Retour sur le mouvement
Les grandes luttes comme celles que nous venons de vivre ont le mérite de pousser les logiques, d’éclaircir les positions. Si nous sentions venir les divergences bien avant les événements (1), le positionnement des libertaires et des syndicalistes révolutionnaires ou plutôt de ceux d’entre eux qui s’expriment dans leur presse (2) nous a laissé pour le moins songeur.
Du soutien aux « assemblées générales » interprofessionnelles et autres coordinations, à l’incantation à la grève générale en passant par l’apologie des petits syndicats dits alternatifs, rien n’a manqué. La presse libertaire a aussi réussi à réserver ses lignes les plus dures non pas contre le gouvernement, le patronat ou même la CFDT ou la CGC mais contre une organisation qui n’a pourtant pas signé les accords, qui a assuré l’essentiel du travail nécessaire à la mobilisation et qui a rassemblé au moins la moitié des manifestants dans ses rangs : la CGT.
Mais ce qui ne cesse de nous étonner, c’est que tous ces positionnements sont les mêmes que ceux de... l’extrême gauche. Il nous semble aujourd’hui que de trop nombreux camarades font fausse route. Aujourd’hui, l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme en particulier, pourraient redonner des perspectives à une classe ouvrière qui n’en a plus. Mais pour cela, il faut avoir les idées claires. Nous espérons que l’analyse que nous vous livrons puisse être utile aux libertaires et aux syndicalistes.
Le rapport de force
Pendant ce conflit, certain d’entre nous ont cru au lendemain du 13 mai qu’il était peut-être possible de faire reculer l’offensive du gouvernement. C’était se laisser gagner par l’euphorie du moment, oublier toutes les analyses sur la « contre-révolution » qui nous menaçait. La confrontation allait avoir lieu et ça s’engageait mal pour la classe ouvrière.
En effet, la France a la particularité d’être le pays où il existe le plus d’organisations syndicales et où le nombre de syndiqués est le plus faible. A peine 8% de travailleurs organisés et malheureusement fortement divisés. Une pratique de la grève de moins en moins « naturelle » due à des années de combats perdus, de démantèlement des bastions ouvriers, au remplacement des vieilles générations militantes par des jeunes sans culture de lutte. Un prolétariat de plus en plus atomisé dans de petites unités de travail, les PMI et les PME, elles-mêmes sous la pression des barons du capitalisme.
En face, le gouvernement est conscient de tout cela, bien qu’il soit méfiant vis-à-vis d’une possible fronde populaire. Il détient tous les leviers du pouvoir, fort de sa légitimité démocratique écrasante (3) et, à la différence de la gauche, il est sans complexe au sujet des coups qu’il peut nous donner. Il sait également depuis notre défaite de 95 (4), qu’il suffit d’être patient, quitte à lâcher quelques concessions aux secteurs les plus mobilisés. Il a retenu aussi que s’attaquer de front aux corporations les mieux organisées conduit au renforcement de leurs organisations syndicales. Ce coup-ci, il jouera plus fin.
De plus, depuis plus de 15 ans et le fameux livre blanc de Michel Rocard, version nationale d’une logique mondiale, les médias - véritables fabriques de l’opinion publique - nous expliquent à longueur d’année que notre santé, nos retraites ont un coût trop élevé. Ces mêmes médias en arrivent même à influencer les militants qui y voient là une source d’information comme une autre et en oublient qu’elle est manipulatrice et sert habilement les intérêts de la bourgeoisie. Pour terminer, les travailleurs ont peu de chose à attendre d’une éventuelle alternative à gauche car ils savent bien que question « coups de couteau dans le dos » ( privatisations, précarisation, flexibilisation, allègement de cotisations patronales, casse du service public, etc.) la gauche en connaît un rayon. Et cela n’est pas vraiment mobilisateur pour un prolétariat qui ne sait plus vraiment à quel saint se vouer, pour des syndicalistes qui ont toujours attendu beaucoup de la représentation politique et qui aujourd’hui se sentent bien seuls. Nous allions monter sur le ring et nous n’étions pas favoris, loin de là.
L’unité
Les puissantes mobilisations de mai et de juin n’ont pas une origine spontanée. Elles sont le fruit d’un ras-le-bol général des politiques réactionnaires que nous font vivre les différents gouvernements depuis trop longtemps. Elles sont le fruit d’attaques répétées sur notre système de retraite : rapports alarmistes, décrets Balladur, plan Juppé, accords de Barcelone. Elles sont le fruit d’un mal-vivre généralisé...Elles sont surtout le fruit d’un long travail de contre-information et de mobilisation des organisations syndicales. Elles sont le fruit de l’unité concrétisée par la plate-forme des propositions des organisations CGT, CFDT, CGC, CFTC, FO, FSU, UNSA et déjà dédaignée par le G10. C’est bien le travail assuré par les grandes confédérations qui a permis la montée en puissance des revendications et d’assurer la mobilisation tant le 1er février, le 3 avril (5) et le 13 mai. C’est le 13 mai où la mobilisation a été la plus forte et ceci n’est pas tant dû à la capacité de mobilisation de la CFDT qu’à l’effet catalyseur de l’unité syndicale sur la mobilisation des salariés. Il sera bon de nous en souvenir pour les luttes à venir car même si la CFDT est enfoncée jusqu’au cou dans la collaboration, elle n’en reste pas moins un syndicat de masse majoritairement implanté dans le privé.
Quant au G10, toujours en marge de l’unité mais sentant la mobilisation monter, il tente le coup de force en appelant à la grève générale « reconductible » dès le 13, espérant bien entraîner une partie de la CGT. Comme si la grève générale n’était qu’un simple mot d’ordre que l’on peut reconduire à souhait. Ce fut un échec cuisant. Peu de salariés, peu de syndicats l’ont suivi. Quand ils l’ont fait, les plus clairvoyants ont repris le travail, histoire de ne pas jouer les avant-gardes et de garder des forces car on ne proclame pas une grève générale... qui ne se fait pas toute seule.
Appeler à la grève générale à ce moment-là n’était ni crédible, ni sérieux. On ne peut pas reprocher à la CGT de ne pas l’avoir fait. Elle a été tout simplement pragmatique. A la vue du rapport de force toujours très défavorable malgré les millions de manifestants, il n’était pas raisonnable de briser l’unité car à cette date la CFDT était toujours de la partie.
Quoi qu’il en soit, la CFDT brisa ses engagements le 15 et le mouvement ne fut plus jamais aussi puissant. En agissant ainsi, François Chérèque et ses amis coupaient l’herbe sous le pied de son opposition interne que les mobilisations auraient requinquée. Ils plaçaient sa centrale comme interlocuteur privilégié de tous les gouvernements et comme partisane des « réformes nécessaires ». Ils brisaient le front syndical issu de la stratégie cégétiste du « syndicalisme rassemblé ». De récentes déclarations de secrétaires cédétistes demandant à la CGT de stopper cette orientation sont là pour le confirmer. En effet, le syndicalisme rassemblé est un puissant levier pour les luttes puisqu’il répond à la demande d’unité de la part des salariés, mais il a le « tort » de renforcer principalement la CGT car elle est le plus gros et le plus combatif des syndicats. Le G10 ne s’y est pas trompé non plus puisque toute sa stratégie s ’est basée sur « ne jamais faire l’unité » (6) et essayer de « pousser la CGT à la faute ».
Les assemblées générales interprofessionnelles et autres coordinations
Voici ce que nous écrivions dans un tract le 10 juin :
« On voit beaucoup fleurir par les temps qui courent des comités et autres coordinations ! Ca a le goût de l’indépendance, le parfum de la souplesse non conformiste et, ce qui n’est pas négligeable, ça se donne des titres ronflants qui nous bercent de tendres illusions. Nous demandons à ceux qui se sont engagés dans ce type de structure de réfléchir aux questions suivantes :
Qui est réellement mandaté dans les AG et par qui ?
Qui contrôle la tribune et donc les débats et les votes ?
En quoi un comité/coordination est plus efficace qu’un syndicat ?
Pourquoi créer une structure différente si c’est pour finalement « faire pression » sur les confédérations syndicales pour qu’elles se positionnent « correctement » ?
Pour nous, anarcho-syndicalistes, les réponses sont claires : l’expérience acquise dans les confédérations ne peut être remplacée par des structures éphémères. Quant au risque de manipulation politique, il est bien plus grand dans des lieux informels où naviguent les vieux briscards du gauchisme. »
Nous ne nous étions pas trompés. Tout ça a un air de déjà vu. Et une fois de plus, de trop nombreux camarades tombent dans les vieux pièges en essayant de réinventer l’eau chaude. Les débats sur l’organisation sont vieux de plus d’un siècle et il nous semblait bien que les anarchistes avaient tranché la question. Nous voulons bien croire que certaines coordinations aient plutôt bien fonctionné et évité les manipulations, mais ce ne fut généralement pas le cas. En outre, elles ne présentent pas les avantages des structures riches d’expérience mise en place depuis un siècle par le mouvement ouvrier.
A Montpellier, c’est autour des enseignants du premier degré que ce sont construites les « AG » interpro. Tout d’abord, dès février et plus encore à partir d’avril, les enseignants ont entamé la lutte au sujet de la décentralisation. Rapidement ils ont organisé des AG dites de secteur (géographique), soutenues par des syndicats (SNUIPP-FSU, SUD Education, SNE, SNUDI-FO, CNT ) . Malheureusement cette organisation favorise l’expression de gros contingents de convaincus qui se coupent du grand nombre resté dans les établissements. Que 4 à 500 personnes vote la grève reconductible à l’AG de Montpellier c’est bien, mais quand cette grève n’est suivie que par 20% maximum des personnels dans un département apparemment très mobilisé cela pose question sur sa représentativité. En revanche, les temps forts ont mobilisé jusqu’à 80% des personnels.
De plus lors de ces AG, pas de mandat, pas de contrôle, chacun dit la sienne, et on vote « un homme = une voix », peu importe qui il est, d’où il vient, où il travaille, et surtout qui et combien il représente... On peut rajouter à propos des syndicats associés qu’au moins deux sont fortement influencés par les trotskistes locaux : SNUIPP (LCR) et FO (PT).
Le 25 mai, le « service d’ordre » de ce comité bouscule des militants de la CGT et empêche les manifestants de suivre la manifestation unitaire en la détournant sous prétexte qu’il avait prévu un autre trajet (7). Pourtant la FSU et FO faisaient partie de l’intersyndicale unitaire. Alors quel jeu jouaient le SNUIPP et le SNUDI-FO ?
Ce comité de grève appelle le 29 mai à des « AG » interpro. On y arrive. On remarque qu’en plus dudit comité, le G10 y appelle ainsi que les satellites trotskistes tels que l’Ecole Emancipée-FSU. Les gauchistes manœuvrent partout pour tirer dans ce sens, quitte à essayer manipuler des AG d’entreprises parfois avec succès sur la fin du mouvement. Les délégués de ces boites ont alors la fâcheuse tendance de ne pas porter la parole de leur AG d’entreprise mais de faire redescendre les « ordres » de l’inter-pro. Le « comité central » n’est pas bien loin.
Les buts avoués sont d’attirer des syndicats confédérés, de pousser les confédérations à appeler à la grève générale. Un autre but est d’affaiblir la CGT, de dresser contre elle une partie des travailleurs en l’accusant de tous les maux. Le 12 juin, c’est sans hésitation que des enseignants, des militants de SUD et de la LCR conspuent la CGT lors d’une prise de parole de Marc Lopez, secrétaire de l’UD CGT. Il s’agit d’un travail de sape qui ne peut que conduire à la division durable du salariat.
Outre les problèmes de contrôle déjà soulevés nous notons que, hormis le SNUDI-FO, aucun de ces syndicats n’est confédéré (la CNT pèse si peu...). L’interprofessionnel, ils ne le connaissent pas et ne le pratiquent pas. Ces AG interprofessionnelles visent aussi à combler ces manquements.
L’appel s’adresse à tous et donc on élimine de fait les AG sur les lieux de travail qui sont à notre avis les plus légitimes et qui sont celles qu’organisent les syndicats confédérés. On y retrouve les même travers que ceux que nous avons déjà cité plus haut à propos des AG des enseignants. Ils sont même exacerbés. Nous rajouterons que nous ne pouvons pas concevoir que la grève soit décidée par d’autres que ceux qui la font dans l’entreprise concernée, c’est à dire in fine ceux qui en supportent le coût, qu’il soit psychologique ou financier.
On a également du mal à imaginer des AG à 50 000 personnes. Heureusement, elles n’en ont jamais rassemblé plus de 500. Que des libertaires soutiennent une organisation qui favorise le centralisme et la manipulation par de petits groupes de gens bien organisé nous surprend. Le fédéralisme proudhonien cher aux anarchistes et au mouvement ouvrier est bien loin.
Les manipulations de LO à la coordination nationale des enseignants sont de la même teneur. Les exemples sont légions. Pour nous, anarcho-syndicalistes, il va de soi que seule une organisation rigoureuse et une pratique de la lutte peuvent empêcher ce type de manipulation. Certes, le mouvement se cherchait et une partie de celui-ci a cru bon de « s’auto-organiser ». Mais cette « auto-organisation » ne fit guère plus que de l’improvisation. On ne gagne pas une bataille d’une telle importance en n’y étant pas préparé. Cela nous désole de voir des anarchistes tomber dans le panneau gauchiste et oublier un siècle de réflexions et de pratiques tant pour éviter les manipulations que sur la nécessité de « s’auto-organiser » en structures permanentes : les syndicats ouvriers.
La seule certitude, c’est qu’il nous paraît nécessaire de renforcer le syndicalisme c’est-à-dire de multiplier ses adhérents et de réduire son nombre de chapelles. Les AG doivent avoir lieu sur les lieux de travail et les syndicats doivent porter leurs revendications. La coordination doit être l’œuvre des syndicats au sein de leurs Unions Locales ou Départementales ainsi que dans leurs Fédérations. Et en attendant une hypothétique organisation unique, les anarcho-syndicalistes doivent, à l’intérieur des organisations syndicales et des unions professionnelles où ils militent, pousser au regroupement des syndiqués et des travailleurs en lutte dans des intersyndicales qui complèteront le système. Il n’y a là rien de nouveau : il s’agit des pratiques mises en place par le syndicalisme depuis ses origines et que parfois nous oublions.
La grève générale
Pendant la lutte de classe que nous venons de vivre, le terme de grève générale a été utilisé à toutes les sauces. C’est pourquoi on est en droit de s’interroger sur la signification des appels litaniques du type : « Dirigeants des organisations ouvrières (sic) !Appelez à la grève générale » alors que l’on doit savoir que « la grève générale », à aucun moment et dans aucun pays, n’a été décrétée par qui que ce soit, si ce n’est par les travailleurs eux-mêmes. Les appels à la grève générale dans l’éducation, ou à la grève générale reconductible, nous confirment cette confusion. Soyons sérieux la grève générale est tout d’abord interprofessionnelle, elle nécessite l’occupation des lieux de travail. Ensuite elle peut devenir expropriatrice, les travailleurs prenant en main la production et les services publics. Ce sont alors les prémices de la Révolution. Cette confusion des mots a eu cours dans les AG, dans la presse syndicale, dans la déclaration des bureaucrates, dans l’ensemble des médias. Elle est la preuve d’une culture syndicale limitée et affadie avec la volonté de certaines composantes syndicales d’utiliser cet imbroglio pour éviter l’élargissement.
Il a été beaucoup reproché à la CGT de ne pas appeler à la grève générale. Ces reproches viennent essentiellement d’organisations extérieures à la CGT et qui pour beaucoup lui sont hostiles ou concurrentes. On chercherait à l’affaiblir, on ne s’y prendrait pas autrement. La CGT n’a pas cessé de dire que la grève générale ne se décrétait pas, que ce serait les travailleurs à la base qui la décideraient. Il est surprenant que des libertaires aient quelque chose à redire à cela.
Dans un tel contexte, le rôle d’une confédération est bien de favoriser l’extension du mouvement . De nombreux militants de la CGT se sont mobilisés dans ce sens. Les appels confédéraux à élargir, à étendre le mouvement ont été incessants. La bataille de l’opinion publique a été gagnée. De nombreuses fédérations ont appelé à la grève reconductible et à une mobilisation générale à partir du 3 juin. On peut reprocher à la CGT cette date tardive, le manque de rythme de la mobilisation avec des journées d’actions peut-être trop éloignées. Quoi qu’il en soit, les salariés du privé ne se sont jamais mobilisés massivement après le 25 mai, et ceux du public ne l’ont fait que pendant les temps forts, même dans les secteurs fortement mobilisés où les préavis reconductibles étaient déposés. Nous avons tous pu le constater (la presse « pro-grève générale » en fait aussi le constat). La mobilisation des salariés est fortement corrélée à l’implantation syndicale et les déserts sont légion. Dans ces conditions on reproche à la CGT de ne pas avoir appeler à la grève générale alors que tous les signes montraient qu’on allait au casse-pipe. Il ne faut pas confondre audace et témérité. C’est cela aussi la force d’une confédération : être capable de juger d’une situation en couvrant de larges franges du prolétariat.
Des camarades ont joué les avant-gardes alors qu’ils étaient généralement très minoritaires. Ils ont perdu parfois un ou deux mois de salaire. C’était courageux mais ils ont conduit des salariés à l’abattoir. Des drames humains se sont joués. Des salariés sont dégoûtés à vie de lutter. C’était insensé.
Les organisations qui poussaient à la roue ne prenaient aucun risque car elles étaient incapables de la faire cette grève générale. La CGT elle-même n’a plus la capacité de porter ce moyen d’action. Pourtant, elle aurait eu à en assumer seule les conséquences politiques en cas d’échec. Et l’échec était certain à la vue du rapport de force. On imagine aisément les conséquences : un mouvement ouvrier balayé, à genoux pour des années, incapable de renforcer son organisation pour être en capacité de mener les luttes à venir et de freiner l’offensive capitaliste. Enfin nous ne pouvons pas nous empêcher de raconter quelques anecdotes. A la fédération des cheminots CGT, on en rigole encore. Quand le petit facteur de Neuilly, ex-candidat LCR à la présidentielle, syndiqué SUD se voyant revivre Octobre est venu exhorter les cheminots d’un dépôt à la grève générale. Ces derniers lui ont fait remarquer qu’à son bureau de poste les salariés étaient au boulot. Il en est reparti le cul merdeux.
A Montpellier, le 14 et le 15 mai, ce sont des adhérents du SNUI (G10), de SUD-PTT (G10) et du comité de grève des instituteurs qui ont voulu voter la grève illimitée... à l’AG des cheminots.
Et enfin une dernière plus dramatique, celle du comité interpro de Montpellier qui a organisé l’occupation des voies de chemin de fer, alors que seulement une vingtaine de train sur une moyenne journalière de 260 passaient ce jour-là, les cheminots étant en grève. Trois cent personnes y sont allées (à comparer à des manifestations à 50 000). Elles se sont faites matraquer. Cette violence ne peut servir que la Réaction. Au mieux, cette pseudo radicalité n’est qu’un aveu de faiblesse.
Pour conclure
Des combats, nous allons en livrer d’autres et en perdre beaucoup face à la Réaction. Tous les acquis issus des conquêtes ouvrières du passé vont être malmenés. Nous sommes impuissants à y répondre à court terme du fait de nos divisions et de nos faibles effectifs.
Il est confortable dans ces conditions d’accuser « les autres » d’être responsables des échecs collectifs que nous subissons. Il est confortable de se réfugier dans de petites organisations où on est bien au chaud entre convaincus et de passer son temps à tirer sur des camarades qui se battent pourtant pied à pied. Bien sur, les grandes confédérations et la CGT en premier, n’ont pas toutes les vertus. Il y a des choses qui déconnent, nous le concédons volontiers. Il y a des fédérations qui jouent un jeu trouble, notamment certaines du privé qui craignent de perdre des cartes si on défend les fonctionnaires. Peut-être n’ont-elles pas bien lu le plan Fillon ? Il y a aussi les camarades qui ont une place bien au chaud et qui ne veulent surtout pas la perdre quitte à faire quelques « petites » concessions qui ressemblent à de grand recul pour les travailleurs. La CGT est également confrontée à la délégation de pouvoir, ce qui arrange bien ceux qui délèguent et témoigne en même temps d’un vide militant relatif.
Il est vrai que de nombreux camarades n’arrivent pas à se débarrasser de leur vieux fantasme sur la nécessité de l’alternative politique de gauche, du découpage entre le politique et le syndical. Il n’est pas facile de changer une façon de penser et d’agir vieille de plus d’un demi-siècle et nous ne pensons pas que cette question se résoudra d’un coup. Pourtant la CGT a de nombreuses propositions sociétaires, politiques mais elle n’a pas encore réappris à se passer des partis pour les porter en avant. La visite de Bernard Thibault au congrès du PS était sans doute destinée à rassurer les tenants de ce partage des taches. La CGT est aussi traversée de courants qui aimeraient bien la voir s’institutionnaliser. L’abandon des références au socialisme au congrès de 95 va dans ce sens. Et comme la nature à horreur du vide, on nous propose aujourd’hui de les remplacer par l’utopie « d’un nouveau statut du salarié » qu’on serait en mesure de mieux faire appliquer que les différents textes actuels. C’est de la Science-fiction. Pour nous néanmoins, la CGT reste de loin l’organisation la plus vivante, la plus porteuse de promesses. D’ailleurs, il n’y a qu’à en faire le constat sur les dernières années, partout où ça se bagarre la CGT n’est jamais loin ! Toutes les organisations peuvent-elles en dire autant ?
Certains, qui sont pourtant incapables de faire de tels constats (et pour cause), nous présentent les SUD et le G10 comme le nouvel El Dorado. Mais on est bien en mal de nous dire pourquoi. Seuls les trotskistes le savent. Leurs efforts pour en assurer le contrôle payent. A Montpellier G10 et LCR défilent généralement côte à côte. Ici, les gauchistes ont quasiment tous quitté les autres syndicats (hors éducation nationale) et n’ont pas hésité à diviser un peu plus les salariés en réalisant des scissions (8).L’organisation en syndicats départementaux issue de ses origines cédétistes facilite grandement la prise en main de ses structures. Fin août, c’est encore le G10 qui est venu au secours de l’extrême gauche suite à une altercation avec Nikonoff, président d’ATTAC. Ce soi-disant syndicalisme de « lutte et de transformation sociale », parfois efficace dans les conflits corporatistes, a subi un échec cuisant ce printemps en étant incapable de peser sur la situation. Alors que la CGT est de moins en moins une courroie de transmission, le G10 fait le chemin inverse. Il pourrait bien en subir les conséquences aux prochaines élections professionnelles. Déjà cet été, le SNJ-G10 (majoritaire chez les journalistes) a perdu 3,5% au profit du SNJ-CGT(9). Quant à la CNT, nous comprenons la nostalgie qu’elle inspire aux anarchistes. Mais la Révolution espagnole, c’était en 1936.Certes, elle fut un très grand syndicat ouvrier outre-Pyrénées mais aujourd’hui en France ne reste-elle pas qu’un syndicat anarchiste malgré ses récents succès ? Et nous ne voulons pas d’un syndicat anarchiste car nous ne voulons pas d’un syndicat communiste, ni d’un syndicat trotskiste, ni d’un syndicat socialiste... Nous voulons un grand syndicat réunissant les travailleurs, celui de la classe ouvrière et du prolétariat(10).
Malgré le sentiment d’échec, le syndicalisme a démontré à nouveau ce printemps qu’il était la seule force capable de s’opposer au capitalisme . Il apporte des capacités d’actions au plus proche des salariés dans leurs entreprises mais aussi au niveau national et international sur les grands sujets de société. Outre les nécessités de renforcer son organisation, le syndicalisme devra aussi prendre à bras le corps son déficit de communication. Tel que nous l’avons déjà dit, les médias sont très influents et notre presse, nos tracts semblent bien dérisoires. Le syndicalisme doit penser à se doter d’un grand outil de communication, tel une radio ou une télévision. C’est ambitieux mais sûrement incontournable.
Le rôle des anarchistes est de s’investir massivement dans le mouvement syndical tel qu’il l’a fait à l’aube du XXe siècle. Nous confronter aux autres, avancer avec eux, apporter nos analyses, nos pratiques de la démocratie (assemblée, mandatements, rotations des tâches, procès-verbaux, etc.) sans les arrière-pensées boutiquières qu’ont les postulants à la conquête du pouvoir politique.
Conscient que les choix d’adhésions puissent être variés, partout les salariés, les syndicalistes, les anarchistes doivent s’opposer à l’institutionnalisation mortifère du syndicalisme et à son morcellement. Bien au contraire ils doivent travailler à son développement, à son unité d’action et éviter tout émiettement synonyme de divisions et de temps perdu. Reconstruire pierre après pierre l’unité organique du « parti du travail » est un enjeu majeur. L’indépendance face au patronat, à l’état et aux partis politiques est primordiale pour rassembler les salariés et mener une politique authentiquement prolétarienne. Le syndicalisme doit se positionner sur les choix de société, oeuvrer à défendre, consolider et conquérir des acquis de société en attendant « la suppression de l’exploitation capitaliste, notamment par la socialisation des moyens de productions et d’échange ». Enfin le syndicalisme doit développer ses liens internationaux pour lutter efficacement contre la mondialisation capitaliste et étendre l’esprit de la lutte et l’espoir d’un autre futur.
Septembre 2003,
Collectif anarcho-syndicaliste de Montpellier, « La Sociale » la.sociale@wanadoo.fr
(1) Cf. les numéros de la lettre-MSL publiés depuis le début de cette année.
(2) Il existe des exceptions notables.
(3) La responsabilité de ce désastre dans les mobilisés de ce printemps incombe à beaucoup : communistes, extrême gauche, fédérations CGT qui ont appelé à voter Chirac,... et même des anarchistes.
(4) Novembre-décembre 95 est devenu un véritable mythe au point d’oublier que le Plan Juppé est passé. Seuls les régimes spéciaux qui ne sont pas des régimes de fonctionnaires (cheminots, EDF-GDF,...) ont tiré leur épingle du jeu, notamment parce que ces travailleurs faisaient l’objet d’une attaque frontale (statut, emploi, avenir, etc.) visant à dessouder les « bastions du syndicalisme ».La droite de l’époque était plus faible et plus divisée et elle a fait « l’erreur » historique de vouloir aller vite et de s’attaquer aux salariés encore bien organisés. On peut néanmoins souligner que si les cheminots ont défait la direction de la SNCF et gagné 7 ans de paix relative, les gaziers et électriciens ont vu l’ouverture à la concurrence en Europe se poursuivre. Non, décidément l’hiver 95, ce n’était pas le grand soir.
(5) La confédération CFDT n’a pas appelé le 3 avril.
(6) Les tracts de SUD Rail sont édifiants : tout en se joignant à l’appel du 3 juin, ils n’ont de cesse de critiquer les autres organisations.
(7) A Montpellier, les services d’ordre sont exceptionnels, les manifestations se déroulant généralement sans heurt. On rajoutera que ce jour-là, la plupart des militants cégétistes étaient à Paris.
(8) Par exemple, à la Mutualité Sociale Agricole de l’Hérault, ils ont provoqué une scission dans la CGT pour créer SUD. Il y a aujourd’hui 5 syndicats pour environ 300 salariés. Les administrateurs se frottent les mains.
(9) SNJ 42,4% (-3,26), CGT 19,8% (+4), CFDT 15,8% (-1,3).
(10) Erico Malatesta (théoricien anarchiste) disait déjà cela... il y a un siècle.