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Vu : « Lip, l’imagination au pouvoir », un film de Christian Rouaud

mercredi 25 avril 2007

Cet article est paru dans Echanges n° 120 (printemps 2007).

Ce que relate Les Lip, l’imagination au pouvoir s’est passé il y a plus de trente ans, d’avril 1973 à mai 1974, dans une usine d’horlogerie, Lip, située à Palente dans la proche banlieue de Besançon (Doubs). A la suite du dépôt de bilan de cette entreprise, ses quelque mille salariés, réunis en assemblée générale, décidèrent d’abord de séquestrer leurs cadres, afin de savoir ce qu’on allait faire d’eux, puis occupèrent l’usine, confisquèrent le stock de montres et les vendirent afin d’assurer eux-mêmes leur paie. Cette critique en actes de la propriété et des rapports sociaux attira l’attention du monde entier. Les plus anciens de la diaspora gauchiste d’alors y retrouveront, parfois critiques, l’enthousiasme que suscita cette grève si particulière de l’après-1968. Les plus jeunes y découvriront, par-delà certains mythes persistants, les ruptures et la vie exaltante des protagonistes de cette lutte, celles de toute lutte mais qui, pour « les Lip » se prolongea et se répercuta hors des limites habituelles d’espace et de temps.

Sans aucun doute, le slogan affiché à l’entrée de l’usine occupée : « C’est possible, on fabrique, on vend, on se paie » pouvait faire rêver et était porteur d’un message qui dépassait les portes de l’usine. Mais il était porteur de beaucoup d’ambiguïtés. Le film ne fait pas l’impasse sur elles, bien que son schématisme - forcé par les contraintes de temps - a obligé à gommer certains épisodes tout aussi importants que ceux qui y sont mentionnés. Par exemple, il y est bien montré qu’il n’y eut pas de reprise de la production, mais seulement quelques dizaines de travailleurs d’un atelier de montage, « fabriquèrent » des montres en mettant des mouvements existants, dans des boîtiers existants en y ajoutant des bracelets existants.

Cette opération, qu’on ne peut nullement qualifier de remise en route de la production, n’était que le complément d’une action beaucoup plus importante et audacieuse : la confiscation, le « vol » d’après le droit capitaliste, la récupération de la marchandise produite et sa vente, qui permirent aux Lip de se payer, de tenir pendant une année. Le reste - occupation de l’usine, séquestration des dirigeants, confiscation de documents de gestion, vicissitudes des affrontements avec le patronat, les bureaucraties syndicales, le pouvoir politique et la police, manifestations, commandos vers d’autres usines, soutiens des hiérarchies locales et des groupes politiques -, était classique dans cette période de l’après-1968.

Le film retrace, succinctement, ces différents épisodes de la lutte. Mais ce qu’il montre habilement, avec des témoignages de différents acteurs - huit, aujourd’hui retraités, qui racontent avec une émotion intacte les événements d’alors -, c’est l’incroyable atmosphère propre à toute grève de cet ordre. Soudain les protagonistes, libérés de toute contrainte sociale, gagnent une énergie et, on pourrait dire une intelligence spécifique qui, s’inscrivant dans la réalité qu’ils vivent et qu’ils créent, leur permet de surmonter, tout au moins pour un temps, les problèmes de chaque instant pour le succès de leur lutte.

Une explosion de créativité

C’est ce que l’auteur du film appelle « l’imagination au pouvoir » et qui est en réalité cette explosion de créativité inscrite dans chaque individu et dans la situation, créativité constamment refoulée dans l’assujettissement au quotidien « ordinaire ». On aurait souhaité que les témoignages sur le déroulement de la lutte et cet éclatement de créativité et de transformation des relations soit empruntés aux travailleurs de base plutôt qu’aux « responsables » syndicaux ou pas (notamment les délégués CFDT, Charles Piaget, Roland Vittot et Jeannine Pierre-Emile, l’animateur du comité d’action créé au moment de l’occupation de l’usine, le prêtre ouvrier Jean Raguénes, l’animatrice du « comité femmes » Fatima Demougeot), bien que ceux-ci se montrent, au fil des entretiens, conscients de ces dépassements qui mettaient en cause la conception même qu’ils pouvaient se faire de leur rôle.

Inévitablement, un tel film ne pouvait montrer toutes les facettes des questions posées dans cette année de grève. Mais on y trouve des temps forts : le démarrage quasi spontané de la « reprise » des montres et l’organisation immédiate des planques, le débat sur le montant attribué à chacun lors de la première paie sauvage (égalité des salaires ? hiérarchie ou pas ? ancienneté ou pas ?), les manipulations de la fin du conflit et de la fin de Lip.

Le chant du cygne de Mai 68

D’une certaine façon - et cela peut expliquer l’immense écho en France et à l’étranger (l’été 1973 vit défiler à Besançon des visiteurs et des délégations de toutes sortes et de partout) -, Lip fut le chant du cygne des espoirs qu’avait soulevés mai 1968. A ce titre, cet épisode s’insère dans la reprise en mains déjà amorcée par le capital pour rétablir le rapport de forces en sa faveur, car la « victoire » (accord, en janvier 1974, pour la réembauche progressive de 850 ouvriers) se transformera rapidement en défaite, une fois que chacun des protagonistes eurent repris leur rôle normal avec la reprise du travail.

La présentation finale, dans la bouche du patron moderniste Claude Neuschwander, de la fermeture de l’entreprise Lip comme résultant d’un affrontement entre deux tendances du capital, le capital financier triomphant d’un capital industriel présenté comme « plus humain », semble assez contestable et répondre à une sorte d’actualisation d’un problème du capital d’aujourd’hui. Quels qu’aient été les débats dans le monde patronal et politique d’alors à ce sujet, l’intérêt global du capitalisme était de clore le chapitre Lip par une liquidation, une défaite plus que symbolique pour l’ensemble de ceux qui pensaient encore prolonger mai 68. Claude Neuschwander explique bien comment l’élection de Giscard d’Estaing à la présidence de la république en 1974 permit au pouvoir d’organiser l’étranglement d’une entreprise trop symbolique.

Il y eut une autre défaite, idéologique celle-ci, et heureusement le film ne tente pas de l’aborder, ce qui aurait sans aucun doute relégué en arrière-plan les aspects les plus positifs de la grève. L’ambiguïté de la formule inscrite au fronton de Lip (« On fabrique, on vend, on se paie ») autorisa toute une propagande menée par la CFDT et une fraction du gauchisme sur le thème de l’autogestion. Pour Lip, ce fut un mythe et le mythe persiste encore aujourd’hui (voir Lip, le mythe de l’autogestion. Les Lip ne l’envisagèrent même pas, le film le montre clairement - le mot d’« autogestion » n’y est même pas prononcé. Michel Rocard, alors secrétaire général du PSU, dans un entretien donné au Monde au sujet du film (Le Monde du 21 mars 2007) rappelle que les Lip avaient rejeté l’offre de constituer une coopérative ouvrière et voulaient un patron. Le fait que beaucoup plus tard, après la liquidation de Lip, certains formèrent dans les murs de l’ex-usine une poussière de coopératives diverses ne perpétuait nullement l’entreprise Lip sous une forme quelconque d’autogestion.

H. S.

- Pour ceux qui seraient intéressés, on peut faire (contre finances) des copies des documents d’époque : une grosse brochure d’Echanges, une petite brochure d’entretiens de membres (anonymes) du comité d’action Lip et une brochure, Lip et la contre-révolution autogestionnaire (Négation n° 3), qui, s’attaque à l’idée autogestionnaire que beaucoup croyaient voir s’incarner dans Lip, dénonçant une « réalité » qui n’était en fait qu’un mythe, en partie réponse du capital à Mai 68. Sur demande à echanges.mouvement@laposte.net

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