L’éducation est un domaine de l’activité de l’Etat parmi d’autres, au demeurant coûteux et peu rentable en termes utilitaristes. On voit mal pourquoi elle échapperait aux orientations générales et cela n’a, du reste, jamais été le cas. Ces temps-ci, le modèle mis en avant par la rue de Grenelle est celui de la Finlande, tête de classe en matière d’éducation. A moins d’avoir été sur place voir de quoi il retourne ou d’avoir reçu des informations privilégiées, personne parmi le « petit personnel » de l’Education nationale, ne sait exactement ce qui se passe dans les écoles finlandaises mais on est, comme d’habitude, sommés de croire que c’est le nec plus ultra. C’est ce que disent les « experts », alors !
C’est aussi ce que les inspecteurs pédagogiques chargés de mettre en place le « socle commun de connaissances » essaient de nous vendre. J’ai récemment « subi » un de ces stages destinés à « révolutionner » (ce sont leurs propres termes) l’enseignement des langues vivantes.
On se souvient qu’en 2004, la Commission Thélot (à la suite d’une soi-disant consultation démocratique des enseignants et des parents d’élèves) a fixé les exigences définitives (et à minima) de l’ensemble du cursus scolaire : lire, écrire, compter, « maîtriser » une langue vivante (l’anglais) et l’outil informatique.
Je résume ici ce que j’ai personnellement compris de cette « révolution didactique » destinée à « moderniser » le Mammouth :
Afin que l’enseignement ait un sens pour les « apprenants » (nouveau nom pour les élèves), il faut partir d’eux, de leurs goûts, de leurs intérêts, de leurs expériences et individualiser le plus possible ;
Il ne faut leur donner que ce dont ils ont besoin (au lieu de leur faire ingurgiter des connaissances définies par des programmes) ;
La méthode est dite « actionnelle » : c’est l’apprenant qui agit, en travaillant à la réalisation de « tâches » au cours desquelles il devra mettre en jeu un certain nombre de « compétences » (c’est là le sens de « l’élève au centre ») ; elle est aussi « interactive », d’où l’intérêt des « savoir-être » ; l’apprenant doit aussi être capable de s’auto-évaluer et d’évaluer ses co-apprenants ;
L’enseignant (qui n’est plus « le sujet supposé savoir » et qui doit changer vite et en profondeur et sérieusement « travailler sur lui-même ») doit naviguer entre les groupes, « gérer » l’aide, mais cesser de tout contrôler. En amont, il devra beaucoup travailler, à l’aide des nouvelles technologies, pour récupérer du matériel adaptable aux « intérêts » de ses apprenants : chansons, publicités (très sollicitées), affiches, etc. : rien que de la culture, mais il ne faut pas avoir la main trop lourde avec la culture. Par contre, il faut introduire d’urgence la « culture du monde du travail » que l’école comprend si mal et enseigne si mal. Dans tous les cas, le rapport à la culture est purement utilitariste.
Bien que ni l’organisation scolaire (découpages horaires, groupes classes, hétérogénéité. etc.) ni le cadre d’évaluation (notes chiffrées, bulletins, examens, concours, etc. n’aient été, eux, « révolutionnés » (comme il semblerait logique de le faire mais sans doute encore trop dangereux politiquement), tous les élèves du secondaire devront obligatoirement atteindre le niveau A2 de compétences en langues vivantes à la sortie du collège. A2 correspond à un niveau actuel de fin de 5e et dans le socle commun au niveau « élémentaire ou de survie ». Il y a trop d’élèves en difficulté, mais il faut aussi réduire les coûts. Alors, c’est tout simple : on revoit les exigences à la baisse. De toutes façons, les 20 % « d’élite » dont on aura besoin pour gouverner les autres iront dans l’enseignement privé où on continuera à leur transmettre les savoirs indispensables à la compréhension du monde. Les autres peuvent bien rester « des cerveaux disponibles ». Le moyen privilégié par nos élites est la « pédagogie différenciée », qui a été le mot d’ordre lors de la « massification » mais inapplicable (si on tient à le faire correctement, bien sûr) dans les conditions qui nous sont faites.
Les compétences seront bien sûr « validées », on ne sait pas encore bien comment. Elles vont peu à peu remplacer les diplômes et déterminer « l’employabilité » des apprenants. A charge pour le salarié de « s’instruire tout au long de sa vie » (autre slogan au goût du jour) s’il désire augmenter ses compétences et son employabilité, il devra suivre un « parcours de compétences », être flexible et le plus souvent précaire.
Toutes ces transformations sont en cours depuis au moins dix ans. Ce qui est nouveau, c’est le discours de la hiérarchie : il est très clair que l’école et ses protagonistes doivent s’adapter très vite au monde économique, alpha et oméga de l’univers. « There is no alternative », comme le disait Mme Thatcher. L’école de papa, c’est fini ! Sous un emballage qui se veut libertaire et émancipateur, c’est le langage du capitalisme mondialisé triomphant ; les « cœurs de cible » sont les nouvelles générations d’enseignants et d’apprenants et on dit enfin tout haut ce qui se pratiquait tout bas depuis belle lurette : l’école est le lieu où se formate le producteur / consommateur de masse.
N.B. : Outre mon expérience personnelle, j’ai beaucoup lu les collègues et ceux qui ont alerté très tôt sur ce qui se tramait. Je pense à Tableau noir de Nico Hirtt et Gérard de Sélys, publié chez EPO en 1998, que je cite particulièrement parce qu’ils nous livrent des documents difficilement accessibles.