue aux Etats-Unis beaucoup plus fréquemment qu’on ne pourrait le penser, parce que leur présence est devenue « normale » dans le paysage quotidien.
Quelques exemples.
Si une femme riche veut se faire avorter, elle consulte son médecin personnel qui lui recommandera une personne et un endroit sûrs pour effectuer l’opération. De nos jours, cela se pratique souvent en Ontario (au Canada). Mais une ouvrière, ou une employée, devra, pour commencer, affronter toutes les restrictions législatives conçues afin qu’elle se sente une meurtrière. Si elle a la force de vaincre ces obstacles (rencontrer un médecin qui lui fera un cours de morale, remplir de nombreux formulaires, consulter un spécialiste qui lui montrera des photos de foetus avortés, etc.), alors elle devra affronter les fanatiques du mouvement anti-avortement, les fascistes, qui la harcèleront à la clinique d’avortement, qui en bloqueront souvent l’entrée. Et ces manœuvres d’intimidation se dérouleront non seulement avant mais après l’opération, car elle sera harcelée, intimidée et subtilement menacée, voire terrorisée (appels téléphoniques, e-mails, lettres). Dans ce sens, la clinique d’avortement est le symbole matériel d’une formidable pression institutionnelle et sociale qui prétend régenter la vie de la femme.
Je peux citer aussi les interventions des fascistes du Ku Klux Klan et des groupes nationalistes blancs qui se manifestent à certains moments cruciaux de la lutte de classe. Par exemple, dans l’usine automobile Nissan à Smyrna, dans Tennessee (à 50 km au sud-est de Nashville), au cours de la dernière décennie, le Klan a joué un rôle crucial, en menaçant, intimidant et tabassant (bien qu’il n’y ait pas de preuves formelles pour ces dernières actions) des ouvriers d’usine, afin de les empêcher de se syndiquer. Les organisateurs du syndicat ont organisé deux fois des votes [pour que le personnel accepte d’être syndiqué, NdT], mais ils ont perdu à deux reprises.
Il y a aussi un exemple plus connu (même si les médias n’en ont pas beaucoup parlé) en novembre 2004. Dans le comté de Broward, en Floride, au moment où il est apparu que Bush allait « voler » la victoire aux démocrates, des centaines de travailleurs, surtout noirs, sont descendus dans la rue et se sont rassemblés devant les bureaux de la commission électorale du comté pour forcer les officiels à recompter les voix, dans des circonscriptions qui se sont avérées être décisives [pour l’issue du scrutin à l’échelle nationale]. Le parti républicain a mobilisé les fanatiques du mouvement anti-avortement, les membres les plus réacs de la communauté cubaine de Miami, les flics de la ville et du comté, pour chasser les manifestants. Il y a eu un affrontement, certaines personnes ont été bousculées, d’autres tabassées et arrêtées, et les forces réprésentant « la loi et l’ordre » ont triomphé.
NPNF : Quel sens donnes-tu au mot « classe moyenne » ?
WIL BARNES : Aux Etats-Unis aujourd’hui, la « classe moyenne » [en anglais, on utilise le terme « middle stratum », littéralement la « couche du milieu » ] est un groupe social massif qui se considère « au milieu », c’est-à-dire entre les ouvriers et les capitalistes. Ce groupe n’a aucune unité objective, il se caractérise seulement par de nombreux intérêts contradictoires qui se manifestent dans la vie quotidienne, en particulier dans le travail et la production. L’unité de cette « classe moyenne » est façonnée idéologiquement, car ceux qui « occupent » ce « milieu », cette position intermédiaire, se considèrent comme la « classe moyenne » dans le sens sociologique commun et rudimentaire.
Dans un certain sens, on peut dire que la « classe moyenne » est historiquement analogue à la bourgeoisie, si l’on se rappelle que bourgeoisie occupait une position « intermédiaire » entre les nobles et les paysans au sein des sociétés européennes lorsque le mode de production capitaliste a fait sa première apparition dans l’histoire. Mais il ne s’agit que d’une analogie, et elle n’est pas très bonne : la « classe moyenne » elle-même n’est pas une catégorie de classe (même si elle a une composante de classe).
La « classe moyenne » se compose de nombreuses couches. Citons les trois couches principales. La première couche inclut ceux qui sont directement attachés aux grandes entreprises capitalistes, y compris les contremaîtres, les directeurs et les cadres salariés de l’entreprise, ainsi que les consultants et conseillers extérieurs à la société. La deuxième couche regroupe ceux qui possèdent leurs propres moyens de production (par exemple, les grossistes), emploient et exploitent des travailleurs salariés, mais qui ne peuvent surveiller le marché et décider ensuite ce qu’il faut produire et en quelle quantité. Ces décisions sont généralement déjà prises pour eux par les grandes sociétés capitalistes. (A cet égard, cette couche est différente de la petite-bourgeoisie classique qui est elle-même une couche relativement petite au sein de la classe moyenne.) La troisième couche fondamentale, et probablement la plus grande, est la couche des « travailleurs indépendants » ou des « fournisseurs indépendants » qui néanmoins ne possèdent pas de moyens de production. Ces individus travaillent « à leur propre compte » sans entretenir de relations avec d’autres acteurs dans un processus de production donné, ils font la promotion des services qu’ils offrent.