La mutation qui s’est faite en Tchécoslovaquie après 1989 [puis, après la partition de 1993, en république tchèque, NDE] vers un capitalisme de marché a été marquée principalement par les luttes internes à la classe dirigeante et le tour pris par ce changement. Emmenée par l’ancien président Vaclav Klaus, une fraction de la bourgeoisie tchèque s’est imposée dans cette lutte pour le pouvoir dès 1990. C’est lui qui, en tant que chef de l’ODS (Parti civique démocratique) a appuyé ce que l’on a appelé la « voie tchèque » dans les privatisations. Il s’agissait principalement de donner la priorité aux investisseurs locaux, pour la plupart membres de la nomenklatura du parti sous le régime précédent. Tous ces gens-là étaient plus intéressés à accroître leur butin qu’à augmenter la valeur productive du capital, et ont amassé, grâce aux « coupons de privatisation », des biens énormes, transférés ensuite sur des comptes en banque à l’étranger.
Les premiers investissements étrangers notables n’ont eu lieu qu’en 1995, lorsque le gouvernement a vendu 27 % du monopole SPT Telecom au consortium néerlando-suisse Tel-Source. Cependant, ce premier investissement étranger important n’avait pas tant pour effet de transformer la production elle-même que de s’emparer de structures et de capacités de production préexistantes. On ne parlait pas encore d’investissements dans la construction d’usines nouvelles. La prise de participation de Volkswagen dans l’usine Skoda Mlada Boleslaw en 1991 se présentait à peu près sous cette forme ; de même que la mainmise de Philip Morris sur l’industrie du tabac tchèque, les investissements du trust allemand de l’énergie E.ON dans la construction de centrales électriques en Bohême du sud, et, surtout la prise de participation du trust gazier RWE dans le monopole tchèque Transgas en 2002, le plus gros investissement allemand.
On pourrait citer d’autres placements du même genre, par exemple la prise de contrôle par le capital étranger du système bancaire tchèque définitivement au tapis après une série de banqueroutes en 1990.
Le véritable boom des investissements directs étrangers en République tchèque a commencé en 1999, un an après la victoire électorale des sociaux-démocrates (CSSD). Le nouveau régime avait mis en place de nombreux avantages et incitations afin d’attirer de nouveaux investisseurs. Les entreprises de formation récente ou celles qui investissaient dans des régions à fort taux de chômage obtenaient une dérogation d’impôts de dix ans, des prix pour l’achat du terrain en dessous de sa valeur et des subventions pour la construction des infrastructures.
Le volume d’argent entrant en République tchèque gonfla en conséquence ; de 2,64 milliards de dollars en 1998, il doublait presque l’année d’après. Et atteignait son point le plus haut, avec plus de 9 milliards de dollars, en 2002. Entre 1999 et 2001, les investissements étrangers comptaient pour 10 % du produit national brut tchèque. A ce moment-là, les trusts internationaux concentrèrent leurs efforts dans la construction d’usines et de capacités de production nouvelles. Ce sont principalement les industries automobile et électronique qui ont bâti de nouvelles usines ; presque la moitié des capitalistes étrangers ont placé leur argent dans l’automobile, et 20 % d’entre eux dans l’électronique. La plupart de ces grandes entreprises provenaient de l’Union européenne, dont un quart d’entre elles de la seule Allemagne. Sans compter un nombre croissant d’entreprises asiatiques qui investirent en République tchèque dans le but d’accéder plus facilement au marché européen après l’entrée du pays dans l’Union européenne.
En 2003, survint une hausse des investissements dans le domaine des services stratégiques. Cette année-là, l’entreprise de logistique DHL, qui entre-temps était devenue une filiale de la poste allemande, entreprenait la construction à Prague d’un centre européen de prestations de services et de technologies de l’information. D’autres entreprises de logistique, telles Air France, suivirent avec de lourds investissements. Nous voyons la même tendance en Slovaquie, où un centre logistique pour l’Europe centrale a été mis en place à la suite d’investissements importants de Volkswagen, Peugeot, Hyundai/KIA et de l’entreprise d’électronique Samsung. Ces investissements dans des centres d’expansion et les services stratégiques sont toutefois restés confinés à Prague et Brno.
Les limites de ce mouvement ascendant des investissements lourds en République tchèque se firent rapidement jour. On enregistrait, cette même année 2003, une baisse drastique du total des investissements qui atteignait son plus bas niveau depuis 1997. Le bureau des statistiques tchèque devait lui-même reconnaître que « les records mondiaux en termes d’investissements directs étrangers détenu par la République tchèque ces dernières années faisaient maintenant partie du passé ». Et c’est en 2003 encore que l’on assista pour la première fois à un recul dans le réinvestissement des profits en République tchèque.
Une des causes de ce recul réside sans doute dans le fait qu’une partie de la bourgeoisie et de l’appareil d’Etat tchèques a utilisé les biens qu’ils avaient accumulés, et qui ne cessaient de se multiplier, pour racheter des titres négociables dans l’espoir que la croissance se poursuivrait. Citons, pour donner un exemple, le rachat par Cesty Telecom de 49 % des parts détenues par des investisseurs américains dans l’entreprise de téléphones portables Eurotel. Cette transaction s’est faite dans le but de faciliter la vente de l’ensemble des parts de l’Etat dans Cesty Telecom prévue par le gouvernement pour 2005. Cela vaut aussi pour le rachat des intérêts de TelSource dans Cesky Telecom par des investisseurs tchèques.
On considère aussi la faible productivité et la pénurie de spécialistes comme une autre des causes du recul mentionné. Pour pallier ces problèmes, le gouvernement cherche à attirer en République tchèque des travailleurs hautement qualifiés de divers pays d’Europe orientale, par exemple d’Ukraine, de Biélorussie et de Bulgarie. Les représentants des industries automobile et électronique, eux, ont exigé du gouvernement une réforme du système de formation qui leur permette de disposer d’une force de travail qualifiée suffisante, prévenant sinon que la situation actuelle allait entraîner un tarissement des investissements et des baisses de production.
L’industrie automobile
Nous avons dit que l’industrie automobile était devenue le secteur indutriel le plus important en République tchèque. 85 % de la production automobile est destinée à l’exportation, comptant pour 21 % du total des exportations tchèques. Cette industrie occupe 130 000 ouvriers et ouvrières. Certaines régions, comme Liberec dans le Sud de la République tchèque, en dépendent à presque 90 %.
Pourtant, malgré son poids, ce secteur n’a connu presque aucune lutte importante. Il y a eu quelques grèves d’avertissement à Skoda Mlada Boleslav et dans les filiales de Kvasini et Vrchlabi, en Moravie. Mais elles ont eu lieu dans le cadre des négociations syndicales pour les salaires, annoncées par les chefs syndicaux et menées de telle sorte qu’aucune grève sauvage ne pût éclater. Il est arrivé quelquefois ces dernières années que des travailleurs aient brièvement arrêté le travail pour protester contre la trop grande vitesse des chaînes ou contre des équipes de nuit irrégulières ; mais, dans ce dernier cas justement, il s’agissait plutôt de luttes qui tenaient d’une stratégie syndicale des négociations que d’un combat autonome des ouvriers, si l’on en croit les informations que nous avons pu avoir.
La direction et les syndicats ont entravé les conflits ouverts chez Skoda grâce entre autres à l’efficacité de la tactiques des « tampons ». Les entreprises de travail temporaire slovaques constituent un de ces tampons ; en cas de licenciement, ce sont leurs travailleurs qui sont les premiers touchés. Cette tactique d’amortissement des conflits en République tchèque sur le dos des travailleurs étrangers, s’accompagne de plus en plus de menaces de délocalisation de la production en Ukraine pour les travailleurs tchèques. Volkswagen a déjà construit une usine là-bas.
Au début de l’année dernière, l’usine de camions Tatra Koprivnice, filiale de la société américaine Terex Corporation, a annoncé des licenciements collectifs ; il n’y a eu aucune grève. Les ouvriers et ouvrières de cette usine sont pourtant durement touchés ; le chômage atteint déjà 20 % dans leur région de Bohême du Nord. Il y a eu une manifestation à laquelle ont participé, par solidarité, plusieurs habitants de Koprivnice et même quelques travailleurs de l’usine voisine Skoda de Kvasiny, et les ouvriers ont sifflé le chef du syndicat lorsque ce dernier a essayé de les convaincre que les licenciements allaient améliorer les perspectives de l’usine ; il y eut même quelques voix qui s’élevèrent en faveur d’actions plus radicales contre la direction. Mais la colère des travailleurs ne s’est finalement pas exprimée dans des luttes franches. Toutes ces luttes se sont déroulées dans des entreprises qui existaient déjà avant leur reprise en main, où les syndicats sont traditionnellement plus influents. Et jusqu’à maintenant, ils conservent totalement le contrôle des événements. Dans les nouvelles usines automobiles, il n’y a pour la plupart aucun syndicat. Cela fait que, d’un côté, les conflits dans ces usines peuvent rester cachés parce qu’ils ne sont pas rendus publics ; mais, d’un autre côté, la possibilité existe aussi que l’absence d’institutions de médiations laisse la place à d’éventuels conflits autonomes qu’elles ne pourront pas enserrer dans leurs filets.
L’industrie électronique
Contrairement à l’industrie automobile, l’électronique tchèque est confrontée à une grave crise. Sous prétexte de salaires « trop élevés », Flextronics, par exemple, a délaissé la République tchèque pour la Hongrie et la Chine, Philips a arrêté tout nouvel investissement, etc.
Flextronics offre l’exemple idéal des espoirs démesurés qui avaient été mis dans le secteur de l’industrie électronique. Attirée par les aides de l’Etat citées plus haut, l’entreprise est arrivée en 2000 à Brno avec la promesse d’embaucher 3 000 personnes dans les cinq années à venir. Elle a investi 12,58 millions d’euros dans de nouvelles lignes d’assemblage où 2 400 ouvriers, hommes et femmes, étaient en poste en 2001. Mais ce fut l’apogée de l’histoire de cette entreprise à Brno. A l’été 2002, la direction annonçait la fermeture de l’usine et la délocalisation de la production en Hongrie et en Chine. Il ne resta à Brno qu’un centre de design dérisoire.
Des signes identiques nous viennent d’autres entreprises de cette branche. Philips a construit une usine à Hranice, en Moravie, pour 240 millions d’euros, après avoir réduit la somme initiale qui devait s’élever à 400 millions. De même, il avait été dit que l’usine emploierait 3 250 personnes, alors que leur nombre n’est finalement aujourd’hui que de 1 270. Et quoique Philips se défende de vouloir fermer l’usine, l’expérience de Flextronics montre qu’une telle décision peut survenir sans préavis. Le constructeur américain de batteries Energizer a, lui aussi, décidé cette année de quitter la République tchèque. Ce processus équivaut à un désastre économique pour plusieurs régions ; dans la région de Plzen, par exemple, les trois quarts des investissements se font dans le secteur de l’industrie électronique.
Là encore, nous n’avons aucune information sur des luttes importantes qui se seraient passées dans ce secteur. Néanmoins, la situation se présente différemment d’un point de vue syndical que dans l’industrie automobile. Tandis que pour celle-ci on a assisté dans de nombreux cas à la reprise de vieilles usines avec leur personnel et leurs structures syndicales, les usines d’électronique ont été construites « en plein champ » et emploient des travailleurs nouvellement formés qui sortent de l’école. Nous verrons si cette absence de structures institutionnalisées représente un avantage ou non.
Migration, précarisation et salaires
Selon les statistiques, le salaire moyen dans les entreprises étrangères en République tchèque atteindrait 17 000 couronnes tchèques (534 euros), environ 13 % de plus que dans les entreprises tchèques. Mais en réalité, 65 % des travailleurs, hommes et femmes, gagnent moins que le salaire moyen, même dans les entreprises à capitaux étrangers. Ainsi, les ouvriers (tchèques) de Flextronics touchent 11 000 couronnes (environ 346 euros), heures supplémentaires comprises. Les travailleurs de Slovaquie touchent encore moins, car ils doivent payer les honoraires des agences d’intérim. Le recours toujours croissant à la force de travail étrangère concerne tous les secteurs, pas seulement l’industrie automobile ; ces étrangers travaillent évidemment pour un salaire moindre.
Les agences d’intérim qui vont fréquemment chercher leur personnel à l’étranger, principalement en Slovaquie et en Ukraine, sont devenues chose courante. Les trusts étrangers ont été des précurseurs dans ce domaine en tant que donneurs d’ordre, mais les entreprises « autochtones « apprennent vite. Dans les ateliers automobiles Skoda, plus de 10 % des 22 800 ouvriers sont précaires, et ils sont même 20 % chez Celestica. Ce genre de précarisation n’existe pas seulement dans les industries de l’automobile et de l’électronique, mais aussi dans le commerce de détail, dans les mines, et les branches du tourisme et de l’informatique.
Les médias ont parlé ces derniers mois de quelques centaines d’ouvrières venues de Corée du Nord qui travaillent dans plusieurs usines textiles, dont l’italienne Kreata. Elles ne gagnent pas plus de 6 000 couronnes (188 euros) et doivent remettre la totalité de leur salaire à l’ambassade de Corée du Nord à Prague. Si ce « cas » a suscité une telle levée de bouclier dans les médias officiels, c’est sans doute parce qu’il apparaissait particulièrement « extraordinaire » et que « nous » n’avions rien à y voir. Le « mal » serait seulement dû au régime nord-coréen, et les travailleurs tchèques n’auraient aucune raison de se plaindre...
Mais en réalité, le travail sous-payé, les heures supplémentaires impayées, sous contrats à durée déterminée, etc. sont déjà la norme en République tchèque. De fait, les entreprises étrangères mettent la pression sur les ouvriers ; l’absentéisme est très répandu parmi les travailleurs tchèques, hommes et femmes, et les trusts privés ne peuvent pas le tolérer. Cela se reflète dans la productivité : les entreprises sous contrôle étranger ont une productivité de 53,9 % supérieure à celles qui sont aux mains du capital tchèque. Cette incitation à travailler plus est compensée par des salaires un peu plus élevés.
Un nouvel espace
Les médias bourgeois et le gouvernement cherchent à faire croire que le recul des investissements au cours de ces dernières années ne serait que temporaire et le départ d’entreprises telles que Flextronics ou Energizer une exception. Ce sentiment est renforcé par ceux qui expliquent que, dans les dix années à venir, la République tchèque fera partie des dix pays les plus attractifs pour les investisseurs. Même si c’était vrai, cela aura pour seul effet de soumettre encore plus l’économie tchèque à la « mondialisation ». Cette interdépendance économique n’est pas entièrement négative, car les conditions seront alors probablement réunies pour que la lutte de classes ouvre un nouvel espace débarrassé des frontières étatiques.
Solidaritan
Voir aussi République tchèque : l’industrie automobile moteur de l’accumulation du capital et des luttes de classes ?.