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Mexique

La commune de Oaxaca a vécu

lundi 5 février 2007

Après l’entrée brutale de la Police fédérale préventive (PFP), le 28 octobre, dans Oaxaca insurgée depuis juin, la ville a été nettoyée de toute opposition juste avant l’investiture à la présidence du pays de Felipe Calderón, du Parti d’action nationale (PAN). Aux ordres des décisions économiques de Washington qui pompent ses richesses, le Mexique a connu en 2006 un imbroglio politico-social dans lequel le conflit de Oaxaca, en se limitant au respect des droits, de la justice et de la démocratie, s’inscrit dans la lignée du combat zapatiste de Marcos au Chiapas

Ce texte est paru dans Echanges n° 119 (hiver 2006-2007)

En mai 2006, les instituteurs de l’Etat de Oaxaca présentent leurs revendications annuelles. C’est un rituel, tous les ans depuis 1980, quand leur section - la section 22 - a rompu avec le Syndicat national des travailleurs de l’éducation (SNTE) « charro » vendu au Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) alors au pouvoir : ils demandent une augmentation de leur salaire correspondant à l’augmentation des prix dans l’Etat de Oaxaca (augmentation s’accélérant du fait du tourisme). Ils demandent aussi une amélioration de leurs conditions de travail (la majorité d’entre eux travaillent dans des villages isolés et éloignés et fournissent le matériel d’enseignement) et la reconnaissance de leur section, pour en finir avec les pressions et parfois les exactions commises à leur encontre. (Certains sont très proches des populations indigènes ; bilingues, ils aident la population locale dans ses relations avec les administrations et la soutiennent lors d’injustices ou de tromperies. Les cas d’intimidation et de mauvais traitements sont monnaie courante - disparitions et assassinats ont été commis par les hommes de main des autorités).

Les membres de la section 22 ne sont pas des révolutionnaires (voir annexe ci-dessous après la signature), mais ils ont toujours réagi aux actes illégaux et se sont toujours montrés solidaires entre eux. Leurs demandes ne sont pas non plus révolutionnaires, mais ce qui a commencé comme mouvement traditionnel de protestation va se muer, par la lutte, en embryon de gouvernement alternatif à travers l’Assemblée de la Population des Peuples de Oaxaca (APPO).

Comme souvent, l’alchimie qui a permis la radicalisation du mouvement est complexe. Sans expliquer entièrement cette mutation, le contexte particulier du Mexique et de l’Etat de Oaxaca en cette année 2006 peut apporter des données pour comprendre. Economique, sociale ou politique, la situation a créé à des niveaux différents un cocktail savant de désillusion, souffrance, désespoir, rancœur et colère dans la population, pour qui le fameux « Ya basta » (« Maintenant, ça suffit ») a pu prendre tout son sens.

Pauvreté et émigration

L’Etat de Oaxaca, majoritairement rural et peuplé à 30 % d’indigènes (90 % d’entre eux vivent de la terre) a toujours été un des plus pauvres du Mexique, avec ses voisins le Chiapas et Guerrero. Inutile de dire que le traité de libre-échange (Alena) signé en 1994 avec les Etats-Unis et le Canada a réduit un peu plus les revenus des autochtones. Depuis, l’émigration pour les Etats-Unis a beaucoup augmenté (environ 150 000 personnes par an).

Au-delà des souffrances dues à la séparation des familles, celles-ci dépendent de l’argent gagné chez les gringos. En conséquence la loi sur les immigrés de Bush rend, depuis cette année, cet apport plus incertain (voir Echanges no 117). Aussi la lutte des migrants a-t-elle été très suivie à Oaxaca. Elle reste dans leur mémoire comme la démonstration que l’alternative à la misère passe par la lutte.

La politique économique, dictée par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, menée par les présidents successifs (Salinas 1988-1994, Zedillo 1994-2000 du Parti révolutionnaire institutionnel [PRI] et Fox 2000-2006 du Parti d’action nationale [PAN]) est à la base d’un mécontentement profond. En pratiquant des coupes claires dans les dépenses publiques des secteurs dits « non productifs » comme l’aide sociale, l’éducation et la santé, la vie des pauvres s’est appauvrie. La détermination des enseignants ainsi que le ralliement au mouvement en août des travailleurs de la santé trouvent là leur fondement.

Lutte contre le plan Puebla Panamá

Enfin, la dernière invention pour plumer la population sur le long terme, mais aussi la rendre définitivement inoffensive, est le Plan Puebla Panamá (PPP) [1]. Proposé par le président du Mexique Vicente Fox en 2001 pour trouver une solution à l’engorgement du canal de Panamá, et présenté comme un remède à la pauvreté endémique du Sud grâce à un développement durable et environnemental, ce plan est davantage centré sur la production d’énergie et l’extraction de richesses naturelles importantes dans l’Etat de Oaxaca (la biodiversité la plus grande du Mexique) [2] .

Marché de dupe, puisqu’une grande partie des infrastructures seront financées par de l’argent public pour servir aux entreprises privées qui viendront certes créer des emplois (sic) (autrement dit du travail abrutissant dans des maquiladoras, comme dans le nord du pays, ces usines qui enrôlent la main-d’œuvre paysanne avec des salaires juste au-dessus du revenu de la terre et la jettent à la moindre réclamation), mais surtout pour des richesses à destinations du Nord. Les organisations indigènes (comme le conseil indigène populaire de Oaxaca Ricardo Flores Magón, de tendance libertaire) ont vite compris l’entourloupe et se sont mobilisées pour faire échec au plan.

Le massacre toujours non élucidé de 26 paysans à Agua Fría en 2002 a été certainement un des épisodes les plus sanglants de la lutte contre le plan. Le très fameux gouverneur de Oaxaca Ulises Ruiz Ortiz (URO), élu (de justesse et probablement frauduleusement) en 2004, est décidé à réaliser la partie du plan qui concerne son Etat et, depuis son arrivée, les exactions commises pour arracher la vente des terres à bas prix aux indigènes est une des raisons de l’exaspération de la population autochtone à son encontre [3].

Par ailleurs, le contexte politique en 2006 correspond à une année d’intense mobilisation qui a commencé dès le mois de février à Oaxaca avec la caravane de « l’autre campagne » menée par Marcos et les zapatistes [4]. Parallèlement, le Parti de la Révolution démocratique d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO), ancien du PRI, cherche à surfer sur la vague anti-américaine, anti-néolibérale, et AMLO, fort de son image de protecteur des pauvres [5], croit réellement gagner sur Felipe Calderón du PAN.

Début mai, les actes de brutalité sauvage contre les cultivateurs de fleurs du mouvement pour la défense de la terre et les viols commis sur des femmes par des policiers à Atenco (Etat de Mexico) [6] mettent le pouvoir en mauvaise posture. « L’autre campagne » et le PRD d’AMLO peuvent dénoncer les vieilles méthodes policières et démontrer que la transition politique plaidée par Fox depuis le début de son mandat n’est qu’un leurre.

Multiplication des actions

La tension politique nationale ajoutée à l’exaspération générale ne peut que motiver plus encore les enseignants de Oaxaca. Devant le refus des autorités de négocier, ils multiplient les actions début juin (blocage de routes, de l’aéroport, de la société pétrolière nationale Pemex, destruction des caméras de vidéo-surveillance). Le mouvement prend de l’ampleur (120 000 manifestants le 7 juin), le Zócalo (place du centre-ville) est occupé ainsi que le centre historique de la ville et devient un lieu de débat politique anti-autorités.

Les sympathisants sont nombreux.Les étudiants, en solidarité, occupent le rectorat. Les partis politiques dans leur ensemble sont déjà à la traîne avec leur proposition d’attendre le résultat électoral pour régler leurs problèmes. De rage probablement, les enseignants décident alors de détruire toute la propagande électorale, trois semaines avant les élections, marquant ainsi leur rupture avec tous les partis. L’acte est d’importance car il pousse le gouverneur de l’Etat de Oaxaca, URO, à réagir. En bon cacique du PRI, il décide d’envoyer ses flics le 14 juin au petit matin déblayer le Zócalo. L’insurrection et l’Assemblée populaire

C’est ce matin-là que le mouvement traditionnel de protestation bascule en insurrection populaire. Après avoir été repoussés du Zócalo non sans résistance, les enseignants se regroupent et décident de contre-attaquer, ce que font les plus vaillants aidés par une population qui se joint à eux à mesure que les combats s’intensifient [7]. Ensemble, ils reprennent le Zócalo et prennent conscience de la force collective mais le bilan est lourd : 4 morts, une centaine de blessés et de très nombreuses arrestations.

Le surlendemain, 300 000 personnes manifestent leur soutien aux enseignants, condamnent la répression et demandent la démission du gouverneur URO. Demande qui va être l’objectif déclaré de la lutte et deviendra fin août un préalable à toute négociation avec les autorités locales ou nationales. Le mouvement s’organise à partir du 17 juin. Le 23 juin, l’ensemble des organisations sociales de Oaxaca (365 en tout), comprenant les organisations indigènes et les enseignants de la section 22 ainsi que ceux qui s’y joignent, se déclarent « Assemblée populaire des peuples de Oaxaca » (APPO).

La dizaine de jours qui sépare la constitution de l’APPO des élections présidentielles et législatives va permettre de définir la nature du mouvement. Il semble qu’après l’avantage pris sur les forces de répression et la forte mobilisation qui en a découlé, le niveau de lutte imposait qu’il se concrétise politiquement en empêchant le déroulement des élections ce qui, en la circonstance, aurait eu un impact politique significatif. Mais la situation politique n’est pas mûre, et l’APPO est constituée de groupes sociaux et ethniques différents aux intérêts divergents. Unanimement, l’objectif commun est la démission du gouverneur URO. Cet objectif cache tout de même la volonté de certains de rendre officiellement ingouvernable l’Etat, ce qui pourrait mener Oaxaca à de nouvelles élections. D’autres dans l’Etat voudraient se déclarer « commune autonome » selon les accords de San Andrés de 1996, qui n’ont jamais été réellement reconnus et qui ont été reniés par la « loi indigène » de Fox en 2001 [8]. La lutte est alors clairement orientée sur le respect des droits, de la justice et de la démocratie et s’inscrit dans le même cadre que le combat zapatiste de Marcos au Chiapas.

Diversion électorale...

Dans ce cadre, l’appel de l’APPO à un vote sanction contre Ulises Ruiz Ortiz et le PRI se comprend comme une façon de prouver officiellement le rejet du gouverneur par la population et ainsi de légitimer la lutte sur le terrain de la démocratie parlementaire [9]. Seulement au Mexique, celle-ci n’est respectée que si les vainqueurs sont les riches de la classe politique et des partis traditionnels (PAN et PRI).Le PRD représente, lui, les intérêts de la bourgeoisie intellectuelle et progressiste. La confusion qui va suivre le résultat de l’élection présidentielle en est un bon exemple, qui va avoir son importance sur la lutte de Oaxaca.

Le candidat du PRD, López Obrador refuse la défaite (certes infime, de 0,5 % des voix... frauduleuse ou non), appelle ses partisans à occuper le Paseo de la Reforma (artère centrale de Mexico) et commence parallèlement une bataille politico-juridique qui prendra fin début septembre avec l’annonce officielle des résultats définitifs, en fait inchangés. Ce spectacle inédit va polariser l’attention des médias tout l’été et donc de la population. Les autorités fédérales laissent habilement AMLO et ses partisans gesticuler, comprenant que l’écran médiatique permet de cacher l’évolution préoccupante de la situation à Oaxaca. Ainsi elles refusent à URO l’envoi de la Police fédérale préventive (PFP) qui serait par trop visible et qui ne pourrait éviter la casse.

...et guerre sale

Pour contrer les actions de blocage de l’APPO et la radio de l’Université laissée au mouvement comme outil de communication par les étudiants, le gouverneur met en place une guerre sale [10]. Les policiers en civil et les groupes paramilitaires du gouverneur font des attaques nocturnes pour le contrôle des médias (radios et télévision). En réponse, les insurgés installent des barricades tenues par des jeunes et des habitants des quartiers. Début août, grâce aux femmes et malgré la guerre sale qui est quotidienne, l’APPO contrôle la télévision et douze stations de radio. Rapidement, les blocages se transforment en occupation. Les bâtiments des trois pouvoirs - juridique, législatif et exécutif - de l’Etat passent aux mains de la population et les véhicules municipaux sont réquisitionnés. L’APPO devient l’unique centre de pouvoir dans la ville. Elle organise des commissions qui sont chargées d’appliquer les décisions prises en Assemblée par le vote de tous les participants. Oaxaca fonctionne, de fait, en démocratie directe.

Parallèlement, la guerre sale s’intensifie, les échauffourées nocturnes sont incessantes. Les manifestations le jour pour dénoncer les exactions de la nuit, sont réprimées violemment. Le bilan de la lutte s’alourdit ; 3 morts par balles, des disparus retrouvés torturés, de nombreux blessés. Le personnel de la santé se solidarise et se met en grève. Le 21 août, après un nouvel assassinat, toute la ville s’insurge et le mouvement s’étend à d’autres municipalités de l’Etat.

Extension et radicalisation

Fin août, ce sont près de trente municipalités qui renient leur maire (majoritairement du PRI) et installent leur propre gouvernement populaire. URO accepte alors de négocier alors que son départ est devenu un préalable à toute négociation.

Gobernación (le ministère de l’intérieur) commence à s’inquiéter sérieusement de la situation d’autant que les menaces du secteur du tourisme (le tourisme est le premier poste de revenu du Oaxaca ; juillet et août étant les meilleurs mois, les pertes sont importantes) pour un retour à l’ordre se font pressantes.

Par ailleurs, c’est la rentrée des classes et la section 22 reconduit la grève à l’unanimité. Elle réitère ses revendications et son union à l’APPO pour obtenir le départ du gouverneur et appelle à participer à la cinquième grande marche, le 1er septembre. Une autre bonne raison pour en terminer rapidement est la radicalisation du mouvement qui, selon tous les observateurs, a fait preuve jusqu’à cette date d’une extraordinaire capacité de gouvernement. Les commissions de l’APPO (santé, hygiène, finances, logistique, approvisionnement, surveillance et sécurité etc.) font vivre au quotidien la ville sans les violences ni l’autoritarisme du vieux régime. L’APPO ne prend pas la place du pouvoir, elle le gère au quotidien et réclame une décision légale d’ingouvernabilité de l’Etat.

Le ministre de l’intérieur se veut alors conciliant et montre une volonté de dialogue pour trouver une issue négociée au conflit politique et social de Oaxaca ! Pourtant l’espoir d’un règlement possible ne dure pas, les propositions gouvernementales pour obtenir la levée du blocus et la fin des occupations sont faibles et n’intègrent pas le départ d’URO.

La classe politique, étant en situation de transition, ne peut rien lâcher avant l’investiture de Calderón, le 1er décembre, et surtout pas Ruiz Ortiz du PRI avec qui le PAN a dû faire un pacte pour être au gouvernement.

Prise entre les esquives politiques (le refus des autorités de négocier le départ du gouverneur), les provocations policières (la guerre sale est quotidienne et les attaques par balles se multiplient) et devant la peur d’une répression de grande envergure, l’Assemblée cherche des solutions et se radicalise.

Elle décide ainsi de renforcer le mouvement et de s’inscrire dans la durée en préparant son Congrès constituant pour les 10, 11 et 12 novembre [11]. Pour l’APPO, c’est la façon de montrer que sa lutte ne se limite pas à chasser « le tyran Ruiz » mais a pour objectif de transformer profondément l’organisation politique de l’Etat afin de répondre aux demandes des peuples qui l’habitent. Elle décide, en outre, d’organiser une marche d’information et de mobilisation pour rompre l’isolement. Le 22 septembre, 5 000 personnes partent pour Mexico. Ils arriveront le 9 octobre et installent un campement en grève de la faim le 16 octobre.

Alerte rouge

Ces décisions poussent les autorités à en finir tout en évitant le bain de sang jugé probablement trop dangereux vu le contexte général de tension sociale. Tension tellement palpable à Oaxaca que l’APPO se déclare en alerte rouge le 26 septembre, alors que les autorités prennent les mesures qu’elles estiment mener au déblocage. URO s’occupe du dénigrement systématique par les médias qu’il contrôle en faisant passer les activistes pour des délinquants pratiquant le vandalisme ou pour une organisation de guérilla urbaine. Il envoie ses troupes pour multiplier les provocations et pousser les participants à des actes de violence qui pourraient ternir leur image observée de mouvement civil et pacifiste.

Le gouvernement de son côté joue la fermeté et la division. Sous le prétexte de prévenir toute violence (sic !) il en profite pour militariser Oaxaca avec l’envoi de troupes (infanterie de marine), d’hélicoptères et de tanks. Ce sont environ 3 000 soldats et 4 000 policiers de la PFP qui campent début octobre dans les environs de Oaxaca. Parallèlement, il donne satisfaction à toutes les revendications des enseignants en offrant même plus d’argent (!!) et propose un paquet de réformes douces concernant le fonctionnement politique de l’Etat, mais rien concernant la destitution du gouverneur URO.

La base de la section 22 du syndicat des enseignants refuse les propositions et, le 10 octobre, l’APPO annonce le rejet du plan gouvernemental. Elle réitère aussi l’exigence du départ d’URO avant toute négociation.

Ce jour est celui de la préparation du Congrès constituant. 1 500 personnes participent à un travail de réflexion, organisé en tables de travail, sur un nouveau contrat social [12]. Le 14 octobre, un forum national et international permet de planifier des actions de solidarité qui pourraient renforcer le rapport de forces avec l’espoir d’éviter la violence et faire plier le gouvernement.

Mais le ver est dans le fruit. Alors que tous les témoignages concordent pour qualifier le mouvement d’authentique rébellion populaire, ne devant rien ni aux partis, ni aux syndicats (car, même si le mouvement a regroupé, en tant qu’individus, des membres du PRD, des syndiqués et des syndicalistes ainsi que des militants d’extrême gauche, plusieurs sources ont indiqué que les idéologies ont été toujours à la traîne et que les habitants de quartiers ainsi que les indigènes ont eu un rôle prépondérant dans toutes les décisions), un témoin rapporte que, à la mi-octobre (suite aux mesures gouvernementales), les dirigeants syndicaux proches des partis ont cherché à agir sans décision de l’Assemblée, mais que la base ne s’était pas laissé faire. Il note que, pourtant, ces manœuvres avaient affaibli l’Assemblée, dans laquelle les conflits entre les modérés et les radicaux ont renforcé les divisions. C’est dans cette ambiance de tension permanente et de pression sur le mouvement que le 26 octobre la majorité des enseignants (2 sur 3), suivant les leaders syndicaux, ont voté la reprise des classes pour le 30 octobre.

Le gouvernement ne va pas laisser passer l’occasion. Il comprend que la lutte s’essouffle, il n’a maintenant besoin que d’un prétexte pour en finir et il veut en finir vite.

La répression

Le gouverneur URO ne risque plus rien quant à la haine que la population lui porte. C’est donc lui qui, le 28 octobre, fait intervenir ses hommes. A 16 heures ce jour-là, la radio de l’université demande aux quartiers et aux organisations de se réunir pour décider ce qu’ils peuvent mettre en place pour empêcher les enlèvements des étudiants et des jeunes. Elle témoigne que des véhicules dans toute la ville de Oaxaca tirent sur les gens, les séquestrent et les enlèvent alors que la Police fédérale préventive (PFP) et l’armée attendent aux portes de la ville que les insurgés répondent aux provocations en s’armant ; ce qui couvrirait la répression.

Les barricades se multiplient mais les gens de l’APPO résistent à mains nues. La population s’organise pour apporter de l’aide aux blessés. Le bilan de la journée sera de 3 morts, dont un journaliste américain d’Indymedia, et quelques dizaines de blessés, dont une dizaine par balles.

Tous les observateurs s’accordent pour montrer du doigt les milices du PRI et les hommes d’URO, mais la procureure générale de l’Etat de Oaxaca désigne l’APPO comme une organisation de guérilla urbaine. Il n’en faut pas plus pour le ministre de l’intérieur, qui, sous prétexte de rétablir l’ordre, fait intervenir dès le 29 octobre la PFP, dont l’offensive va s’étaler jusqu’au 2 novembre.

Un des leaders de la section 22, Rueda Pacheco, qui montre à cette occasion son vrai visage d’allié inconditionnel de l’Etat, a décidé la veille de ne plus s’engager au côté de l’APPO, qu’il considère comme trop combative (à titre individuel, des enseignants sont restés dans l’APPO) mais la population est au rendez-vous. La PFP arrive avec difficulté au Zócalo.

Parallèlement, d’après un témoin, les habitants, indignés des violences répétées et de la présence de la PFP, se mobilisent et organisent une grande marche qu’effectivement la police ne bloque pas et laisse défiler jusqu’au Zócalo. Ils restent là jusqu’au soir et repartent chez eux. La PFP passe alors au déblocage de la ville. La résistance n’empêchera pas la fin de l’occupation des bâtiments des trois pouvoirs. Repoussés dans la cité universitaire, les membres de l’APPO et ceux qui la soutiennent vont résister toute la nuit. Le 30 octobre, la section 22, poussée par la base, revient sur sa décision et rejoint la résistance en convoquant avec l’APPO à une manifestation organisée en trois marches différentes devant converger au centre-ville.

Ecran de fumée

Parallèlement, la cacophonie de l’ensemble de la classe politique, des autorités religieuses et des intellectuels de tous bords se fait assourdissante comparée au silence qui entourait la lutte de Oaxaca depuis le mois de juin. Les images de ce que les journalistes appellent « la Commune de Oaxaca » ont fait le tour du monde et cette médiatisation soudaine, due principalement à la mort du journaliste américain d’Indymedia sous les balles des groupes paramilitaires d’URO, oblige la classe dirigeante à se serrer les coudes et à distiller des leçons de manipulation politique. Sans peur du ridicule elle suit le sens du courant et tous demandent la démission du gouverneur, les députés (PAN et PRD), le Sénat, l’autorité religieuse. Le ministre de l’intérieur dit aussi vouloir contrôler le gouverneur par des commissions d’enquête sur l’utilisation des subventions fédérales et sur ses relations avec les paramilitaires, sur les disparitions et les exactions commises. Bref, toute la panoplie de l’écran de fumée mystificateur pour faire oublier ce que les images montrent clairement : une répression violente d’un mouvement pacifique ne demandant que les droits démocratiques les plus élémentaires. URO provoque en affirmant que seul Dieu est en droit de le démettre, ce qui lui attire les foudres hypocrites de l’autorité ecclésiastique.

Le cirque démocratique vise en fait la périphérie du conflit pour renforcer son isolement mais parallèlement, sur le terrain, ce double langage ne permet plus une répression musclée. Certes, Oaxaca doit être débarrassée de ses barricades et le calme doit revenir mais le bain de sang doit être évité à tout prix... l’investiture de Calderón doit se faire le 1er décembre ! La PFP a repris une partie de la ville mais l’Université (avec la barricade « Los cinco señores », rond-point à la jonction de cinq avenues), la place Santo-Domingo (proche du Zócalo), et les barricades de quartiers restent sous le contrôle de l’APPO.

Le 2 novembre au matin, la PFP se dirige vers l’Université et prend la barricade « Cinco señores ». Une partie de la population, mobilisée par les appels incessants de Radio Universidad, fait pression sur les 4 000 policiers qui, après sept heures de combat, n’ayant plus de munitions, laisseront la place aux insurgés. Ce combat héroïque va faire de la barricade « Los cinco señores » le symbole de la lutte des « extrémistes » de l’APPO, ceux qui vont plaider pour durcir les combats et virer la PFP. Mais l’APPO, bien qu’elle soit en position de force, choisit de les calmer lors de la grande manifestation du 5 novembre (13) confirmant ainsi sa volonté d’être un mouvement social pacifique ne voulant pas compromettre la tenue de son congrès constituant du 10 novembre.

Courants et avancées

La défection des dirigeants de la section 22 des enseignants n’empêche pas la tenue du congrès mais les derniers événements rendent les clivages plus apparents et trois courants vont s’affronter dans les discussions : le courant « magoniste » qui s’appuie sur les pratiques et les règles de la vie communautaire (les jeunes libertaires venus des barricades en font partie), le courant « révolutionnaire » marxiste-léniniste, qui tourne autour du concept clé de pouvoir populaire, et un courant réformiste proche du PRD peu important mais présent.

Une synthèse se fera malgré tout le 13 novembre et permettra l’élection pour deux ans du Conseil de l’Assemblée qui aura la charge de diriger, négocier et appeler aux réunions plénières de l’Assemblée. Il est à noter que les représentants des communautés indigènes se sont associés et ont prévu d’élire leurs délégués au Conseil de l’Assemblée lors du regroupement des communautés indigènes à Guelatao le 19 novembre. L’APPO devient ainsi la première Assemblée au Mexique regroupant des éléments de la société civile et une communauté indigène sur un programme commun. Excepté la démission du gouverneur et la justice pour toutes les victimes depuis le début du conflit, les objectifs se rapprochent globalement de ceux des zapatistes de Marcos sur l’organisation politique de leur Etat et principalement sur le droit à l’autonomie de décision concernant les projets en cours sur leur territoire. L’APPO appelle pour cela à la rédaction d’un projet de nouvelle constitution qui serait soumis aux Assemblées concernées.

Ce sont bien les avancées durables que le mouvement et sa lutte ont pu générer durant ces six mois de contestation : le regroupement des communautés indigènes de l’Etat de Oaxaca, l’union de ce regroupement avec l’APPO (organisation sociale hétéroclite en rupture avec la coalition PAN-PRI au pouvoir), qui s’est donné un mode de fonctionnement de démocratie directe et des objectifs à terme et dont l’influence lui permet de mobiliser les forces contestataires de l’Etat ; enfin, l’hostilité d’une population majoritairement pauvre à l’égard de ses gouvernants.

Limites

Née de la répression brutale du 14 juin, la composition hétéroclite des membres de l’APPO l’a amenée, en revanche, à limiter ses revendications aux intérêts directs de la population locale de l’Etat de Oaxaca et à prendre des décisions légalistes à des moments cruciaux (participation au jeu électoral, refus de prendre la place, laissée libre après leur expulsion en août, des pouvoirs de l’Etat en préférant attendre une décision des autorités fédérales, orientation vers une lutte pacifique pour le respect des droits, de la justice et de la démocratie) qui ont permis aux autorités fédérales alliées du gouverneur URO de reprendre la main en jouant à partir de la fin octobre de concert de la division et de la répression. L’isolement et les dissensions internes interdisaient alors tout issue favorable.

La population des quartiers ainsi que les jeunes qui ont défendu avec l’ardeur des désespérés les barricades durant les journées de combat contre la PFP fin octobre et début novembre ont d’ailleurs commencé à critiquer les appels au calme des dirigeants de l’APPO. A l’occasion de l’anniversaire de la révolution le 20 novembre, fête nationale au Mexique, alors que l’APPO était en réunion, ils ont attaqué les forces de police qui, du fait de la date emblématique et de la peur d’une contagion, avait ordre de résister sans plus. Ce n’était que partie remise pour le pouvoir, la marche du 25 novembre dont l’objectif était l’encerclement de la PFP a terminé à l’avantage de celle-ci qui en a profité pour nettoyer définitivement la ville.

Bilan

Au lendemain de la reprise manu militari du centre de la ville de Oaxaca, le 26 novembre, un bilan général depuis le mois de mai dernier faisait Etat de 17 morts, 63 disparus, plus de 300 détenus et quelques 500 blessés. Depuis, l’Etat d’exception qui règne permet toutes les exactions sur la population organisée et ses représentants, enseignants ou rebelles défiant l’autorité ; droits et libertés élémentaires n’étant plus garantis.

Mais une chose paraît certaine : la mise en œuvre du Plan Puebla Panamá (PPP) pour lequel Calderón s’est engagé et qui constitue le serpent de mer pour la région devrait raviver les cendres encore chaudes.

J.-L. G.

(1) Sur le plan Puebla Panamá : www.monde-diplomatique.fr/2002/12/m... et sur la paupérisation des paysans par le libre-échange : www.monde-diplomatique.fr/2003/07/g.... ]]. Proposé par le président du Mexique Vicente Fox en 2001 pour trouver une solution à l’engorgement du canal de Panamá, et présenté comme un remède à la pauvreté endémique du Sud grâce à un développement durable et environnemental, ce plan est davantage centré sur la production d’énergie et l’extraction de richesses naturelles importantes dans l’Etat de Oaxaca (la biodiversité la plus grande du Mexique) [[Pour les données générales de l’Etat de Oaxaca et sa composition ethnique : www.sipaz.org/data/oax_fr_01.htm.

Autres sites d’information utilisés :

http://www.asambleapopulardeoaxaca.com/ - Site de l’APPO (en espagnol).

http://cspcl.ouvaton.org/ - On y trouve, sous la rubrique « Répression et révolte sociale à Oaxaca » un grand nombre de références (dont les lettres de Georges Lapierre).

http://risal.collectifs.net/sommair... - Le Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine n’est, selon ses dires, « ni une association, ni une organisation non gouvernementale, ni un collectif. » « Basé sur la bonne volonté », il diffuse de l’information axée sur les luttes sociales et politiques.

Annexe 1

L’influence de la section 22

Les événements d’octobre montrent la grande influence que peut avoir la section 22 des enseignants. Cette section, courant démocratique critique de la bureaucratie syndicale, est dissidente du Syndicat national des travailleurs de l’enseignement (SNTE) depuis 1982. Ce courant n’est majoritaire que dans l’Etat de Oaxaca et peu représenté ailleurs. Son mode de fonctionnement est à l’ìnverse de celui du SNTE. Une assemblée générale réunit chaque mois les comités élus par la base. Elle prend les décisions, coordonne les actions et nomme un conseil dirigeant dont les membres sont salariés avec un mandat de trois ans.

Rien n’empêche donc que le conseil dirigeant ne se bureaucratise. C’est dans la lutte que cela apparaît (le cas de Rueda Pacheco cité page 13 en est un exemple parfait). A partir du 30 octobre, les relations dans la section 22 (entre la base et le conseil dirigeant) vont jouer sur l’APPO* qui a intégré dans son conseil dirigeant des enseignants.

* Le fonctionnement de l’APPO est calqué sur celui de la section 22. Elle s’est dotée d’un conseil dirigeant mais les conseillers sont bénévoles et nommés pour deux ans tout en étant révocables par l’Assemblée si ils n’accomplissent pas leur tâche suivant les orientations de l’Assemblée.

Notes

[1] (1) Sur le plan Puebla Panamá : www.monde-diplomatique.fr/2002/12/m... et sur la paupérisation des paysans par le libre-échange : www.monde-diplomatique.fr/2003/07/g....

[2] Pour les données générales de l’Etat de Oaxaca et sa composition ethnique : www.sipaz.org/data/oax_fr_01.htm.

[3] Sur la gouvernance d’URO et ses prédécesseurs : http://www.sipaz.org/crono/ocrono_f....

[4] Le premier communiqué de Marcos en faveur de Oaxaca a été publié le 31 octobre, après l’entrée de la police fédérale préventive (PFP), cinq mois après le début du conflit !

[5] AMLO, originaire de Tabasco, directeur durant sept ans du centre indigéniste de Tabasco, appartenant à l’aile gauche du PRI, s’est engagé au côté des mouvements indiens et paysans pour dénoncer les fraudes électorales et les projets de privatisation de l’entreprise pétrolière nationale Pemex. Il participe à la création du Parti révolutionnaire démocratique [PRD] en 1988 et devient maire de Mexico en 2000. Il est devenu populaire pour son travail sur la sécurité et son programme social.

[6] Voir Cette semaine n° 90 (automne 2006).

[7] Voir un entretien avec Miguel Linares, enseignant et membre de l’APPO, sur le site http://risal.collectifs.net/mot.php....

[8] Les accords de San Andrés signés par l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) avec l’aval de la Cocopa (commission parlementaire de pacification) et la Conai (commission nationale de médiation) donnaient aux indigènes des droits à l’autonomie et le droit à l’usage collectif des ressources naturelles dans leur habitat naturel.Mais, du fait du Plan Puebla Panamá, le gouvernement a présenté et promulgué (apparemment illégalement - voir détails sur le web) la “loi indigène” en 2001 qui est un déni total des droits des peuples indigènes qui ne la reconnaissent pas.

[9] Le résultat est d’ailleurs sans appel. Le PRD remporte 6 des 8 sièges de député et les 2 sièges de sénateur en jeu pour l’Etat de Oaxaca.

[10] Méthode lancée dans les années 1970 pour faire cesser les mouvements paysans qui revendiquaient leurs terres confisquées par des gros propriétaires. Elle consiste à faire intervenir des policiers en civil ou des groupes para-militaires pour intimider, torturer ou tuer si nécessaire les paysans révoltés. Cette méthode perdure et permet aux autorités de maintenir un pouvoir de plus en plus contesté dans les régions du Sud.

[11] Le programme du Congrès est le suivant : 1 - Constituer formellement l’Assemblée populaire des peuples de Oaxaca ; 2 - Discuter et approuver les statuts, principes, programme et propositions de l’Assemblée nationale des peuples de Oaxaca ; 3 - Elire le premier Conseil national des peuples d’Oaxaca, qui sera l’organe de coordination et de représentation de l’APPO ; 4 - Approuver le plan d’action à court, moyen et long termes.

[12] les tables de discussion sont :
- Nouvelle démocratie et gouvernabilité à Oaxaca ; Economie sociale et solidaire ; Vers une nouvelle éducation à Oaxaca ; Harmonie, justice et équité sociale ; Patrimoine historique, culturel et naturel de Oaxaca ; Moyens de communication au service des peuples.

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